Corps de l’article

Le champ de recherche du développement durable semble difficile à circonscrire tant les travaux qui lui ont été consacrés sont variés, y compris en sciences économiques et en sciences de gestion (Jollivet, 2001 ; Vivien, 2005 ; Aggeri et Godard, 2006 ; Capron et Quairel-Lanoizelée, 2007). Nous proposons d’éclairer ici un angle particulier, celui de l’articulation entre le luxe et le développement durable, en particulier dans une activité servicielle qu’est l’hôtellerie. Nous proposons une analyse de la construction des pratiques de développement durable dans l’hôtellerie de luxe, interrogeant la nature de ce segment qui est à la fois construit par les spécificités du secteur hôtelier et par celles du luxe, en adoptant une posture qui vise à comprendre la nature des pratiques qualifiées de développement durable.

De récents travaux ont montré que les entreprises du luxe avaient su dépasser l’apparent paradoxe entre le luxe et le développement durable (Babou et Callot, 2007 ; Lochard et Murat, 2011). Cette conciliation s’articule autour de deux valeurs clés du luxe que sont la durabilité des produits et la valorisation de la sobriété. Les auteurs se concentrent en particulier sur les marques de luxe qui produisent des biens de consommation (joaillerie, cosmétique, vins, mode) et montrent qu’elles ont réussi à créer des gammes de produits prenant en compte les ambitions d’un développement durable : pierres précieuses issues de mines gérées de manière durable, cosmétiques produits sans processus d’extraction polluants, ou encore agriculture raisonnée dans la viticulture.

Certains travaux qui portent sur les pratiques de développement durable identifient des pratiques précises dans le luxe. Ils mobilisent cependant rarement les problématiques liées aux services de luxe. Ceux-ci ont des caractéristiques communes à l’ensemble des services : ils sont non stockables, ils impliquent une forme de synchronisation, ils ont des effets médiats et immédiats et ils impliquent la subjectivité du prestataire comme du bénéficiaire (Gadrey, 1996). Cette nature servicielle de l’hôtellerie de luxe invite à envisager la traduction des ambitions inhérentes au développement durable comme une articulation entre ces deux facettes qui la composent : le luxe et le service hôtelier.

L’économie des services s’est développée dans les années 1990 autour des travaux fondateurs de Jean Gadrey (1991 ; 1996). Elle vise à comprendre la manière dont les spécificités des services transforment la façon de les produire et de les consommer (Bercot et De Coninck 2005 ; Bonamy et al., 2009). L’aspect immatériel des services ainsi que leur nature interactionnelle ont des incidences à la fois sur leur production et sur les modalités de leur évaluation (du Tertre, 2009a ; 2009b), ouvrant un vaste champ de questions dans l’économie des services autour du travail[1] et de l’évaluation de la qualité.

L’articulation des enjeux de la production du luxe avec les ambitions du développement durable est donc posée dans le cadre de l’économie des services, avec l’ambition de réfléchir à la façon dont les spécificités du service construisent cette articulation. Celle-ci se lit dans l’objet d’étude de cet article, les pratiques de développement durable, c’est-à-dire la forme que prennent les actions et les discours que les acteurs considèrent comme relevant du développement durable. L’objectif est de nourrir le concept de développement durable à partir de la compréhension de ces pratiques, et non pas de partir d’une définition normative qui viserait à se demander ce que devrait ou pourrait être un développement durable. Ces pratiques incarnent des dispositifs institutionnels, des institutions à l’échelle sectorielle qui sont « productives de normes, de processus, d’interventions qui encadrent et orientent les régimes économiques de fonctionnement » (Boyer et Saillard, 2002 : 560). Le positionnement et la méthodologie de la recherche illustrent cette posture compréhensive.

Nous mobilisons dans cet article le cadre théorique proposé par la théorie de la régulation (Boyer et Saillard, 2002) dans son approche à la fois sectorielle et servicielle (Chanteau et al., 2002). L’approche sectorielle se fonde notamment sur les travaux de Pierre Bartoli et Denis Boulet (1990 : 12) qui définissent les secteurs comme « des domaines de structuration d’intérêts économiques, des lieux de formation de la représentation professionnelle, des champs d’action pour des politiques publiques ». L’approche servicielle se fonde quant à elle sur les travaux de Catherine Laurent, Christian du Tertre, Philippe Dieuaide et Pascal Petit (2008) qui montrent comment la nature de l’activité servicielle permet de réfléchir à la question sectorielle : les particularités de l’activité de service participant à la construction de l’identité sectorielle. Cette approche permet de penser la définition de l’hôtellerie de luxe à partir des spécificités de son activité, dont les contours seront présentés dans la première partie de l’article.

En mobilisant une approche à la fois sectorielle et servicielle, certains auteurs ont montré que les secteurs d’activités jouaient un rôle majeur dans la capacité d’absorption et de traduction des démarches de développement durable par les entreprises à l’échelle d’un secteur d’activité (par exemple Bodet et Lamarche, 2016). Les approches régulationnistes sectorielles considèrent par ailleurs que ce sont des objets spatialisés, inscrits dans un territoire[2] (Chanteau et al., 2002 ; Laurent et al., 2008), rejoignant ainsi les enseignements des travaux sur le développement durable à l’échelle locale (Theys, 2002 ; Pecqueur et Zuindeau, 2010). Dans une approche utilitariste de ce cadre théorique, nous chercherons à voir de quelle manière le développement durable permet de reconfigurer ou non les compromis institutionnels du secteur de l’hôtellerie de luxe, interrogeant ainsi sa capacité de transformation des industries.

Méthodologie

Notre recherche s’appuie sur une étude empirique dans le secteur hôtelier parisien qui repose sur des entretiens semi-directifs avec quatre catégories d’acteurs : 1) des directions développement durable d’hôtels de luxe ; 2) des salariés ; 3) des syndicats patronaux et de salariés du secteur hôtelier ; 4) des acteurs institutionnels : consultants du secteur, Office de tourisme de la ville de Paris.

Vingt-cinq entretiens (tableau 1) ont été menés au total. L’arrêt du nombre d’entretiens a été motivé par la méthode de redondance (Olivier de Sardan, 2008), c’est-à-dire le moment où les entretiens n’apportaient plus d’éléments nouveaux au regard du guide d’entretien proposé. Celui-ci était peu directif, l’objectif des entretiens étant d’analyser le mode de représentation des acteurs, nous avons utilisé une démarche compréhensive. Les guides d’entretien se sont donc construits au fur et à mesure des réponses des acteurs, mais ils comprenaient au départ trois axes d’investigation[3] :

  1. les définitions du développement durable par les acteurs interviewés ;

  2. les pratiques dans l’hôtel qui relèvent du développement durable d’après les acteurs ; la manière dont ces démarches sont mises en place et les personnes concernées ;

  3. les dispositifs qui permettent d’encadrer ces pratiques et d’accompagner les acteurs du secteur.

Les entretiens se déroulaient de la manière suivante : les interviewés étaient invités à définir ce qui, pour eux, relevait ou pas du développement durable et quel était le rôle de l’hôtel dans cette problématique. Ensuite, ils devaient détailler les actions mises en place dans l’hôtel.

Tableau 1 

Liste anonymisée des entretiens menés

Liste anonymisée des entretiens menés
Source : L’auteur

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Nous avons exclu de ces entretiens les clients des hôtels : il n’y a pas à notre connaissance de travaux s’intéressant à la question de la réception des démarches de développement durable parmi les clients des hôtels, mais il y a des travaux qui s’intéressent à la réception du développement durable par les clients du luxe en général (Achabou et Dekhili, 2013)[4].

Des extraits de ces entretiens sont présentés dans le cadre de l’article sous forme de verbatim, au titre de données empiriques. Ils ont une nature double : permettre au lecteur de comprendre l’argumentation qui est fondée sur ces extraits et illustrer cette argumentation.

Afin de réfléchir aux enjeux que posent les pratiques de développement durable dans l’hôtellerie de luxe et aux spécificités sur lesquelles elles reposent, nous proposons dans un premier temps de resituer la place du luxe dans le secteur hôtelier (1). L’objectif est de caractériser l’hôtellerie de luxe en termes de performances économiques et également de comprendre quelles sont les spécificités du service qu’elle offre. Dans un second temps, nous dressons un portrait du développement durable dans le secteur hôtelier, en insistant sur le rôle des institutions et des indicateurs de développement durable (2). En partant du rôle décisif joué par les institutions, cela nous permet dans un troisième temps d’exposer l’articulation entre luxe et développement durable dans le secteur hôtelier (3) en définissant deux caractéristiques majeures : l’aspect invisible des pratiques de développement durable dans le luxe hôtelier et l’ancrage territorial fort. Ces résultats nous invitent à ouvrir une discussion quant à la manière dont ces pratiques tiennent compte des caractéristiques propres des services et utilisent le territoire comme une ressource afin de construire des compromis dont sont issus les dispositifs institutionnels qu’incarnent les pratiques de développement durable.

La place du luxe dans le secteur hôtelier

Le secteur hôtelier, tel qu’il est défini par l’Institut national de la statistique et des études économiques en France, regroupe environ 18 300 hôtels classés en 2014 (INSEE, 2014) qui proposent plus de 500 000 chambres. Trois caractéristiques majeures permettent de différencier ces hôtels : la taille, le type de gestion et la gamme (Clos, 2016). La gamme (de 1 à 5 étoiles) ainsi que l’appellation « palace » constituent une objectivation de la qualité par les étoiles.

L’hôtellerie de luxe comprend les hôtels des segments haut de gamme, très haut de gamme (à partir de 5 étoiles) et les palaces. En France, les appellations hôtellerie de luxe et palace sont définies par la Loi du 22 juillet 2009 de développement et de modernisation des services touristiques, dite « Loi Novelli ». Cette objectivation de la qualité de ce qui est considéré comme luxe dans l’hôtellerie n’épuise pas la question de la définition de ce luxe.

Les travaux qui portent sur le luxe, sa nature et ses caractéristiques montrent qu’il est difficile de donner une définition arrêtée du luxe tant celui-ci est variable en fonction des époques, des lieux et des constructions sociales (Assouly, 2005). Nous ne cherchons donc pas ici à donner une définition arrêtée de l’hôtellerie de luxe, mais à comprendre quelles sont les caractéristiques principales qui la définissent. Au-delà des hôtels de luxe dans le sens du bâtiment en lui-même, qui comportent des caractères classiques du luxe (matériaux nobles et cher, cuisines étoilées, etc.), il semble qu’une caractéristique majeure de l’hôtellerie de luxe repose sur la personnalisation de la relation de service. Les hôtels offrent un service qui prend des formes variées en fonction de la gamme. Dans le luxe, le service peut se présenter sous la forme d’une personnalisation répondant aux attentes – estimées – du client. Cette personnalisation du service est un idéal à atteindre, mais les contraintes de gestion et de fonctionnement des hôtels de luxe ne permettent pas toujours de les atteindre (Pinna, 2013). Cette attente vis-à-vis du service de luxe entre parfois en conflit également avec les enjeux de gestion propres aux chaînes hôtelières. Le groupe Accor a par exemple des hôtels de luxe, qui restent néanmoins des hôtels de chaîne dans lesquels le service est standardisé et échappe pour partie à une personnalisation.

Dans l’hôtellerie de luxe, les travailleurs sont au service non pas de clients abstraits, mais de personnes identifiées. Les salariés se doivent d’être attentionnés et à ce titre de connaître au moins le nom de l’hôte qu’ils reçoivent, voire de connaître les habitudes alimentaires de l’hôte, le parfum de lessive qu’il préfère (pour la gouvernante) ou encore les fleurs qu’il affectionne particulièrement. La norme au travail dans l’hôtellerie de luxe exige des salariés qu’ils soient attentionnés et dévoués aux clients. La relation de service doit être personnalisée, dans les hôtels de luxe encore plus qu’ailleurs, car ce qui est vendu, c’est une expérience, un « enchantement » (Pinna et Réau, 2011). Le luxe est quelque chose qui, pour une partie, ne se voit pas et ne se mesure pas (Assouly, 2005). Cette partie immatérielle et insaisissable du luxe repose sur les salariés et sur la prestation de service qu’ils offrent. Les objets précieux, les matières rares, sont une partie du luxe ; une autre partie repose sur les hommes et les femmes qui se mettent au service des clients, dans une relation qui implique un dévouement presque total (Jeantet, 2003b).

Cette personnalisation de la relation de service passe également par une adaptation des émotions des travailleurs (Pinna, 2015). Aurélie Jeantet (2003a) a démontré que les émotions sont centrales dans l’étude du travail. L’étude des émotions des travailleurs de l’hôtellerie de luxe illustre la façon dont les hôtels de luxe norment les émotions de leurs travailleurs. Ils sont invités à montrer qu’ils sont heureux, satisfaits de servir :

La marque distinctive des hôtels de luxe, par rapport aux autres établissements, réside dans le travail, visible ou invisible, dans la rapidité et l’excellence du service et dans la manière dont celui-ci est accompli ; chaque salarié doit en effet se montrer déférent, souriant, enthousiaste dans la réalisation de son travail, contrôler son apparence, autoriser les clients à entamer et à interrompre une conversation, accepter de se faire appeler par son prénom. (Pinna et Réau, 2011 : 74)

Les émotions telles qu’elles sont mobilisées à la fois comme outil du travail et comme effet du travail (Jeantet, 2003b) sont par ailleurs prises en compte dans les dispositifs d’évaluation du travail.

Dans le paysage de l’hôtellerie française, les hôtels de luxe de quatre et cinq étoiles sont en faible proportion : ils ne représentent que 10 % de l’offre du secteur en nombre de chambres (Watkins, 2018), mais ils composent le segment le plus performant du secteur. En effet, dans le secteur hôtelier, un des indicateurs de performance les plus utilisés est le taux d’occupation, qui permet d’évaluer le nombre de chambres occupées rapportées au nombre de chambres disponibles dans l’hôtel. Parmi l’ensemble des segments du secteur, celui qui a les meilleurs taux d’occupation est le segment haut de gamme (tableau 2). De plus, si l’ensemble du secteur hôtelier est soumis aux aléas climatiques, sportifs ou politiques, l’hôtellerie de luxe est le segment le moins impacté par les fluctuations conjoncturelles de la demande (Deloitte et In Extenso, 2016).

Tableau 2 

Taux d’occupation par gamme en 2018

Taux d’occupation par gamme en 2018
Source : © Statista, 2019.

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Le développement durable dans le secteur hôtelier

Le secteur hôtelier s’est engagé dans des discours et des pratiques de développement durable en France dans les années 1990, notamment avec le groupe Accor, leader du secteur, qui a fait partie des premiers groupes français à signer un accord-cadre international (ACI). Des travaux qui ont porté sur la politique de développement durable du groupe Accor mettent en lumière le risque de greenwashing et de requalification d’actions anciennes (Hergli et al., 2012). Agnès François-Lecomte et Michel Gentric (2013) ont quant à eux montré dans leurs travaux que le développement durable dans le secteur hôtelier se traduisait par une attention aux économies d’énergie. Ils ont en outre cherché à comprendre quels étaient les éléments déterminants de l’engagement des hôtels dans des pratiques de développement durable, à savoir : 1) le « facteur humain », c’est-à-dire le rôle déterminant joué par la direction de l’hôtel, 2) la possibilité pour ces pratiques d’être discrètes et de ne pas « stresser » le client et 3) la catégorie d’hôtel, s’il est indépendant ou appartient à une chaîne hôtelière.

Mais la compréhension des pratiques de développement durable à une échelle sectorielle ne se construit pas uniquement à partir d’une somme de comportements individuels des hôtels : le secteur d’activité produit des institutions[5] et la pertinence de l’approche régulationniste du secteur tient à cette attention aux institutions sectorielles, aux dispositifs institutionnels portés par les secteurs. L’identification des dispositifs institutionnels permet en effet, dans un cadre régulationniste, d’identifier les dynamiques de régulation du secteur, c’est-à-dire la manière dont ce dernier s’organise. L’appropriation par le secteur des démarches de développement durable a pris le chemin d’une normalisation grandissante à travers trois éléments : la mise en place de labels propres au secteur ; la refonte du système de classement qui tient compte du développement durable ; et la construction de programmes durables pour la ville de Paris par l’Office de Tourisme de la ville. Ainsi, l’inscription de l’hôtellerie de luxe dans des démarches de développement durable est également encouragée par des effets de mimétisme institutionnel. D’autres travaux s’inscrivant dans le courant de la régulation ont montré que les phénomènes de mimétisme institutionnel tels qu’identifiés par Paul J. Di Maggio et Walter W. Powell (1983) se retrouvaient dans la construction des identités sectorielles (Gallois, 2012).

D’abord, cette prise en compte des enjeux du développement durable à l’échelle du secteur se lit dans la mise en place de labels et de certifications propres au secteur. Si certains hôtels sont certifiés par les normes internationales et intersectorielles de type ISO, d’autres investissent dans des certifications sectorielles : « Green Globe » est une certification pour le tourisme durable qui ne concerne pas que les établissements d’hébergement, mais tous les acteurs du tourisme. Le label « Clé verte » est pour sa part une certification nationale, créée en 1998 par la Fondation pour l’éducation à l’environnement. Il labellise des hôtels – mais aussi d’autres structures d’hébergement comme les campings – selon des critères de gestion environnementale : politique environnementale, gestion de l’eau, gestion des déchets, gestion de l’énergie, achats responsables, cadre de vie et sensibilisation à l’environnement.

Ensuite, cette normalisation s’est traduite dans le système de classement des hôtels avec les étoiles. En 2010 le système d’attribution des étoiles dans l’hôtellerie a été modifié par la Loi Novelli[6]. Désormais prise en charge par Atout France[7], cette réforme avait pour but d’harmoniser les différents référentiels européens. Ce nouveau classement hôtelier comporte 246 points de contrôle sur différents thèmes, et introduit en particulier une obligation d’engagements en matière de développement durable. En effet, de une à cinq étoiles, les hôtels pour être classés doivent respecter des engagements relatifs aux équipements, au service client, à l’accessibilité et au développement durable. Sur ces 246 critères, 15 concernent le développement durable, dont trois sont obligatoires pour obtenir des étoiles au classement : sensibilisation des collaborateurs à la gestion économie de l’énergie, de l’eau et des déchets. La prise en compte des enjeux du développement durable est donc liée à la définition de ce qui fait la qualité dans le secteur hôtelier. À l’échelle du secteur hôtelier, la prise en compte de ces éléments de sensibilisation, de gestion de l’énergie, de l’eau et des déchets participe à définir ce qui fait le luxe hôtelier. Pour les hôtels de luxe, l’engagement dans des pratiques visant à réduire les dépenses énergétiques s’explique donc également par la contrainte juridique qui pèse sur ces hôtels afin de conserver leurs cinq étoiles.

Enfin, l’Office de tourisme et des congrès de la ville de Paris a mis en place depuis 2010 des campagnes d’information et d’accompagnement des hôteliers sur les questions de développement durable afin de favoriser leur adhésion aux référentiels, mais aussi pour permettre des échanges de « bonnes pratiques ». Le développement durable est ainsi intégré à ce qui fait l’image de la ville dans le cadre d’une mondialisation de la concurrence entre les villes sur le plan de l’attrait touristique.

L’engagement de l’hôtellerie de luxe dans des pratiques de développement durable trouve donc sa source également dans les pratiques du secteur hôtelier et dans les institutions, plus ou moins contraignantes, qui invitent l’ensemble des hôtels à s’orienter vers des pratiques plus durables. Nous allons maintenant détailler les particularités du développement durable dans le secteur hôtelier. Il ne s’agit pas d’explorer ici les normes et les démarches présentes dans divers secteurs (type normes ISO), mais de s’intéresser précisément à ce qui fait la spécificité du développement durable dans l’hôtellerie de luxe.

À l’intersection : les caractéristiques du développement durable dans l’hôtellerie de luxe

L’articulation entre luxe, service hôtelier et développement durable prend la forme de pratiques qui ont deux principaux traits : elles sont invisibles d’une part, et prennent la forme de démarches en dehors de l’hôtel d’autre part.

Silencieuses et indolores : des pratiques de développement durable qui ne se disent et ne se voient pas

Le rapport entre le luxe et la communication a été étudié par plusieurs auteurs (dont Laferté, 2003 ; Assouly, 2005) qui ont montré que la communication à l’intention des clients est généralement plus discrète dans l’hôtellerie de luxe. Notre étude confirme ces conclusions, y compris lorsqu’il s’agit de communication concernant le développement durable.

En effet, alors même que l’engagement dans des démarches de développement durable constitue une manne communicationnelle pour beaucoup d’entreprises (De la Broise et Lamarche, 2006), une des conditions de la réussite de l’appropriation du développement durable pour les hôtels de luxe repose sur la discrétion vis-à-vis des clients. Nombre d’entreprises ont en effet été critiquées parce que leur communication était souvent en décalage avec leurs actes. Notre enquête apporte une vision plus nuancée de la question dans la mesure où, dans l’hôtellerie de luxe, les pratiques de développement durable font moins l’objet de communication à l’intention des clients de l’hôtel[8]. Les hôtels de cette catégorie ne communiquent pas – ou peu – à leurs clients leurs engagements dans des démarches de développement durable, ce qui est une pratique courante dans les entreprises du luxe et qui peut s’expliquer de plusieurs manières (Assouly, 2005). D’un côté, le fait de ne pas communiquer à propos des engagements en matière de développement durable permet de ne pas associer dans l’esprit des clients le produit à une autre offre « éthique » : le luxe est séparé des autres offres, dans une catégorie propre. L’image du luxe est peu compatible avec celle de l’éthique et il est difficile pour un produit ou un service de combiner les deux aspects, en particulier parce que l’éthique dans le luxe est une question à part entière.

D’un autre côté, la communication sur le développement durable contraint les entreprises à plus de transparence, en particulier en raison de la multiplication des outils de rapport d’activité (reporting) qu’impliquent les pratiques de développement durable. Ces rapports d’activité concernent les données sociales et environnementales des entreprises et peuvent contenir des informations, notamment sur les chaînes et les procédés de production. Or, les entreprises du luxe ont peu d’intérêt à communiquer à propos de ces questions comme des entreprises d’autres secteurs, dans la mesure où il s’agit de questions sensibles et stratégiques pour elles. Mais une des particularités des entreprises du luxe repose sur le mystère qui entoure les procédés de production. Ce mystère accompagne l’image du produit et participe de la définition du luxe : cela se vérifie par exemple dans l’industrie du champagne ou celle des cosmétiques. La production des produits de luxe s’entoure d’un mystère, d’une mise en scène qui se retrouve dans d’autres secteurs, par exemple celui des vins de Bourgogne (Laferté, 2003) ou des stations de ski des Alpes suisses (Guex, 2004). Ces productions utilisent l’image d’authenticité de la région pour donner à leur produit une valeur nouvelle, ce que Delphine Guex (2004) nomme une « mise en scène patrimoniale ».

Rappelons que la communication sur le développement durable est toujours discrète dans les marques de luxe parce que la communication en général à l’attention des clients reste faible dans ce secteur (Assouly, 2005). Il n’y a en effet habituellement pas de support de communication de type plaquette ni de publicité dans des journaux, encore moins de questionnaires de satisfaction à remplir dans les chambres, ou des envois massifs de courriels, qui sont par ailleurs des pratiques courantes dans des chaînes hôtelières comme Accor. Nous avons ainsi observé que plus le nombre d’étoiles augmente, moins la communication est visible, y compris dans les hôtels de chaîne. Il existe une communication à propos du développement durable dans les hôtels de luxe du groupe Accor, qui est standardisée et identique dans chaque hôtel, mais elle est moins visible que dans les hôtels économiques et ceux de milieu de gamme.

Verbatim 3

Dans un hôtel de luxe on ne peut pas vous mettre une pancarte à l’entrée qui dit « l’hôtel fait ceci, cela », ce n’est pas classe ! Vous trouvez que ça fait luxe de se vanter ? Non non… (Palace A – Direction hébergement)

Par ailleurs, pour une partie du luxe qui repose sur la profusion et l’ostentation, il serait encore plus malvenu de communiquer sur le fait d’économiser des ressources telles que l’eau ou l’énergie par exemple. Une partie des pratiques relevant du développement durable repose sur des économies de ressources à propos desquelles un hôtel de luxe, orienté vers l’aspect ostentatoire du luxe[9], peut difficilement communiquer.

Au-delà du fait que ces démarches ne doivent pas se dire, elles ne doivent pas se voir non plus. Les démarches de développement durable dans les hôtels de luxe doivent être « indolores[10] » pour le client. Ainsi, la mise en place de mousseurs[11] dans les douches est indétectable pour les clients ; il en va de même des ampoules à basse consommation. Cet aspect invisible des démarches a été mis en avant par nos interviewés comme une condition à leur acceptation par les clients[12]. Les hôtels de luxe ont accepté de munir leurs bâtiments de ce genre d’ampoules à condition qu’elles s’allument aussi rapidement que des ampoules classiques. On remarque ici que l’ensemble des pratiques mises en place par les directions d’hôtels de luxe reposent sur leur propre perception des attentes du client ; il s’agit de ce que ces directions envisagent comme impossible à faire accepter par le client, et non pas d’une évaluation objective de cette attente. Nous n’avons pas investigué la question du ressenti des clients à l’égard de ces pratiques, mais nous supposons que ce préjugé des hôteliers vis-à-vis des attentes du client repose à la fois sur une forme d’inertie des représentations sectorielles (Moati, 2013) et sur une connaissance que ces acteurs ont de leur métier. Autrement dit, les pratiques de développement durable mises en place dans les hôtels de luxe reposent sur des préjugés qu’ont les directions à propos des comportements de leurs clients, préjugés dont on peut supposer qu’ils se fondent sur une connaissance du secteur, tout en ne négligeant pas les représentations et les dynamiques parfois statiques des acteurs du secteur. En l’état, nous n’investiguons cependant pas ici la question de l’acceptabilité des pratiques par les clients, mais nous concentrons sur les pratiques telles que les directions d’hôtels les conçoivent.

Si les pratiques de développement durable s’appuient sur des éléments tangibles tels que les économies de ressources, elles prennent plus difficilement forme dans la relation de service. En effet, parmi les hôtels de luxe et les palaces que nous avons pu visiter[13], un seul a mis en place un système de tri des serviettes par les clients. Les autres hôtels considèrent que les démarches ne doivent pas avoir une incidence sur le service hôtelier. Il s’agit là d’une des particularités de l’association entre service et développement durable : le service dans sa nature immatérielle et coproduite introduit des contraintes supplémentaires à la traduction des démarches de développement durable. Comme pour un produit du luxe, l’introduction du développement durable ne doit pas altérer la qualité intrinsèque du produit ; l’enjeu dans le cadre du service hôtelier est justement que cette qualité est difficilement objectivable et mesurable, d’une part, et qu’elle repose sur une relation de service qui implique le client, d’autre part.

Le luxe et le développement durable : l’ancrage territorial

Un autre résultat émerge de ce travail, il s’agit de l’ancrage territorial. Présent dans le luxe, nous le verrons par ailleurs, nos résultats montrent que l’introduction du développement durable renforce cet ancrage territorial des hôtels de luxe. Finalement, loin de transformer l’hôtellerie de luxe, le développement durable parviendrait à renforcer son identité même.

En dehors des éléments de la triade « tri des déchets, économies d’énergie et chaîne d’approvisionnement », l’ensemble des démarches que mettent en place les hôtels de luxe sont localisées en dehors de l’hôtel au sens physique. Les démarches de développement durable n’ont pas leur place dans l’hôtel parce qu’elles ne doivent pas impliquer le client, mais les hôtels de luxe considèrent qu’ils peuvent s’engager pour ce qu’ils nomment les « communautés locales » ou encore « le territoire de l’hôtel »[14]. C’est par ce biais que s’effectue la majeure partie de l’engagement des hôtels de luxe dans ce qu’ils valorisent et considèrent comme des démarches de développement durable.

Bien que la demande de luxe tende à s’homogénéiser à travers le monde de même que sa définition (Chatriot, 2007), la production des biens et services de luxe est fortement localisée. En effet, la production du luxe est attachée à un territoire : le champagne, la mode ou les bijoux sont associés à des territoires qui participent à construire l’identité de ces produits (Barrère etal., 2005). Ainsi, l’hôtellerie de luxe est elle aussi territorialisée : Paris, Biarritz ou Courchevel accueillent des palaces qui sont l’emblème du luxe français à l’international. Le territoire est utilisé par le luxe comme une ressource, une dimension propre des produits luxe. Nous entendons la définition de ressource territoriale comme « une caractéristique construite d’un territoire spécifique, et ce, dans une optique de développement. La ressource territoriale renvoie donc à une intentionnalité des acteurs concernés, en même temps qu’au substrat idéologique du territoire. » (Glon et Pecqueur, 2006 : 20)

Les pratiques de développement durable s’appuient elles aussi sur la ressource territoriale, en ce sens qu’elles utilisent le territoire comme appui à la mise en place du développement durable. Elles sont pour la plupart en dehors du lieu physique de l’hôtel, mais toujours tournées vers ce que les hôteliers nomment les « communautés locales », les « quartiers », le « territoire »[15]. Les hôtels de luxe investissent les questions du lieu, de l’espace et du local. Une partie de la traduction des ambitions du développement durable par les hôtels de luxe s’oriente ainsi vers la consommation de produits locaux. Cela s’explique à la fois par la possibilité pour les hôteliers d’accentuer l’impression d’exclusivité pour le client en proposant des produits auxquels il n’a accès que sur place, et aussi par la valorisation de la ressource territoriale, de ce qui participe à faire de l’hôtel un lieu unique qui échapperait à la standardisation. Le recours à la territorialité de l’hôtel n’est pas une pratique innovante, en particulier dans le luxe. Ce qui est intéressant ici c’est que le développement durable renforce cette pratique, tout autant qu’elle permet de dépasser un apparent paradoxe entre le luxe et le développement durable.

Verbatim 4

Est-ce que c’est le luxe de consommer des cerises en janvier ? C’est la vraie question. Y’a quelques années on aurait dit oui sans hésitation, aujourd’hui on se rend compte que c’est criminel. Le luxe c’est manger le miel du coin, vous trouvez que manger de la confiture de fraises industrielle produite en Chine c’est du luxe ? Non. (Entretien consultant luxe)

Verbatim 5

Nous nous sommes intéressés à la communauté, à comment nous pouvions aider nos collègues, nos voisins, notre communauté locale, surtout locale. Nous avons mis en place pour tout le quartier une démarche de don du sang, nous avons travaillé avec la communauté des magasins de la rue du F. dans une même dynamique, sur beaucoup de leurs problématiques. Nous avons travaillé avec toute la rue D. à côté sur la gestion de déchets, ça aboutit à une signature d’une manière commune, collective avec les autres magasins. (Palace B – Direction générale)

Dans le cadre du tourisme comme dans celui du luxe, le territoire tient une place majeure puisqu’il est envisagé comme une ressource, et une ressource à préserver. Cela apparaît de manière relativement évidente dans des hôtels situés dans des milieux protégés ou sauvages : il s’agit pour les hôtels des îles par exemple de trouver les moyens d’entretenir et de protéger la faune et la flore qui participent de leur attrait des îles et des hôtels. Mais cet intérêt pour la valorisation du territoire est également perceptible pour le secteur du luxe hôtelier en milieu urbain. Les hôteliers de Paris, en particulier dans le secteur du luxe, ont conscience que la ville de Paris participe à définir ce qui fait le luxe hôtelier et possède un avantage comparatif sur les autres hôtels de luxe du pays et du monde. L’entretien et la valorisation de cette ressource apparaissent donc centraux. Cela se traduit par l’investissement des hôtels de luxe dans les parcs et les jardins proches de l’hôtel, mais également par l’investissement dans des associations d’aide aux sans domicile fixe du quartier. Bien qu’il ne s’agisse pas ici de présumer de l’intentionnalité de ce type de pratiques, force est de constater qu’elles permettent aux hôtels de garder une image d’Épinal du luxe dans la ville de Paris.

Verbatim 6

Moi je pars du principe qu’un hôtel a un rôle communautaire à jouer là où il se trouve. À Paris c’est plutôt un rôle de quartier. (Palace B – Direction générale)

Pour l’hôtellerie de luxe, une partie des pratiques qui sont orientées vers l’entretien de l’extérieur de l’hôtel relève finalement peu d’un développement durable à proprement parler et plus de l’entretien de l’image : éloigner les sans-abri des hôtels de luxe, participer à l’entretien des infrastructures du quartier pour que l’hôtel reste dans un environnement qui correspond aux exigences du luxe.

Conclusion

L’articulation entre service de luxe et développement durable pose finalement un ancien problème lié à la régulation : l’identification des compromis (Boyer et Saillard, 2002) et de la manière dont certains se construisent à l’échelle des secteurs (Lamarche, 2011). Dans cet article c’est finalement en partant des dispositifs institutionnels dans le secteur[16], c’est-à-dire ici des pratiques de développement durable qui incarnent une partie de ces dispositifs, que nous identifions un compromis, celui qui permet à l’hôtellerie de luxe de combiner les attentes particulières du service de luxe avec une partie des ambitions contenues dans le développement durable. Cet article apporte ainsi des éléments de caractérisation de la manière dont l’hôtellerie de luxe a construit des pratiques de développement durable en lien avec les exigences et les contraintes de son activité qui prennent appui à la fois sur les dimensions du luxe et sur les dimensions du service hôtelier. Nous montrons aussi que ces pratiques sont construites avec une attention accrue quant à la préservation de la relation de service et au renforcement de la stratégie d’ancrage territorial.

La double approche servicielle et sectorielle pose la question de la prise en compte du territoire dans ce compromis, en particulier dans l’approche sectorielle. Le lieu de rencontre entre luxe, hôtellerie et développement durable se retrouve surtout autour de la préservation et de la valorisation du territoire. Dans les deux sphères, que ce soit l’hôtellerie ou le luxe, le territoire a un rôle majeur parce qu’il participe à la définition de ce qui fait le luxe et de ce qui fait l’hôtellerie. Le compromis pour l’hôtellerie de luxe avec les enjeux du développement durable passe donc par ses acceptions territoriales. Cette recherche s’inscrit donc dans la perspective des travaux qui visent à montrer que le territoire est un lieu pertinent de l’analyse sectorielle (Laurent et al., 2008), ainsi que des travaux qui le mobilisent dans le cadre de réflexions et de mise en place d’actions de développement durable (Theys, 2002 ; Zuindeau 2010), en particulier lorsqu’il est envisagé comme une ressource (Gumuchian et Pecqueur, 2007 ; Landel et Senil, 2009). À travers l’injonction qui est faite aux entreprises de concourir à un développement plus soutenable, le territoire n’est plus seulement une ressource pour les collectivités locales, il est instrumentalisé par une partie des entreprises dont la nature de l’activité se nourrit également de cette ressource.