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Fig. 1

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Jean-Didier Urbain nous offre une « histoire érotique du voyage », à ne surtout pas confondre avec une « histoire du voyage érotique ». Car, comme il le précise, la seconde concerne un voyage spécifique, distingué par un projet précis et intentionnel. Alors que la première, celle qui est racontée avec beaucoup de malice dans ce dernier ouvrage d’Urbain, concerne, a priori , tous les voyages et tous les voyageurs : elle traite de la rencontre du voyage et du plaisir sous toutes ses formes.

Urbain rappelle, comme point de départ, que l’histoire regorge d’exemples de voyageurs qui n’ont tiré aucun plaisir de leur(s) voyage(s), que voyager pour le plaisir n’a rien d’une évidence. Ce plaisir de voyager n’a d’ailleurs pas toujours existé, il s’est progressivement associé au voyage. En ce sens, ce plus récent ouvrage de l’auteur s’inscrit dans sa production précédente [1] qui s’est attelée à montrer que les plaisirs des bains de mer et le séjour estival en Méditerranée [2] , le désir de campagne [3] , le goût des beaux paysages ne sont pas des pratiques spontanées, mais au contraire des constructions culturelles et sociales des usagers. Urbain insiste sur ces constructions et les évolutions sociales, culturelles ou techniques qui ont permis progressivement aux individus de prendre le contrôle de leur déplacement, de se l’approprier et de l’utiliser comme un moyen pour retirer des plaisirs personnels qui parfois leur étaient interdits dans leur lieu de résidence habituel.

Cela est non seulement dû au fait que des plaisirs sexuels dans les pays du « Nord » obéissent à des normes sociales différentes et sont cadrées le plus souvent par des règles dont le but moralisateur est de diminuer ces plaisirs. Mais aussi parce que le voyage est susceptible de permettre d’autres plaisirs que les voyageurs aujourd’hui aguerris savent « tirer » de leur déplacement. Car, dans Une histoire érotique du voyage , il ne s’agit pas non plus de parler uniquement du plaisir sexuel, même s’il en est également, beaucoup, question. Il s’agit, plus généralement, de parler des tous les plaisirs de la chair (dont le plaisir de bien manger auquel le livre consacre plusieurs pages) et des sens (le plaisir procuré par exemple par la contemplation d’un beau paysage). Ces plaisirs se sont graduellement associés au voyage par une érotisation progressive des expériences offertes aux voyageurs ou par une appropriation de ces expériences par les voyageurs eux-mêmes. Une histoire érotique du voyage est l’histoire de notre relation – érotique – au déplacement, à l’ailleurs, à l’exotique, au lointain, à l’appel du large. L’ouvrage montre ainsi cette conquête (ne l’oublions pas, parfois douloureuse sinon masochiste) du plaisir de voyager et ce qui l’anime aujourd’hui. Il s’interroge également sur les ressorts et les cheminements de cette construction, y compris, pour la période la plus récente, la façon dont les facilités technologiques, et les libertés qu’elles offrent, influent sur la facilité d’accéder aux lieux réels et « marginaires » de nos plaisirs, mais aussi permettent d’en tirer le meilleur parti possible.

Si quelques exemples de voyages dans l’Antiquité sont mentionnés, le livre se consacre davantage à la période qui s’ouvre avec le Grand Tour, ce moment où tout le monde commence à bouger, mais surtout les intellectuels, les artistes, les philosophes. Ces savants non seulement tireront des plaisirs divers et variés de leurs propres pérégrinations, mais ils sauront aussi en parler, les analyser, jouer avec les métaphores du voyage comme des fables sociétales plus générales et, par ces biais, contribueront à la construction de l’imaginaire du voyage comme un des canaux de l’accomplissement sensuel et érotique des individus. L’ouvrage présente et commente les souvenirs des plus grands voyageurs (et plus grands jouisseurs) des temps modernes, à commencer par Casanova, figure titulaire érotique. Plein d’autres figures défilent dans les pages du livre – Victor Segalen, Pierre Loti, Gustave Flaubert, Michel de Montaigne, Jules Verne, Paul Morand, Sigmund Freud ou Michel Houllebecq –, mobilisées pour construire l’argumentaire du voyage érotique, ou « simplement » hédonique, proposé par l’auteur.

Le livre est organisé en trois parties, abordant chacune une thématique distincte. La première, « Inhibitions et préjugés », montre que le voyage est avant tout une affaire d’hommes qui rencontrent, loin de chez eux et au terme parfois de voyages héroïques et périlleux, des femmes qui, elles, immobiles, les attentent. La conquête du voyage est aussi celle de la femme qui dans certains cas en est aussi le butin. Mais l’auteur montre également comment les femmes vont progressivement se tailler une place dans ce monde parcouru, expérimenté et relaté par les hommes. L’exemple du voyage de noces, nouvelle tradition développée essentiellement à partir du début du XX e  siècle, discuté dans cette première partie, fait en outre ressortir la façon dont des voyages ont été instrumentalisés par les principaux intéressés, tout d’abord, et progressivement par l’industrie qui s’est greffée autour, afin de produire des moments de désinhibition officiels et en partie socialement acceptés. L’auteur conclut toutefois sur les possibles et les impossibles du voyage : s’il peut révolutionner notre rapport au plaisir, force est de constater qu’il ne peut pas tout changer : le voyageur ne peut jamais totalement user du voyage comme un outil de libération de sa libido.

La deuxième partie, « Promesses et tentations », aborde la naissance des tropismes amoureux et leur corollaire, ces « ailleurs aphrodisiaques » qui invitent aujourd’hui au voyage des centaines de milliers de personnes vers des paradis érotiques – pas forcément, mais souvent, sexuels. Des lieux d’une promesse, évidemment pas toujours tenue, d’une qualité érotique augmentée qui peut, dans un voyage non intentionnellement sexuel, être aussi le plaisir de la surprise, de l’inattendu, de l’aventure.

Le troisième partie, « Extases et comportements », donne à voir un voyageur hédoniste multidimensionnel, qui aborde le voyage comme un fait total qui permet, tout à la fois, de jouir du monde, des hommes ou de leur absence, de la nature et de la culture, des lieux et des milieux. Si Urbain pense que le voyage est « pénétrer le monde et s’y pénétrer », il pense aussi que le champ élargi du désir du voyageur ne se réduit pas à l’érotisme de la pénétration, mais aussi à l’érotisme de la caresse et de l’agrément.

Le lecteur tirera de l’ouvrage une multitude d’inspirations et d’ouvertures grâce aux connexions et rapprochements osés que seul un auteur ayant à la fois l’érudition et la connaissance du sujet des voyages, tel que Jean-Didier Urbain, peut se permettre de le faire. L’exercice est en effet parfois vertigineux, entre le voyage à Cythère ; l’extase de Sainte-Thérèse de Benin dont l’invitation dans ce livre ne semble pas a priori évidente ; le ressenti bien mois extatique des voyageurs invités ou obligés à manger des mets peu ragoûtants dans les contrées lointaines de leurs aventures ; ou le touriste sexuel intentionnel qui ne laisse à l’aventure que l’identité précise de sa/son partenaire. La lectrice que je suis a parfois résisté à un horizon aussi large et assez hétéroclite, d’autant plus que le texte est ponctué d’ une multitude d’anecdotes, toutes savoureuses, qui produisent un texte haché, victime parfois de sa propre richesse. Mais in fine j’ai été emportée par le style vif, la richesse des exemples et des histoires mobilisées et la qualité de l’écriture.