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Matteo Secchi, président de venessia.com

Les Vénitiens ne sont pas contre les touristes. Il est juste que les touristes puissent visiter Venise, mais il est aussi juste que ses habitants puissent y vivre. Le défi est de réussir à concilier ces deux mondes différents.

AFP, 11 novembre 2016

De nos jours, Barcelone est un synonyme de réussite touristique depuis la tenue des Jeux olympiques de 1992. Les effets positifs de cette olympiade structurent le secteur des services et orientent durablement les projets urbanistiques de la capitale catalane vers des espaces publics de qualité en lien avec les loisirs (Sokoloff, 1999 ; Gravari-Barbas, 2002 ; Ballester, 2008). Un nouveau paysage urbain s’offre aux touristes, principalement sur le front de mer avec le centre-ville et le port en grande partie réhabilités (Ter Minassian, 2013), grâce à des aménagements importants qui reposent sur l’apport en infrastructures de qualité et de petits projets d’aménagement visant à rénover des places publiques tout en réhabilitant les façades de petites ruelles. En outre, l’événementiel culturel met en relation de nouveaux quartiers d’affaires et de loisirs avec des ports de plaisance, principalement en périphérie, grâce à des manifestations culturelles internationales (Sodupe, 2007 ; Ballester, 2013). Or, une difficile transition touristico-urbaine s’observe à travers un quartier populaire devenu emblématique pour la capitale catalane : la Barceloneta. En plus de trente ans, l’affluence touristique sature l’espace public des bords de mer et de certains quartiers de la capitale catalane. À ce titre, le tourisme devient une source de richesse pour un grand nombre de villes méditerranéennes profitant de la mondialisation et d’une stratégie planifiée qui repose sur les apports du tourisme (Olagnier, 2007), mais aussi une source d’inquiétude liée aux exigences de tranquillité des habitants, ceux-ci ne reconnaissant plus leur quartier en raison d’une ambiance parfois trop internationale et festive. Le renforcement de l’attractivité de la capitale catalane implique une mutation de l’offre locative et des services prenant en compte le flot ininterrompu de touristes internationaux à la recherche d’hébergements : la ville fait évoluer son modèle touristique de développement en incorporant les comportements hédonistes. Les événements du mois d’août 2014, « la révolte de la Barceloneta », médiatisés dans le monde entier (presse écrite, télévision…), sont révélateurs d’un malaise et d’une spirale sans fin du succès de la marque « Barcelona – BCN ». À trop vouloir être parmi les cinq villes européennes les plus visitées avec notamment Londres, Paris, Rome et Prague, la ville et une partie de ses quartiers sont victimes d’une trop forte attractivité et congestion par des attroupements et des files d’attente, notamment auprès d’un public estudiantin et de jeunes couples encourageant les stéréotypes de voyage (Duccini, 2004) [1] .

Depuis plus de trois ans, une partie des Barcelonais manifestent régulièrement pour demander des solutions à la municipalité afin d’arrêter les nuisances liées à la présence de touristes qui manquent d’éducation et louent des appartements non déclarés.

Présentement, les professionnels du tourisme, la Chambre de commerce et la nouvelle majorité municipale affiliée à Podemos se demandent comment réagir à une telle situation, sachant que la surfréquentation engendre une trop forte pression touristique sur des espaces restreints, patrimoniaux et artificiels de bord de mer fragiles, par exemple le vieux centre-ville et son artère principale, La Rambla, menant jusqu’au port, et le passage maritime avec ses plages.

Il est légitime de se demander quels sont les effets du tourisme de masse dans une métropole méditerranéenne, mais aussi comment cette métropole peut entrevoir une régulation de son activité touristique, tout en ne se privant pas d’une manne financière en période de crise sociale et de chômage de masse. Cette révolte de quartier est-elle le symptôme d’un malaise social ou bien d’une transition urbaine selon Matis Stock (2007) se rapprochant du tournant touristique et hyper récréatif ? Notre réflexion se fera sur trois étapes qui permettront de mieux cerner les grands enjeux, à savoir : comprendre les stratégies qui ont mené à la réussite actuelle de la capitale catalane, mais aussi analyser les productions revendicatrices des habitants à travers les pancartes adossées aux balcons et reprises dans les manifestations, pour faciliter une mise en perspective mettant en avant un nouveau terme polémique, celui de la tourismophobie qui interroge les paradoxes et les limites de l’action municipale catalane.

BARCELONA, « BCN stratégie » : les enjeux d’un succès touristique sans partage

Pour comprendre la réussite de la marque BCN, il faut rappeler les caractéristiques du projet urbain barcelonais reposant sur les aménagements conséquents de son littoral en relation avec la rénovation du centre-ville entamée depuis la fin des années 1970 et surtout les Jeux olympiques de 1992, mais il faut aussi souligner la création d’un système hôtelier pouvant accueillir des millions de touristes et modifiant durablement le paysage urbain de la capitale catalane et son modèle touristique.

La stratégie touristique de Barcelone sur le long terme : du « droit à la ville » au « droit au tourisme »

Avec le retour de la démocratie en 1974, la capitale catalane dispose à nouveau de leviers démocratiques pour son développement économique, culturel et touristique. Un lien très fort entre reconquête du centre-ville (stratégie urbanistique) et développement de l’offre de services (stratégie économique et touristique) s’observe lors de la première période du projet urbain à Barcelone (1978-1992). La prise en compte du patrimoine urbain du centre-ville devient une priorité pour accroître son attractivité. Plus de 80 projets d’interventions sont programmés sur l’ensemble du tissu urbain : centre historique, faubourgs du XIX e  siècle [2] . La réalisation de parcours patrimoniaux touristiques en centre-ville et dans la périphérie de la capitale catalane permet d’accompagner la réorientation de son image auprès des touristes afin d’inciter des séjours plus longs (Busquets, 1989).

Cette politique peut se lire à travers l’intervention systématique sur les espaces publics et de voirie, mais c’est aussi une nouvelle vision de la ville capitalistique qui se fait jour, plus intégratrice et résiliente. Une expression peut retenir notre attention, celle de « droit à la ville », une expression de la fin des années 1970. Le succès de la capitale catalane s’explique par une demande citoyenne et de partis autonomistes accédant à la démocratie et proposant la création d’un espace public au sens large en relation avec l’ouvrage d’Henri Lefèvre (1974), à l’époque un discours très prisé dans le microcosme intellectuel catalan. Le franquisme a renforcé les inégalités socio-spatiales ; la ville doit devenir un projet politique en visant, sur le plan technique, l’interdisciplinarité entre les différents acteurs urbanistiques (sociologues, architectes, urbanistes, géographes, professionnels de la culture et du tourisme) ; cette ambiance de reconquête urbaine doit mener à la créativité tout en conservant une forme de spontanéité, résoudre la problématique des logements insalubres, créer des lieux de rencontre (maisons des jeunes), tout cela avec davantage de démocratie locale et participative. La sphère politico-urbanistique veut préserver la cohérence territoriale et sociétale par la démocratie locale. La création et l’ouverture au public d’espaces de vie de qualité sont encouragées, ainsi que la conservation d’une certaine mixité sociale avec la croissance économique partagée par tous, cela grâce à une mobilité retrouvée avec la trame identitaire et architecturale de l’ingénieur Ildefonso Cerdá donnant un plan de ville quadrillé facilement identifiable par les touristes (Guardiá et al. , 1994). La ville se perçoit à la fois comme un processus et un espace social mis en projet (Costes, 2010 : 177-191). La première étape de ce projet urbain consiste pour l’essentiel en la reconstruction de la ville sur elle-même, comme programme d’une politique urbaine qui en 1980 s’énonce comme « une requalification des périphéries et une revitalisation du centre historique » [3] (Bohigas, 1986).

Les méga-événements comme catalyseur des aspirations touristiques

La candidature olympique en 1986-1988 enclenche de nouvelles démarches qui modifient fortement l’échelle des projets : les multiples acteurs imposent l’infrastructure comme mode opératoire ou déclencheur, avec le programme des dix « zones de nouvelle centralité », dont les quatre sites olympiques, ainsi que la création du périphérique, ces interventions proviennent directement de la nomination de la ville pour les Jeux de 1992. Par ce programme et nouveau projet urbain s’échelonnant de 1992 à 1998 (Henry, 1992 ; Monclus, 2007), la ville cherche à déplacer et à créer de nouveaux morceaux de ville grâce à la tertiairisation de l’économie et la demande d’un nouveau front de mer touristique comprenant un complexe hôtelier. Des pôles de concentration des activités de bureaux, d’hôtels, de centres commerciaux voient le jour ainsi que de grands équipements publics, comme un nouvel aéroport et des voies rapides afin de mettre en réseau le Port olympique, Val d’Hébron, Montjuich et le quartier Diagonal-Nou Camp.

Or, ces nouvelles fonctions urbaines de qualité amènent des polémiques, par exemple concernant le quartier de la nouvelle Icaria (Port olympique) et sa gentrification (Secchi, 1993). Néanmoins, le périphérique réalisé et les friches ferroviaires du front de mer éliminées, allègent le trafic routier intra-muros et permettent d’ouvrir la ville sur des espaces de loisirs le long des nouvelles plages olympiques très attractives : une image actuelle et dominante de la ville avec la Sagrada Familia. Les promenades le long du port, des ramblas de la mer et de Maremagnum en direction de la Barceloneta et du passage maritime sont maintenant possibles.

La création d’un Office de tourisme moderne, Barcelona Turisme, pour les JO de 1992, permet un recentrage de ses missions : travailler l’attractivité de la ville à la fois des loisirs, d’affaires, de congrès et d’entreprises s’opère avec les Réunions, Congrès, Conventions, Voyages de gratification, Expositions (RCCVE) (MICE en anglais pour Meetings, Incentives, Conferences, and Exhibitions), mais aussi utiliser le benchmarketing et l’audit annuel pour trouver de nouveaux débouchés. Cette nouvelle structure touristique de gouvernance se rapproche du secteur privé, sa stratégie accompagne les réalisations urbanistiques et les multiples créations d’espaces publics de qualité jusqu’à nos jours, avec des budgets de communication avoisinant ceux d’un pays comme la France (Belloso, 2011 : 118-123).

Les olympiades modèlent l’offre touristique avec une nouvelle stratégie de la ville décidée pour les vingt ans à venir, dont la Barcelona shopping line and fiesta « ville festive et du magasinage ». La shopping line – circuit urbain de magasinage et de visite de lieux d’intérêt touristique – devient une référence à l’échelle mondiale [4] , elle superpose lieux d’intérêt touristiques et pôles de commerce différenciés ( illustration 1 ). Le paysage urbain dispose de nouvelles icones architecturales et d’anciennes rénovées ; la ville se découvre port de croisière et plage urbaine, un patrimoine se révèle et complète l’existant avec la Sagrada Familia comme pivot central à côté d’une offre muséale, gastronomique et ludique refondue et entretenue. L’Office de tourisme organise régulièrement un événement artistique, culturel et sportif en lien avec l’actualité mondiale ou bien l’identité unique d’une ville, comme en 2002 l’année Gaudí ou en 2004 le Forum universel des cultures de l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture) sur le modèle d’une exposition internationale, un demi-succès qui aboutit en 2017 à la liquidation de l’association Fòrum Barcelona 2004 , mais laisse comme héritage des aménagements conséquents sur le littoral (Gotlieb, 2002 : 20‑24).

Enfin, le tourisme nocturne à partir de 1993 a été un élément pivot du développement touristique de Barcelone post-JO avec Barcelona Bona Nit (Regidora de Joventut de Barcelona, 1998) et tous ses paradoxes (Nofre, 2009 : 83-95) ; la municipalité louait ou revendait des locaux bien placés pour en arriver à augmenter l’offre de loisirs nocturnes : bars design, salles de spectacles et roof bars de qualité, débouchant sur une esthétisation touristique des lieux de nuit pour toutes les clientèles (Gravari-Barbas, 2000 : 223-247 ; Matthey, 2007). Cette stratégie a été planifiée en centre-ville et en périphérie pour être qualifiée de nos jours de réussite, car, en vingt-cinq ans, de la vingtième place des métropoles touristiques en Europe la ville s’est hissée parmi les cinq villes les plus visitées sur ce continent[5].

Fig. 1

Illustration 1 : Le réseau Desigual à Barcelone, boutique et patrimoine architectonique, 2017

Illustration 1 : Le réseau Desigual à Barcelone, boutique et patrimoine architectonique, 2017

Avec l’aimable autorisation de reproduction pour la revue Teoros par Desigual©. Les numéros correspondent à l’emplacement des boutiques du groupe espagnol qui a son siège sur le front de mer de Barcelone.

Source : Dépliant publicitaire de rue

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La recherche d’une ville attractive et touristique de rang mondial

Il s’agit de la troisième étape du projet, à la fois urbain et touristique, de la capitale catalane, depuis 1998-2002 jusqu’à la « révolte » de la Barceloneta en 2014. On parle de modèle de ville, sans pour autant tomber dans l’hagiographie (Capel, 2005 ; Ter Minassian, 2013), mais aussi du fait de se requestionner sur les impacts d’un tourisme de loisirs et sur l’importance du tourisme d’affaires.

Des quartiers comme Fira II ou Diagonal Mar, avec la présence d’hôtels d’affaires comme le Hilton et le Centre de congrès moderne, permettent à la ville de supplanter Paris en lui ravissant la Foire mondiale du mobile dans le domaine du tourisme d’affaires. C’est une étape supplémentaire dans le processus d’urbanisation de très grandes friches urbaines comme la future gare LGV Sagrera ou la création du Centre de congrès à la toute fin de l’avenue Diagonal, inauguré en 2004 et dédié au tourisme d’affaires. En 2016, la ville se classe neuvième à l’échelle mondiale pour le tourisme d’affaires, selon l’Union des associations internationales (UIA) [6] .

L’exemplarité du succès de la Barcelone touristique provient immanquablement de l’effet des JO sur l’augmentation de la fréquentation touristique, mais aussi de la démultiplication de l’offre hôtelière lors de la période 2002-2015. Le nombre de lits passe de 25 000 en 1992 à plus de 70 000 en 2015 (Brunet, 2011 : 221). Le tourisme représente, selon certaines études (Barcelona Turisme, 2017), plus de 15 % du produit intérieur brut (PIB) de la capitale catalane et plus de 200 000 emplois avec des impacts économiques directs et indirects, dont des revenus dépassant les 10 milliards d’euros par an. Dans l’ensemble de ces interventions urbanistiques, les activités touristiques et de services sont au cœur des interrogations des aménageurs.

De plus, si l’on se réfère aux archives de la municipalité de Barcelone, au début des années 1980, la capitale catalane n’est pas considérée comme une ville touristique majeure en Europe, elle n’enregistre que 800 000 touristes internationaux en 1981, elle se situe par le nombre de visiteurs internationaux au-delà de la vingtième place des villes européennes touristiques avec moins de un million de visiteurs par an, en raison des effets du second choc pétrolier sur le tourisme d’affaires, de faillites retentissantes d’entreprises hôtelières veillottes et d’une mauvaise image de la ville en relation avec l’insécurité et la présence de pickpockets (Ayuntamiento de Barcelona, 1981). Elle compte péniblement sur la Sagrada Familia comme point d’appui et d’attractivité. Malgré une exposition universelle en 1888 et internationale en 1929 suivie par des Jeux méditerranéens en 1955 et le tourisme d’affaires et de foire commerciale, il faut attendre le bond en avant produit par l’effet JO. La régénération de sa façade littorale aujourd’hui est impressionnante et la ville est devenue une destination privilégiée pour les touristes internationaux (Gonzales, 2011 : 1397-1418).

La métropole est classée quatrième ville la plus visitée en Europe sur le Top City Destinations Ranking [7] , en 2012, et troisième selon le programme MasterCard, en 2015, derrière Londres et Paris. Au demeurant, Barcelone se situe, dépendant des classements consultés, entre la seizième et la huitième place des villes les plus visitées au monde en 2015.

Néanmoins, force est de constater les limites du recensement d’entrées touristiques internationales, car les chiffres sont facilement manipulables par les agences de tourisme selon les nombreuses variables qu’elles peuvent, ou non, prendre en compte. Il est à noter que les données comportant le chiffrage des impacts directs et indirects du tourisme renvoient à des tendances à l’utilisation de coefficient multiplicateur d’impact qu’il est parfois bien difficile de cerner, sauf pour ce qui concerne l’attractivité renforcée et un impact économique certain du secteur touristique. Il est possible de rétorquer ici que d’autres capitales européennes ont connu ce même processus et que les flux des touristes augmentent à l’échelle mondiale, notamment pour les « city-breaks ».

Le classement Euromonitor semble néanmoins conforter nos propos concernant le fait que la capitale catalane enregistre le plus de dépenses par cartes de crédit par les touristes internationaux en Espagne (22 % des dépenses totales sur l’Espagne en 2014). De plus, le tourisme de croisière est un bon exemple pour expliquer un avantage comparatif face aux autres capitales européennes. Celui-ci connaît une forte croissance avec au-delà de 2,68   millions de croisiéristes à Barcelone en 2017 (trafic total de passager), octroyant à la capitale catalane le titre de premier port de croisières d’Europe devant Venise et le quatrième du monde, derrière les trois principaux ports de Floride. Par ailleurs, selon une étude municipale de 2017 (Barcelona Turisme, 2017), le tourisme de croisières rapporterait plus de 475  millions d’euros par an, constituant un élément déterminant de l’orientation économique de la capitale catalane.

Enfin, l’image et les représentations véhiculées sur la métropole sont à souligner. Le Football Club de Barcelone (Barça) et son musée offrent à l’échelle internationale et pratiquement chaque semaine une fenêtre sur la ville grâce aux compétitions sportives retransmises à la télévision avec son célèbre joueur Lionel Messi. Il demeure aussi certaines incongruités qui en disent long sur le pouvoir d’évocation de la ville à travers l’œuvre d’Antonio Gaudí, très prisée par les Japonais, et la globalisation des loisirs. À la fin de l’année 2015 et durant presque toute l’année 2016, le manga One Piece d’Eiichirō Oda (manga et anime le plus lu et vu au monde) a présenté l’arc de Dressrosa et le combat entre le héros Luffy et Doflamingo, dans une ville pastiche du parc Güell, sur la quasi-totalité des chaînes du monde et auprès d’un public d’adolescents et d’amateurs de manga (Oda, 2014) : l’image d’une œuvre associée à celle d’une ville ressemblant étrangement à Barcelone s’est imposée pendant plus d’un an sur l’ensemble des réseaux câblés, sociaux et hertziens.

Toujours sur ce portrait du succès touristique, on pourrait faire état des milliers de pages publicitaires dans les magazines de voyage paraissant dans le monde entier et célébrant la destination comme une valeur sûre du tourisme européen. De très nombreux classements qualitatifs s’ajoutent à la stratégie marketing et médiatique de la ville, faisant de cette destination un résumé du mode de vie méditerranéen, du magasinage et du loisir urbain de qualité, illustrant parfaitement l’expression anglo-saxonne «  city breaks  » (Dunne et al. , 2010 : 409-417).

À cela, les crises du printemps arabe ont dirigé durablement depuis plus de cinq ans les flux de touristes sur les côtes espagnoles. L’opinion publique se rend compte progressivement que l’accélération des flux touristiques, concomitants de la mondialisation et de ses effets, ont des conséquences sur le tissu urbain et social des quartiers les plus visités.

Barcelone, de la révolte des quartiers populaires à la coexistence touriste–habitant

Sur le plan médiatique et surtout celui de la prise de conscience des politiques, c’est avec la Barceloneta, un quartier populaire, que les dissensions entre touristes et habitants se font jour à l’échelle locale, puis mondiale, par le jeu des réseaux sociaux et d’Internet. Une analyse des pancartes revendicatrices des manifestations et des balcons montre une autre façon de penser la ville et, surtout, la possible cohabitation entre les habitants et les touristes, cette crise urbaine connaissant des répliques à l’échelle de toute la ville et de la région Catalogne.

Août 2014 : L’exemplarité de la révolte de la Barceloneta

Il aura fallu un événement anecdotique à la mi-août 2014, qui s’était déjà produit par le passé – un groupe de jeunes Espagnols, Madrilènes, complètement nus, venant de la plage et cachant leur sexe avec leurs mains pour essayer d’acheter des aliments dans une supérette tenue par des Pakistanais – pour faire réagir l’un des reporters photographes les plus célèbres de Barcelone, natif du quartier et indigné par ce qu’il est devenu[8]. Ces photographies prises par hasard se répandent le jour suivant dans tout le microcosme intellectuel catalan et dans la presse nationale puis mondiale, produisant une riposte de l’Association des habitants de la Barceloneta qui se traduit par de multiples manifestations[9]. Il s’agit des plus importantes manifestations de la Barceloneta contemporaine contre le tourisme d’ivresse. Elles se poursuivent pendant un mois pour aboutir, à la mi-septembre 2014, à une chaîne humaine pour le retour à une urbanité d’antan, mais qui ne reviendra pas à la suite de l’extension de l’écoumène touristique dans les quartiers les plus populaires de la capitale catalane. Cette révolte est significative d’une crise, non pas de pauvreté mais de richesse (Ricœur, 1988 : 1‑19) de notre monde post-contemporain, mais aussi de profusion et de contradiction dans le fait de gérer la venue des touristes et de les loger, tout en basculant dans un nouveau rapport au monde où la précarité des uns côtoie l’opulence des autres (Dubar, 2011).

De fait, la question du choix du quartier pour notre analyse s’est imposée par notre présence lors des événements et de multiples manifestations du mois d’août 2014 montrant que la pression touristique s’exerce essentiellement sur une partie du centre-ville et du littoral. L’histoire de ce quartier est à mettre en relation avec les aménités de localisation et d’infrastructures reconnues et novatrices évoquées lors de sa construction, des atouts à nouveau plébiscités par les touristes contemporains. À l’origine, la création du district réside dans la volonté de réguler la croissance de la cité à la fin du XVIII e  siècle par un plan novateur, car le quartier de la Ribera, rasé en 1714 pour construire la Citadelle, impose le déplacement d’une population ouvrière et surtout de pêcheurs sur les nouvelles terres du bord de mer apparu grâce au phénomène des courants et de l’érosion (Tatjer Mir, 1973). Le marquis de la Mina décide en 1749 d’édifier un « quartier au faubourg nouveau et réellement beau, avec des maisons identiques et des rues régulières, avec une église », destiné aux gens de la mer, procurant sécurité matérielle et lumière pour tous grâce à la multiplication de nouvelles fenêtres permettant de grandes ouvertures pour l’époque (Guárdia et al. , 1995). De ce fait, une nouvelle temporalité liée à la fonction de quartier de pêcheurs s’observe. En 1932, suivant l’évolution démographique de la ville, la municipalité autorise la densification du quartier en permettant l’édification de petits immeubles cinq fois plus élevés, passant d’un étage à quatre ou cinq (Capel, 1974). On aboutit à un paysage urbain original sur des principes novateurs pour l’époque, celui de l’embellissement, prenant en compte l’hygiène et un tracé rationnel de ruelles quadrillées, mais aussi à la création d’un espace de vie local cher à la population de pêcheurs et d’ouvriers (Oyón Bañales, 2001).

Puis, la ville olympique change complètement l’esprit du quartier, car des années 1960 jusqu’à nos jours, plus l’activité portuaire de pêche décline, plus l’importance touristique se révèle aux habitants du quartier. Par ailleurs, la croissance mondiale du tourisme international et la construction contemporaine de centres de recherche sur sa frange nord rendent ce quartier identifiable et attractif. À cette situation avantageuse ( illustration 2 ), la présence de ruelles typiques et animées permet une première identification positive du quartier par les touristes en tant que petit port méditerranéen. Un spot de surf est officialisé dans les années 1990, donnant le départ ou accompagnant pour certains habitants les débuts d’une migration estudiantine de masse renforcée par l’événement olympique de 1992. En outre, sur une partie de la plage, la pratique du nudisme est plus ou moins encadrée et de grands travaux pour des hôtels, un casino au nord (Port olympique) et des bars-restaurants contemporains s’agrègent et permettent une continuité du bâti et des moyens doux de circulation.

Fig. 2

Illustration 2 : Photographie aérienne des travaux olympiques pour 1992

Illustration 2 : Photographie aérienne des travaux olympiques pour 1992
Source : Archives municipales de Barcelone, 1990

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De quartier populaire de pêcheurs à quartier touristique, les habitants s’interrogent sur l’avenir de leur quartier. Les armes des plus faibles sont des affiches sauvages sur des bouts de carton, mais aussi les manifestations et l’interpellation directe des touristes sur la plage. Il y a parfois des mises en scène, comme le fait de voir tracter un mini-canon à boulet en face de la mairie de Barcelone en août 2014 et d’effectuer un tir symbolique sur la place centrale devant la presse pour montrer le désarroi de la population locale. On observe un traitement médiatique d’une crise qui ressemble à une sorte de grève du vivre ensemble avec des artifices médiatiques (Champagne, 1991 : 64‑75) reposant sur l’interlocuteur principal du quartier : l’association de voisinage. Elle est interrogée par tous les organes de presse nationaux et étrangers, dont TV Tokyo et CNN en août 2014, qui découvrent à l’époque le paysage urbain du quartier et interrogent pour les télévisions nationales les habitants qui expriment leur exaspération ( illustration 3 ).

Fig. 3

Illustration 3a : Les mutations du paysage urbain de la Barceloneta

Illustration 3a : Les mutations du paysage urbain de la Barceloneta

À gauche : Immeuble populaire avec des balcons identitaires. Le blason comportant un phare, la mer, un bateau et la date de création du quartier, 3 février 1753. À droite : Immeuble rénové pour le tourisme, avec toit terrasse et ravalement de façade.

Photo : L’auteur, 2016

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Fig. 4

Illustration 3b : Les mutations du paysage urbain de la Barceloneta

Illustration 3b : Les mutations du paysage urbain de la Barceloneta

À gauche : Balcon revendicateur. À droite : La maison des pêcheurs. Lieu de sociabilité-association.

Photo : L’auteur, 2016

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Généralement, l’ensemble des incivilités répertoriées lors de notre enquête de terrain réalisée auprès des habitants entre 2014 et 2015 rend insoutenable la vie des habitants du quartier quand ils se retrouvent dans des immeubles où la part des locations saisonnières est majoritaire [10] .

Analyse des pancartes revendicatrices des balcons et des manifestations

La présence d’appartements touristiques légaux et illégaux sur le front de mer (déclarés ou pas à la mairie comme activités de tourisme) implique un dispositif visuel de pancartes revendicatrices accrochées aux balcons, qui peuvent apporter un surplus d’informations aux entretiens que nous avons menés fin août et début septembre 2014 auprès d’une trentaine de locataires et de propriétaires, y résidant souvent depuis plus de trente ans, majoritairement natifs du quartier et âgés de plus de cinquante ans ; certains sont d’ailleurs membres de l’association de quartier. Les propos recueillis renseignent sur le perçu et le vécu des résidents . Une analyse des pancartes revendicatrices contre les touristes devient alors possible. De cette révolte-crise urbaine, il reste une série de discours et de prises de parole désignant un mécontentement de la population du quartier qui sent son espace public lui « échapper », se dégrader. L’association de quartier et les habitants des secteurs du front de mer nous permettent de réaliser un recensement et une analyse des pancartes accrochées aux balcons des immeubles, mais aussi transportés lors des manifestations. Cette pratique espagnole qui remonte aux années 1980 (Pays basque, pour des raisons politiques) nous amène à interroger différemment l’espace public (Berdoulay et al. , 2004).

Concrètement, nous traitons des événements de la Barceloneta en 2014 et des répercussions jusqu’en 2017. Les événements d’août 2014 montrent que les habitants sont prêts à manifester leur mécontentement face à des comportements de jeunes fêtards incompatibles avec la vie d’un quartier historique de la capitale catalane. Le phénomène et les attitudes en lien avec le tourisme de masse se présentent entre autres à travers l’expression usitée de tourisme d’ivresse, turismo de borrachera , qui se retrouve sur une bonne part des côtes espagnoles.

Fig. 5

Tableau 1 : La prise de parole des habitants de la Barceloneta lors d’une crise touristico-urbaine

Tableau 1 : La prise de parole des habitants de la Barceloneta lors d’une crise touristico-urbaine
Source : L’auteur

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Fig. 6

Tableau 2 : La prise de parole des habitants de la Barceloneta lors d’une crise touristico-urbaine (suite)

Tableau 2 : La prise de parole des habitants de la Barceloneta lors d’une crise touristico-urbaine (suite)
Source : L’auteur

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Fig. 7

Tableau 3 : La prise de parole des habitants de la Barceloneta lors d’une crise touristico-urbaine (suite)

Tableau 3 : La prise de parole des habitants de la Barceloneta lors d’une crise touristico-urbaine (suite)
Source : L’auteur

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Si nous avons pu bénéficier d’une multitude d’exemples de prise de parole des habitants de la Barceloneta au moment de la crise de 2014, les limites de notre enquête se comprennent en raison de notre présence pendant de courtes périodes pour des travaux qui n’ont pas la prétention d’être exhaustifs ni d’ordre sociologique, et aussi en raison de la complexité des différents groupes sociaux dans la Barceloneta actuelle. Nos séjours étaient en effet de moins de deux semaines, par intermittence, à la merci des problèmes de transport et de sécurité depuis une station balnéaire toute proche, sans oublier que les coûts associés à de tels voyage ne nous permettaient pas de rester sur place très longtemps.

Néanmoins, le retour chaque année pour voir les transformations et les prises de conscience différentes des habitants rentrent dans cette observation d’une évolution à moyen terme de la pensée des manifestants. Les habitants de la Barceloneta ne sont pas tous contre le tourisme, mais plutôt contre les incivilités qui vont de pair principalement avec l’alcool et les dérives de la nuit. L’analyse des paroles et des pancartes accrochées aux balcons de la Barceloneta est révélatrice d’une complexité de la demande citoyenne : une partie des habitants se sont résignés à voir changer durablement leur quartier, mais ils veulent des touristes plus éduqués, moins jeunes, moins enclins à faire la fête et à consommer de la drogue, et qui montrent des valeurs de respect et d’écoute envers des populations les plus fragiles.

Certaines familles moins aisées vivent aussi de la manne touristique et concilient très bien location et résidence principale depuis plus de trente ans. De plus, il doit bien exister un apport positif de cette rencontre entre nomades internationaux et sédentaires populaires ou de classe moyenne : quelques hypothèses peuvent voir le jour, comme le dynamisme de la jeunesse, l’entraide entre les générations, un dialogue renouvelé, des rencontres fortuites et la naissance d’amitiés à long terme. Ici, nous abordons des hypothèses à l’échelle de l’individu. Néanmoins, la part des appartements locatifs connaît une forte croissance depuis 2009, changeant les habitudes foncières de résidentielle à locative à la suite d’héritage, de fin de bail ou de non-paiement de loyer menant à l’expulsion (plus rare pour ce quartier). Notre enquête de terrain en 2014 et des retours en 2015, 2016 et 2017 dans les ruelles du quartier, malgré la médiatisation du phénomène, corroborent la fin des panneaux « à louer » de propriétaires ne déclarant pas leurs revenus locatifs à la suite d’amendes municipales et du renouvellement du registre municipal des locations. Il reste toujours une très grande quantité d’offres de location sur Internet, pour attirer des gens de tous les pays.

Vers un nouveau phénomène urbain : la « gentritouristification » ?

La question quantitative avec les statistiques et l’évolution de l’habitat de ce quartier fait partie de nos interrogations avec l’importante question du logement dans les très grandes métropoles méditerranéennes, renforçant le sentiment d’invasion des habitants de la Barceloneta.

Concernant la population recensée pour la Barceloneta, on dénombre au début des années 2000 plus de 16 910 habitants, pour 16 009 en 2010, 15 503 en 2013 et 15 036 en 2015, soit une perte de population non négligeable dans un quartier dense et compact (Ayuntamiento de Barcelona, 2015). Si « la Barceloneta n’est pas à vendre », celle-ci subit les effets du tourisme de masse et depuis peu des sociétés immobilières de luxe. Avec son succès post-olympique et sa situation privilégiée à proximité du bord de mer, la Barceloneta dispose d’un foncier locatif recherché.

Au fil des paysages urbains, mais aussi par une recherche sur Internet des appartements à louer, force est de constater un changement de perception du quartier de la Barceloneta à travers les modalités de location des appartements (soit sur toute l’année, soit pour quelques jours), ainsi que les usages de plus en plus festifs et les loisirs bons marchés. Généralement, à l’issue de nos entretiens auprès de la population locale, nous notons soit qu’un processus de gentrification se produit, avec tel ou tel individu ou famille qui accède au rêve de détenir un appartement en bordure de mer, au prix d’achat très élevé ; soit qu’un autre processus, plus complexe et en lien direct avec le tourisme, émerge : la mise en location touristique permanente et à but lucratif, où les propriétaires visent une très forte rentabilité. Nous observons sept étapes qui résultent en un phénomène de gentritouristification :

  1. acheter ou obtenir en héritage un appartement ou parfois un immeuble ;

  2. décider de les équiper pour les louer à des touristes ; évincer les locataires de longue date ;

  3. utiliser une technique de home staging ou mise en scène uniformisée pour louer rapidement [11]  ;

  4. faire en sorte que tous les appartements se ressemblent, entraînant ainsi une perte d’identité locale et renforçant la concurrence entre bailleurs ;

  5. transformer le paysage urbain par des travaux de façade ou l’aménagement des balcons ou toits-terrasses à des fins hédonistes ;

  6. sans qu’il s’agisse d’un embourgeoisement complet du quartier, privilégier une clientèle jeune, internationale et des classes aisées ;

  7. mettre en location à l’année plutôt que sur une courte période, assurant une augmentation conséquente des revenus.

Les statistiques corroborent nos observations concernant cette nouvelle industrie touristique : le nombre de boutiques et les activités de tourisme et d’hôtellerie composent les trois quarts de l’activité du quartier ; la valeur locative n’a fait qu’augmenter de 2004 à 2014 pour connaître une stabilisation après 2015 ; quant aux ventes et aux locations (officiellement recensées), elles connaissent une croissance de près de 25 % entre 2010 et 2016 (Ayuntamiento de Barcelona, 2017). Il reste que l’entreprise en ligne Airbnb, dans ses propos officiels sur le quartier, fait un aveu : «  le calme est ailleurs  »  ; malgré quelques références au patrimoine, on discerne bien l’ambiance festive vantée par cette entreprise à des fins commerciales, tout en caricaturant sa population [12] .

Une crise urbaine révélatrice d’un malaise plus grand face aux effets du tourisme

La Barceloneta n’est pas un cas isolé. Depuis les manifestations d’août 2014, ce sont tous les quartiers autour de monuments phares de la ville qui sont touchés par des manifestations, notamment la Sagrada Familia, le parc Güell, la quasi-totalité du centre-ville avec le quartier du Raval, El Born, les alentours du Passeig de Graciá et, depuis peu, une partie du district de Poblenou et de ses plages. Les tiraillements son bien présents à l’échelle de la ville et de la région. Pour le secteur de la Sagrada Familia, des manifestations et à nouveau des pancartes adossées aux balcons offrent une nouvelle visibilité aux habitants. Les associations de quartier demandent des services publics de proximité à la place de nouveaux hôtels tout proches du sanctuaire, ceux-ci s’implantant généralement à la place d’anciens casinos, salles de spectacles ou immeubles délabrés (observation, hiver 2016).

Le fait de réclamer au maire de l’époque, Xavier Trias, et au maire actuel, Ada Colau, de fermer les appartements de location de vacances non déclarés ne change pas la tendance, c’est-à-dire de voir des quartiers perdre leur identité avec la disparition d’un tissu social ancien, d’un secteur marchand de boutiques traditionnelles, au profit de cafés, supérettes, bars et des espaces publics de plus en plus sales.

D’ailleurs, à l’échelle de la Méditerranée, d’autres métropoles sont touchées par ce phénomène avec une intensité plus ou moins forte, comme à Lisbonne où des collectifs d’artistes lancent des campagnes anonymes d’affichage pour rappeler les effets d’un tourisme de masse sur le tissu urbain dans une analogie comparant le tourisme au tremblement de terre de 1755 ( illustration 4 ). Lisbonne connaît aussi ce phénomène d’éviction des populations à travers une reformulation des espaces publics, mais aussi des effets de la crise économique actuelle et de l’impact de l’exposition internationale de 1998 sur une partie des quartiers du front de mer (Galhardo, 2013 : 23-38).

Fig. 8

Illustration 4 : 1755 / 2014. Actions urbaines absurdes, 2014, affiche centre-ville de Lisbonne

Illustration 4 : 1755 / 2014. Actions urbaines absurdes, 2014, affiche centre-ville de Lisbonne

Tremblement de terre touristique, consignes d’urgence en cas de transformation urbaine produite par un séisme touristique. Regroupez-vous et aidez-vous du tissu social du quartier. Fixez les meubles et les objets qui peuvent tomber. Une fois l’identité et le patrimoine perdus, il sera impossible de les reconstruire. Évitez la ruine de votre habitation. Faites l’examen des éléments de structure de votre maison. Détendez-vous. Ne vous laissez pas vaincre par la panique. Si vous êtes à l’intérieur de l’immeuble, restez-y. N’utilisez pas les ascenseurs. Ne courez pas tête baissée vers les banlieues. Résistez collectivement comme des habitants du quartier. Transmettez l’information dans les villes : alerte au tsunami touristique et à la gentrification. [Traduction libre]

Source : L’auteur

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La destruction du tissu social est au cœur des interrogations des manifestants qui demandent une mixité sociale et fonctionnelle accrue, mais aussi le retour à une qualité du tourisme par la montée en gamme des activités et des commerces, tout comme l’invocation d’un comportement plus respectueux des touristes. Barcelone est une ville qui se veut moderne et attractive internationalement, mais aussi en proie de plus en plus à des tensions et à des contradictions issues du tourisme de masse en milieu urbain (Borja, 2003 ; Loubière, 2004 ; Vlès, 2011). Il en ressort un mécanisme de rejet de la présence des touristes au sein d’espaces publics souvent exigus et fragiles, car il y a une concentration d’habitats populaires avec des associations de quartier actives, et ce, sur fond de crise sociale relayée par une préoccupation principale : la perte ou non de son logement au profit d’un appartement touristique.

La « révolte de la Barceloneta » est en fait un révélateur d’une transition vers un nouveau modèle de ville contemporaine s’adaptant au phénomène des loisirs de masse ; il interroge le succès de la Barcelone touristique, tout en montrant les limites d’une telle entreprise et d’une gouvernance contradictoire.

Les effets néfastes du city break : vers une stratégie touristique plus durable ?

De nos jours, les stratégies touristiques barcelonaises sont pétries de contradictions. La capitale catalane représente un cas exemplaire des effets négatifs d’un tourisme de masse en milieu urbain et d’une trop forte dépendance de l’économie des services. La « tourismophobie » – l’expression même – est née officiellement à Barcelone pendant l’été 2016 au sujet d’un épiphénomène provenant de groupuscule d’étudiants monté en épingle.

Barcelone : lieu de naissance de la tourismophobie

Le débat est important en Espagne ; le terme tourismophobie provient de ce pays et du journal madrilène El País [13] . La polémique éclate fin juillet 2017 quand quatre personnes encagoulées obligent un autocar de tourisme de Barcelone à s’arrêter, crèvent ses pneus et peignent sur son pare-brise le slogan «  Le tourisme tue les quartiers  ». Il s’agit ni plus ni moins d’une action d’éclat d’une minorité agissante du groupe d’extrême gauche appelé Arran , mouvement de jeunes du petit parti d’extrême gauche indépendantiste Candidatura d’Unitat Popular ( CUP) qui compte, selon la police locale, moins de 500 membres [14] . Ici, on touche les dérives de la surmédiatisation d’événements grâce aux réseaux sociaux et à leurs actions filmées et publiées en guise de mini-commandos touristophobes, notamment le groupe Endavant pour le quartier de Poblenou et ses propos virulents contre les touristes. On peut voir des graffitis sur le sol et des menaces contre les touristes qui, selon le groupuscule, nuisent au tissu urbain et à l’authenticité des quartiers.

Il reste un sentiment de prise en compte très rapide des incidents de Barcelone à travers les propos énergiques du chef de gouvernement espagnol Mariano Rajoy ; il exhorte lors d’une conférence de presse les acteurs du tourisme à ne pas recevoir le touriste «   à coups de pied », ce qui lui semble une aberration  ; le tourisme représente une image positive de l’Espagne et de son économie [15] . Le groupuscule d’étudiants nie bien souvent dans des colloques, des manifestations et des feuillets les principes élémentaires de la démocratie, de l’économie de marché, de la liberté d’entreprendre. Selon les groupes d’activistes, le coupable est forcément le touriste et non pas les acteurs politiques incapables de prévoir à long terme leurs actions en planifiant des politiques publiques soutenables ; le coupable et encore une fois le touriste étranger – mais curieusement pas le touriste catalan ou même celui du reste de l’Espagne – et les Anglo-Saxons sont bien souvent stigmatisés.

Il ne faut pas non plus oublier que le touriste n’est pas un touriste lambda, les comportements ne sont pas identiques chez tous les touristes, il existe aussi des touristes soucieux de comprendre la culture catalane et de respecter l’intérêt des populations locales et du bien public. La stigmatisation et l’exaspération visent généralement les touristes ivres, le plus souvent des étudiants qui choisissent Barcelone comme lieu où passer la semaine de relâche scolaire (spring break), à l’instar de Miami. L’alcool en vente libre, à des prix avantageux, ne fait qu’accentuer des dérives encouragées par la publicité de grandes marques de boissons énergisantes ou alcoolisées, avec des beuveries déguisées en happenings ou festivals. Quant aux touristophobes, combien sont-ils à Barcelone ? Certainement pas la majorité silencieuse pro-touriste et encore moins, si l’on analyse les sondages que la mairie a effectués pour à la fois se rassurer et donner une image ouverte de la capitale catalane. Moins de 10 % de la population voit dans l’attaque de l’autocar abordé plus haut un acte légitime. Pour les autorités de la Ville, l’activité touristique oblige les acteurs locaux à repenser une nouvelle gouvernance plus sévère avec des objectifs sur les court, moyen et long termes.

Une gouvernance touristique à repenser dans ses attentes et ses objectifs

Le nouveau maire, Ada Colau, semble vouloir intervenir dans cette situation de crise sur le plan réglementaire, mais elle est aux prises avec ses propres contradictions qui vont parfois à l’encontre de l’économie de marché, du libre choix des propriétaires et du secteur économique très réticents à limiter un tourisme de masse en situation de crise économique, comme lors de la récente polémique sur la diminution de moitié du nombre de croisiéristes (Borja, 2015).

En 1993, la création de l’agence Barcelona Turisme a permis d’accompagner l’après-JO 1992 grâce, entre autres, au succès de sa shopping line et au fait de développer à long terme une image de « ville festive » à partir de ses schémas de développement (Deloitte, Rivau Consulting, 2014) : ce dernier point se retourne aujourd’hui contre ses habitants. Barcelone, la ville de la fête, la ville des étudiants, des spring breaks à l’européenne, cette image est devenue difficile à gommer. Il reste aussi tout le monde de la nuit et de la prostitution qui s’intègre pleinement dans les interrogations de l’image de la ville déjà réputée pour ses caractéristiques d’attractivité sur le marché du sexe depuis le début du XX e  siècle. Le plus fameux club pornographique –  Le Bagdad Porno-Show  – et tout un réseau interlope gravitant autour de ce secteur en forte croissance sont favorables à l’accueil en masse des touristes, souvent des hommes seuls ou en groupe.

Enfin, le conflit lancinant avec la Top Manta (mafia africaine) (O’Malley et al. , 2013) qui occupe une bonne part de l’espace public portuaire et des lieux touristiques la nuit avec la vente « à la sauvette » d’objets de contrefaçon n’est pas réglé, en partie en raison des propos contradictoires du maire et son positionnement envers les migrants, désorientant les forces de police et renforçant le commerce illégal (Palem, 2015). Ce phénomène de non-récupération de la TVA enrichit des groupes mafieux en Afrique, tout en détruisant le commerce local et consolidant les tensions contre les étrangers par une non-prise en compte d’une possible gouvernance humaniste et raisonnable. Tout au contraire, les espaces publics barcelonais voient s’additionner des masses de touristes, des migrants depuis la crise syrienne, et des vendeurs illégaux, ce qui a pour conséquence une quasi-privatisation (détournement) de l’espace public, notamment par la Top Manta qui étale sur les trottoirs des objets de contrefaçon et redéfinit les voies de circulation piétonne (Vallés Causada, 2009 : 189-215). Les déboires de l’acteur Javier Bardem, dans le film Biutiful (2010) [16] , montrent les dessous d’une telle économie mafieuse pour les vendeurs « à la sauvette ».

Depuis 1992, Barcelone se met en scène, on trouve même dans des circuits touristiques la visite des égouts, des tunnels de métro non terminés, des cimetières, des bateaux de pêcheurs et des collines environnantes avec leurs fermes bio. Le restaurant panoramique Corte Inglés , place de Catalogne, a réalisé une mini Rambla cafétéria ( roof bar ) pour assurer la continuité du service à l’intention du grand nombre de touristes. Le paysage urbain mute, se trouvant en désaccord avec la culture catalane comme avec la déclinaison possible et « douce » (Levy et Lacombe, 2003) de boutiques et de clubs érotiques dans le centre-ville.

Enfin, le cosmopolitisme brouille l’image de la ville avec l’exemple du dernier café acheté par des ressortissants turcs sur La Rambla, offrant à l’intérieur des visages de femmes voilées comme décor mural pour se réserver une clientèle ethnique, contrastant avec les nymphes présentes sur la façade moderniste dissimulées par les nouveaux propriétaires grâce à un rideau marron. Non loin de là, le marché de la Boqueria aussi est devenu un marché touristique et non plus local. Pourtant, depuis plus de sept ans, des réglementations sont bien à l’œuvre, comme les campagnes de lutte contre l’incivilité présentes par le biais de l’Office de tourisme et ses prospectus, ainsi que des affiches de la mairie (illustration 5).

Fig. 9

Illustration 5 : Café Aromas et marché de la Boqueria, 2017 et 2014, Barrio Gótico.

Illustration 5 : Café Aromas et marché de la Boqueria, 2017 et 2014, Barrio Gótico.

Café Aromas de Istanbul, La Rambla et Marché de la Boqueria, La Rambla.

Photographies : L’auteur, 2017 et 2014

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Barcelone réfléchit depuis longtemps aux effets du tourisme de masse, par exemple le parc Güell qui propose, comme solution durable à la limitation des flux touristiques, la recherche de l’équité et de la viabilité d’un site touristique majeur. L’entrée au parc était gratuite, mais le parc Güell d’Antoni Gaudí sur les hauteurs de la capitale catalane a été fermé au public en 2013. La mairie n’a pas attendu les événements récents pour réfléchir aux actions possibles. Le parc a accueilli 9 millions de visiteurs en 2013 et plus de 2,5 millions en 2014, mais on observe une baisse de 60 % à 70 % de la fréquentation pendant les années suivantes, jusqu’en 2017. Néanmoins, le parc est rentable et rapporte presque chaque année 15 millions d’euros, ce qui permet de couvrir ses frais d’entretien ainsi que divers projets à venir. En 2013, la mairie a justifié une opération pour préserver le parc d’une trop forte fréquentation (plus de 3000 touristes par heure comparativement à 400 par demi-heure avec la nouvelle réglementation). La population locale n’est pas oubliée : environ 100 Barcelonais par heure, notamment les habitants des quartiers voisins, accèdent au parc de manière libre et gratuite pour se promener ou bien se rendre au métro situé de l’autre côté du parc [17] .

D’autres politiques entrent en vigueur pour Airbnb : les particuliers pourront louer pour un maximum de quatre mois un espace limité à deux chambres, tout en ayant l’obligation d’être présents dans l’appartement. Mais la réalité est qu’il y a en moyenne chaque année plus de 140 000 annonces pour Barcelone sur les plateformes collaboratives de location et que les contrôles seront vains. L’année 2014 voit l’offre d’hébergement individuel en appartement supplanter celle des hôtels ; c’est tout un pan de l’économie locale qui est en convulsion, comme c’est le cas pour certaines autres capitales européennes. De plus, le gel visant la construction d’hôtels en centre-ville (plus de 600 en 2017 contre 200 en 1980) ne va pas durer tant les pressions du secteur marchand sont fortes, un exemple symbolique reposant sur la reconfiguration de la tour Agbar en hôtel de luxe après avoir été un gratte-ciel de compagnies.

En plus de trente ans de forces, faiblesses, opportunités, menaces (FFOM), d’audits et de prospectus saluant les records établis en nombre de touristes par l’Office de tourisme, pas une fois les effets négatifs n’ont été abordés. Il faut attendre la révolte de la Barceloneta en 2014 pour voir que le discours officiel sur les effets du tourisme à Barcelone par les autorités change, et que soient mis en place des efforts de participation de la part de citoyens et d’experts, ainsi que des programmes d’action. Le premier plan stratégique pour le « nouveau tourisme de Barcelone » prend forme en 2017 et repose sur un travail conséquent d’analyse des données. Il propose de travailler sur les « transports doux » avec une stratégie reposant sur la dilution des masses de touristes près des lieux d’intérêt touristique, mais aussi sur la pédagogie et la mise en valeur des comportements plus durables, tout en renforçant les sanctions et la capacité à tirer des bénéfices de la numérisation des données d’ordre touristique [18] . L’idée du répertoire des entreprises durables est une première étape [19] pour mesurer la durabilité du développement économique des entreprises de tourisme, ainsi que leurs impacts. Proposer des classements est une des options envisagées. Par ailleurs, la mairie diffuse des fascicules comme « Le nouveau côté du tourisme à Barcelone », avec parfois une vision angélique du comportement des touristes. Si les nouveaux profils et les dangers sont bien répertoriés, il reste à rédiger un rapport en évitant d’aborder tout problème qui risque de froisser certaines personnes, par exemple le rôle crucial des investisseurs internationaux à Barcelone.

La Barcelone touristique face aux investisseurs internationaux

Les stratégies de la mairie de Barcelone peuvent être caractérisées parfois de difficilement applicables et en conflit avec les grands groupes internationaux. Avec le projet Euro Vegas d’un groupe américain peu recommandable voulant disposer d’une extra-territorialité en matière de droits d’impôts et des employés étrangers à embaucher, la nature du projet fait grandement polémique dans sa vision même d’une ville du vice et des jeux et son implantation tout près de l’aéroport international de Barcelone entre 2011 et 2015. À nouveau, les effets de la mondialisation se font sentir avec un investisseur douteux et des systèmes de rétro-commissions qui auraient fait de Barcelone une Las Vegas européenne ( Sanz Fernández, 2012) . Le projet change en 2015 en BCN World, tout proche de Salou ( Rieucau, Jean, 2010 ), à moins d’une heure de la capitale régionale, projet qui comprend des hôtels de luxe et deux casinos. La venue d’investisseurs étrangers montre l’importance accordée à l’image de Barcelone comme vecteur de croissance ; parmi ces investisseurs, soulignons le célèbre groupe d’immobilier de luxe MELCO, qui a réalisé le complexe de loisirs City of Dreams de Macao. Mais depuis la nouvelle mandature d’Ada Colau, BCN a disparu du nom du projet au profit de Hard Rock Entertainment World . À chaque épisode de présentation de projets touristiques auprès des autorités municipales, le rapport à la crise économique et au chômage de masse que connaît l’Espagne est présent, se retournant contre Euro Vegas et s’inscrivant dans une communication réfléchie pour Hard Rock Entertainment World à Salou, avec sa capacité à assurer un bond en avant dans le domaine de l’employabilité des locaux.

Il existe aussi un point de divergences majeures au sujet des croisières à Barcelone. La mairie veut lutter contre la réalisation de nouveaux terminaux de croisières, mais de nombreux projets sont en cours et rappellent la rivalité très ancienne entre l’autorité portuaire autonome en charge de l’urbanisation d’une partie du littoral barcelonais et la mairie. Cette première autorité vote toujours en faveur de la réalisation de nouveaux terminaux, alors que la mairie, depuis trois ans, voit dans les croisières la pire des abominations pour Barcelone (Legoupil, 2013). La course à la concurrence et à la captation de nouveaux touristes se comprend avec le groupe Carnival, qui désire construire un nouveau terminal privé de croisières près de l’hôtel W, à proximité de la Barceloneta, et devenir de l’avis de certains le « Miami européen ». Avec plus de 30 millions d’euros d’investissements, Carnival veut ravir à Venise le titre de première place méditerranéenne pour les croisières « tête de ligne » (Garay, Prat et Cànoves, 2015 : 563-580). Comportant une surface intérieure de 11 500 mètres carrés et un parc de stationnement extérieur pour 300 voitures, il s’agit du plus grand terminal de croisières d’Europe. Ce terminal est symptomatique de l’urbanisme de loisirs voulu par les autorités barcelonaises depuis plus de trente ans : c’est un nouvel emblème urbain réalisé par l’architecte Ricardo Bofill, tout près de l’hôtel W, également construit par le même architecte, à proximité du siège social de Desigual avec, en ligne directe, le centre-ville puis la plage et la Barceloneta.

Le tourisme de magasinage « construit » en partie la ville contemporaine et la sphère marchande exerce une forte pression sur l’espace public en s’accommodant très bien du flot des touristes qui force à modifier les formes architecturales et les devantures des magasins. La nouvelle organisation spatiale de la ville résulte d’un contexte de laisser-faire pendant des années, marquant fortement le paysage urbain de la capitale catalane à travers un nouveau remodelage : social, culturel et identitaire. Ce développement économique a bouleversé la culture locale et l’identité de certains quartiers, dont le littoral barcelonais, au profit des intérêts économiques qui ont défiguré la ville. Citons l’exemple mexicain de Navarrete Escobedo et Pineda Almanza ( 2015 : 117-134) qui rappellent les mutations du paysage urbain par étape et par effet d’éviction des plus faibles pour le compte de la marchandisation des principaux lieux de culte mexicains.

La polémique du quai Adossat plus au sud de la ville avec le groupe MSC est identique à celle du quai Drasannes ; les projets de concession vantent les mêmes principes d’action et de profit. Les autorités portuaires ne veulent qu’une chose, «  consolider la position de leader en Europe et en Méditerranée [20]  », et font la promotion de la « dessaisonalisation » afin d’obtenir une croissance soutenue dans les mois où il y a baisse des activités (Garay, Cànoves et Prat, 2015 : 23‑49). Pour les professionnels des ouvrages publics à Barcelone, il s’agit d’une course effrénée à toujours plus de touristes qui s’engage jusqu’à horizon 2028, tant que les parcelles de terrains seront disponibles sur le littoral : boutiques, terminaux, futur musée Hermitage et hôtels doivent coexister dans ce grand plan de remodelage des quais.

Conclusion 

Du projet urbain au projet touristique, traiter des effets du succès du tourisme à Barcelone impose de se pencher sur la réussite d’une expérience singulière d’aménagement et de régénération urbaine en Europe (Chaline, 1999), renforçant les aménités de la ville et permettant d’acquérir de nouveaux attributs d’attractivité. Cette mise en scène et en récit de la ville se réalise sur les plans de la communication et du marketing, mais elle ne s’est jamais intéressée aux effets négatifs à long terme du tourisme de masse ou de l’overtourism (surtourisme) sur les plans social, environnemental et économique (Aberget, 2018 : 11-14). Seuls comptaient les chiffres et les records des rapports statistiques du comité touristique barcelonais.

Il reste qu’une vie de quartier se meurt. Une vidéo intitulée Bye Bye Barcelone rappelle que les habitants ne connaîtront plus la Barcelone du passé, même celle des années 1990, tant le flux de touristes devient déroutant. Quant aux idées de décroissance touristique (Paquot, 2016 : 86‑89), elles ne prennent pas en compte la complexité du fait urbain. On peut avancer l’expression de « capacité de charge », au tout début appliquée aux parcs naturels américains, depuis généralisée au monde du tourisme (Deprest, 1997 : 176), mais masquant bien des problèmes d’ordre social et de capacité à vivre ensemble. Par exemple, pendant l’été 2016, il y a eu une quasi-congestion des ramblas, de jour comme de nuit [21] . Les 27 millions de touristes annuels font une seconde Barcelone . L’activité touristique réalise le tour de force de requestionner et de réinterpréter un droit à la ville qui s’effrite du fait de la crise sociale (Costes, 2010 : 177-191). Une ville parallèle brouille les images de sa réussite : celle des touristes.

Entre 2000 et 2018, l’opinion publique barcelonaise disserte sur les masses importantes de touristes venant visiter une métropole en mutation, mais aussi profiter de la plage et des infrastructures modernes de la ville. Une autre population – le touriste – s’est agrégée à la population locale, ce qui implique un changement de perception par rapport à ce que cela peut, ou non, rapporter à la ville. L’opinion publique semble déplorer l’incivisme des visiteurs, souvent une clientèle jeune et estudiantine, mais la population reste toujours disposée à accueillir des touristes. Les conditions de vie des habitants et le rapport aux touristes impliquent des débats au sein de la sphère publique et politique ainsi que des interrogations sur le devenir des espaces de vie et de la mémoire des quartiers. Des dynamiques urbaines en lien avec les effets de la mondialisation contrarient fortement un mode de vie local et méditerranéen. On retrouve ce même phénomène au Liban avec des questionnements parfois écologiques et humanitaires (Karam, 2006). Pourtant, les spécialistes du tourisme oublient souvent que la Sagrada Familia est justement une réalisation issue des profits des touristes-pèlerins. Le résultat est une nouvelle stratégie marketing qui achoppe sur le vivre ensemble à travers des liens sociaux de plus en plus distendus (Perraton et Bonenfant, 2009) . Le tourisme segmente à son tour la ville et accroît les différences et les contrastes sociaux spatiaux (Zmudzinska-Nowak, 2011 : 169-194).

Ce dialogue urbanistique, paysager et social entre le vieux port, le centre-ville et les nouvelles infrastructures du front de mer amène des mutations qui comportent de nombreux risques par rapport à la venue par millions de touristes dans un tissu social fragilisé par la crise économique et les soubresauts de l’attentat terroriste de La Rambla d’août 2017 et de la crise politique espagnole. De nouvelles tensions urbaines sont identifiables à partir de la difficulté de pouvoir vivre ensemble, mais la prise de conscience d’un nouveau rapport à l’activité touristique se fait jour.

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