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La gastronomie et le vin : de nouvelles ressources touristiques

Les évolutions sociétales récentes influencent le monde du tourisme et le paysage touristique se recompose, s’adapte à ces changements. Les touristes intègrent de nouveaux comportements, délaissant une consommation touristique de masse, standardisée, normée et relativement homogène : ils développement un attrait pour un tourisme plus personnalisé, où chaque séjour se doit d’être unique (Tanguay, 2004). L’offre touristique redéfinit sa stratégie pour correspondre aux attentes des visiteurs en recherche d’altérités typiques autour de la qualité, du goût ou de la culture locale. Elle se territorialise donc pour promouvoir, voire mettre en scène les spécificités locales, authentiques, pour coïncider avec ces nouvelles attentes en matière de tourisme. Des connexions sont faites entre acteurs du tourisme et acteurs du territoire en vue de favoriser l’attractivité, le développement et la valorisation du territoire (Lignon-Darmaillac, 2009). Dans ce cadre, les traditions gastronomiques et identitaires gagnent en considération et sont perçues comme un véritable patrimoine à protéger et à promouvoir. Le tourisme gastronomique représente donc la possibilité de combiner le voyage stricto sensu et le besoin de retrouver une identité liée au territoire, avec ses produits locaux traditionnels et ses typicités.

Dans cet article, l’accent est mis sur le tourisme gastronomique en tant que facteur de développement rural, d’expression culturelle qui accueille différents aspects : les productions alimentaires de qualité, la multifonctionnalité de l’agriculture, les nouveaux acteurs économiques et leurs stratégies de développement. Si consommer des biens culinaires locaux et spécifiques à la région de destination fait recette (Pitte, 1991), l’action touristique et l’identité gastronomique se développent en interaction (Csergo, 2009). Ce tourisme gastronomique intègre aujourd’hui de fortes dimensions territoriales et œuvre à la co-construction d’un territoire, « la consommation de spécialités alimentaires locales se conçoit désormais en liaison avec la consommation de sites et de monuments » (Csergo, 2006 : 8). Les dispositions d’offres polythématiques, imbriquant offre touristique viticole et offre touristique territoriale, connaissent un fort succès (Benesteau et Morin, 2001) et permettent de faire le lien avec les différents attraits d’une région. Ainsi, de ces différents acteurs économiques locaux émerge une capacité de développement touristique, que cela soit impulsé par des restaurateurs (Etcheverria, 2011) ou par des viticulteurs (Demossier, 2009).

L’approche de l’agriculture et de la gastronomie par le tourisme permet de ne plus considérer ces secteurs simplement comme des secteurs traditionnels : ils se révèlent innovateurs, devenant le théâtre de processus de transformations techniques, culturelles et identitaires. Ainsi, en 1992, lors du Sommet de Rio, l’Europe de la PAC (Politique agricole commune) forge les concepts d’agriculture multifonctionnelle et de développement durable, de nouvelles thématiques prennent sens, comme le marketing territorial (Meyronin, 2009) ainsi que les produits de niche ou les appellations d’origine, que nous analysons ici dans notre approche par le tourisme gastronomique. Pour cette raison, une intervention capillaire sur le territoire de la part des acteurs privés et publics locaux est nécessaire pour démarrer un processus de renouvellement et de développement durable qui empêcherait l’abandon des territoires riches en culture, des traditions gastronomiques, des patrimoines écologiques, historiques et paysagers.

Cet article imbriquera développement touristique lié aux productions de qualité et aux dynamiques relatives au développement territorial. Les transformations des activités agricoles ont poussé les chercheurs à étudier les interactions entre filières productives, territoire et développement des aires rurales. Par exemple, le modèle proposé par Julien Frayssignes (2008), fondé sur la notion d’ancrage territorial, vise à comprendre les relations entre les activités économiques et le territoire dans toute leur complexité et leur réciprocité : les dynamiques productives se reflètent sur un territoire, ce territoire influençant à son tour les dynamiques productives, produisant une interdépendance et une interpénétration. Jérôme Piriou note l’importance des jeux d’acteurs lors de la construction d’un territoire touristique : « une destination ne peut être considérée comme ‘excellente’ que si elle est co-construite par les différents acteurs du tourisme » (2011 : 31).

Les nouvelles demandes en matière de tourisme, axées sur une recherche de choix et de dépaysement, se couplent avec de nouvelles pratiques de consommation, privilégiant des produits authentiques, naturels, locaux, chargés d’une dimension culturelle, identitaire, territoriale et/ou qualitative. Ainsi les produits locaux, recherchés et prisés notamment par les touristes, vont posséder une valeur patrimoniale qui ancre le produit dans le lieu et le temps. Cette patrimonialisation du produit lui adjoint de nouvelles ressources, le processus de patrimonialisation devient ainsi porteur d’enjeux touristiques et économiques (Delfosse, 2011). Par exemple, Pierre-Antoine Landel (2007 : 170) parle de la réévaluation des prix des produits en « AOC » (appellation d’origine contrôlée) et/ou ceux qui intègrent des éléments patrimoniaux dans la composition du prix : « le patrimoine transférerait une qualité spécifique qui justifierait un accroissement de leurs valeurs ».

Le présent article s’appuie sur les sciences sociales et régionalistes, ainsi que sur la géographie et le développement territorial, avec une approche méthodologique basée préalablement sur l’analyse de l’état de l’art puis sur l’analyse successive des terrains de deux cas transfrontaliers : le cas des vignobles de Vienne-Seyssuel et celui du fromage AOC Castelmagno. À partir de nombreux entretiens semi-directifs et d’observations participantes sur les deux terrains, nous avons collecté des données qualitatives. Cette recherche, fruit d’une collaboration entre deux jeunes doctorants-chercheurs, permet d’établir des connections entre deux terrains, situés dans des pays différents mais comportant des problématiques et des enjeux proches. Ce travail en commun s’inscrit dans un cadre de recherche similaire : il fait apparaître des systèmes productifs ou organisationnels semblables et la construction d’un tourisme gastronomique par des acteurs du secteur agricole voulant consolider leur assise locale.

Notre approche pluridisciplinaire, joignant économie et géographie, est liée au développement des aires rurales. Nous appuyons notre analyse sur des notions comme le « système productif localisé » (Courlet et Pecqueur, 1992), qui étudie la structure des entreprises en donnant vie aux dynamiques du développement fondées sur la localisation spatiale des activités et la spécialisation de la production, ou comme les « paniers de biens » (Pecqueur 2001), qui sont l’ensemble de biens et de services qui enrichissent la valeur d’un territoire et qui stimulent aussi le tourisme gastronomique. Cette corrélation entre produit et territoire est complémentaire et en interaction dans une optique de valorisation touristique (Dumas et al., 2006). Pour les produits agricoles et particulièrement viticoles, la notoriété d’un bien aura une résonnance sur tout le territoire. Dans un processus d’interpénétration, ceux-ci seront influencés à leur tour par les attraits du territoire.

La notion de territoire est aussi très importante pour l’étude de l’offre touristique d’un certain milieu. À la suite de son analyse, Claude Courlet affirme qu’il s’agit d’« une construction collective, à la fois produit et condition de processus de production de ressources spécifiques » (2007 : 36). Il discrimine aussi les ressources données, qui forment un stock offrant un potentiel développement, et les ressources construites, qui résultent de l’activation des premières par une dynamique territoriale et qui vont construire du « développement territorialisé » (Garofoli, 2001), grâce à une mobilisation des ressources locales qui partent d’un concept de développement endogène (Garofoli, 1991).

Notre recherche souhaite interroger les conditions d’émergence et de consolidation des stratégies touristiques par des acteurs de filières agricoles et gastronomiques (producteurs, restaurateurs…). Ceux-ci, s’extrayant de logiques de filière internes, intègrent une dynamique touristique territorialisée coopérative et proposent une offre touristique en partenariat avec d’autres acteurs locaux, privés, publics, associatifs ou individuels.

Pour étudier ces choix économiques, nous nous appuyons sur deux exemples transfrontaliers, l’un dans le Piémont italien (vallée Grana) et l’autre au nord, dans la vallée du Rhône en France (bassin viennois), sur des produits alimentaires complémentaires (vin et fromage), sur des créneaux économiques très haut de gamme. Avec l’étude de ces deux cas, nous identifions les aspects les plus importants du développement touristique et territorial autour des filières alimentaires, ce qui permet aussi une analyse plus concrète des notions citées présentement. Par ailleurs, à travers l’analyse des acteurs locaux, nous soulignons la transformation des stratégies locales visant la valorisation des ressources locales et le développement des aires rurales (Garofoli, 2012).

Des espaces en quête d’une identité culinaire

La richesse gastronomique à l’échelle nationale de deux pays comme la France et l’Italie représente un des atouts principaux pour le tourisme. En ce qui concerne la France, il s’agit d’un pays renommé pour ses vins et sa gastronomie : son paysage, sa culture, son histoire sont très marqués par les vignes (Dion, 1959) et plus récemment par sa gastronomie (Pitte, 1991 ; Ory, 1998). Dans le cas de l’Italie, il s’agit aussi d’une nation qui possède un patrimoine de biens œno-gastronomiques (vins, charcuterie, fromages, etc.) parmi les plus riches au monde.

La renaissance du vignoble de Vienne-Seyssuel

L’émergence et le développement des vignobles autour de Vienne (voir illustration 1) remontent à la période antique, ce dont témoignent de nombreuses sources écrites et un patrimoine viticole excavé. Cet héritage gallo-romain, renvoyant à un imaginaire d’un glorieux passé viennois, est régulièrement réutilisé et mobilisé localement.

L’historicité de ces vignobles se comprend notamment par des coteaux bordant le Rhône favorables à ce type de culture : ceux-ci participent aujourd’hui à l’élaboration de vins de forte notoriété (Château-Grillet, Condrieu, Côte-Rôtie, Saint-Joseph) et plusieurs acteurs locaux se sont emparés de cet emblème viticole (musée de Saint-Romain-en-Gal, Office de tourisme, restaurants), permettant d’obtenir récemment le label touristique « Vignobles et Découvertes » pour les vignobles de Condrieu, de Côtes-Rôties et de Saint-Joseph.

Ces vignobles ont connu une croissance et un succès fulgurants ; en attestent de nombreuses réussites personnelles débouchant sur le développement de véritables entreprises viticoles implantées dans toute la vallée du Rhône, l’arrivée d’investisseurs financiers, le prix des bouteilles en constante augmentation et atteignant des sommes vertigineuses, une commercialisation internationale et des plantations de vignes en progression sur ces coteaux rhodaniens. Ces plantations intensives couplées à une spéculation foncière ont obstrué l’accès au foncier ; les terres sont inaccessibles ou à des prix extrêmement élevés. Ce contexte de réussite commerciale érodée par une capacité limitée à développer ces vins haut de gamme encourage des vignerons à reconstruire un nouveau vignoble à proximité.

En 1996, trois importants viticulteurs des Côtes du Rhône septentrionales ont décidé de restaurer les vignes à Seyssuel (commune située au nord-ouest de Vienne, dans la Communauté d’agglomération du Pays viennois), afin de ranimer et de profiter de cette spécificité du terroir et de l’historicité des vignes. La volonté de diversifier la gamme de produits, d’étendre les vignobles, de produire un nouveau vin de qualité sur un terroir propice, a poussé d’autres vignerons à se joindre à eux en plantant eux aussi des vignes à Seyssuel.

Ils sont actuellement treize à posséder des plantations dans ces coteaux, dont un seul a son siège social et son caveau sur place (les autres viticulteurs sont originaires des vignobles des Côtes du Rhône septentrionales). Ces vins connaissent par ailleurs un fort succès commercial ; ils sont vendus essentiellement dans les circuits de commercialisation existants de ces vignerons et se situent sur des circuits de distribution haut de gamme. Les viticulteurs rencontrés nous ont fait part de leur volonté de construire une dynamique locale sur différents thèmes : œnotourisme avec l’office de tourisme, coopération avec la restauration de Vienne (il existe deux restaurants étoilés dans le bassin viennois, dont La Pyramide, créée par Fernand Point), volonté de créer une Maison du vin et de l’alimentation, travail en partenariat avec le Musée gallo-romain sur l’historique des vignobles viennois et la culture viticole antique. L’objectif principal est de construire une image territoriale dans le bassin viennois axée sur la gastronomie et les vins haut de gamme. Les viticulteurs cherchent actuellement à obtenir le label « AOP » (appellation d’origine protégée) pour ce nouveau vignoble et ont conscience que pour y arriver ils devront territorialiser leurs actions : l’investissement et la réappropriation du vignoble par des acteurs locaux sont essentiels à la mise en place de cette AOP viticole. De surcroît, la construction et le renforcement de liens locaux permettront de faire émerger un pôle d’attractivité touristique culinaire et viticole en lien avec le patrimoine gallo-romain.

Fig. 1

Illustration  : Situation du vignoble de Vienne-Seyssuel.

Illustration  : Situation du vignoble de Vienne-Seyssuel.
Réalisation : Florian Marcelin.

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Castelmagno AOC : une nouvelle image pour le « roi des fromages »

Les produits laitiers ont habituellement une caractéristique commune : ils sont produits dans des aires géographiques méconnues, même quand ils représentent l’identité ou l’attraction touristique la plus importante d’un territoire (Paolini, 2001). La nourriture et l’alimentation font partie des fondements de la culture personnelle et sociale de l’individu (Diodato, 2000) et participent aussi à l’identité, aux échelles tant locale que régionale et nationale (Corio, 2011).

En Italie, la plupart des réalités gastronomiques sont comparables à des œuvres d’art (Paolini, 2002), susceptibles de se transformer en vraies destinations touristiques en contre-tendance avec la mondialisation et l’homogénéisation des goûts. Il est donc assez probable qu’un territoire puisse se développer sur le plan touristique non seulement grâce à sa richesse naturelle, architecturale, culturelle ou historique, mais aussi grâce à ses traditions alimentaires et gastronomiques spécifiques, qui offrent une vraie unicité aux territoires mêmes (Angelini, 2004).

La vallée Grana, située dans le Piémont au nord-ouest de l’Italie (voir illustration 2), est définie comme « zone désavantagée » dans le Programme de développement rural 2007/2013[1] promu par la région du Piémont. Les dimensions réduites n’affectent pas la richesse environnementale ni la biodiversité particulière de ce territoire alpin. Les municipalités (sept au total, qui font aussi partie de la Communauté des communes de montagne Valle Grana[2], à part celle de Caraglio ; voir le tableau 1) sont intégralement classées comme des zones montagneuses. Monterosso Grana, Pradlves et Castelmagno sont les lieux exclusifs de production et de transformation du fromage Castelmagno, selon le cahier des charges de production établi.

Fig. 2

Tableau  : Le territoire de la vallée Grana

Tableau  : Le territoire de la vallée Grana
Source : élaboration CERIS (Conseil national de la recherche, Italie) à partir de données des municipalités de la vallée Grana 2012.

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Le fromage Castelmagno fait partie du patrimoine gastronomique de la vallée : il représente depuis longtemps un élément fondamental pour l’économie de cette zone montagneuse. Ce « roi des fromages » est connu depuis le XIIIe siècle ; en effet, dès 1277, une sentence imposait pour la location des pâturages du marquis de Saluzzo un paiement sous forme de Castelmagno. Par la suite, en 1800, il s’est glorieusement répandu jusqu’aux restaurants de Paris et de Londres ; mais, dans les premières années du XXe siècle, du fait des guerres et de l’abandon de la montagne par les populations, le Castelmagno a bien failli disparaître. Toutefois, ces dernières années, le phénomène tend à s’inverser : nous avons enregistré des dynamiques d’organisation territoriale assez intéressantes de la part des acteurs, notamment la naissance d’entreprises agricoles de tradition viticole qui se sont installées sur le territoire pour établir de nouvelles activités orientées sur un tourisme œno-gastronomique.

Les cas de Vienne-Seyssuel et de la vallée Grana sont assez similaires : nous retrouvons à l’origine des dynamiques de puissants acteurs privés d’une filière agricole (la viticulture) qui reconstruisent de toutes pièces un produit alimentaire historique (un vin ou un fromage) lié à un héritage et à une image locaux. Ils en assurent la production et la promotion en jouant sur l’identité de ce bien et son intégration culturelle à son territoire de production. Ils tentent ainsi de patrimonialiser ces biens, en les transformant en biens culturels, en les ancrant spatialement et temporellement à des fins économiques et touristiques, mettant en valeur non seulement le produit relancé mais aussi tout un territoire, en créant des liens avec d’autres acteurs locaux sur des thématiques économiques et touristiques.

Fig. 3

Illustration  : Situation de la vallée Grana.

Illustration  : Situation de la vallée Grana.
Réalisation : Valeria Bugni.

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Vers un tourisme œno-gastronomique

Ces deux études de terrain s’inscrivent dans des pays et des régions fortement axés sur le tourisme et la gastronomie (à proximité de Lyon et de Turin, deux villes à fortes connotations gastronomiques). Si cette notoriété locale fait écho à un contexte national et régional favorable, elle est pourtant instiguée par des processus de type bottom-up, c’est-à-dire insufflés par des acteurs individuels locaux qui vont, par leurs actions, entraîner les pouvoirs publics et les collectivités territoriales dans leur sillage, pour co-construire une offre touristique.

Les vignerons de Vienne-Seyssuel, nouveaux promoteurs touristiques

Le monde du vin est actuellement chamboulé avec l’arrivée, le maintien puis le développement de nouveaux pays producteurs de vin (Coelho et Rastoin, 2001 ; Schirmer, 2012) et de nouvelles pratiques de consommation (Deroudille, 2008 ; Schirmer et Velasco-Graciet, 2010). Les stratégies des vignerons en France s’adaptent face à l’implantation sur le marché de nouveaux vins, dits de cépages, et se concentrent sur une promotion du terroir, de l’authentique, en valorisant et amplifiant les liens entre un bien et son espace de production (Gumuchian et Pecqueur, 2007). Ils augmentent leur compétitivité en produisant un vin non transférable dans un autre espace de production. Le produit est ainsi lié au territoire et intègre un marché de niche (Cerdan et Fournier, 2007). Cette situation explique en partie la reconstruction d’un vignoble qui avait complétement disparu, sur un territoire de valeur patrimoniale et touristique : la commune de Vienne, labellisée « Ville d’art et d’histoire », véhicule une forte dimension touristique à travers son patrimoine gallo-romain, ses vignobles et son festival de jazz. De plus, une autre dynamique issue d’acteurs privés est en cours dans le bassin viennois : la promotion de la restauration haut de gamme autour d’un agglomérat de cinq restaurants gastronomiques (dont deux sont étoilés au guide Michelin). Ils forment ainsi l’association L’Agora des chefs, dont les actions visent à promouvoir le territoire, l’agriculture et les savoir-faire culinaires locaux. Ces restaurants proposent les vins du vignoble de Vienne-Seyssuel sur leur carte et collaborent étroitement avec les vignerons sur plusieurs actions.

À Vienne, la valorisation touristique se focalise essentiellement sur l’héritage gallo-romain (musée, amphithéâtre, théâtre, temple, hippodrome, thermes…) et le festival de jazz. Récemment, la stratégie touristique a évolué pour se développer autour d’autres thématiques gastronomiques : produits agricoles de qualité, restauration haut de gamme et vins prestigieux. Ce nouvel axe correspond aux attentes d’acteurs privés territoriaux et les intègre dans un processus de valorisation touristique locale. Ces actions, émanant d’initiatives sectorielles et privées, ont ainsi impulsé une volonté politique de développement économique et touristique autour de la gastronomie haut de gamme et des collaborations se sont formées. De nouveaux projets voient le jour, agglomérant d’autres acteurs, comme le Lycée hôtelier de Vienne et plusieurs associations locales. Nous pouvons citer à ce titre la poire « Triomphe de Vienne », variété locale que les pouvoirs publics souhaitent relancer en collaboration avec les producteurs et les restaurateurs, ou encore la mise en place de vignobles antiques par le Musée gallo-romain de Vienne en partenariat avec les viticulteurs. La liaison entre patrimoine gallo-romain et vignoble est établie. Ces coopérations sont illustrées par plusieurs événements : vendanges romaines, vignes conservatoires et expérimentales (utilisant d’anciens procédés de vinification), fêtes bachiques, dégustations de vins antiques et séminaires sur les vignobles gallo-romains jalonnent la saison. Ces actions encouragent la mise en place d’un imaginaire touristique autour du vin et de l’Antiquité.

Les vignerons réutilisent cette identité dans la promotion de leurs vins : millésimes écrits en chiffres romains, références à Pline l’Ancien, Plutarque ou Martial, amphores, lauriers de César ou colonnes romaines présentes sur les étiquettes des bouteilles, ou encore des noms de cuvées assez évocateurs (Sotanum, Taburnum, Heluicum, Saxeolum, Sixtus, Helena, Serinae, Sublinae, Ripa Sinistra, Lucidus, Asiaticus…). Si la référence à l’Antiquité apporte un ancrage spatial et temporel nécessaire pour un jeune vignoble, celui-ci en retour contribue à la production d’une identité locale et de représentations communes. Cette activation d’un héritage gallo-romain n’est pas anodine : la cité de Vienne a connu à l’époque un fort prestige, dont l’importance et la notoriété de ses vestiges attestent. Le vignoble peut ainsi puiser son historicité et sa prospérité à l’Antiquité, renvoyant à un passé glorieux et procédant en même temps à un renforcement de cet imaginaire.

La coordination de ces différentes activités se fait par l’Office du tourisme de Vienne et du Pays viennois, qui joue ici un rôle de médiateur du territoire et d’organe décisionnel. Cette structure porte et concilie de ce fait les différents projets et initiatives privés ou publics pour concevoir une offre touristique territoriale cohérente. Son implication récente confirme l’intérêt politique en faveur d’un développement touristique gastronomique territorialisé et atteste d’un engouement collectif pour cette dynamique. Enfin, le nouveau Pavillon de tourisme intègre, depuis 2015, un espace gourmand et un mur à vins, représentant Vienne comme destination gastronomique et porte d’entrée du vignoble rhodanien.

Dans ce processus de promotion d’un produit et d’un territoire, la dynamique de groupe devient indispensable pour faire émerger des avantages collectifs. Si cette reconstruction origine d’acteurs de la filière, c’est-à-dire les vignerons et les restaurateurs, ceux-ci prennent conscience de la nécessité d’intégrer leurs projets dans un cadre local en s’appuyant sur les atouts du territoire et en développant les attraits. La relance du vin de Seyssuel s’intègre dans une stratégie locale de valorisation de la gastronomie visant à contribuer au développement touristique de l’agglomération de Vienne.

Les acteurs et leurs stratégies prennent toute leur importance et leur étude s’avère primordiale pour appréhender la construction d’un territoire et d’une dynamique touristique (Hinnewinkel, 2011). Cette renaissance montre le poids de certains vignerons en tant que force de proposition d’actions en matière de développement local, d’aménagement territorial. Ceux-ci deviennent des aménageurs du territoire, des promoteurs de l’offre touristique : le développement territorial n’est plus l’apanage des pouvoirs publics, mais ce champ est investi par des acteurs privés qui vont concourir à la création d’une dynamique locale touristique, voire l’impulser. Chaque acteur doit concilier ses intérêts de développement économique avec la mise en place de conditions nécessaires au développement local pour combiner leurs projets avec ceux des différents acteurs du territoire. C’est ici que l’Office du tourisme prend toute son importance en tant qu’acteur de proposition et de médiation. Son rôle centralisateur permet aux différents projets touristiques et économiques locaux des restaurateurs ou des viticulteurs de ne pas entrer en concurrence ou s’éparpiller. Coordonnés par l’Office du tourisme, ceux-ci vont intégrer une dynamique touristique de territoire cohérente et efficace pour proposer une offre touristique crédible, visible. Les objectifs de chacun trouvent ici une nouvelle opportunité d’être gratifiés et concrétisés. Mieux encore, ils prennent une nouvelle dimension en étant incorporés dans un processus territorialisé qui englobe d’autres acteurs du bassin viennois, apportant ainsi de nouvelles forces et ressources à ce projet touristique. Chacun peut conséquemment profiter des actions des autres structures locales dans un cadre de développement touristique territorialisé. Par exemple, les activités du Musée gallo-romain ont une résonnance positive sur le vignoble de Vienne-Seyssuel, puisque les vignerons activent et mobilisent l’héritage antique pour promouvoir leurs vins. L’image de gastronomie haut de gamme désirée et véhiculée par les restaurateurs et les vignerons sert un ensemble d’acteurs locaux, dont eux-mêmes, mais aussi d’autres producteurs ou des structures hôtelières qui se l’approprient. Des produits phares peuvent matérialiser une image territoriale forte et positive dont peut bénéficier tout le territoire. En s’inscrivant dans cette dynamique, de nouveaux acteurs (agriculteurs, Lycée hôtelier) contribuent à la construction d’une forme de marque territoriale, de représentations collectives locales à destination des touristes (développement économique, attractivité culturelle) et des résidents (renforcement interne, marqueur identitaire). Tous ces acteurs sont en interaction permanente, chacun profitant à l’autre et de l’autre, la valeur et la notoriété de leurs produits rejaillissant sur l’ensemble des produits du territoire.

Si les caractéristiques historiques ou géologiques du territoire sont mises en avant par l’un ou l’autre acteur, elles sont insuffisantes pour créer une valeur ajoutée propre au territoire. C’est l’organisation et les coopérations des acteurs et des structures économiques locales qui permettent à une rente organisationnelle et territoriale d’émerger.

Nous voyons que le système organisationnel local a un impact sur les produits et services proposés, qui incorporent ces partenariats dans leur valeur. Les touristes ne vont pas seulement consommer un produit ou une activité, mais plutôt un bien culturel et une identité locaux imprégnés de spécificités territoriales. La notion de coopération est donc essentielle pour construire un projet de développement commun et les interactions favorisent un processus de régulation, de relations de confiance, et deviennent des ressources propres (Dormois, 2007). Les entreprises s’insèrent dans un système de production localisée et un ancrage au territoire, ce qui leur apporte de nouvelles ressources spécifiques et innovantes liées à ces réseaux locaux (Crevoisier, 2007). Cet exemple viennois, en construction, se situe pleinement entre les théories du « panier de biens et de services territorialisés » (Pecqueur, 2001) et de la « rente territoriale » (Mollard, 2001).

Nous retrouvons dans ce cas une correspondance avec un processus de valorisation touristique et gastronomique du patrimoine syncrétique formulée par Jacinthe Bessière-Hilaire (2011) : des producteurs agricoles qui se diversifient dans des activités touristiques (celles-ci devenant un levier de développement de l’entreprise) et une construction d’offres gastronomiques intégrées avec une cohésion de l’offre touristique locale. Dans cette dynamique, la production, la transformation et la commercialisation du produit sont étroitement mêlées et de nombreuses microstructures collaborent avec forte logique de réseau.

Si la renaissance du vignoble de Vienne-Seyssuel se caractérise par l’arrivée d’acteurs viticoles hors territoire, motivés par des intérêts de filière, c’est-à-dire propres au secteur viti-vinicole, ceux-ci prennent pleinement part à la patrimonialisation et à la valorisation du territoire. Cet ancrage local organisationnel permet de légitimer leur projet économique en lui donnant une dimension collective, patrimoniale et culturelle.

Les dynamiques touristiques autour du fromage AOC Castelmagno

La vallée Grana a le profil typique d’une zone montagneuse marginale et est aussi la zone exclusive de production du fromage AOC Castelmagno, qui représente la filière gastronomique la plus importante en termes de potentiel touristique.

Après une analyse de terrain préliminaire, nous avons pu identifier les principaux enjeux, révélant les dynamiques territoriales, à la fois positives et négatives. En dehors d’une richesse naturelle et paysagère, une carence de services à la personne (écoles, banques, loisirs) et une offre touristique insuffisante sont très souvent parmi les caractéristiques principales d’une vallée montagneuse. Ces deux phénomènes se retrouvent dans la vallée Grana, avec notamment un potentiel touristique latent, peu couvert et investi par les acteurs du tourisme. De plus, les conditions géographiques de la région piémontaise sont assez difficiles et fréquemment les vallées alpines ont tendance à rester un système cloîtré, sans grand partage de réseaux avec le reste du monde. Pour cette raison notamment, il est assez difficile dans cette vallée de trouver des jeunes disposés à un travail saisonnier en haute montagne (en fait, la majorité de la main-d’œuvre dans la filière fromagère est de nationalité africaine ou asiatique). Pourtant, ce n’est pas simplement un problème d’offre du travail, mais aussi de demande : la vallée Grana est encore peu valorisée économiquement et subit toujours les effets des grands exodes ruraux d’après la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, la crise financière de ces derniers temps a poussé, et continue à le faire, les familles et les individus à se positionner sur un autre paradigme de vie, en se déplaçant vers les zones montagneuses. Cette arrivée récente de néo-ruraux ainsi que le retour de familles favorisent le rétablissement d’un équilibre des espaces montagneux construits, avec la récupération des édifices abandonnés et le réaménagement de la plupart des voies de communication. Conséquemment, et plus précisément dans le cas de la vallée Grana, il serait approprié par exemple de reconquérir l’ensemble des alpages pour constituer un vrai patrimoine axé sur la valorisation touristique territoriale.

En revenant sur les caractéristiques de nos terrains, nous trouvons une certaine faiblesse sur le plan de la coopération parmi les entreprises agricoles et les institutions ainsi qu’un besoin de redéfinition de l’image du Castelmagno aux niveaux local et national. À ce propos, des dynamiques assez intéressantes ont déjà été mises en place, notamment la certification Slow Food (Presidio SlowFood) obtenue en 2006 par un groupe de producteurs de Castelmagno d’alpage. D’autres dynamiques de marketing ont eu cours pendant la dernière décennie, provenant d’initiatives privées orientées vers la valorisation touristique du produit, par exemple de nouvelles activités agricoles. Des entrepreneurs originaires du lieu ou extra-locaux ont intégré, à partir de 2005-2007, cette logique de promotion du produit. Ces nouveaux producteurs et ceux qui sont en train de faire leur « retour à la terre » visent à concevoir un produit d’excellence, à obtenir une durabilité des processus de production, ainsi qu’à offrir davantage de services au consommateur/touriste par la mise en place d’activités d’agriculture multifonctionnelles (agritourisme, fermes pédagogiques, ateliers d’études architecturales, entre autres). Nonobstant tous les défis qui caractérisent une vallée alpine, les nouveaux producteurs peuvent compter sur une accessibilité facilitée vers de grandes villes comme Cuneo (qui est à moins de quarante kilomètres) et sur une filière agricole solide de produits culinaires typiques comme la truffe noire de Montemale (ancienne variété redécouverte il y a quelques années), la tomate plate de Berrnezzo, l’ail de Caraglio, les petits fruits bio, la poire Madernassa IGP (indication géographique protégée), le miel, les plantes médicinales, etc., qui augmentent l’attraction du touriste vers l’œno-gastronomie.

Un dernier point d’appui pour la valorisation touristique d’un produit est la présence d’une identité territoriale très ancrée (culture occitane, dialecte, traditions culinaires, festivités religieuses), avec des plateaux spécialisés depuis longtemps dans la filière fromagère, et le contrebas de la vallée doté d’une assez solide structure dans des secteurs industriels traditionnels (verre, mécanique, etc.). Malheureusement, les structures institutionnelles de promotion du tourisme local ne sont pas assez puissantes en ce qui concerne la diffusion des informations et la coopération avec les acteurs locaux.

La zone de production du fromage Castelmagno, concentrée dans le haut de la vallée, concerne trois municipalités : Castelmagno, Pradleves et Monterosso Grana. Après avoir obtenu l’AOC en 1982, le cahier de charges[3] présente deux types de fromage : le Castelmagno de montagne, pour les produits provenant d’entreprises localisées de 600 à 1000 mètres d’altitude, et le Castelmagno d’alpage, pour celles installées à plus de 1000 mètres. Cette distinction est le point principal sur lequel les nouvelles entreprises agricoles s’appuient en matière de promotion du territoire ou de goût et vise un tourisme gastronomique évolué. Si la diffusion des consommations alimentaires a eu comme conséquence la standardisation des goûts (Belletti et Marescotti, 1996), nous enregistrons en contrepartie une tendance à la recherche d’un enracinement de la nourriture au territoire.

Au niveau de ses caractéristiques organoleptiques, le Castelmagno est obtenu à partir de lait de vache cru provenant de vaches alimentées avec des fourrages verts issus des prés, des pâturages et des foins de la zone de production, qui donnent une saveur particulière au fromage. L’aire géographique de production des produits traditionnels, le savoir-faire et les recettes typiques représentent des éléments essentiels à la valorisation touristique des filières alimentaires. L’attractivité socioéconomique du Castelmagno n’est donc pas seulement attribuable à ses propriétés organoleptiques, mais à son pouvoir symbolique et représentatif d’un système territorial auquel les résidents et les touristes cherchent à appartenir et qu’ils souhaitent s’approprier, selon leur propre style alimentaire et de vie (Corio, 2011).

Pour mieux appréhender ce territoire, nous avons commencé par une analyse des acteurs locaux provenant d’une série d’entretiens directs qui permis d’identifier les principales dynamiques de gouvernance locale.

Nous avons regroupé au tableau 2 les entreprises de la filière laitière liée au Castelmagno, les entreprises agricoles les plus importantes pour l’attractivité touristique de la vallée et les organismes faisant partie de la gouvernance locale.

Fig. 4

Tableau  : Principales structures prenant part aux activités touristiques de la vallée Grana

Tableau  : Principales structures prenant part aux activités touristiques de la vallée Grana
Source : les auteurs

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Tous les acteurs à l’exception d’un seul sont situés dans la vallée Grana et dans l’aire limitrophe à la province de Cuneo ; ils coopèrent avec des organismes publics locaux, notamment le Gal et la Comunità Montana, très actifs dans le lancement de projets de développement issus des programmes de développement rural régional. En fait, la plupart des projets cherchent à étendre l’offre touristique, notamment en encourageant les entreprises agricoles à investir dans une expansion vers la multifonctionnalité, l’accueil touristique et la récupération des villages abandonnés. Dans notre recherche, nous reprenons la valeur des processus socioéconomiques locaux (Becattini, 2000) à la faveur des dynamiques de développement touristique qui conduisent à l’amélioration de la qualité de vie (repopulation, hausse des salaires et des opportunités économiques pour les résidents, jeunes entrepreneurs agricoles, etc.) dans une zone montagneuse, pour une valorisation de « paniers de biens et de services territorialisés » (Pecqueur, 2001) intégrés aux échelles locale et globale. Dans ce cadre, nous souhaitons créer une nouvelle connaissance du produit et du territoire (Bramanti et Salone, 2009), en sachant que l’accès aux informations (des résidents, des visiteurs, des touristes et des chercheurs) reste toujours un point fondamental mais encore assez faible dans la création d’une région touristique attractive.

Concernant les entreprises agricoles et l’importance des initiatives bottom-up, nous présentons ici un cas de best practice qui est en train de se développer grâce à l’investissement des ressources (humaines et financières) d’une dizaine d’entrepreneurs viticoles de la région voisine des vignobles des Langhe. En 2007, dix professionnels (dont six producteurs de vin) se sont réunis pour étudier un projet de récupération d’un hameau (Valliera) dans la zone de production du fromage Castelmagno, avec pour objectifs l’installation d’une nouvelle production de Castelmagno d’alpage, l’organisation d’une offre touristique diversifiée (agritourisme, auberge, résidences secondaires), la coordination d’ateliers d’études, l’offre de stages aux jeunes fromagers, etc.

En 2011, ce groupe de professionnels a fondé la Société agricole Valliera qui, avec l’expérience des produits de haute qualité (par exemple les vins DOCG [dénomination d’origine contrôlée et garantie] Barolo et Barbaresco) et l’aide technique de consultants, a commencé à produire du fromage Castelmagno d’alpage dans des locaux restaurés à Valliera. La diversification des producteurs de vin dans la filière fromagère répond aussi à une stratégie combinant parfaitement deux points forts du tourisme œno-gastronomique. Ce dernier élément est actuellement en train de devenir une nouvelle curiosité touristique pour les voyageurs, mais aussi pour des nouveaux entrepreneurs, qui, en 2012, ont fondé dans un village voisin la Société agricole Chandarfei. Ils ont suivi des dynamiques assez semblables : restauration d’un village abandonné, aménagement de voies de communication, installation d’une ferme multifonctionnelle (production d’herbes médicinales associée à l’offre de stages aux étudiants en architecture de l’Université de Turin et aux étudiants de l’Université de sciences gastronomiques de Pollenzo, à côté de Cuneo). Ces dynamiques en plein renouvellement produisent des externalités positives sur le territoire et un phénomène d’imitation de la part d’acteurs privés qui, grâce à leurs activités locales, augmentent considérablement l’attractivité touristique de toute la vallée.

Conclusion

Ces deux études de cas mettent en avant l’importance des initiatives privés et des acteurs locaux dans un processus de développement territorial touristique. Françoise Clavairolle relève l’importance de ce contexte local, des réseaux et des acteurs en place pour l’émergence et la construction d’un projet :

Comme tout projet innovant qui émerge sur un territoire donné, la relance sera d’abord confrontée […] aux instances de la centralité, au champ technoéconomique dans lequel se situent les innovations qu’elle réalise, aux structures sociales locales (municipalité, réseau associatif et notabiliaire…), au milieu politique qui les infiltre ; avec en toile de fond, une mémoire collective qui tantôt facilite les initiatives, tantôt au contraire, les entrave. (1999 : 143)

Dans ce cadre de réseaux territorialisés denses et essentiels à la réussite de projets de développement locaux, l’agriculteur apparaît comme un acteur rationnel à part entière. Ces diverses stratégies et parcours personnels forment une dynamique locale, redéfinissant le statut et la place de l’agriculteur dans la société qui prend part au processus de gouvernance territoriale et initie des projets économiques et touristiques locaux. Il se positionne dans les deux cas que nous avons étudiés comme acteur du tourisme, créant, utilisant, confortant, valorisant les biens patrimoniaux et culturels, leur assurant une longévité et une visibilité. Dans ces deux cas, les trajets des producteurs sont similaires : un nombre réduit de puissantes entreprises agricoles des prestigieux vignobles proches (Côte-Rôtie, Condrieu, Saint-Joseph ou encore Barbaresco et Barolo) qui choisissent de s’implanter dans un nouveau territoire pour faire renaître une production agricole, que cela soit un fromage ou un vin. Le manque de légitimité locale des vignerons importe beaucoup dans le besoin de reconnaissance : l’appropriation de la culture et de l’identité locales est primordiale pour eux en vue de promouvoir leurs produits.

Ces situations s’expliquent aussi par des profils de vignerons très dynamiques avec un potentiel opérationnel important (c’est-à-dire avec une puissance de production et de commercialisation). Dans nos deux cas d’étude, ceux-ci sont historiquement établis dans la région et sont issus de familles de viticulteurs. De plus, ces vignobles, que ce soit ceux de la vallée du Rhône septentrionale ou de la région de Langhe, se sont reconstruits récemment, lors de la génération précédente, après avoir subi les affres des crises viticoles du XXe siècle et avoir failli disparaître. Ils comptent aujourd’hui parmi les vignobles les plus prestigieux de ces deux pays et ont assuré l’enrichissement de nombreux vignerons, par un essor datant d’il y a une trentaine d’années, attribuable à des vignerons qui à l’époque ont fait le choix de miser sur la qualité. Ces vignerons ont donc des profils assez entreprenants et dynamiques, qui s’expliquent notamment par ce passé et cette expérience de renaissance réussie ; ils disposent aussi de forts moyens financiers, de réseaux locaux, d’un savoir-faire agricole, de marchés de commercialisation importants et de possibilités de communication conséquents. En ce qui concerne les produits fromagers, il s’agit toutefois d’un marché plus difficile, qui a longtemps été réglementé par les régimes de quotas laitiers de la PAC et qui aura causé plusieurs difficultés, notamment liées aux prix et à la production, ainsi qu’aux restrictions des cahiers des charges, avec une tendance générale à réduire la consommation des produits laitiers. Si cela ne rend pas moins spectaculaire la renaissance de ces produits et leur inscription dans une logique touristique territoriale, les caractéristiques de ces profils sont aussi à prendre en considération pour comprendre ces deux cas de relance de produits, leur patrimonialisation et leur activation en tant que ressource touristique.