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Fig. 1

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L’ouvrage Practising the Good Life: Lifestyle Migration in Practices, publié en 2015 aux éditions Cambridge Scholars sous la direction de Kate Torkington, Inès David et João Sardinha, est issu d’une conférence organisée par les directeurs de l’ouvrage à Lisbonne en octobre 2013 (« Practising the Good Life: The Good Life in Practices »). Intégralement en langue anglaise, il rassemble les travaux de dix-neuf contributeurs d’origines géographiques et disciplinaires différentes (sociologie, anthropologie, géographie, langues, linguistique) et couvre un large champ géographique (Portugal, France, Espagne, Népal, Équateur, Chili…).

Ce recueil de textes constitue une intéressante contribution à l’étude des « lifestyle migrations », un nouveau type de mobilité qui s’est développé ces dernières décennies et fait l’objet d’un intérêt croissant dans les recherches en sciences sociales (Benson, 2015). Ce concept de « lifestyle migration », que l’on peut littéralement traduire par « migration motivée par la recherche d’un style de vie », a été défini par Michaela Benson et Karen O’Reilly (2009 : 2) comme la « mobilité spatiale d’individus relativement aisés, de tous âges, se déplaçant à plein temps ou à temps partiel vers des lieux ‘significatifs’ [sous-entendu sur les plans social, culturel et symbolique] parce que, pour différentes raisons, ils offrent la possibilité d’une meilleure qualité de vie » [traduction de l’auteur]. Ces personnes sont donc en quête à la fois de lieux de vie agréables, riches en aménités, en particulier naturelles, et d’un autre mode de vie, généralement caractérisé par des aspirations existentielles plus qualitatives qu’économiques. Néanmoins, comme le rappellent les deux co‑directrices de l’ouvrage dans le chapitre introductif (p. 1), ces mobilités complexes, qui comportent fréquemment des liens importants avec les phénomènes touristiques, ont été théorisées de différentes manières : « lifestyle migration », « amenity migration », « counterurbanisation migration », « international retirement migration », « residential tourism ». Elles concernent de plus des acteurs divers (« expatriates », « global nomads », « residential tourists », « international retirees »…), à la recherche d’expériences et de styles de vie variés (« rural idyll », « bohemian lifestyle », « an ‘exclusive’ beach setting », « a place in the sun »…). En s’efforçant de dépasser les oppositions classiques entre mobilité temporaire et migration, ce concept tente de prendre en compte la complexification des flux migratoires et des pratiques résidentielles dans le cadre d’un système global de mobilités. Certains auteurs vont encore plus loin et proposent d’utiliser le concept de « lifestyle mobility », prenant également en considération la question des loisirs (Cohen et al., 2015).

À la suite des ouvrages dirigés par Michaela Benson et Karen O’Reilly (Lifestyle Migration. Expectations, Aspirations and Experiences, 2009), Michael Janoschka et Heiko Haas (Contested Spatialities, Lifestyle Migration and Residential Tourism, 2013) et Michaela Benson et Nick Osbaldiston (Understanding Lifestyle Migration, 2014), ce livre contribue à l’analyse de ces formes privilégiées de mobilité aux multiples facettes, non pas par le biais d’approfondissements théoriques du concept, mais grâce à un certain nombre d’explorations empiriques offrant des exemples concrets de cette « mise en pratique de la belle vie » (« living the good life »). Il souhaite ainsi éclairer la manière dont cette expérience migratoire ou résidentielle est vécue en s’intéressant aux pratiques sociales qui structurent la vie quotidienne de ces migrants ou multirésidents (pratiques linguistiques, relations avec les populations locales, mais aussi avec le pays d’origine…), en abordant notamment les questions d’intégration, d’appartenance, et en s’intéressant en définitive à la redéfinition de leur identité. Ces « pratiques » ne sont pas uniquement considérées dans leur dimension matérielle, mais également analysées à travers l’étude des discours et des représentations qui transparaissent dans les entretiens de recherche et, de manière plus originale, dans les médias sociaux (blogues, listes de diffusion…).

Outre un chapitre introductif revenant en particulier sur la complexité du concept de « lifestyle migration » , l’ouvrage compte quatorze chapitres, organisés en quatre parties. La première comporte quatre études de cas qui illustrent la recherche de modes de vie idéalisés et de lieux de vie appropriés propre à ce type de mobilité. Elle débute par un chapitre comparatif des migrations à destination des espaces ruraux dans cinq pays de l’Union européenne (Allemagne, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie), qui identifie différents profils sociodémographiques parmi ces migrants et esquisse une typologie des dynamiques migratoires dominantes par pays. Le second chapitre est consacré à une étude des profils et des motivations des migrants, essentiellement nord-européens, installés dans les régions du Centre du Portugal, et pour qui le choix d’un mode de vie rural apparaît central. Le troisième chapitre concerne des Britanniques établis dans une zone intérieure du sud de la péninsule ibérique, dans la province de Murcie. Il s’intéresse plus spécifiquement aux pratiques transnationales d’accession à la propriété (surtout motivées ici par des prix immobiliers très attractifs) et à la manière dont les relations familiales et amicales sont redéfinies du fait de cette installation à l’étranger qui leur donne une nouvelle d imension spatio‑temporelle. Le dernier chapitre de cette section décrit les projets de vie de « migrants utopiques » implantés au nor d de la Patagonie, à Pucón (Chili), qui passent notamment par l’adoption de pratiques alternatives (nouvelles méthodes de scolarisation, permaculture…).

La deuxième partie du volume se compose de trois contributions croisant la question de la migration et du vieillissement. Les deux premiers chapitres illustrent le développement des phénomènes de multirésidence et de migrations de retraite de Nord-Européens dans le Sud de l’Europe, aujourd’hui facilités par la liberté de circulation au sein de l’Union européenne. Le premier concerne des retraités suédois installés, généralement à temps partiel, à Malte et attirés à la fois par la qualité de vie et les avantages fiscaux, tandis que le second s’intéresse aux seniors allemands établis, le plus souvent en multirésidence, dans la province espagnole de Malaga et aux relations complexes qu’ils entretiennent avec leur(s) maison(s) en Espagne et en Allemagne. Le dernier chapitre aborde l’importante question du vieillissement des communautés migrantes en se concentrant sur les raisons pour lesquelles un nombre croissant de migrants britanniques âgés vivant sur la Costa del Sol retournent aujourd’hui au Royaume-Uni, ou envisagent d’y retourner.

La troisième partie est dédiée aux différents « médias » qui interviennent dans les migrations. Elle commence par un chapitre qui s’interroge sur l’émergence d’une « industrie de la migration » à travers une approche comparative des flux d’installations de familles néerlandaises dans la campagne suédoise, de Suédois retraités à Malte et de Britanniques en Algarve, au Portugal. Les politiques d’accueil spécifiques (notamment fondées sur des avantages fiscaux) et les différents types d’acteurs impliqués (agents immobiliers, conseillers financiers, médias locaux, représentants municipaux…) y sont décrits. Les deux chapitres suivants s’intéressent au rôle des médias sociaux et à la manière dont ils témoignent des pratiques sociales des migrants et des résidents étrangers, par l’analyse, d’une part, des listes de diffusion et d’information en ligne utilisées par des « expatriés » travaillant dans des organisations non gouvernementales au Népal et au Libéria et, d’autre part, des forums animés par des Britanniques installés dans une région rurale française en Ariège. Ces deux études de cas originales montrent comment les médias sociaux reproduisent et renforcent les structures sociales « hors ligne », en contribuant à distinguer ces nouveaux arrivants des résidents de plus longue date. Cela atteste à la fois de leur volonté de se (re)construire une identité en pays étranger et de leur besoin de se positionner par rapport à la population locale.

Les trois chapitres de la dernière partie de l’ouvrage se penchent sur la question des pratiques linguistiques et identitaires des migrants. Le premier chapitre est une étude ethnographique des pratiques linguistiques de résidents britanniques implantés dans une région rurale du Centre de la Bretagne et de ce qu’elles révèlent de leurs relations avec la population locale et le territoire. Le second chapitre s’intéresse aux pratiques linguistiques des migrants britanniques résidant en Algarve, au Portugal, qui se distinguent par une sorte d’« existence auto-marginalisée » liée au choix de ne pas parler le portugais (choix permis par le statut spécifique et la reconnaissance mondiale de la langue anglaise), ce qui les oppose aux « migrants économiques », en particulier en provenance d’Europe de l’Est, qui s’installent en Algarve, dont le cas est évoqué dans le chapitre suivant. Contrairement à leurs homologues britanniques, ceux-ci n’ont pas le privilège de pouvoir « ignorer » le portugais, dont l’apprentissage constitue un enjeu essentiel pour leur intégration. La dernière contribution est une étude de cas consacrée aux migrants nord-américains installés à Cuenca, en Équateur, qui analyse les discours racialisés qui définissent ces migrants comme des « gringos ». Elle montre comment cette catégorisation ethno-raciale qui leur est imposée par la communauté d’accueil (et associée à l’idée d’un « privilège blanc ») est finalement reprise par les migrants eux-mêmes, qui se l’approprient et lui attachent des valeurs spécifiques.

De nombreux chapitres de l’ouvrage révèlent ainsi en filigrane des pratiques sociales qui témoignent de la position sociale relativement privilégiée de ces « lifestyle migrants » et d’une certaine distanciation avec la population locale. Comme le soulignent Kate Torkington et Inês David (p. 9), non seulement ce phénomène de « lifestyle migration » peut être théorisé comme une forme privilégiée de migration, mais elle est aussi bien souvent pratiquée comme telle.