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Nous essayons de retirer de la tête des gens le « Paris figé » des musées, et de créer un Paris dynamique en développant les fresques murales dans le 13e arrondissement, avec ce projet de la Tour Paris 13. On peut imaginer que ce quartier devienne le Montmartre ou le Montparnasse du début du siècle dernier[1] (Medhi ben Cheikh, 2013[2]).

En octobre 2013, l’exposition de la Tour Paris 13 sur le thème du street art (« art urbain ») s’est tenue dans un immeuble des années 1950 en attente de démolition, au cœur d’un territoire en mutation, la Zone d’aménagement concerté Paris Rive Gauche (ZAC PRG) dans le 13e arrondissement de Paris[3]. Cet événement est le fruit de l’expression d’une centaine d’artistes internationaux invités par la galerie Itinerrance à investir les 36 appartements du bâtiment pendant sept mois avant l’ouverture de l’exposition. Largement relayé par la presse et les opérateurs urbains (aménageur, bailleur), ce « projet hors normes et cosmopolite[4] » a attiré entre 15 000 et 30 000 visiteurs en un mois (selon les différentes sources[5]).

La création du musée éphémère de la Tour Paris 13 découle de deux opportunités, à la fois spatiales et temporelles. La première concerne la promotion du street art depuis le début des années 2000 par la municipalité du 13e arrondissement à l’échelle de son territoire, et la seconde correspond à la Zone d’aménagement concerté Paris Rive Gauche, dont le processus opérationnel a rendu disponible un bâtiment vétuste pendant plusieurs mois avant qu’elle ne soit démolie en avril 2014.

Le terme de street art, apparu dans les années 1990 en France, définit initialement une pratique éphémère transgressive, longtemps considérée comme une dégradation de l’espace public. Son statut a considérablement évolué au fil des années, pour devenir une forme artistique reconnue par les mondes de l’art et utilisée en tant qu’outil d’attractivité territoriale dans un contexte de métropolisation par la culture (Saez, 2014). Les définitions du vocable sont protéiformes et évoluent avec le temps (Génin, 2013). Nous considérons ici qu’il fait référence à des pratiques qui ne sont pas uniquement réalisées dans et pour l’espace extérieur, mais qui sont parfois créées pour être vues directement en intérieur, comme cela a été le cas pour l’exposition de la Tour Paris 13, dont la majorité des interventions ont été réalisées dans des appartements, les transformant en œuvres d’art à part entière. Elles peuvent aussi faire l’objet d’une circulation entre l’espace extérieur et l’espace intérieur, par exemple en étant d’abord visibles dans la rue puis en galerie d’art. Comme nous l’indiquait l’artiste Gilbert Petit[6] qui a participé au projet de la Tour Paris 13, le street art est une histoire de flux : « De la rue, le street art passe à la galerie, de la galerie au musée et il peut retourner à la rue, sur différents supports. »

Concernant son statut réglementaire, il n’est pas unique. Certaines actions menées dans l’illégalité par des artistes sont susceptibles d’être sanctionnées par la loi, à moins qu’elles ne soient reconnues et acceptées a posteriori par les autorités publiques, représentées par les collectivités territoriales, l’État ou ses représentants. D’autres sont réalisées dans un cadre institutionnel, c’est-à-dire qu’elles sont soutenues, et même financées et/ou commandées par les autorités publiques, à l’instar de la Tour Paris 13 dont la mise en œuvre a été appuyée dès le départ par la municipalité du 13e arrondissement et autorisée par le propriétaire de l’immeuble, le bailleur ICF Habitat La Sablière.

Nous estimons que les points communs entre toutes ces pratiques sont qu’elles sont a priori éphémères et qu’elle s’inspirent et prennent appui sur des supports que l’on trouve dans l’espace public – comme les murs, le sol et le mobilier urbain –, avec des médiums variés, tels que le pochoir, la peinture ou même le marteau piqueur (on pense en particulier à l’artiste portugais Vhils qui utilise cet outil pour la réalisation de ses œuvres en relief).

À partir du cas d’étude de la Tour Paris 13, cet article a pour ambition de mieux comprendre les relations entre street art institutionnel et projet urbain. Que créent ces nouvelles pratiques en termes de représentation du projet urbain et de la ville ? Influent-elles sur les relations entre les intervenants de la construction de l’espace bâti, composés des autorités publiques, des aménageurs, des promoteurs, des entreprises de travaux, des habitants ? Favorisent-elles la promotion touristique des territoires pendant le temps de leur construction matérielle ? Contribuent-elles à leur façonner une image singulière et attractive ? Si oui quelles en sont les limites ?

Pour répondre à ces questions, nous avons adopté une approche pluridisciplinaire, qui s’est traduite d’abord par la conduite d’entretiens semi-directifs auprès des acteurs du projet artistique et urbain (artistes, galeriste, aménageur, bailleur, municipalité, habitant) et par la soumission de 90 questionnaires individuels aux publics dans la file d’attente de l’exposition, à différents moments de la semaine, y compris le week-end. Notre objectif était alors d’identifier la manière dont ils avaient pris connaissance de la manifestation, de comprendre les raisons de leur venue, leur degré de connaissance du quartier en mutation et de l’arrondissement, l’image qu’ils en avaient et leur désir quant à l’avenir du bâtiment. En plus de ces enquêtes, nous avons fait de l’observation sur le terrain et visité deux fois l’exposition en présence des publics. Enfin, nous avons appréhendé les suites de l’événement par l’observation des nouvelles mesures en faveur de la multiplication des interventions de street art à différentes échelles spatiales, par la lecture de l’ouvrage Tour Paris 13 publié par le galeriste et le visionnage du documentaire Tour Paris 13 « de l’art à la poussière », réalisé par Thomas Lallier (2014), qui a suivi le projet depuis son montage jusqu’à la démolition.

Nous appuyant sur ces enquêtes, nous dresserons d’abord le contexte artistique et économique qui explique l’utilisation contemporaine et l’événementialisation du street art par les institutions pendant les projets urbains. Puis, après avoir présenté la situation de la Tour Paris 13 dans le 13e arrondissement et dans Paris Rive Gauche, nous examinerons les modalités de son montage et les raisons de son succès. Enfin, nous tenterons plus largement de discerner en quoi l’ouverture du projet urbain au street art institutionnel influe sur son attractivité touristique, la représentation de la ville et son évolution.

Le street art, un instrument touristique de la métropolisation par la culture

Un objet ne tient pas tellement à son nom qu’on ne puisse lui en trouver un autre qui lui convienne mieux (René Magritte[7])

Le street art s’entend comme une pratique artistique en mutation et la question de ses définitions fait aujourd’hui débat parmi les chercheurs et les amateurs d’art. Il ne s’agit pas ici de proposer une nouvelle acception du terme, qui regroupe des courants parfois contradictoires et dont les caractéristiques varient en fonction des acteurs, des disciplines et du contexte socio-économique, politique et culturel. À la fois art autonome et subversif dans l’espace public, et part du marché de l’art, le street art désigne dans les mondes de l’art un « brouillon et un bouillon d’éléments » (Génin, 2013 : 31), c’est-à-dire, une multitude de pratiques. D’ailleurs, d’un point de vue artistique tant que politique, Alain Milon estime qu’il pourrait être dangereux de réduire leur diversité sous une même appellation qui serait le street art (Ardenne et Milon, 2011). Pour certains, la démarche doit être exécutée strictement en extérieur, sans permission institutionnelle, par des artistes issus de la culture alternative, alors que, pour d’autres, elle peut avoir été commandée, rémunérée et vendue sur le marché de l’art par une galerie. Cette frontière est bien floue, sachant qu’aujourd’hui nombreux sont les artistes qui alternent pratique institutionnelle et pratique illégale, en utilisant, ou non, un pseudonyme différent. Ces allers-retours leur permettent de gagner leur vie tout en sauvegardant l’essence clandestine et l’adrénaline au fondement de la démarche du street art.

Au-delà de cette variété de définitions, on observe que, depuis la fin des années 1990, le street art bénéficie d’une reconnaissance croissante de la part des institutions culturelles telles que les musées, des usagers de l’espace public et des administrations publiques, que ce soit à l’échelon étatique comme à celui des collectivités locales. Cette reconnaissance renvoie au processus d’artification – qui correspond au passage d’un objet de la sphère non artistique à la sphère artistique (Heinich et Shapiro, 2012) – dont la pratique a fait l’objet. Cette artification se comprend par une combinaison de phénomènes, parmi lesquels la légitimation des détracteurs du street art en tant qu’artistes appartenant au champ de l’art contemporain, par des collectionneurs toujours à la recherche de nouveaux artistes pour alimenter le marché de l’art et leurs propres collections. Si quelques pièces de street art étaient déjà vendues aux enchères dans les années 1980, elles font fréquemment, depuis le milieu des années 2000, l’objet de ventes internationales et prestigieuses consacrées entièrement à la pratique artistique. Un cas récent qui illustre l’émulation des acheteurs pour le mouvement est la vente de la peinture Silent Majority de l’artiste Banksy, pour la somme de 625 000 $, le 28 mai 2015 à Paris. Reconnu comme « art », le street art nourrit la programmation de nombreuses expositions, comme LeTAG au Grand Palais (au Grand Palais en 2009) et Au-delà du street art (au Musée de la Poste à Paris en 2012), et suscite l’ouverture de nouvelles galeries consacrées à cette expression dans toutes les métropoles.

Cette évolution de la pratique est également liée à la professionnalisation des premières générations de graffeurs[8], devenus artistes contemporains, certains même galeristes, dans les années 2000. Enfin, on ne saurait oublier le rôle de l’apparition d’Internet et son développement dans les années 1990, permettant aux artistes de faire connaître leur travail à de très larges audiences partout dans le monde et donc d’attirer l’attention de publics nouveaux et de professionnels du monde de l’art.

Le street art, un outil de marketing urbain

Au-delà du monde de l’art, le street art est devenu un outil d’attractivité touristique utilisé par les autorités publiques de toutes les métropoles, dans un contexte de désinvestissement de l’État et de gestion de la ville par les élus locaux, de compétition interterritoriale accrue, d’évolution des pratiques touristiques et de saturation des événements et des festivals (Chaudoir, 2007). Ce contexte, qui s’inscrit dans la continuité du succès du discours sur la ville créative développé par Richard Florida en 2005[9], a poussé les autorités locales à rechercher de nouveaux outils d’attraction et d’esthétisation de leur territoire, entre autres par la promotion et la mise en scène de leurs espaces publics (Gravari-Barbas, 2009), à destination de cibles métropolitaines, jeunes et connectées.

En parallèle, dès les années 1980, les autorités publiques locales lançaient déjà des commandes pour la réalisation de peintures murales, et notamment de trompe-l’œil, dans le but de cacher les murs pignons datant de l’urbanisme des années 1960. À cette époque, la volonté première était de masquer les échecs d’un urbanisme plus que de promouvoir une pratique artistique. Du reste, en remontant encore plus loin, il ne faut pas oublier que les grandes fresques murales étaient déjà utilisées par les autorités publiques pour raconter au peuple de grands récits, comme ce fut le cas au Mexique avec le courant du « muralisme », dont l’artiste Diego Rivera est une figure symbolique.

Comme l’a souligné Cameron McAuliffe en 2012, le discours sur la ville créative a donné la possibilité au street art de devenir un nouvel outil en faveur de l’attractivité de villes, parce qu’il véhicule une image démocratique de ces dernières et qu’il offre de nouvelles expériences visuelles aux citadins. Le street art se retrouve donc affiché dans les grandes villes du monde[10], chaque métropole disposant de son panel d’œuvres. À titre d’anecdote, dans son édition du 18 avril 2014, le site Internet du Huffington Post proposait un guide des « 26 meilleures villes du monde où l’art de rue [en d’autres termes… le street art] a gagné le plus de reconnaissance[11] ». Paris n’arrive qu’en 17e position, mais il est intéressant de constater que son classement est illustré par une photographie de l’exposition de la Tour Paris 13 ! En France, les stratégies de développement culturel et touristique sont orientées sur le thème du street art depuis la moitié des années 2000. Des villes comme Vitry-sur-Seine et Ivry-sur-Seine en sont des exemples significatifs. L’artiste Christian Guémy, qui travaille sous le pseudo C215 et est installé à Vitry-sur-Seine, investit les murs de la ville depuis maintenant plusieurs années. Consciente de la notoriété internationale de l’artiste et du succès de la démarche artistique en général, la Municipalité a développé une politique touristique autour du street art à l’échelle de son territoire, en multipliant les commandes aux artistes et en proposant des parcours aux visiteurs. On peut d’ailleurs lire sur son site Internet : « Vitry est aujourd’hui considérée comme une place forte du street art, au même titre que New York ou Berlin. » (2015)

Quand le street art rencontre le projet urbain

Toutefois, qu’en est-il des territoires en pleine mutation, marqués par des chantiers, des reconversions de friches, et parfois objets de processus de déconstruction/reconstruction ? Le street art est aujourd’hui utilisé par les autorités locales pour les rendre visibles et insuffler une image attractive à ces territoires traditionnellement considérés comme des temps de pause, à l’écart des pratiques quotidiennes des citadins et donc fermés à l’événementiel.

Cette ouverture des chantiers à l’événementiel artistique s’explique par la compétition croissante entre les territoires, qui intervient dès l’étape de leur requalification matérielle. Comme l’a souligné Maria Gravari-Barbas : « L’art permet un regard nouveau sur un secteur en mutation. C’est un vecteur de projet urbain. » (2013 : 147). Cette ouverture est aussi liée à l’évolution des comportements des aménageurs urbains en faveur de la prise en considération des riverains et de l’appropriation sociale et collective des sites qu’ils transforment depuis les années 1980. Ces comportements renvoient au concept de l’urbanisme affectif (Anderson et Holden, 2008 ; Feildel, 2013), qui tient compte de la composante émotionnelle dans l’aménagement du territoire. En investissant et en animant des sites en attente de requalification, les artistes y insufflent de la vie, favorisent leur appropriation collective et permettent aux riverains présents de patienter dans l’attente de la fin des travaux. Ils sont susceptibles de renverser la perception négative qu’ont généralement les citoyens du projet urbain, laquelle peut être liée aux nuisances sonores, visuelles, à l’attente ou à la peur du changement. Par la modification de l’image à laquelle leur intervention contribue, ils sont aussi mobilisés pour attirer de nouveaux habitants et des touristes, ou encore séduire les entreprises pour qu’elles viennent s’installer avant l’achèvement des travaux.

Pourquoi la pratique du street art en particulier répond-elle aux enjeux économiques et sociaux liés au projet urbain ? Les actions sont malléables et moins coûteuses que d’autres pratiques d’art contemporain, elles s’adaptent aux ressources disponibles, sont réalisables en un temps court (il faut en effet moins d’une semaine pour réaliser une fresque monumentale sur une façade murale), elles embrassent la dimension work in progress des sites en mutation. En allant plus loin d’un point de vue conceptuel, le street art pourrait du reste être « l’art du projet urbain ». Les deux sont éphémères, car, comme « la ville qui se fabrique sur la ville », le street art est traditionnellement voué à être transformé, remplacé ou à disparaître au fil du temps. En ce sens, il alimente le concept de palimpseste[12] (Di Méo, 1998).

Pour toutes ces raisons, un nombre de plus en plus important de manifestations autour du street art sont soutenues, financées, même directement organisées par les aménageurs, les autorités publiques et les entreprises dans des contextes de transformation matérielle de la ville. Ces manifestations peuvent être élaborées directement in situ (sur site matériel), ou sur les réseaux virtuels. À titre d’illustration, le site Internet Graffiti Général[13] proposait une visite virtuelle d’un très grand nombre d’interventions de street art à l’intérieur du bâtiment des Magasins généraux de Pantin en 2012. Le bâtiment était alors encore en état de friche, dans l’attente de sa réhabilitation en prévision de l’installation d’une agence de publicité en 2016. Dans une démarche interactive et participative, les internautes étaient d’ailleurs invités à réaliser leur propre création artistique sur les murs virtuels à l’aide de la souris de leur ordinateur, transformée en bombe de peinture numérique. Autre exemple, en 2014, le festival de street art « Art in situ » a été organisé dans le fort d’Aubervilliers à proximité de Paris, dans l’attente de sa requalification par la société d’aménagement propriétaire du site, l’Agence foncière et technique de la région parisienne (AFTRP). Ce festival a été organisé par un urbaniste engagé spécialement par l’AFTRP pour imaginer et orchestrer la mise en œuvre de l’événement et faire venir des artistes du monde entier. Comme dans le cas des Magasins généraux – et nous le verrons ci-après, dans celui de la Tour Paris 13 – un site Internet a été créé pour la durée et la suite de l’événement, proposant aux internautes de faire une visite virtuelle du parcours artistique.

La Tour Paris 13, au cœur d’un projet de démolition et dans un contexte de promotion institutionnelle du street art

Le 13e arrondissement, vers un « musée à ciel ouvert[14] » ?

À l’échelle du 13e arrondissement de Paris, l’exposition de la Tour Paris 13 s’est tenue dans un contexte de promotion du street art par la municipalité, qui œuvre en faveur de la création d’un « musée à ciel ouvert » depuis les années 2003-2004 (voir illustration 1). Cette promotion – soutenue et motivée par le maire Jérôme Coumet qui est reconnu dans les mondes de l’art et par l’administration publique pour sa sensibilité envers l’art contemporain et le street art – se traduit par la création d’une collection d’œuvres d’art à l’échelle de l’arrondissement. Elle est aussi conduite dans un but de visibilité internationale et d’attractivité touristique, comme l’illustrent les outils mis en place par la mairie, que nous évoquerons ci-dessous.

Fig. 1

Illustration 1 : Situation et visibilité de la Tour Paris 13 de la Zone d’aménagement concertée Paris Rive Gauche dans le 13e arrondissement de Paris

Illustration 1 : Situation et visibilité de la Tour Paris 13 de la Zone d’aménagement concertée Paris Rive Gauche dans le 13e arrondissement de Paris
Source : Clotilde Kullmann, 2015, sur fond de carte Google

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La galerie Itinerrance a participé à cette dynamique depuis son installation dans Paris Rive Gauche. En 2015, elle avait fait réaliser plus de 25 fresques monumentales sur des façades d’immeubles de l’arrondissement datant des années 1950 aux années 1970, par des artistes venus du monde entier. L’emplacement des murs dépend en particulier de leur visibilité depuis l’espace public. C’est ainsi qu’il est possible d’apercevoir deux fresques exécutées par les artistes Christian Guémy (illustration 2) et Shepard Fairey, depuis le tronçon de la ligne 6 du métro aérien entre les stations Place d’Italie et Bercy. Quant au choix des motifs, il est souvent collectif, puisque les habitants des bâtiments concernés et de leurs alentours sont consultés en amont de la réalisation de l’œuvre. En règle générale, ils peuvent choisir entre trois motifs de fresque proposés par l’artiste sélectionné par le propriétaire de l’immeuble, sur les conseils de la galerie Itinerrance.

Fig. 2

Illustration 2 : Le Chat, réalisé par l’artiste C215 en 2012, situé au niveau du 141, boulevard Vincent Auriol, 75013 Paris

Illustration 2 : Le Chat, réalisé par l’artiste C215 en 2012, situé au niveau du 141, boulevard Vincent Auriol, 75013 Paris
Photographie : Simon Pouillaute

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Le mobilier urbain constitue également un outil d’embellissement et d’harmonisation paysagère entre des espaces publics différents, pour qu’ils soient identifiés comme appartenant à un même territoire, le territoire du street art. C’est le cas notamment quand les interventions sont répétées sur les mêmes types de supports à travers l’arrondissement (boîte aux lettres, conteneur pour le verre, potelets anti-stationnement…) (illustration 3). Pour exemple, Olivier d’Hondt, alias Le Cyklop, peint ou colle des bandes de papier sur les potelets anti-stationnement le long des trottoirs (illustration 4). En 2013, le maire du 13e arrondissement, qui connaissait la pratique de l’artiste, le mandatait pour qu’il inscrive des citations sur les potelets installés autour des équipements culturels de son territoire d’élection, notamment la Bibliothèque nationale de France (BnF) et le Théâtre 13, leur attribuant ainsi une nouvelle fonction urbaine, celle de signalétique culturelle. Comme autre exemple d’outil de création mis en place à destination du street art, signalons le panneau publicitaire[15] installé en 2012 sur les quais au pied de la passerelle Simone-de-Beauvoir, qui invite des artistes à présenter une œuvre destinée aux usagers de l’espace public pour une courte période (allant de quinze jours à un mois), selon le principe éphémère du street art.

Fig. 3

Illustration 3 : Peinture sur une boîte à feux réalisée par l’artiste C215, située devant le 43, quai Panhard et Levassor, 75013 Paris

Illustration 3 : Peinture sur une boîte à feux réalisée par l’artiste C215, située devant le 43, quai Panhard et Levassor, 75013 Paris
Photographie : Clotilde Kullmann

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Fig. 4

Illustration 4 : Collages Cartoon Street sur potelets anti-stationnement, réalisés le long de la rue Goscinny, 75013 Paris, par l’artiste Le Cyklop en 2012

Illustration 4 : Collages Cartoon Street sur potelets anti-stationnement, réalisés le long de la rue Goscinny, 75013 Paris, par l’artiste Le Cyklop en 2012
Photographie : Clotilde Kullmann

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On l’a évoqué, la Tour Paris 13 était située dans Paris Rive Gauche, un secteur en travaux propice au développement du street art. Il faut préciser que l’opération d’aménagement a été engagée en 1991 à l’emplacement d’une friche industrielle et ferroviaire, s’étendant sur trois kilomètres, depuis la gare d’Austerlitz jusqu’à la limite communale de la ville d’Ivry. Pendant une vingtaine d’années, entre le départ des industries au début des années 1970 et le lancement de l’opération d’aménagement, cette friche a été convoitée par les artistes. En effet, d’une part, la disponibilité de bâtiments industriels désertés a favorisé l’ouverture de lieux créatifs alternatifs dont le plus connu s’appelle « Les Frigos ». Ce lieu a été ouvert dans les anciens entrepôts frigorifiques de Paris, utilisés jusqu’en 1976 pour stocker la nourriture acheminée dans la ville par les voies ferrées et fluviales. D’autre part, les grandes étendues délaissées ont aussi constitué un terrain de jeu intéressant pour la réalisation illégale de tags (mot anglais qui veut dire « signature ») et de graffitis sur les supports de la rue, des quais en bordure de la Seine et des voies de chemin de fer, laissés à l’abri des contrôles des autorités publiques.

Par ailleurs, depuis le démarrage de l’opération d’aménagement en 1991, le site dispose de nouvelles opportunités qui expliquent que le street art s’y développe. Ces opportunités, qui font écho aux propos tenus en première partie, sont associées à la disponibilité de sites en attente de travaux ou de lieux nouvellement créés, sans identité encore affirmée. À titre d’exemple, l’artiste Dabro a réalisé deux fresques monumentales en hommage au soulèvement populaire en Tunisie en 2013 (qu’il a nommées Dégage et Hommage à Farhat Hached), la première sur une façade avant sa démolition en 2014 et la seconde sur un mur avant qu’il ne soit caché par une nouvelle construction en 2015. De telles interventions, autorisées par la municipalité, n’auraient pas été possibles sur de nouveaux bâtiments.

De surcroît, la pratique artistique répond à certains enjeux culturels et économiques de l’opération de requalification urbaine. Comme l’indiquent les orientations d’aménagement extraites du rapport de présentation du Plan d’aménagement de zone de la Zone d’aménagement concerté Paris Rive Gauche, publié en juin 1991, les objectifs principaux de l’opération sont la création d’un pôle économique rayonnant à l’échelle internationale, la couture urbaine avec les quartiers plus anciens du 13e arrondissement, ainsi que la création d’un véritable quartier de Paris, voire d’une nouvelle centralité urbaine, intégrant des fonctions mixtes : logements, commerces, bureaux et équipements publics variés. Intégrer le « musée à ciel ouvert » de l’arrondissement représente donc une occasion pour Paris Rive Gauche de répondre à ses enjeux de liaison urbaine avec le reste de l’arrondissement tout en favorisant la création d’une image créative et économiquement attractive à l’échelle internationale.

Toutefois, encore aujourd’hui, plus que pour cette dimension artistique, c’est par ses lieux de savoir que Paris Rive Gauche rayonne sur le plan culturel. Ceux-ci sont représentés principalement par la Bibliothèque nationale de France, ouverte au cœur du site en mutation en 1996. Cette ouverture a été suivie par la création d’un complexe universitaire regroupant l’Université Paris 7 Diderot, le pôle des langues et civilisations orientales, l’École nationale supérieure d’architecture de Paris Val-de-Seine, l’École des hautes études en sciences sociales, etc.

Outre ces lieux de savoir, les pôles récréatifs et festifs du secteur sont incarnés par les cinémas « Mk2 BnF » à proximité de la Bibliothèque nationale de France et par les lieux de sortie sur les quais de Seine réaménagés en promenade, les plus connus étant la péniche-concert appelée le Batofar et la Cité de la mode et du design. L’ancienne Tour Paris 13, bien que située dans les environs géographiques de ces lieux, appartenait à un îlot totalement résidentiel et n’était donc naturellement pas identifiée par les Parisiens comme faisant partie du pôle local de divertissements. Néanmoins, il est important d’ajouter qu’elle bénéficiait d’un potentiel d’attractivité en raison de sa grande accessibilité, liée à sa proximité avec des réseaux de transport très fréquentés comme la gare d’Austerlitz et plusieurs lignes de métro et qu’elle était visible depuis la rive droite de la Seine.

La Tour Paris 13, une exposition temporaire incarnée par une icône spatiale au succès inattendu

L’exposition de la Tour Paris 13 s’est tenue dans un immeuble faisant partie d’un groupe de bâtiments de logements sociaux datant des années 1950. En 2008, un diagnostic a révélé que l’ensemble présentait une vétusté globale, ainsi que des caractéristiques architecturales et techniques obsolètes par rapport aux normes contemporaines. Il a alors été décidé de le démolir entièrement, en commençant par le bâtiment de bord de Seine (la Tour Paris 13), le 1er novembre 2013, pour reconstruire de nouveaux logements sociaux. Cette opération s’est déroulée suivant plusieurs étapes de démolition/reconstruction afin de permettre aux habitants d’être relogés sur place s’ils le souhaitaient.

Au début de l’année 2013, le directeur de la galerie Itinerrance, soutenu par la municipalité du 13e arrondissement, a obtenu les clés du bâtiment presque entièrement vidé de ses occupants avant sa démolition pour y organiser une exposition temporaire de street art. Le rayonnement espéré de cette exposition était initialement local, mais le montage a pris une envergure inattendue plus importante avec la venue de nombreux artistes internationaux, qui ont eu des échos du projet au fur et à mesure de sa mise en œuvre et ont été attirés par l’emplacement du site d’intervention dans Paris, à proximité de la Seine, pendant la belle saison.

Les stratégies employées par le galeriste en amont de l’ouverture de l’exposition ont favorisé son succès. Dès qu’il a été en possession du bâtiment vacant, il l’a « signalisé » dans l’espace public en peignant de monumentales gouttes de couleur orange qui dégoulinaient le long de ses quatre façades depuis le toit (illustration 5). Pendant sept mois, l’immeuble est devenu un marqueur, voire une icône spatiale à l’échelle du quartier, suscitant la curiosité des usagers de la ligne 6 du métro, dont, rappelons-le, le tronçon est aérien entre les stations Bercy et Place d’Italie, mais aussi des passants et des passagers des véhicules des deux côtés de la Seine. En plus des gouttes orange, les façades extérieures du bâtiment rebaptisé de Tour Paris 13 et d’un bâtiment voisin, également promis à la démolition, ont été recouvertes de fresques peintes et de collages, réalisés entre autres par le Tunisien El Seed, le Brésilien Rapto et le Français Ludo. Ce type d’intervention « glisse une surprise dans un monde préréglé, ouvre un espace d’insolite dans un espace orthonormé » (Génin, 2013 : 113).

Fig. 5

Illustration 5 : Extérieur de l’immeuble rebaptisé Tour Paris 13, 2013

Illustration 5 : Extérieur de l’immeuble rebaptisé Tour Paris 13, 2013
Photographie : Clotilde Kullmann

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Après l’avoir marqué dans l’espace public, l’organisateur a convié 108 artistes du monde entier afin de transformer le bâtiment en une gigantesque galerie du street art. Parmi les 18 nationalités présentes, les Français ont tout de même compté pour près de la moitié des participants. Concernant les participations locales, on notera celle de l’artiste Le Cyklop, qui a customisé les potelets autour du bâtiment. Outre cette dernière, l’organisation de l’événement a revêtu une dimension plus internationale que locale.

Concernant l’intérieur de l’immeuble, des œuvres éphémères hétéroclites ont été réalisées dans 36 appartements et dans les parties communes. En règle générale, les artistes ont proposé aux visiteurs de vivre une expérience en déambulant à travers les pièces des appartements, littéralement transformées en œuvres d’art géantes. Cette expérience renvoie à la notion d’intimité, puisque les publics avaient accès à des appartements portant encore parfois quelques traces de l’histoire dont ils étaient chargés : les papiers peints, du mobilier de cuisine ou de salle de bain, etc. Certains artistes avaient imaginé des installations en volumes, comme le Français Katre qui a reproduit une scène de chaos (illustration 6). D’autres ont préféré ne pas laisser de marques apparentes de l’occupation et de la fonction passées des locaux. Certains ont entièrement modifié l’univers de l’espace qu’ils ont investi, en puisant dans leur propre imaginaire artistique, effaçant ainsi toute possibilité d’identification des usages et des fonctions antérieurs. Ce fut le cas du Chilien Inti Castro, inspiré par la tradition muraliste mexicaine, qui a totalement recouvert les murs et les plafonds des pièces qu’il a investies.

Fig. 6

Illustration 6 : Intervention de l’artiste Katre dans un appartement de la Tour Paris 13, 2013

Illustration 6 : Intervention de l’artiste Katre dans un appartement de la Tour Paris 13, 2013
Photographie : Clotilde Kullmann

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Après sept mois de montage, l’exposition a été ouverte aux publics pendant un mois, du 1er au 31 octobre 2013. On l’a déjà évoqué, largement relayée par la presse, sur Internet et ses réseaux sociaux, elle a attiré entre 15 000 et 30 000 visiteurs, ce qui signifie de 600 à 1000 personnes par jour. Cet afflux a été très visible à l’échelle locale et a joué un rôle remarquable dans l’organisation de l’événement, parce que le bâtiment n’était pas destiné à accueillir du public comme l’est un musée. Il présentait des contraintes d’accessibilité, une sécurisation compliquée, et était en outre encore occupé par quelques derniers habitants. La préfecture de police ayant estimé que l’immeuble ne pouvait accueillir que 49 visiteurs en même temps, la durée d’attente des visiteurs dépassait souvent quatre heures, jusqu’à atteindre parfois sept heures à la fin du mois. Les horaires de visite ont donc été allongés de deux heures au bout d’une semaine et les portes sont restées ouvertes sans interruption, de jour comme de nuit, à la fin du mois. Pris de court par cette masse de visiteurs, les organisateurs ont sollicité les opérateurs urbains pour sécuriser et gardienner le site (illustration 7).

Fig. 7

Illustration 7 : File d’attente devant la Tour Paris 13, octobre 2013

Illustration 7 : File d’attente devant la Tour Paris 13, octobre 2013
Photographie : Clotilde Kullmann

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Qui étaient ces visiteurs ? L’analyse des questionnaires individuels que nous avons distribués aux publics dans la file d’attente de l’exposition a fait ressortir que les publics interrogés dépassaient la sphère des amateurs du street art, c’est-à-dire qu’ils ne connaissaient pas forcément la pratique artistique. Une grande partie d’entre eux avaient entendu parler de l’événement, étaient venus par curiosité, pour participer à un événement éphémère, vivre une expérience exceptionnelle, unique et gratuite. Beaucoup ne fréquentaient pas le quartier Paris Rive Gauche, ou ne s’y rendaient que pour le cinéma Mk2 et les quais de Seine. Quant à leur origine géographique, près des deux tiers habitaient dans l’est de Paris et près de un tiers, en banlieue parisienne. Les touristes internationaux ont représenté 5 % de notre échantillon ; le prétexte de leur venue à Paris n’était pas lié uniquement à la tenue de l’exposition, mais cette dernière faisait partie de leur parcours de visite. Au regard des résultats de notre échantillon, nous émettons l’hypothèse que l’événement a eu un rayonnement davantage local auprès des visiteurs, et international dans le monde du street art.

Le succès de la manifestation peut également se mesurer sur le plan économique : bien que l’accès à l’exposition ait été gratuit, elle a eu des impacts économiques positifs pour ses acteurs et le quartier, le temps de sa durée. Les artistes n’ont pas été payés, mais leur trajet et leur hébergement ont été assurés par le galeriste et leur matériel en partie fourni par la mairie du 13e arrondissement. Du reste, leur participation à un tel événement a sans nul doute renforcé leur notoriété. Concernant les acteurs locaux, selon les serveurs des restaurants localisés près du bâtiment à proximité de la station de métro Nationale avec qui nous avons discuté lors de notre enquête de terrain, leurs recettes ont augmenté pendant le mois d’octobre en raison d’une surfréquentation liée à l’exposition. Quant à la galerie Itinerrance, même si elle n’a retiré aucun bénéfice économique direct de la mise en œuvre de l’exposition, l’événement a très certainement eu une retombée indirecte sur ses activités ultérieures en termes de visibilité, de notoriété et de légitimité auprès des autorités et des mondes de l’art. Certains artistes exposés dans la Tour Paris 13 l’ont par la suite été dans la galerie Itinerrance, laquelle a poursuivi – même multiplié – ses activités en extérieur depuis l’événement.

Des impacts éphémères sur la représentation de la démolition

Dès le début du mois d’octobre, l’organisateur avait annoncé que la destruction du bâtiment commencerait dès le lendemain de la fermeture de l’exposition, suscitant un effet d’urgence auprès des visiteurs, qui voulaient faire partie de ceux qui auraient eu la chance de voir l’événement exceptionnel et éphémère avant sa disparition. Il est intéressant de noter que cette destruction a finalement été reportée de six mois, au 8 avril 2014, pour des raisons techniques liées à l’opération d’aménagement.

La démolition a été filmée et retransmise en direct sur un site Internet[16] créé spécialement pour l’exposition. D’une part, ce site invitait les internautes à être acteurs de la démolition, en sauvant « virtuellement » les œuvres de la destruction de l’immeuble par la mise en couleur de photographies qui avaient été mises en ligne en noir et blanc par les administrateurs du site. D’autre part, il a servi de mémoire numérique de l’événement, sachant qu’au début de l’année 2016, il était encore possible d’accéder au site Internet pour (re)voir l’événement.

En un sens, cette exposition a transcendé la représentation du projet de démolition, le transformant en une performance artistique temporaire. D’après nos questionnaires, la fonction initiale de logements du bâtiment a été gommée au profit de celle de musée temporaire. La majorité (80 %) des publics interrogés se positionnaient en faveur de la démolition de la Tour Paris 13, considérant que le street art est un art éphémère et que la destruction fait partie de la performance. Seuls 20 % étaient contre la démolition, non pas parce qu’il s’agissait d’un immeuble d’appartements et que l’opération impliquait un processus de relogement des habitants, mais parce qu’ils auraient préféré que ce lieu devienne un musée pérenne du street art. Le street art institutionnel permet donc de changer, au moins temporairement, l’image de la transformation du territoire. Effectivement, en mettant en scène la destruction du bâtiment, en faisant de cette opération d’aménagement un événement, le galeriste a donné une nouvelle forme à une rupture urbaine, souvent vécue de manière négative par les citadins. Par rupture urbaine nous entendons ici le changement spatio-temporel brutal que représente la disparition d’un élément matériel qui faisait partie du paysage et de la mémoire collective locaux.

Un effet de levier sur la promotion de l’image de l’arrondissement par le street art

À l’échelle de l’arrondissement, l’exposition a renforcé la dynamique en faveur de la création d’un pôle de référence du street art. Tout au long du mois d’octobre, des artistes sont intervenus de manière autonome dans les espaces publics autour de la Tour Paris 13. Ils ont réalisé des collages et des peintures sur les quais, les sols, le mobilier urbain. Certains ont recouvert les créations murales des artistes officiels de l’exposition, alimentant le concept de palimpeste du street art évoqué précédemment. Après le mois d’octobre 2013, nos entretiens semi-directifs menés auprès d’artistes révèlent que, conscients de la sensibilité de la mairie et donc de la tolérance affichée des autorités publiques envers leurs pratiques artistiques dans la rue, ils y agissent plus souvent que dans les autres secteurs de la ville. Comme nous l’a mentionné un des artistes en cours d’entretien, la préparation d’une œuvre (un collage par exemple) prend du temps et il est toujours appréciable de savoir qu’elle restera visible quelque temps dans la rue avant d’être retirée par les services de nettoyage. En plus de ces actions autonomes, l’événement a entraîné la création institutionnelle de six randonnées street art à travers l’arrondissement, téléchargeables sur le site Internet de la mairie du 13e[17], sans oublier la multiplication du nombre de fresques soutenues par la mairie et les opérateurs urbains dans le cadre d’opérations de transformation urbaine. Citons à ce titre la commande faite en mai 2015 par l’aménageur de Paris Rive Gauche, la SEMAPA[18] (Société d’étude, de maîtrise d’ouvrage et d’aménagement de la Ville de Paris), à la galerie Itinerrance pour organiser l’anamorphose d’un cratère, par l’artiste 1010. Cette anamorphose, qui consiste en la déformation d’une image pour créer une illusion d’optique, a été réalisée sur un tronçon de périphérique fermé aux véhicules avant sa démolition.

Enfin, l’un des parcours consacrés au street art lors de l’édition 2014 de la Nuit Blanche – un événement emblématique à vocation internationale – était organisé dans Paris Rive Gauche, confirmant le passage symbolique (et temporaire) du secteur, de la marge au centre de la construction métropolitaine par le street art. Cette dynamique n’est d’ailleurs pas étonnante, car c’est par les marges que les centres se renouvellent (Hatzfeld et al., 1998 ; Grésillon, 2008). Au cours de la conférence de presse de la manifestation, qui s’est également tenue dans Paris Rive Gauche le 8 septembre 2014, l’adjoint à la culture de la Ville de Paris annonçait du reste : « Tout Paris doit devenir la capitale internationale du street art[19]. »

Quelle inscription urbaine du street art institutionnalisé ?

Le street art institutionnalisé, outil de passage de la périphérie au centre de la construction métropolitaine

Réversible, peu coûteux, séduisant et adaptable à différents types de supports urbains, le street art institutionnel est progressivement passé des marges aux espaces majeurs de la ville. On assiste aujourd’hui à son intégration savante et organisée parce qu’elle constitue une plus-value pour la visibilité, l’attractivité et l’image des territoires, et ce, même pendant leur édification. En témoigne la commande faite en 2015 par la Ville de Paris à la galerie Itinerrance pour l’habillage artistique de panneaux en bois disposés en tant que garde-corps le long du pont des Arts de Paris, pendant une période de réhabilitation. Ces panneaux avaient été installés dans l’attente de la mise en place de barrières en verre devant remplacer les grilles croulant sous le poids de milliers de cadenas accrochés traditionnellement par des amoureux parisiens.

Plus globalement, cette utilisation institutionnelle s’inscrit dans le contexte contemporain des grandes opérations d’aménagement postindustrielles, à l’instar de la Zone d’aménagement Paris Rive Gauche, qui présentent de nouveaux enjeux ne serait-ce que parce qu’elles s’étendent sur de nombreuses années dans des secteurs déjà urbanisés. Le street art alimente le concept de métropolisation polycentrique. Il contribue au façonnement d’une image attractive et métropolitaine dans des secteurs périphériques anciennement délaissés, comme l’ont illustrés les exemples des Magasins Généraux et du Fort d’Aubervilliers. Il permet en outre de faire patienter les citadins et de renouveler les modalités de leur participation à l’heure où les processus de démocratie participative atteignent leurs limites en termes de représentativité citoyenne.

Impacts sur l’essence de la pratique artistique

Quelles sont les conséquences urbaines du passage de cette pratique off, en marge et alternative, à une pratique in, institutionnelle, soutenue ou commandée par les institutions publiques (Vivant, 2009) ? D’un côté, ce glissement a rendu possible la réalisation d’interventions artistiques de plus grande envergure, davantage visibles. L’institutionnalisation permet aux artistes d’accéder à des sites ordinairement fermés, à des façades monumentales détériorées et, de façon plus générale, à des supports originaux, comme l’illustre l’accès au tronçon de périphérique ouvert à l’artiste 1010 dans Paris Rive Gauche. Les supports sont choisis par opportunité, mais aussi en raison de leur visibilité, à l’instar des fresques situées le long de la ligne aérienne du métro parisien et de la Tour Paris 13, reconnaissables depuis les quais de la rive droite de la Seine. Sinon, des photographies aériennes permettent la diffusion de leur représentation auprès des publics. De cette manière, les photographies de la fresque monumentale de Madame Picard, qui avait été réalisée au sol par l’artiste Jorge Rodriguez-Gerada lors du festival « Art In Situ » dans le fort d’Aubervilliers, et celle de l’anamorphose de l’artiste 1010, créée sur le périphérique, ont été largement relayées sur les réseaux sociaux, par les commanditaires des événements et les médias. En d’autres termes, investir en toute légalité des sites ordinairement fermés donne la possibilité aux artistes de définir des projets avec davantage de temps et donc d’obtenir des créations potentiellement de meilleure qualité ou sophistiquées. Ces créations sont parfois techniquement plus complexes parce que les artistes ont accès à des outils coûteux qu’ils peuvent rarement se procurer dans le cadre d’une action autonome et illégale, comme des nacelles et des échafaudages.

D’un autre côté, à partir du moment où le in remplace le off, le street art est susceptible de perdre le pouvoir transgressif et contestataire qui constituait son essence même, tel que précédemment évoqué. Toutefois, comme le soulignent Paul Ardenne et Alain Milon (2011), le débat lié à la dissidence obligée de la discipline est simpliste. On assiste à l’intégration naturelle d’un art parmi les autres, à sa reconnaissance par les professionnels du champ culturel et par les institutions. En outre, le passage de cet art de la rue à la galerie a cela d’intéressant qu’il modifie la pratique artistique et fait évoluer les styles. Dès lors, cette évolution enrichit la démarche et annonce même l’émergence de nouvelles pratiques off dans les prochaines années.

Un instrument de démocratisation de la composition de l’espace public ?

Outre les conséquences sur la pratique artistique, le paysage urbain de la ville est aussi affecté par ce passage du off au in. L’encadrement des interventions et le choix collectif des messages – notamment dans le cadre de la conception des fresques – invitent les habitants à participer à la production matérielle de leur environnement urbain, favorisent temporairement le lien social et permettent même de réduire les risques de dégradation par les citadins, qui se sentent impliqués dans la fabrique de leur ville. Toutefois, toutes ces interventions risquent d’homogénéiser, voire de normaliser l’espace public (Guinard, 2012). Les autorités publiques font souvent appel aux mêmes artistes internationaux qui tournent dans la plupart des grands festivals à travers le monde pour marquer leur territoire. Leurs interventions risquent donc d’uniformiser le paysage urbain d’une ville par rapport à une autre. Un exemple parmi d’autres, l’artiste Vhils – qui utilise des marteaux piqueurs – a participé au festival Fame en Italie en 2012, au projet de la Tour Paris 13 en 2013, au festival All City Canvas au Mexique en 2015, etc. Ce risque de normalisation est à nuancer puisque toute action artistique qui a montré son succès doit s’adapter à un contexte local spécifique – comme celui d’un projet urbain parisien – renvoyant au processus de glocalisation tel que développé par Robert Robertson (1994).

En allant plus loin, cette dynamique suscite une interrogation sur la dimension démocratique de la composition de la ville et sur la distinction entre espace public et espace privé. Comme on le sait, la venue des artistes permet de redécouvrir ce qui est déjà connu mais devenu invisible au quotidien et pour les usagers (Vivant, 2009 : 39). Les autorités publiques instrumentalisent donc le street art pour décorer et esthétiser de manière inattendue les supports de l’espace public et donc le paysage urbain. Cette instrumentalisation invite les usagers à vivre des expériences visuelles sur la base d’informations incertaines inhérentes à l’origine alternative et informelle de la démarche. Mais, comme l’ont écrit Gilles Lipovetsky et Jean Serroy (2013), l’esthétisation est un moyen de privatisation et de contrôle de l’espace par les autorités publiques dans un contexte de capitalisme hyper-esthétique. La tolérance institutionnelle affichée vis-à-vis des actions autonomes des artistes laisse suggérer que l’espace public appartient à la société civile, puisque celle-ci peut s’y exprimer librement. Cependant, cette tolérance ne s’applique pas à toutes les initiatives artistiques. Les critères d’appréciation dépendent des goûts et des objectifs politiques de l’institution, qui peut s’en servir pour mettre en scène et affirmer son pouvoir. « La valorisation du street art vaut comme illustration d’une autorité qui accrédite sa bienveillance. » (Génin, 2013 : 111) La décision de garder ou d’effacer, d’encenser ou de réprimander, suscite d’ailleurs des tensions entre les artistes qui sont, ou non, intégrés dans le réseau institutionnel. En ce sens, la Tour Paris 13 était un bâtiment privé et fermé, qui a été rendu public par son ouverture temporaire aux visiteurs, mais qui est néanmoins resté privé dans la mesure où il a été transformé en une galerie d’art éphémère.

Vers la pérennisation numérique d’un art éphémère 

La temporalité du projet urbain peut-elle être perturbée par ces mises en scène ? On l’a compris, le projet urbain a son propre rythme à l’intérieur de la ville et les chantiers sont traditionnellement considérés comme des temps de pause, notamment parce qu’ils sont fermés par des barrières. Le cas de la Tour Paris 13 illustre une articulation entre le rythme de l’événement artistique et celui de l’édification de la ville, ce dernier n’ayant pas été troublé par l’ouverture du site aux publics. Cependant, on peut légitimement s’interroger sur l’exemplarité de ce cas. Bien que les dimensions réversibles, éphémères et adaptables du street art comptent parmi les fondements de son succès pendant le projet urbain, « la juxtaposition croissante de rythmes touristiques et non touristiques donne lieu à des tensions et conflits dans l’espace » (Gérardot, 2008). Nous pourrions imaginer que, convaincus par le succès d’une manifestation artistique, les autorités publiques décident de la prolonger, et donc de décaler le calendrier d’une opération d’aménagement. À titre d’illustration, il a été décidé de conserver certaines pièces de street art réalisées dans Paris Rive Gauche à l’occasion de la Nuit Blanche 2014 pendant quelques semaines après la tenue de la manifestation. Cette décision n’a pas eu d’impact sur le calendrier de travaux prévu pour le secteur, mais elle n’avait pas été anticipée en amont de l’événement. Elle a été négociée a posteriori, au regard du succès de certaines œuvres. Quant aux fresques monumentales qui habillent les pignons d’immeubles, si aucune politique n’a encore été mise en place pour assurer leur entretien dans le temps, leur semi-pérennité est plus ou moins déjà assurée par leur situation en hauteur, à l’abri du vandalisme. L’éphémère pourrait-il progressivement devenir pérenne ? La Tour Paris 13 aurait-elle pu être finalement conservée en raison de son succès ? Notons que, comme cela a été évoqué, certains des visiteurs interrogés se sont positionnés pour la conservation du bâtiment en tant que musée du street art. En adoptant une approche utopiste, on pourrait imaginer que les œuvres de street art institutionnelles intègrent le patrimoine culturel d’une ville et qu’elles soient alors protégées, par exemple au titre du Code du patrimoine pour les bâtiments publics concernés par le street art, et de la propriété littéraire et artistique. Cette hypothèse ne semble pas encore d’actualité, puisque ces pratiques artistiques et événementielles s’adaptent, parfois même répondent aux contraintes du projet urbain plus qu’elles n’en débordent.

Pour l’instant, la patrimonialisation des événements street art est davantage à chercher du côté du numérique. On l’a vu à travers plusieurs exemples, les traces des actions sont inventoriées sur Internet et des sites sont créés spécifiquement pour rappeler la mémoire de la ville avant sa transformation et la mise en mémoire du projet urbain à venir, le tout par le biais d’un événement artistique éphémère au présent. Cette patrimonialisation numérique est également participative puisque, comme nous l’avons montré, les internautes sont conviés à participer à l’inventaire des œuvres, à choisir ce qui mérite d’être pixellisé, sauvegardé ou, au contraire, effacé.

De nouveaux acteurs garants d’une intégration maîtrisée du street art pendant les opérations d’aménagement

Si les pratiques de street art institutionnalisées ne nient pas le rythme de la fabrication matérielle de la ville mais s’en nourrissent et s’y intègrent, c’est notamment en raison de l’intervention de nouveaux acteurs qui font le lien entre les artistes, les autorités publiques et toutes les parties impliquées dans le projet urbain. Bien sûr, les relations directes entre les artistes qui font du street art et les autorités publiques ont évolué en faveur d’une collaboration de plus en plus étroite depuis le début des années 2000. Cette évolution s’explique, on l’a vu, par l’évolution du marché de l’art contemporain, mais aussi par l’hybridation du rôle des artistes dans la fabrication de la ville, désormais considérés comme des acteurs sociaux (Graverau, 2012) et économiques (Vivant, 2009). Toutefois, ces collaborations ne vont pas de soi. Elles sont facilitées par l’intervention de nouveaux professionnels tels que les galeristes, les médiateurs ou les agences d’ingénierie culturelle. Ces acteurs ont des connaissances à la croisée du monde de l’aménagement et de l’art en général. Ils disposent de compétences à la fois économiques utiles pour la recherche de financements quand ceux-ci ne sont pas pris en charge par les autorités publiques, techniques pour la mise en œuvre concrète des projets, et politiques pour convaincre les autorités et les mécènes. Ils sont appelés pour apaiser les tensions entre les différents acteurs concernés par la mise en œuvre du projet artistique pendant l’opération d’aménagement. Par exemple, les acteurs de la fabrication urbaine, comme les entreprises, les promoteurs, les architectes et les ingénieurs, ne voient pas toujours d’un bon œil l’ouverture de sites en chantier à des artistes et à des publics, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité et des contraintes techniques et temporelles liées aux travaux. Dans le cas de la Tour Paris 13, le fait que la pratique artistique choisie ait été le street art – qui pourrait être hors de contrôle – n’a eu aucune incidence sur le jeu d’acteurs qui fabriquent la ville parce que le galeriste était un « chef d’orchestre » au cœur du système et les artistes ont répondu à une commande claire et précise. Ce chef d’orchestre a utilisé de manière créative la situation spatiale, temporelle et conjoncturelle du bâtiment. Il a fait le lien entre les artistes, la mairie, le bailleur-propriétaire et la presse. Il disposait d’un carnet d’adresses artistiques, des compétences administratives, financières et logistiques nécessaires à l’occupation d’un bâtiment pendant près d’un an et à la réalisation des fresques. L’artiste Christian Guémy, dans son article mis en ligne sur le site Internet de L’Obs avec Rue 89 en 2013, soulignait : « Nous avons vu en effet revenir en force galeristes, curateurs, sponsors et autres médiateurs et intermédiaires esquivés par les deux premières générations[20]. » Ce montage renvoie à l’organisation traditionnelle et systémique du monde de l’art tel que décrit par Howard Becker (1988).

Conclusion

L’exposition de la Tour Paris 13 a suscité temporairement la venue de nouveaux visiteurs dans un site en marge des secteurs touristiques de l’arrondissement et du centre-ville parisien. Elle a participé au renouvellement de son image et à l’amélioration de sa visibilité. Au regard de nos enquêtes, le rayonnement de l’exposition a été, avant tout, local et régional. Il serait donc abusif de considérer qu’elle a constitué un événement réellement touristique. Ce qu’il est néanmoins possible d’affirmer, c’est qu’elle a renforcé le processus institutionnel en faveur de la création d’un musée à ciel ouvert à l’échelle du 13e arrondissement, puis à celle de la Ville de Paris, et aujourd’hui du Grand Paris. Les retombées touristiques directes ne sont pas encore vérifiables, mais les stratégies de promotion du street art au service du tourisme s’observent dès à présent, comme l’illustrent l’organisation d’un événement métropolitain international – la Nuit Blanche 2014 – autour de la thématique du street art dans Paris Rive Gauche, ou encore la création du contrat de destination « Paris : Ville augmentée » qui s’appuie sur le street art en tant que moteur pour le développement d’un tourisme innovant à l’échelle de Paris et de plusieurs communes de sa couronne. Toutes ces initiatives confirment bien que le street art, outil de métropolisation par la culture, permet de requestionner les relations entre centres et périphéries.

Le succès de ces projets autour du street art donne envie aux autorités publiques de les prolonger, de les reproduire, mais aussi de les structurer de plus en plus, dans des contextes différents. On peut se demander si, bien que le jeu d’acteurs impliqués soit maîtrisé par la présence de chefs d’orchestre (galeries, agences d’ingénierie culturelle, etc.), la nature du street art ne deviendrait pas un frein à la réussite touristique des nouveaux projets dans le temps. En effet, même si la pratique est protéiforme, sa popularité auprès des publics pourrait bien être un effet de mode, et est encore associée à son caractère éphémère, unique et expérimental.