Corps de l’article

Les parcs nationaux et le tourisme qui y est rattaché sont souvent considérés comme des outils de développement régional, de protection environnementale du territoire et de protection culturelle pour les populations locales (Müller et Grenier, 2011 ; Reimann et al., 2011 : 90 ; Fugmann, 2012 ; Thibault, 2012 ; Tommasini, 2012). L’implantation récente des dernières aires protégées au Nunavik, dans le nord du Québec, représente un potentiel de retombées socioéconomiques et culturelles important pour les communautés inuites, particulièrement dans un contexte vacillant entre traditions ancestrales et contemporanéité, une économie latente, un taux de chômage élevé et une population jeune et peu formée (Statistique Canada, 2017).

C’est dans un tel environnement que le premier parc national du Nunavik a vu le jour en 2004. S’étalant de la rivière Puvirnituq au nord à la rivière Vachon au sud, et ayant en son centre le cratère des Pingualuit[1], ce parc protège un patrimoine naturel et culturel d’exception au cœur de la péninsule de l’Ungava (illustration 1). La création du parc national des Pingualuit a marqué un tournant dans l’aménagement des aires protégées de cette région, particulièrement au niveau du modèle de gouvernance (Desroches et Freedman, 2012 ; Grammond etal., 2012 ; Hébert, 2012 ; Lemelin, 2012), où la gestion du parc fut déléguée aux Inuits du Nunavik par le biais de l’Administration régionale Kativik (ARK), sous l’égide de Parcs Nunavik. Même si la volonté de voir une aire protégée dans la région datait de l’ajout de l’annexe 6 de la Convention complémentaire no 6 à la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) en 1980 (Secrétariat aux affaires autochtones, 1998 ; MDDEP, 2005 : 15), ce n’est qu’au tournant des années 2000 que le réel processus de création fut enclenché.

Illustration 1 

Parcs nationaux, réserves et aires protégées, Nunavik, Québec (Canada), 2017

Parcs nationaux, réserves et aires protégées, Nunavik, Québec (Canada), 2017
Sources : Québec. Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, 2005 ; Québec. Ministère des Ressources naturelles et Faune, 2009 ; Québec. Ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles, 2011 et 2017 ; Statistiques Canada. Division de la géographie, 2011.

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En réponse aux directives de la Commission de la qualité de l’environnement Kativik (CQEK), une étude d’impacts socioéconomiques sur la communauté de Kangiqsujuaq fut alors réalisée et soumise à la Société de la faune et des parcs du Québec, Kangiqsujuaq ayant été désigné comme point d’entrée du parc. Cette même étude, menée par Robert Lanari et Simon Smith (2000), examinait les incidences perçues par la population concernant l’utilisation des terres, l’économie et les aspects sociaux en vue du projet de parc. D’un côté, les attentes de la population et des autorités locales en matière de retombées économiques étaient passablement élevées, particulièrement face à l’injection de fonds par le gouvernement, des revenus générés par les visiteurs ainsi que par la création d’emplois. De l’autre, les Kangiqsujuamiuts (résidents de Kangiqsujuaq) étaient fortement préoccupés par rapport à la conservation de leurs droits de chasse et pêche à l’intérieur des limites du parc, ces types d’usages étant plus rigoureusement régis dans les parcs du sud du Québec.

L’étude a priori de Lanari et Smith (2000) a certainement contribué à matérialiser le développement du parc pour les instances inuites et québécoises. Près de quinze ans après son inauguration (2004) et la mise en opération des activités du parc national des Pingualuit (2007), cet article tente de comprendre les retombées du parc en comparant les attentes émises par la population de l’époque aux résultats d’aujourd’hui que propose la recherche. Quelles ont été les retombées de l’aménagement du parc national des Pingualuit et comment se sont-elles traduites pour la communauté de Kangiqsujuaq ?

Nous exposerons dans un premier temps une revue de littérature sur les études d’impacts dans le cadre des parcs nationaux. Avant de dévoiler nos résultats, nous présenterons notre démarche ainsi que notre méthode de recherche afin de mieux saisir le cheminement de cette étude et nous expliquerons plus en détail le portrait local et régional de Kangiqsujuaq, le mode de gouvernance et le financement du parc national des Pingualuit et de Parcs Nunavik. La présentation des résultats de l’étude sera suivie d’une discussion sur la réappropriation culturelle et territoriale ainsi que sur les répercussions sociopolitiques du parc national.

Peu d’analyses ont fait état de la situation des retombées a posteriori en regard des attentes et de l’aménagement d’un parc national. L’industrie touristique de même que les parcs nationaux sont des phénomènes nouveaux en Arctique et la littérature à ce sujet semble relativement restreinte. Raynald H. Lemelin, Margaret E. Johnston, Jackie Dawson, Emma S. Stewart et Charles Mattinaa (2012 : 55‑56) ainsi que Gerlis Fugmann (2012 : 24) ont abordé le développement économique et les parcs nationaux au Nunavik et au Nunastiavut respectivement, mais sans en observer les retombées à proprement parler. Les premiers dénotaient d’ailleurs le besoin grandissant d’information au sujet du développement touristique en lien avec l’établissement des parcs nationaux au Nunavik, entre autres dans le cas du parc national des Pingualuit (Lemelin etal., 2012).

À une échelle plus large, les travaux de Christiane Gagnon et Serge Gagnon (2006), Stéphane Héritier et Lionel Laslaz (2008), ainsi que ceux plus récents de Laslaz et ses collègues (Laslaz, Gauchon, Duval et Héritier, 2014), se sont intéressés à l’écotourisme et aux dimensions particulières des parcs nationaux dans le monde en tant qu’outils de protection des espaces naturels et des lieux de découverte, ainsi qu’à leur gestion et leur acceptabilité sociale. D’autres cas d’études spécifiques se sont penchés sur les impacts sociaux, économiques et culturels des parcs nationaux et du tourisme (tableau 1). Les études recensées utilisent dans la plupart des cas les méthodes qualitatives d’entrevues semi-dirigées ou des questionnaires pour en arriver à leurs résultats. Par exemple, l’étude de Marie-Josée Fortin et Christiane Gagnon (1999) a ratissé largement les différentes facettes des retombées des parcs, en traitant des impacts de la création de parcs sur les communautés adjacentes ; de la répartition spatiale et sociale des avantages économiques et des coûts sociaux engendrés par les projets de parcs ; de la participation de la communauté locale et de la nature des relations entre celle-ci et l’administration du parc. Huit catégories d’impacts en sont ressorties, dont ceux sur les conditions de vie, le tourisme, l’implication et la participation des acteurs locaux, et l’éducation environnementale.

Julia McCleave, Stephen Espiner et Kay Booth (2006 : 555) soulignent les difficultés à déterminer les impacts économiques reliés au tourisme, ajoutant que la perception de ces impacts a tendance à varier d’un citoyen à l’autre. Ils ont développé et utilisé un modèle de people–park relationship adapté au contexte local et comportant trois relations clés en lien avec le parc : 1) le mode de vie, les activités et l’attachement au lieu ; 2) les interactions avec l’agence de gestion du parc ; et 3) le tourisme. Riikka Puhakka, Simo Sarkki, Stuart P. Cottrell et Pirkko Siikamäki (2009) ont, quant à eux, identifié quatre différents discours sur les retombées qu’engendre un parc. Celles-ci vacillent entre la faveur à un tourisme de nature et de conservation, la défense des droits des populations locales, une utilisation économique de la nature et l’acceptation du développement touristique et du parc national. Ces méthodes démontrent que les retombées peuvent varier dépendamment de la situation et de l’échelle utilisées pour l’étude du parc national. Des approches similaires visant l’étude des perceptions des retombées d’un parc national ont été expérimentées dans les cas des parcs nationaux estoniens (Reimann etal., 2011), de Cross River au Nigéria (Ezebilo et Mattsson, 2010) et des lacs Prespes en Grèce (Trakolis, 2001).

En outre, Paige West, James Igoe et Dan Brockington (2006 : 256) ont trouvé plusieurs exemples dans la littérature d’études d’impacts sociaux des parcs où « discursive and material separation of people and their surroundings into the categories nature, culture, environment, and society [occur] ». En effet, les études de Jennifer Strickland-Munro et Susan Moore (2013) sur le parc national Purnululu et la communauté autochtone de Warmun en Australie ont mis l’accent sur la connexion culturelle qu’ont les habitants avec leur terre ancestrale et la transmission culturelle. Les différences culturelles majeures dans la gestion du parc suggèrent une forte séparation perçue par les répondants autochtones de leur étude face au parc et au tourisme. Les travaux de David R. Craig Laurie Yung et William T. Borrie (2012) sur la réserve indienne des Blackfeet à proximité du parc national Glacier au Montana vont dans ce sens, où les « tribal relationships with the park landscape are sustained through on-site practices that provide material, cultural, and spiritual benefits ». À l’opposé, peu de retombées socioculturelles et économiques ont découlé du tourisme pour les Inuits d’Ittoqqortoormiit au Groenland : « le touriste ne se déplace pas pour découvrir la culture inuite […] les circuits proposés par les entreprises touristiques ne donnent pas souvent l’occasion d’une rencontre interculturelle ni d’un échange social ou économique » (Créquy, 2012 : 154). Le décalage culturel des entreprises touristiques occidentales jumelé à la précarité et à l’insuffisance des infrastructures locales ressortent comme facteurs freinant les retombées touristiques potentielles.

Tableau 1

Synthèse des différentes études d’impacts des parcs nationaux et du tourisme

Synthèse des différentes études d’impacts des parcs nationaux et du tourisme
Source : Compilation de l’auteur

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En regard du contexte inuit et de l’étude précédente de Lanari et Smith (2000), une approche qualitative a été retenue. Elle s’avérait plus appropriée pour aller recueillir les perceptions des habitants du territoire et s’insérait dans la lignée des études d’impacts socioéconomiques relatées dans la littérature. Nous avons conçu un schéma d’entrevue semi-structurée en vue de la collecte de données, rédigé selon la méthode de conception de guide d’entretien de Romi Sauvayre (2013), qui s’articule autour de trois thèmes : les habitudes d’utilisation du territoire, le lien entre le parc et la communauté, et les retombées économiques. Les entrevues de 15 à 60 minutes comportaient des questions telles que : De quelles façons le parc national influence-t-il la communauté ? Comment percevez-vous les retombées économiques du parc national sur la communauté ? Quelles sont vos expériences personnelles et professionnelles dans le parc national ? Nous avons privilégié les entrevues de type semi-structuré pour aborder des thèmes spécifiques, tout en laissant assez de place à d’autres thèmes pouvant être suggérés par les répondants. Les données brutes des entretiens ont été enregistrées et transcrites sous forme de verbatim afin de permettre l’identification de catégories, de tendances et d’évidences. L’analyse des données obtenues en entrevues s’est faite par la méthode inductive générale (Blais et Martineau, 2006) et les méthodes qualitatives d’enquête d’Omar Aktouf (1987) et de Romi Sauvayre (2013).

Le choix des répondants à interroger s’est fait arbitrairement dans l’optique d’obtenir un échantillon similaire à l’étude de Lanari et Smith (2000), avec une sélection d’acteurs clés (hommes, femmes, allochtones et Inuits) en lien avec la communauté et le parc. Deux répondants de Parcs Nunavik ont été rencontrés, un représentant du Conseil municipal de Kangiqsujuaq ainsi qu’un guide travaillant dans le parc. Un intervenant du gouvernement du Québec a quant à lui été rencontré dans la ville de Québec, de même qu’un consultant spécialisé dans le domaine du développement touristique autochtone. Les observations participantes ont été effectuées lors de la sortie terrain à l’intérieur du parc avec un groupe composé de sept visiteurs et de deux guides, tous d’origine inuite. Ces observations se sont inspirées des discussions formelles et informelles faites au parc afin de mieux comprendre l’utilisation du territoire. Malgré la taille de l’échantillon plus petite que l’étude antérieure de Lanari et Smith (2000), les résultats obtenus par la combinaison d’entretiens clés et d’observations sur le terrain s’appuient solidement sur la littérature scientifique relative aux parcs et aux retombées.

Kangiqsujuaq et le parc national des Pingualuit

Le portrait socioéconomique de Kangiqsujuaq reste essentiellement similaire à celui des années 2000 quant aux enjeux. Avec près de 750 habitants, une population jeune (62 % de la population âgée entre 0‑29 ans), un taux de chômage de 23,7 %, et 61 % de la population n’ayant aucun certificat, diplôme ou grade (Statistique Canada, 2017), la communauté a certainement des défis à relever et elle pourrait bénéficier de retombées d’ordres économique, social et culturel du parc et du tourisme (Thomas, 2012 : 80).

Le parc national des Pingualuit correspond à une aire protégée de catégorie II de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et sa gouvernance avec Parcs Nunavik s’apparente à celle des sociétés d’État telles Parcs Québec ou Parcs Canada (Hébert, 2012 : 13). Le parc est partagé officiellement en quatre zones : zones d’ambiance, zones de préservation, zones de préservation extrême et zones de services, conformément au plan directeur (MDDEP, 2005 : 39). Ce découpage s’inscrit dans la même lignée que ceux des autres parcs nationaux québécois. L’organisation Parcs Nunavik dans son ensemble découle de l’ARK et s’occupe de la gestion des infrastructures et des activités à l’intérieur des parcs et de l’embauche des employés administratifs et des guides. Elle occupe un rôle pivot dans les relations entre les villages nordiques et les acteurs communautaires comme les écoles, les associations de chasseurs et trappeurs et les corporations foncières. Cet acteur régional serait en quelque sorte le « médiateur [entre l’ARK et le MFFP] afin que les deux lois qui régissent l’usage et la protection du territoire du Nunavik [la CBJNQ et la Loi sur les Parcs] soient respectées » (Hébert, 2012 : 13).

Depuis la signature de la CBJNQ, l’aménagement du territoire est régi par un système de catégories de terres (catégories I, II, III) qui définit les utilisations et les exploitations pouvant être faites. Les terres de catégories II et III (illustration 5) forment, dans un premier temps, des territoires réservés exclusivement aux Inuits et ayant une importance particulière en ce qui a trait à l’économie traditionnelle, la protection et la sauvegarde de la culture et, dans un deuxième temps, des terres qui ne bénéficient pas de droits ni de privilèges (Québec, 1998). Le parc national des Pingualuit et les autres parcs nationaux du Nunavik ont d’ailleurs la particularité de se retrouver dans ce territoire conventionné, où les droits de chasse, trappe et pêche sont protégés. Les bénéficiaires de l’accord ont donc plein droit sur leurs activités traditionnelles et ne paient pas de frais d’accès aux parcs. Cette mesure, en plus de respecter l’objectif de gestion de l’UICN visant à « tenir compte des besoins des populations indigènes, y compris l’utilisation des ressources aux fins de subsistance » (MDDELCC, 2018 ; UICN, 2018), est venue apaiser une inquiétude majeure quant à l’établissement du parc et des droits ancestraux protégés par la CBJNQ.

Le financement des opérations et des investissements du parc national des Pingualuit est accordé par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec[2] (MFFP) et par le Secrétariat aux affaires autochtones du Québec. Les montants liés aux investissements prévus pour l’aménagement du parc n’ont été connus qu’à la veille de sa création. L’entente Sanaturrik sur le développement économique et communautaire au Nunavik, signée en 2002, avait notamment comme objectif d’accélérer le développement du potentiel touristique du Nunavik. Le gouvernement du Québec s’était alors engagé à octroyer à l’ARK une somme de 3,9 millions de dollars sur les cinq années subséquentes afin de défrayer les coûts de la création du parc (rémunération des employés, dépenses administratives, exploitation et entretien des édifices, des véhicules, des sentiers et des équipements) (Secrétariat aux affaires autochtones, 2002 : 6). L’entente Sivunirimut concernant le financement global de l’Administration régionale Kativik de 2004 a ensuite pris le relais, transférant officiellement la gestion du parc à l’ARK (Secrétariat aux affaires autochtones, 2004 : 33).

Ces circonstances singulières dans lesquelles le parc national évolue permettent de mieux saisir les effets du parc sur la population de Kangiqsujuaq.

Résultats

Retombées socioéconomiques

Les emplois générés par les parcs sont dans bien des cas les principales sources de retombées économiques pour les communautés (Fortin et Gagnon, 1999 : 208). Sur le plan des emplois directs, l’embauche de personnel du parc représente la plus grande part de la création d’emplois. Huit employés à temps plein, dont des guides, ainsi que des employés administratifs travaillent au sein du parc national des Pingualuit. La qualité des conditions de travail liées à ces emplois est mise de l’avant par les répondants, le travail étant bien en vue, permanent et bien rémunéré.

I can say that because the park has created jobs, training, and economy and… bringing tourism, so the more tourists we have, the more people we hire. (E2)

Je pense que l’on a des emplois qui sont très bien vus […] Ils ont des bonnes conditions de travail. On est dehors. (E1)

Le parc joue d’ailleurs un rôle important dans le développement des compétences de la main-d’œuvre touristique en formant des guides et en les sensibilisant aux chocs interculturels potentiels avec les touristes. La formation est de plus ouverte à l’ensemble de la main-d’œuvre locale qui travaille avec une clientèle étrangère (à l’hôtel ou au garage par exemple).

Le plan directeur du parc établit que « Les Inuits seront responsables de la gestion des activités et des services dans le parc […] [et que] les postes où les employés seront en contact avec les visiteurs devront être attribués à du personnel multilingue » (MDDEP, 2005 : 17), ce qui s’est avéré, puisque l’ensemble du personnel du parc est aujourd’hui d’origine inuite.

Strickland-Munro et Moore (2013 : 27, 33) soulignent cependant que les gens les plus formés, ayant une meilleure éducation et une situation sociale plus stable, sont souvent ceux qui sont les premiers à bénéficier des emplois qui émanent des aires protégées. Malgré des critères d’embauche élevés, Parcs Nunavik tente de maximiser l’influence socioéconomique qu’il peut avoir sur la communauté en favorisant le recrutement de Kangiqsujuamiuts et la sous-traitance locale. Le parc offre en effet de nombreux emplois en sous-traitance dans la communauté. Par exemple, lors de la visite de groupes imposants, pour répondre aux besoins le parc fait appel aux entreprises locales de location d’équipements, aux services de guides ou à un traiteur local. Il faut ajouter à cela l’embauche occasionnelle d’aînés, de conteurs, de musiciens et d’artisans locaux qui viennent à l’intérieur du parc ou au centre d’interprétation partager leurs connaissances. Pour le parc, le fait de sous-traiter du travail à la communauté permet, dans une certaine mesure, de stimuler l’emploi local.

Les retombées liées aux dépenses des visiteurs dans les entreprises locales de Kangiqsujuaq sont quant à elles négligeables. Depuis 2008, le parc accueille en moyenne une centaine de visiteurs par année (tableau 2). Si l’ampleur des retombées dépend des dépenses directes des visiteurs (Eagles et al., 2002 ; Sharpley et Telfer, 2008 ; DGE, 2014), celles-ci sont très marginales du fait que les visiteurs ne séjournent pas assez longtemps dans la communauté. Il s’agit d’une critique soulevée par les répondants :

[C]’est une des critiques […] Ça n’a pas amené un gros afflux économique dans la communauté. Parce que les gens arrivaient, et partaient tout de suite dans le parc.  (E1)

They’re [les visiteurs] going just straight, they have to get here first, and then go to Pingualuit.  (E3)

L’importance d’améliorer le nombre et la durée des séjours dans les communautés est soulignée par Paul F.J. Eagles, Stephen F. McCool et Christopher D. Haynes (2002 : 23) ainsi que par Annie Thomas (2012 : 83) plus spécifiquement, qui écrit qu’il faut « encadrer le touriste grâce à des guides [et] ajouter à son séjour dans les parcs nationaux un passage dans les communautés ». Selon nos répondants, l’itinéraire privilégié par une partie des visiteurs n’inclut généralement qu’un court passage dans la communauté, celle-ci faisant office de transit pour le transport vers le camp de base du parc. Dans certains cas, des vols directs de Kuujjuaq vers le parc ne font aucun arrêt dans la communauté. Cette situation est pareillement soulevée par Mélanie Loisel (2009).

Dans un même ordre d’idées, les attentes en matière de retombées économiques laissaient miroiter la venue de nombreux touristes bien nantis dans les secteurs de l’hôtellerie, de la restauration, des boutiques souvenirs et de la sculpture (Lanari et Smith, 2000 : 37‑44). Mis à part la construction récente d’un nouvel hôtel dans la communauté grâce aux redevances minières (Blais, 2015 : 68), ces types de commerces n’ont pas vu le jour avec l’arrivée du parc. Les installations touristiques de la communauté se résument à deux hôtels, un appartenant à la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec (FCNQ) et l’autre à la corporation foncière, un aéroport ainsi que le Centre d’interprétation du parc national des Pingualuit. Les touristes ne peuvent donc pas dépenser suffisamment localement, faute d’activités et de services diversifiés.

Des défis similaires concernant les retombées dans l’économie locale sont répertoriés dans le cas de Kangiqsualujjuaq et du parc national Kuururjuaq où les résidents mettent en doute les retombées économiques (Lemelin, 2012 : 36). Par exemple Ittoqqortoormiit au Groenland (Créquy, 2012 : 161) et la communauté autochtone de Warmun en Australie (Strickland-Munro et Moore, 2013 : 26) expérimentent le même genre de défi face à la marginalité des activités économiques générées par les parcs. Au parc national des Pingualuit, des ajustements ont été faits en 2015 pour tenter de retenir plus longuement les visiteurs dans la communauté. Un nouveau forfait comprenant deux jours à Kangiqsujuaq est proposé depuis, composé d’un partenariat avec des acteurs locaux, Voyages FCNQ, Aventures Kangiqsujuaq et un traiteur de Kangiqsujuaq (ARK, 2015 : 174). Malgré tout, force est de constater qu’il est complexe de faire profiter économiquement la population locale des retombées du parc.

Toutefois, les frais d’activités et d’accès pour les visiteurs provenant de l’extérieur du Nunavik permettent d’assurer certaines entrées d’argent. Comparativement aux premières années d’exploitation du parc où beaucoup d’efforts et de ressources étaient investis afin d’attirer une clientèle internationale, ce sont maintenant les Nunavimmiuts qui fréquentent le plus le parc, dans une proportion de 72 % (Argnaq et Philie, 2017). Le faible pourcentage de visiteurs en provenance de l’extérieur du Nunavik (28 %) assure quant à lui un apport financier qui est retourné à la communauté sous la forme de réduction des coûts de transport (ibid.). Cet effet s’exprime plus récemment par l’intermédiaire de l’Initiative de Parcs Nunavik pour l’accès aux bénéficiaires, mise en place en 2017, qui donne notamment aux bénéficiaires de la CBJNQ « 50 % de rabais sur les activités et services offerts et opérés par Parcs Nunavik » (Parcs Nunavik, 2017).

La population inuite va payer 50 %. S’ils vont avec leur propre motoneige [le parc] ne fait payer rien. Même le logement c’est gratuit. [Le parc] fait payer les gens qui viennent du sud. Dans le fond les gens qui viennent du sud qui payent des plus gros prix vont subventionner les résidents locaux. (E1)

Cette retombée s’apparente donc à une sorte de subvention de la part des voyageurs en provenance de l’extérieur du Nunavik. Un visiteur étranger payant le plein prix vient ainsi contribuer indirectement à améliorer l’accessibilité du parc pour la population locale et régionale à des tarifs abordables. Cette approche a d’ailleurs favorisé l’intégration des activités du parc à la communauté et à amenuiser les incidences sociales. En effet, aucune remarque n’a été répertoriée concernant les préoccupations sociales évoquées lors de l’étude d’impact précédant la création du parc (Lanari et Smith, 2000 : 45‑47). En ce sens, le développement touristique à petite échelle tenant compte des besoins locaux et le refus d’un tourisme de masse constituaient à l’époque, et constituent encore aujourd’hui, des fondements de base pour la communauté.

Tableau 2

Achalandage du parc national des Pingualuit de 2008 à 2017

Achalandage du parc national des Pingualuit de 2008 à 2017
Source : Compilation de l’auteur principal (ARK, 2008 ; 2010a ; 2015 ; Parcs Nunavik, 2016 ; 2017)

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À la lumière ces résultats, il est difficile de dire clairement que le parc a eu un impact économique suffisant sur la communauté face aux investissements gouvernementaux et aux attentes émises par les travaux de Lanari et Smith (2000).

C’est sûr que si on fait une évaluation rapide, puis on regarde juste l’argent du gouvernement qui rentre dans les parcs, c’est sûr que ce n’est pas rentable […] Mais à ce moment-là, on ne calcule pas tout le bienfait pour les gens du village. Toutes les familles qui […] ont des emplois permanents. C’est des bons emplois avec des bonnes conditions. (E5)

C’est ainsi que d’autres formes de retombées résultent de l’implantation du parc national. Les retombées économiques ne représentent pas une finalité en soi. L’établissement de parcs nationaux engendre souvent plus de bienfaits pour ce qui touche les conditions de vie et la valorisation de la culture (Fortin et Gagnon, 1999 : 202 ; Eagles etal., 2002 : 24 ; Puhakka et al., 2009 : 529 ; Reimann et al., 2011 : 94).

Accessibilité et infrastructures sécuritaires

Les entretiens et les observations sur le terrain suggèrent que l’aménagement des infrastructures du parc constitue la retombée la plus tangible et perceptible de l’accessibilité au territoire et aux activités traditionnelles. La construction du centre d’interprétation et d’un garage à Kangiqsujuaq, l’aménagement de la piste d’atterrissage et des campements à l’intérieur du parc, ainsi que l’acquisition de matériel pour les opérations courantes contribuent grandement à établir les bases d’une offre touristique correspondant aux standards d’un parc national. Elles rendent aussi accessible un territoire difficile d’accès qui avait été délaissé au cours des années précédant la création du parc (Lanari et Smith, 2000 : 25‑26).

Ces infrastructures accommodent un grand nombre de visiteurs de tous âges pour différents types de séjours (Argnaq et Philie, 2017). Des installations sophistiquées ont été aménagées au campement principal du lac Manarsulik (illustration 2) : panneaux solaires, poêle au gaz, chauffage à l’huile, télévision, DVD, connexion Internet, réfrigérateur, génératrice, barbecue, etc. Ces équipements rendent possible l’exercice d’activités traditionnelles, tout en offrant un milieu de séjour confortable et sécuritaire. Trois autres camps de moindre envergure ont été installés le long du corridor d’accès entre le lac Manasurlik et Kangiqsujuaq. Ces campements chauffés aident à réduire les risques associés aux déplacements hivernaux, en motoneige ou en ski de fond. Les déplacements peuvent en effet être ardus compte tenu du froid extrême et des changements météorologiques soudains du Nunavik. Les entrevues révèlent que le sentiment de sécurité que procurent les infrastructures du parc constitue une retombée positive qui améliore l’accessibilité au territoire et aux activités qui s’y déroulent : « Even when they are in the park, if they want to stay in their shack, they let them to do that. I really like it […] Because, inland, when it’s winter, it’s really cold. It’s really helping the community. They help each other. » (E3)

Dans le contexte où il est de plus en plus difficile pour les Inuits de maintenir leurs propres campements ou cabins sur le territoire, en raison des coûts élevés des matériaux de construction et des équipements de transport (Vachon, 2017), les infrastructures du parc offrent une alternative à bon prix.

Par ailleurs, grâce à l’implantation du parc, de nouvelles voies composées d’inuksuit (pluriel d’inukshuk, empilement de pierres adoptant une forme humaine) ont été aménagées (illustration 3) pour lier les différents points d’intérêt du parc et la communauté de Kangiqsujuaq. Cet élément phare de la culture inuite est utilisé par les guides qui se fient très rarement aux cartes, mais plutôt à ces inuksuit, aux collines ou aux autres aspects géomorphologiques pour s’orienter et se déplacer. Pour les utilisateurs inuits du territoire, les sentiers proposés par les cartes officielles du parc ne sont pas d’importance particulière, le territoire étant accessible pour tous : « Ici, ce qui est le fun, c’est que le territoire est à tout le monde. Tu peux aller où tu veux, ce n’est pas comme dans le sud. » (E4)

Illustration 2 

Campement principal du lac Manasurlik, parc national des Pingualuit, Nunavik, Québec (Canada), 2017

Campement principal du lac Manasurlik, parc national des Pingualuit, Nunavik, Québec (Canada), 2017
Photo : Guillaume Proulx, 2017

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Illustration 3 

Inukshuit reliant le cratère du lac Pingualuk au campement principal, vue sur le lac Manarsulik, parc national des Pingualuit, Nunavik, Québec (Canada), 2017

Inukshuit reliant le cratère du lac Pingualuk au campement principal, vue sur le lac Manarsulik, parc national des Pingualuit, Nunavik, Québec (Canada), 2017
Photo : Guillaume Proulx, 2017

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Réappropriation par les jeunes et objectifs éducatifs

Le développement touristique, écrivent Puhakka et ses collègues (2009 : 531), peut soutenir les aspects culturels et sociaux, en stimulant le développement des infrastructures, en favorisant la fierté culturelle et communautaire, en améliorant la compréhension culturelle entre les visiteurs, tout cela en préservant le patrimoine culturel et en créant des possibilités d’éducation. Dans cette lignée, les infrastructures du parc établissent une meilleure structure dans la transmission des savoirs entre jeunes et aînés, ainsi qu’entre Inuits et allochtones, en misant sur l’éducation et en créant des ponts intergénérationnels et interculturels.

[S]i tu as un elder qui parle que l’inuktitut, comme la plupart des gens âgés, qui a besoin d’un jeune pour traduire, et bien quand le jeune a entendu l’histoire trois ou quatre fois devant un public très impressionné par l’histoire, l’idée qu’il a de son grand-père, son grand-oncle […] s’il voit le respect, puis l’intérêt, et bien le jeune va se l’approprier cette histoire-là. Ça, c’est la bonne nouvelle du tourisme. (E6)

These kids should know how their ancestors were living. Even when they just go fishing, they learn how to survive in the land […] I know when they go up there, they train the students, they talk to them. And they give them a story. (E3)

La vocation éducative du parc répond aux revendications des Kangiqsujuamiuts qui veulent retisser des liens entre les jeunes et les aînés (Lanari et Smith, 2000 : 45‑47 ; Parnasimautik, 2013). Les activités traditionnelles se déroulant dans le parc sont exercées, le plus souvent, par les guides-chasseurs inuits avec les visiteurs, dans un esprit d’apprentissage. Cette transmission des savoirs est favorisée par des ateliers organisés avec les aînés qui viennent raconter leur culture, leur histoire, ou enseigner des techniques d’artisanat, la construction d’igloo ou l’utilisation des qulliq (lampe à l’huile inuite en stéatite). Pierre Philie (2013) note cette situation où le parc « permet aux jeunes générations de se réapproprier une partie de leur culture, simplement en occupant le territoire ».

Effectivement, l’accès au territoire est facilité par l’aménagement du parc qui permet à beaucoup de jeunes Inuits de se rendre à l’intérieur des terres, la toundra étant normalement de nature inhospitalière pour des jeunes en bas âge et inexpérimentés. Le parc agit localement à titre éducatif comme intégrateur et diffuseur de la culture traditionnelle inuite dans la communauté. Ces forts liens avec l’école locale Arsaniq (aurore boréale en inuktitut) ainsi qu’avec les aînés de la communauté sont à la base de ces transferts de savoirs. Il ne faut pas oublier que la population de Kangiqsujuaq est majoritairement composée de jeunes et que la clientèle du parc et du centre réunit elle aussi plusieurs jeunes et étudiants (Arngaq et Philie, 2017 : 2).

Un élément du parc qui vient fortement structurer la diffusion de la culture locale est le Centre d’interprétation à Kangiqsujuaq (illustration 4). Il est décrit comme un arrêt obligé dans la communauté pour tous les visiteurs qui vont dans le parc ou sont de passage dans la communauté :

[C]’est toujours plus intéressant […] sur le plan culturel de faire connaître notre territoire aux gens qui y habitent […] par exemple, que ce soit des employés de la Commission scolaire, de l’ARK, de Makivik, des hôpitaux, de la RRSSSN [Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik], […] tu travailles ici, viens voir ça [le Centre d’interprétation], et bien comprendre la culture. Parce que le personnel travaillant blanc ne connaît pas les Inuits. (E1)

En plus des étudiants locaux, le centre reçoit près de 200 élèves en moyenne annuellement. De nombreux travailleurs qallunaat (personnes non inuites en inuktitut) se déplaçant temporairement dans la communauté représentent également une partie importante de cette clientèle. Notons que malgré l’obligation de la part du MDDEP de respecter certaines normes d’exposition, le centre d’interprétation a été marqué par le rapatriement de nombreux artéfacts et des efforts collaboratifs entre l’Institut culturel Avataq, le Service des parcs du MDDEP et le Comité culturel de Kangiqsujuaq (Institut culturel Avataq, s.d.). Il a créé un précédent au niveau muséal en développant un modèle adapté aux réalités inuites (D’Amour, 2011 : 123‑124). Cette approche s’insère notamment dans les objectifs que s’était fixé le MDDEP afin de faciliter la découverte du milieu, l’éducation et l’implication des Inuits dans le parc national (MDDEP, 2005 : 12). Ces résultats viennent également répondre aux anticipations des retombées socioculturelles du parc et du tourisme concernant le renforcement des connaissances de la culture inuite, les opportunités d’échanges interculturels et le partage des savoirs traditionnels entre les Inuits et les touristes (Lanari et Smith, 2000 : 45).

Illustration 4 

Exposition du Centre d’interprétation du parc national des Pingualuit à Kangiqsujuaq, Nunavik, Québec (Canada), 2017

Exposition du Centre d’interprétation du parc national des Pingualuit à Kangiqsujuaq, Nunavik, Québec (Canada), 2017
Photo : Guillaume Proulx, 2017

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Relations avec l’industrie minière

Le rôle du parc à l’égard de l’industrie minière est surgi en sous-thème lors des entrevues. Il est important de savoir que le parc national des Pingualuit est situé à proximité de la Fosse de l’Ungava, une zone d’importants gisements de nickel et de cuivre. La région périphérique du parc est caractérisée par des terres de catégories II et III et est ceinturée, au nord particulièrement, de claims (baux miniers). C’est là que l’on retrouve généralement les sites d’exploitations et d’explorations minières, dont les mines actives de Raglan et de Nunavik Nickel, ainsi que le site de l’ancienne mine Asbestos Hill (Purtuniq). Plusieurs titres d’explorations sont d’ailleurs actifs au nord et au sud du parc, laissant la voie ouverte à de potentielles exploitations (MERN, 2016) (illustration 5). Les relations entre le parc, l’industrie et la communauté sont décrites comme cordiales :

I can say that we have a pretty good relationship [with the mine], good communication with the community.  (E2)

[J]e dirais que pour le parc des Pingualuit, la relation est exemplaire. La relation qu’il y a avec la mine Raglan est très très bonne. (E5)

Les contrôles environnementaux tels que les relevés de poussières et les tests sur la qualité de l’eau sont d’ailleurs faits avec la participation des employés du parc. Cette collaboration a atteint un autre niveau, récemment, lorsque des travailleurs de la mine ont été invités à visiter le parc, accompagnés d’aînés locaux, afin de les sensibiliser à la culture inuite et à l’importance du territoire.

C’est également avec la première phase d’agrandissement des limites du parc que les détenteurs des claims au nord du parc ont collaboré afin de céder ces terres. Cette extension, qui devrait être officialisée dans un proche avenir, permettrait la création d’un corridor d’un kilomètre au nord de la rivière Puvirnituq (MDDEP, 2005 : 23), lui garantissant une plus grande protection environnementale face aux explorations et aux exploitations.

Malgré un discours qui se veut harmonieux, quelques discussions informelles nous amènent à comprendre que plusieurs craintes persistent du côté inuit quant aux activités minières. La découverte de barils dans les lacs provenant d’anciennes mines près du parc, par exemple, a ébranlé la confiance de la communauté envers l’industrie.

Illustration 5 

Organisation territoriale – Région du parc national des Pingualuit et de Kangiqsujuaq, Nunavik, Québec (Canada), 2017

Organisation territoriale – Région du parc national des Pingualuit et de Kangiqsujuaq, Nunavik, Québec (Canada), 2017
Sources : Québec. Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, 2005 ; Québec. Ministère des Ressources naturelles et Faune, 2009 ; Québec. Ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles, 2011 et 2017 ; Québec. Ministère du développement durable, Environnement et Lutte contre les changements climatiques, 2017 ; Statistiques Canada. Division de la géographie, 2011.

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Discussion

L’importance des retombées économiques du parc national des Pingualuit arrive en second plan par rapport à tous les bénéfices culturels et sociaux que ce projet d’aménagement a pu susciter. En effet, comme le souligne Martin Thibault (2012 : 4), « pour les Inuits, la raison d’être des parcs se situe ailleurs que dans les activités économiques. Il s’agit d’abord de protéger le territoire et la culture inuite ». Grâce aux structures organisationnelles, physiques et éducationnelles, le parc national des Pingualuit permet aux Kangiqsujuamiuts de se réapproprier les pratiques culturelles et territoriales dans la péninsule de l’Ungava. « Quand on s’interroge sur les impacts du tourisme sur la culture locale, on sous-entend souvent une possible préservation, transformation ou redécouverte de la culture par le tourisme. » (Créquy, 2012 : 160) Dans la continuité des travaux menés précédemment, nos résultats font état d’une « réappropriation », au sens où le territoire entourant le cratère des Pingualuit et les pratiques culturelles s’y déroulant avaient été négligés et délaissés avant l’aménagement du parc (Lanari et Smith, 2000).

L’aménagement et la gestion des infrastructures par les Inuits ont mis aussi en évidence comment l’objet « parc national » a pu être adapté à la vision inuite du territoire. L’outil de développement local et de conservation que représente le parc est plus souvent partagé sur son fond que sa forme (ex. : périmètre, toponymes, zonages et circuits) (Joliet, 2011 : 203).

Dans l’imaginaire inuit du territoire, on perçoit nuna [la terre ou le territoire] comme un bien collectif inaliénable dont l’appropriation ne s’entend qu’au sens d’un droit d’usage et que nul ne peut prétendre posséder (Therrien, 2012 : 62). Cette définition est intéressante dans une perspective d’adaptation culturelle. L’aménagement du parc national dans le paysage inuit et cette notion d’habiter le territoire sont paradoxaux. L’idée même d’y établir des frontières, des limites ou des lignes entre ce qui est « nature » à protéger et ce qui ne l’est pas représente une certaine incongruité avec la vision holistique des Inuits (Arnould et Glon, 2006 ; Hébert, 2012 ; Therrien, 2012). Il est clair maintenant qu’avec l’aménagement du parc national des Pingualuit, une vaste aire de mise bas du caribou est protégée de l’exploitation minière, protégeant du même coup une importante source d’approvisionnement de cet animal de subsistance central dans la tradition et la culture inuites (illustration 5). Si les restrictions des aires protégées engendrent des inquiétudes face aux droits traditionnels des populations locales (McCleave et al., 2006 : 548 ; Reimann et al., 2011 : 87‑89), cette adaptation du modèle classique des parcs aux pratiques inuites démontre un compromis de coexistence.

Cette présence actualisée est définitivement plus pragmatique dans la façon d’occuper les terres intérieures de la péninsule d’Ungava et concède aux Inuits un poids régional plus important. Avec l’implantation d’infrastructures, la pratique d’activités traditionnelles, l’éducation, ou ne serait-ce que la présence physique des Inuits sur leur territoire ancestral, le parc détient maintenant un rôle prépondérant dans le développement et l’organisation du territoire. Cette position se traduit par des liens étroits avec les parties prenantes et la population, et son accès privilégié au territoire. Si, pour Louis-Edmond Hamelin, l’inukshuk sert à baliser géographiquement le Territoire du Nord tout en constituant une forme d’affirmation géopolitique (illustration 3), les aires protégées agissent définitivement comme des outils stratégiques de protection des droits ancestraux pour les Inuits (Scott, 2013 : 377‑378 ; Chartier etal., 2014 : 15).

Les dynamiques régionales dans l’exploitation des ressources naturelles viennent concrètement exprimer ce point. La complexe conciliation des intérêts dans l’aménagement des aires protégées peut créer des tensions entre les diverses parties prenantes du territoire (Puhakka etal., 2009 : 544 ; Créquy, 2012 : 148). Les manifestations positives des relations entre les société minières et les autorités du parc laissent deviner qu’il y a là un lien névralgique et des enjeux en termes d’aménagement futur dans la région. Avec l’intensification du développement du Nord et l’augmentation de l’accessibilité terrestre et maritime, la gestion des aires protégées du Nunavik doit maximiser les compétences et les connaissances des différents acteurs locaux en matière de protection environnementale (Hébert, 2012 : 10).

Les problématiques reliées aux exploitations minières dans la région sont nombreuses et existent de longue date. Les activités de la mine Asbestos Hill dans les années 1970 ont non seulement laissé des cicatrices physiques sur le territoire, mais également des déchets et des contaminants (Rodon etal., 2013 : 114‑115). Ces conséquences négatives des mines sur les milieux social et environnemental des Kangiqsujuamiuts sont bien contenues. Leurs activités minières dans la région sont en outre venues affecter le mode de vie traditionnel des Inuits, leur nourriture et leur santé (ARK, 2010b : 15 ; Parnasimautik, 2013 ; Rodon et al., 2013 : 114‑116 ; Blais, 2015 : 89‑90). Les perturbations engendrées par le développement industriel sur les caribous migrateurs, et leur déclin dans la région de la mine Raglan, ont clairement aussi été démontrés (Plante, 2017). La création du parc national des Pingualuit à proximité des mines devient alors une façon de venir minimiser ces impacts environnementaux négatifs (Philie, 2013 : 123‑124). Cependant, les enjeux régionaux de localisation et de délimitation mettent en évidence la difficile conciliation entre protection de l’environnement, activités traditionnelles et développement de l’industrie extractive.

Face à ces enjeux, le parc forme un atout de grande taille, mais il constitue surtout une façon pour la communauté de favoriser la protection du territoire contre l’exploitation des ressources naturelles. La deuxième phase d’agrandissement des limites du parc en processus de conception s’inscrit dans cette lignée. L’ébauche actuelle formerait un corridor rejoignant la mer au nord-est du parc dans la région du Fjord Tursukattaq[3] (illustration 5). Elle constituerait, selon les intentions actuelles, une sorte de barrière permettant d’assurer une zone tampon autour de la communauté de Kangiqsujuaq et du parc. À cette protection additionnelle rattachée au territoire intérieur et périphérique du parc s’ajouteraient tous les usages (chasse, pêche, trappage) qui seraient ainsi davantage protégés et surveillés. Les résultats de cette démarche resteront à valider et à étudier en raison du fait que de nombreux claims miniers séparent actuellement le parc et la côte, représentant un obstacle majeur à l’agrandissement du parc. Il sera important de suivre et de documenter l’évolution des enjeux relatifs à l’industrie extractive, mais aussi ceux reliés à l’existence du parc dans un contexte d’accroissement du tourisme en Arctique et des changements climatiques.

L’expérience de Pingualuit et de Kangiqsujuaq pourra certainement servir de source d’inspiration, de modèle de « parc culturellement adapté », et nourrir les différentes lacunes dans les connaissances en matière des retombées des parcs sur les communautés. La conjoncture politique s’y prête d’ailleurs bien avec l’objectif du gouvernement du Québec de 20 % d’aires protégées d’ici 2020 sur le territoire du Plan Nord (Secrétariat au Plan Nord, 2015 : 32), le développement récent du projet du parc national Iluiliq près d’Ivujivik et la création des plus récents parcs nationaux au Nunavik : Ulittaniujalik (2016), Tursujuq (2012) et Kuururjuaq (2009) (voir illustration 1).

Conclusion

Avec l’étude de l’implantation du tout premier parc national au Nunavik, nous souhaitions mieux comprendre de quel ordre étaient les effets de ce projet d’aménagement pour la communauté. Quoique les défis socioéconomiques et culturels dus au contexte historique de Kangiqsujuaq et du Nunavik restent persistants, ce projet est venu néanmoins générer des retombées importantes dans la vie et le quotidien des habitants.

Peu d’études comparatives a posteriori avaient été réalisées pour examiner les retombées des parcs nationaux sur les communautés. Nos entretiens auprès d’acteurs clés jumelés aux observations sur le terrain ont mis en exergue l’importance des considérations sociales et culturelles dans une étude des retombées. L’accessibilité croissante de l’Arctique pour les touristes et l’industrie des ressources naturelles accroissent le besoin de connaissances et de suivi dans le temps après l’implantation d’un tel projet. L’étude de ses retombées vient aussi contribuer à une meilleure compréhension de l’influence des aires protégées sur les populations locales.

Les retombées d’ordres socioculturel et sociopolitique s’avèrent bien plus importantes que celles anticipées au niveau économique. L’amélioration de l’accessibilité au territoire structure les pratiques culturelles locales et régionales et les activités traditionnelles. Le succès de l’adaptation du modèle de parc traditionnel à l’imaginaire inuit du territoire favorise le développement d’un parc original, approprié tant par les chasseurs que les aînés, les jeunes Inuits et les visiteurs. La réappropriation et la démocratisation de l’accès au territoire, l’éducation et la transmission des savoirs traditionnels représentent des retombées importantes permettant de renforcer les liens avec nuna, tout en valorisant la culture inuite. La présence de jeunes sur le territoire est de bon augure pour la pérennité d’une culture en pleine transformation, en recréant des ponts entre les générations, face à des traditions ancestrales parfois négligées. Le parc revêt certainement quelque chose de plus subtil et intime pour les Inuits, autant par son utilisation que par sa gouvernance. L’agrandissement éventuel du parc, en plus d’avoir des visées en termes de protection environnementale et de développement touristique, confirme cette affirmation politique que les Inuits tentent d’assumer par le biais du parc national des Pingualuit, tant dans la gestion que dans leur occupation contemporaine du territoire.