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Dans L’adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation xviiie-xxe siècle, William Marx rappelle que la « poésie du désastre » était encore possible au xviiie siècle lors du tremblement de terre de Lisbonne, car « les pouvoirs de consolation faisaient partie des attributions immémoriales de la poésie[1] », mais qu’elle est devenue impossible au xxe siècle pour la Grande Guerre puis pour la Shoah. En témoigne la « trop fameuse » phrase d’Adorno : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare[2]. » Même si cette phrase, sortie de son contexte, fut, comme le montre William Marx, mal comprise et qu’il n’y a, de l’aveu même d’Adorno, « aucune commune mesure, ni de quantité ni de qualité, entre la catastrophe naturelle de 1755 et le désastre purement social du xxe siècle, […] dans un massacre méticuleusement planifié par l’administration[3] », William Marx prend acte de l’impossibilité pour la poésie du xxe siècle de dire la catastrophe, que celle-ci désigne un événement naturel ou un massacre.

Je voudrais revenir sur ce constat en montrant que la peinture du passé a pu offrir un recours pour dire ce qui apparaissait comme un indicible. Je fais la double hypothèse, à partir de trois approches d’écrivains du xxe siècle (Claude Simon, Michel Leiris et André du Bouchet), que la puissance de certaines oeuvres d’art du passé tient à leur capacité d’accueil d’événements qui ne les ont pas inspirées et que la poésie, par sa modalité intempestive, est nécessaire et précieuse précisément lorsqu’il s’agit de se tourner vers l’art des maîtres anciens pour exprimer des catastrophes présentes.

L’image en récits. Claude Simon et La Peste d’Asdod de Nicolas Poussin

Contre « la thèse selon laquelle l’image fixe ne peut pas représenter des événements et actions, donc ne peut pas être narrative[4] », Jean-Marie Schaeffer, dans son dernier essai intitulé Les troubles du récit, montre que notre « désir d’histoires » va bien au-delà du domaine traditionnel du récit. En s’appuyant sur une lecture attentive de l’ouvrage de Lessing, souvent utilisé pour distinguer radicalement les signes verbaux et les signes visuels[5], il défend l’idée que l’image, même « fixe isolée non photographique et sans accompagnement linguistique – en gros la peinture, le dessin et la gravure[6] », se dit en histoires.

Animer l’image fixe par un processus narratif est précisément le procédé employé par Claude Simon dans un passage du Jardin des plantes qui décrit un célèbre tableau de Nicolas Poussin conservé au musée du Louvre (huile sur toile, 148 x 178 cm, 1630-1631) :

Quoiqu’il fît encore jour, de gros rats gris couraient ici et là sur le sol de l’esplanade entourée de bâtiments dont les façades se dressaient dans la suffocante lumière du jour finissant. Sur l’un des côtés, un groupe d’hommes vêtus d’amples robes discutait avec véhémence, gesticulant, comme sous l’emprise de quelque terreur, de l’impuissance et du désarroi. Les couleurs des robes aux teintures végétales étaient : ocre, lilas, bronze, jonquille, olive, safran, l’une d’elles rayée orange et gris, comme ces couvertures qu’on voit dans les bazars orientaux, une autre indigo et turquoise. Lassés des palabres, des cris, deux des personnages s’éloignèrent à la fin tandis que d’autres, à côté, s’efforçaient d’écarter les enfants du corps à demi nu (peut-être l’avait-on dégrafée pour l’aider à respirer) d’une femme aux chairs déjà grises affalée sur le sol. Impuissants ou curieux deux hommes observaient la scène d’un balcon.

Au fur et à mesure que le jour décline la lourde lumière cuivrée s’assombrit, les façades atteintes par l’ombre s’enténèbrent, les derniers rayons du soleil les colorent maintenant d’un reflet saumon. Comme il arrive à ce stade du crépuscule ou de certains orages, elle semble émaner, diffuse, des personnages eux-mêmes, des plis de leurs vêtements. Personne ne songe à chasser les rats qui se déplacent avec rapidité par de brusques à-coups, s’immobilisent aussi brusquement, humant l’air nauséabond, frémissants, repartant sur le côté, imprévisibles, affairés, voraces, traînant derrière eux leurs queues annelées et glabres. Le dos rond, tapi à l’affût, l’un d’eux se tient, prêt à bondir, au pied du socle de la statue abattue dont la tête et une main séparées du corps gisent un peu plus loin. Poussin a peint le tableau intitulé « La peste d’Aschrod » alors qu’il séjournait à Rome, Via del Babbuino[7].

Le texte de Simon produit une illusion d’action par laquelle le lecteur se laisse abuser. Les indicateurs temporels dramatisent la scène (« Quoiqu’il fît encore jour », « lassés des palabres, deux des personnages s’éloignèrent à la fin », « Au fur et à mesure que le jour décline », « maintenant », « brusquement », « l’un d’eux se tient prêt à bondir ») ; l’imparfait du premier paragraphe suggère le déroulement d’une action pourtant éternellement figée et lui donne ainsi une vie que le présent de narration du deuxième paragraphe impose avec force. Les « palabres » et les « cris » semblent surgis des « bazars orientaux » dans lesquels entraînent le lecteur les « amples robes » aux « teintures végétales », aux noms d’épices comme le « safran », aux couleurs plus orientales que classiques (« l’une d’elles rayée orange et gris », « une autre indigo et turquoise »). Les explications l’égarent : le nu du premier plan n’est pas identifié comme un topos du genre pictural à l’époque de Poussin, mais comme une nécessité pratique selon les codes naturalistes (« peut-être l’avait-on dégrafée pour l’aider à respirer »). Le narrateur évite l’emploi des traditionnels déictiques de la description de tableau (devant, au fond, dans le lointain, à gauche, à droite) qui renvoient trop explicitement à une idéologie de la représentation définie « par rapport au regard souverain du spectateur vers l’oeil duquel refluent les apparences perspectives[8] », pour rester habilement dans des formulations plus neutres (« Sur l’un des côtés », « d’autres, à côté », « au pied du socle de la statue », « un peu plus loin ») qui gomment la profondeur : les personnages de l’arrière-plan (« Impuissants ou curieux deux hommes observaient la scène d’un balcon ») sont évoqués « à côté » de ceux du premier (« une femme aux chairs déjà grises affalée sur le sol »). Il faut attendre la dernière phrase du récit (« Poussin a peint le tableau intitulé “La Peste d’Aschrod” alors qu’il séjournait à Rome, Via del Babbuino ») pour comprendre que l’action évoquée dans le récit n’était que la description d’un tableau produisant un effet d’« oscillation du discours descriptif » qui, selon la formulation de Louis Marin, « ne décrit que pour s’ouvrir sur un récit et ne raconte que pour se clore sur un décrit[9] ». Ce procédé fut déjà employé par Diderot pour évoquer un tableau de Fragonard intitulé Le grand prêtre Corésus s’immole pour sauver Callirhoé, un passage célèbre du Salon de 1765. Diderot remplace la description attendue par le récit d’une « vision » dans laquelle « tout paraissait d’abord décousu », mais où « à la longue tout se liait, s’éclaircissait et s’entendait[10] ». L’absence de logique du rêve est nécessaire à la réorganisation par l’écriture, qui permet surtout, selon le néologisme proposé par Louis Marin, de « produire imaginalement l’image[11] ».

Face à l’image cependant, Simon ne propose pas un récit mais plusieurs, soulignant ainsi la dimension artificielle, c’est-à-dire fabriquée, du récit. Contre l’illusion que cherche à produire le texte de Diderot, celui de Simon défait l’illusion. Plutôt que de réduire le tableau à un seul récit, le texte du Jardin des plantes multiplie les suggestions de lecture en faisant varier les modèles littéraires. Selon la perspective choisie, on s’orientera vers une tragédie de l’hubris, vers un conte oriental, vers un drame réaliste, ou encore vers une parabole exemplaire. Il n’y a pas dans ce texte une mais plusieurs histoires. À chacune correspond une idéologie spécifique avec ses codes et ses tabous. Plusieurs transgressions sont signalées, objets d’effroi et de terreur : transgression des symboles de la foi ou de la valeur sacrée de la maternité ? Transgression de la nécessaire séparation des vivants et des morts ou de celle de la civilisation et de la sauvagerie ?

La multiplication de ces récits potentiels suggère que la puissance de l’image excède largement la somme de ses légendes et de ses contextes identifiés par l’histoire de l’art : le châtiment biblique évoqué dans le premier livre de Samuel (Dieu punit les Philistins qui ont apporté à Asdod l’Arche d’Alliance prise aux Israélites et l’ont placée dans leur temple en les frappant de la peste ; la statue de leur dieu Dagon se brise[12]) ne mentionne ni la peste ni les souris. Poussin représente des rats au premier plan, introduit le motif de la peste – sans doute impressionné par l’épidémie qui ravageait le nord de l’Italie en 1630 –, sans que l’on puisse toutefois introduire un lien entre les deux éléments, puisque la maladie des Philistins n’était pas identifiée à l’époque de Poussin, pas plus que n’était connu le rôle des rats dans la transmission de la peste bubonique. On croyait que la peste se transmettait par le « souffle pestilentiel », comme l’indique le motif de l’homme se bouchant le nez[13].

La dernière phrase ne constitue pas seulement, comme dans le texte de Diderot, la révélation qui éclaire définitivement le lecteur. Elle est aussi ce qui en obscurcit le sens en liant l’oeuvre d’un peintre du xviie siècle au contexte de la Shoah : c’est aussi dans la Via del Babbuino en effet que se situe l’atelier du peintre Gastone Novelli (1925-1968), rescapé des camps dont la figure hante Le jardin des plantes comme un « double tragique[14] » du narrateur. C’est peut-être dans ce contexte anachronique que l’on peut comprendre également à la fois la fascination qu’exerça cette oeuvre de Poussin sur Simon, fascination dont témoignent à la fois les multiples allusions à un lavis attribué à Poussin dont le sujet est proche de celui de ce tableau[15], un projet de réalisation cinématographique (« Sollicité pour un projet cinématographique en collaboration avec le musée du Louvre, Claude Simon aurait choisi ce tableau auquel il attache un intérêt particulier[16]. ») et l’étrange nom donné à la toile de Poussin plus couramment connue sous le titre La peste d’Asdod. Claude Simon préfère la désigner comme « La peste d’Aschrod », peut-être parce que ce nom fait résonner, sous le titre connu, l’allusion à la Shoah, mot qui ne paraît jamais dans ses livres[17]. Un tableau ancien peut ainsi s’offrir comme recours pour ce qui est impossible à dire au présent parce que, comme l’écrit Georges Didi-Huberman commentant la pensée d’Aby Warburg, « [d]evant une image, enfin, nous avons humblement à reconnaître ceci : qu’elle nous survivra probablement, que nous sommes l’élément fragile, l’élément de passage, et qu’elle est devant nous un élément du futur, l’élément de la durée. L’image a souvent plus de mémoire et plus d’avenir que l’étant qui la regarde[18]. »

Entre récits et poème. Michel Leiris et Les Massacres du Triumvirat d’Antoine Caron

Un article de Michel Leiris publié en 1929 dans le numéro 7 de la revue Documents met cette temporalité complexe au coeur de son approche de l’image[19]. Sous le titre « Une peinture d’Antoine Caron », l’article de Leiris est disposé à côté de reproductions de détails d’un tableau intitulé Les Massacres du Triumvirat qui représente les exécutions perpétrées à Rome en -43 par les triumvirs Antoine, Octavien et Lépide.

L’article ne présente cependant ni le sujet de cette oeuvre dans le contexte de l’histoire antique ni son traitement dans le contexte d’une histoire de l’art au xvie siècle à laquelle appartient cette oeuvre de 1566 qui, si l’on en croit Valérie Auclair, fut loin d’être la seule à traiter ce sujet dans les années 1550[20]. En revanche, il multiplie les effets d’anticipation et d’anachronisme. Pour Leiris, le tableau de Caron ne « préfigure » pas seulement les massacres de la Saint-Barthélemy et une scène de magie noire qui eurent lieu respectivement six ans et huit ans après son exécution (PAC, p. 354). Il « contient » également « en germe une grande partie de la peinture actuelle, notamment celle de Chirico » (PAC, p. 350). Dans la note qui suit le texte, Leiris suggère, pour finir, que cette « scène de massacre » a pu annoncer de bien réelles guerres actuelles :

Ce tableau semble être de ceux que le destin a voués de toute éternité à d’étranges avatars. Si tout ce qui vient d’être dit au sujet des événements troublants auxquels il aurait pu être mêlé reste dans le domaine de la pure hypothèse, il n’en est pas moins vrai que, de nos jours, il a été le principal sujet d’un fait curieux. Un 11 novembre, jour anniversaire de l’armistice, il s’est trouvé – par quelle mystérieuse succession de hasards ? – que cette scène de massacre s’est décrochée, au beau milieu de la minute de silence, et est tombée à terre avec un bruit terrible…

PAC, p. 355

Michel Leiris, qui a survécu à la Première Guerre mondiale, relève dans son Journal les signes annonciateurs de la montée des régimes fascistes européens dans les années 1930 : « [L]es réalités sinistres montrent le bout de l’oreille, un lobe d’oreille obsédant, comme l’idée de mes tympans que fracasseront un jour ou l’autre les canons[21]. » La façon dont un tableau ancien « préfigure » l’avenir peut être rapprochée de la figura de l’herméneutique biblique chrétienne telle que l’a présentée, dans un article de 1938, Erich Auerbach : la figura ne propose pas une simple analogie entre les deux Testaments, mais un schéma figuratif dans lequel le second message rend le premier caduc. Comme l’indique Diane Meur, c’est bien un « modèle d’appropriation du passé » que propose la figura, modèle supposant que « les oeuvres du passé ne possédaient pas encore la clé leur permettant de se comprendre elles-mêmes[22] ».

Cette hybridation temporelle se double d’une hybridation générique. Leiris commence par raconter, au présent, des souvenirs d’enfance et de rêves dans lesquels se répètent des événements violents et sanglants. Cette première séquence, qui remplace le discours savant par une approche subjective, s’achève par un double mouvement de généralisation affirmant que les épisodes cruels sont ceux dont le souvenir est le plus précis et que cette vérité générale n’est pas une caractéristique individuelle mais une caractéristique collective, comme en témoigne le succès de la tragédie et des contes cruels. Une seconde séquence rapporte un épisode cruel associé à la maladie de Charles ix, fils de Catherine de Médicis, épisode dans lequel réapparaissent des motifs sanglants déjà rencontrés dans la première séquence et placés, dans la revue Documents, en vis-à-vis de gros-plans sur les détails les plus effrayants du tableau de Caron. L’article de Leiris s’achève par un poème qui inverse le mouvement du texte qui l’a précédé. Il part de la situation du tableau rapportée à un rêve. Il se poursuit par une scène de théâtre qui la met en abyme. Il se termine enfin par où le texte avait commencé : l’évocation de scènes de violence dans lesquelles le sujet se met en scène, au présent et à la première personne.

Ce glissement vers le poème ne s’accompagne pourtant d’aucun mouvement d’idéalisation, à la façon de Breton (« nous aimons […] la mitre de lin pur […] sur laquelle les mouches ne se posaient pas[23] ») : au mouvement vertical suggéré par ces « statues dont le front va plus haut que tous les oiseaux blancs » est opposée, dans le poème de Leiris, une obsession de la chute :

Mais qu’on m’attaque à coups de pioche dans les gencives

qu’une voix de chanvre humide m’étrangle

ou que la bouche la plus ardente baise mes dents

ce sera toujours la même chute de paroles

en sonnailles à travers les cités solennelles

tandis que tombent inéluctablement

comme tombent les détritus le matin dans les rues

les têtes coupées qui lèchent l’ombre et les pieds des statues

PAC, p. 355

Passer par le poème pour évoquer la peinture de Caron permet à Leiris d’affirmer sa proximité avec le bas matérialisme de Bataille. Pour Leiris, « le masochisme, le sadisme et presque tous les vices, enfin, ne sont que des moyens de se sentir plus humain – parce qu’en rapports plus profonds et plus abrupts avec les corps[24] ». La distance prise avec l’obsession de la pureté des surréalistes (Breton a « toujours à la bouche et à la plume le mot calotin de “pureté”[25] », affirme Desnos) ne marque cependant aucune distance par rapport au recours à la poésie dont il défend l’importance dans un autre article publié dans Documents :

Il y a des moments qu’on peut appeler des crises et qui sont les seuls qui importent dans une vie. Il s’agit des moments où le dehors semble brusquement répondre à la sommation que nous lui lançons du dedans, où le monde extérieur s’ouvre pour qu’entre notre coeur et lui s’établisse une soudaine communication. […] La poésie ne peut se dégager que de telles « crises », et seules comptent les oeuvres qui en fournissent des équivalents[26].

Que peut donc apporter le poème ? Moins asservi que le récit à une logique linéaire, il peut, mieux que la prose, prendre en compte plusieurs temps en rompant les liens que celle-ci conserve (« Egouts coupés/Boyaux tranchés/Digues emportées/Ponts rompus » ; PAC, p. 355), mais aussi en intégrant l’espace que ménage la peinture dans l’espace même du texte. Pour aborder le « signe unimodal (en l’occurrence visuel) » proposé par la peinture, il « active » également plus nettement ces « modalités sensorielles » qui participent, pour Jean-Marie Schaeffer, à l’« effet de présence des images[27] ». L’extrait du poème de Leiris cité ci-dessus sollicite l’empathie pour un sujet devenu victime des massacres. Il témoigne que celui-ci est bien, par ses rythmes et ses sonorités, une activité concrète, une activité du corps qui transforme l’impression purement visuelle de la peinture en une activité de tous nos sens.

Par le poème, mettre le « terrible à découvert ». André du Bouchet et Le martyre de saint Érasme de Nicolas Poussin

Il faut cependant distinguer dans cette perspective l’approche de Michel Leiris dans Documents, revue qui, si l’on en croit son principal exégète Denis Hollier, veut transformer l’oeuvre littéraire « en revolver[28] », afin que les mots « ne laissent pas intact le monde qu’ils décrivent[29] », de celle du poète André du Bouchet dont les pages trouées de blanc disent l’attrait pour le silence. D’un côté, une approche soucieuse encore de témoigner sur le monde, de l’autre, une volonté de « dire sans dire, de faire de la poésie sans poétiser[30] », pour reprendre une opposition qui est au coeur de l’ouvrage de William Marx.

Dans son recueil intitulé De plusieurs déchirements dans les parages de la peinture pourtant, André du Bouchet évoque l’un des premiers tableaux de Nicolas Poussin, Le martyre de saint Érasme (1628-1629) qui représente le martyre de l’évêque de Formie durant les persécutions de Dioclétien en 303 après Jésus-Christ. Le moment choisi est celui où le bourreau est en train d’extraire les intestins du saint en les enroulant sur un treuil de bateau. André du Bouchet évoque cette oeuvre en prenant en compte les conditions de son apparition, dans l’obscurité du musée, en l’occurrence celui du Vatican où la toile est exposée :

inopinément, dans l’obscurité – noir-de-momie – des recensions de l’histoire avoisinante de la peinture, le jour sans histoire. la lumière du jour. plus intense que celui d’à côté dispensé par la fenêtre. radieuse, tout d’un coup, la peinture, et cependant l’arrachement des entrailles demeurait au premier plan, dans la terrible peinture de Poussin, au Vatican. ce qui, là, rayonne doit se localiser en avant même de ce qui est en avant, puisque le terrible à découvert, le jour sans l’atténuer l’emporte, et le comprend. mais, inclus dans un tel jour, l’insoutenable – manifeste encore – s’y révélait exempt de son point d’application, tel était là un sens que la lumière sans ostentation, par le travers de l’insoutenable image, élargie alors, donnait aussitôt à la peinture en question[31].

Apparue pour André du Bouchet, « inopinément, dans l’obscurité – noir-de-momie », elle semble surgie d’un cauchemar. Approchée d’abord par ses effets, dans une perspective qui se souvient de l’enjeu de la lumière à l’âge classique (le regard de Phèdre doit se fermer pour rendre au jour sa pureté), elle éteint la lumière du jour.

La « terrible peinture de Poussin » est d’abord, au sens classique, une oeuvre qui, par son sujet, « l’arrachement des entrailles », suscite la terreur. Cette terreur est d’autant plus vive que la référence religieuse fait défaut alors que, comme le rappelle Gilles Deleuze analysant l’oeuvre du peintre Francis Bacon, « les violences et les infamies » trouvaient toujours, dans la perspective religieuse, « une sainte justification[32] ». Le « terrible à découvert » fait de l’« insoutenable image » le rappel de cette découverte d’un « langage objectif » que Rilke expose dans Les cahiers de Malte Laurids Brigge à propos de « La charogne » de Baudelaire :

Tu te souviens sûrement du passage des Cahiers de Malte Laurids où il est question de Baudelaire et de son poème « La charogne ». J’en suis arrivé à penser que, sans ce poème, l’évolution vers le langage objectif que nous croyons reconnaître maintenant en Cézanne n’aurait jamais pu commencer ; il fallait d’abord qu’il fût là, impitoyable. Il fallait que le regard de l’art eût pris sur lui de voir dans le terrible même, et ce qui ne paraît que répugnant, la part d’être, valable autant qu’aucune autre. Pas plus qu’un choix ne lui est permis, il n’est loisible au créateur de se détourner d’aucune existence […]. Tu jugeras de mon émotion en apprenant que Cézanne, dans ses dernières années, savait encore par coeur et pouvait réciter sans en omettre un mot justement ce poème, « La charogne » de Baudelaire[33].

Mettre le « terrible à découvert » c’est aussi, pour André du Bouchet, distinguer la « peinture » de « l’image », « élargie alors », et la considérer dans le voisinage des massacres du xxe siècle. Le texte du recueil De plusieurs déchirements dans les parages de la peinture s’achève par cette notation : « Rome, Truinas, avril 1986 » qui signale un premier « déchirement » entre le lieu de la peinture et celui de l’écriture, entre l’espace du peintre et celui du poète.

Un second « déchirement » s’annonce entre le passé et le présent, entre le « jour sans histoire » du musée, qui n’est que « l’histoire avoisinante de la peinture », et l’Histoire qu’elle écarte, mais dont elle parle nécessairement. Parce que le texte est emprunté à un catalogue publié à l’occasion d’une exposition consacrée au peintre rescapé des camps Miklos Bokor, auquel le recueil est dédié, on comprend qu’il faut sortir de la peinture, comme le recommande André du Bouchet[34], pour reconnaître dans ce « terrible à découvert » une allusion à l’Holocauste que confirme, dans la suite du texte d’André du Bouchet, la référence à cet « écrivain » qui, « paraît-il, n’a pas craint récemment d’évoquer, à propos du poème de Dante – où l’homme que chacun peut mériter d’être, circule, comme pour la première fois, et c’est la première fois, dans sa langue – un des lieux-dits de son anéantissement[35] ».

Pourquoi évoquer la catastrophe d’Auschwitz au coeur d’un poème consacré à une toile de Poussin ? Précisément, d’abord, parce que le détour permet de s’affranchir du récit. Devant un tableau, il faut s’abstenir de raconter des histoires, contrairement à ce que fait Diderot, dont André du Bouchet raille, dans l’un de ses premiers textes, consacré à Félix Fénéon, l’approche critique :

Diderot intercale entre un passé et un futur illusoires ce qu’il appelle le moment du tableau. C’est une histoire dont il reconstitue le point de départ, qu’il se prend à raconter, et qu’il interrompt tout à coup au beau milieu par une exclamation feinte – ne bougeons plus – pour nous faire voir, surgi à l’improviste d’on ne sait où comme par un tour de passe-passe, le tableau[36].

Mais la poésie est également précieuse par ce que Michel Deguy appelle sa dimension « équivocante[37] » : elle peut, pour évoquer des catastrophes présentes, faire résonner l’effroi suscité par des massacres anciens.