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La crise de la COVID-19 a illustré la capacité des acteurs du secteur touristique à prendre part à des initiatives solidaires dirigées vers les parties prenantes externes. Ils ont contribué aux efforts collectifs pour faire face à cette crise dont l’émergence apparaît liée au modèle économique du tourisme de masse. Le contexte a amené des réponses inédites face à l’urgence sanitaire et sociale. On peut citer la mise à disposition massive d’hébergements touristiques pour le personnel soignant et les personnes fragilisées par la crise, la transformation d’hôtels en succursales d’hôpitaux ou en centres de convalescence, mais aussi la multiplication des dispositifs numériques d’accès à la culture pour les personnes confinées du monde entier. Pourtant, peu d’actions semblent dirigées vers la responsabilité sociale des employeurs du secteur à l’égard des travailleur·euse·s. La crise semble confirmer la tendance des organisations touristiques à privilégier certains aspects du développement durable et de leur responsabilité sociale par rapport à d’autres (Robinson et al., 2019 ; Ben Yedder et Zrelli, 2020) et la faible focalisation sur les conditions de travail (Walmsley et Partington, 2014).

Cet article souligne la nécessité de placer la question des conditions de travail et de la lutte contre la précarité du travail au cœur des modèles de tourisme durable post-COVID-19. Nous dénonçons le risque de voir émerger un nouveau modèle qui délaisse cet enjeu, reproduise les inégalités et « la durabilité de la précarité » (Robinson et al., 2019). D’abord, nous constatons que les grands plans de relance du secteur sont axés sur le maintien dans l’emploi et non sur les conditions d’emploi. Ensuite, nous discutons du rôle que peut jouer la crise dans l’avènement d’un modèle de tourisme durable centré sur l’amélioration des conditions de travail, entre opportunités et menaces. Puis, nous montrons que le concept de précarité du travail peut cadrer une grande partie des emplois touristiques et que le tourisme durable et l’investissement dans la responsabilité sociale des entreprises (RSE) n’ont pas remis en cause cette précarité. Enfin, nous identifions et discutons quatre leviers pour construire un modèle de tourisme durable centré sur les travailleur·euse·s du secteur et la lutte contre la précarité du travail touristique : le développement des contraintes légales et le durcissement normatif de la responsabilité sociale, la valorisation des bonnes pratiques de gestion des ressources humaines auprès des consommateur·rice·s, le soutien à l’action directe des travailleur·euse·s concerné·e·s et à leurs organisations, et la mobilisation des secteurs de l’enseignement et de la recherche en tourisme.

Des plans de relance du tourisme silencieux sur la question des conditions de travail

Le secteur du tourisme regroupe des activités variées qui requièrent une forte intensité de main-d’œuvre et dont les cœurs de métier sont souvent incompatibles avec le travail à distance. À l’échelle mondiale, il est sévèrement touché par la crise économique entraînée par la COVID-19. L’hébergement touristique et la restauration ont fait face à un chômage technique massif et à des vagues de licenciements. Ainsi, la plateforme d’hébergement dite participative Airbnb a licencié un quart de ses salarié·e·s, entraînant par effet de domino des licenciements dans des structures sous-traitantes de plus petite taille. Les conséquences humaines de ces licenciements massifs sont préoccupantes pour les salarié·e·s bénéficiant de dispositifs de chômage partiel. Elles le sont encore plus pour les travailleur·euse·s sous contrat précaire (enchaînements de contrats à durée déterminée, intérim, travail saisonnier…) qui échappent à ce dispositif et sont nombreux·ses dans le secteur (Dethyre, 2007). Ainsi, les travailleur·euse·s licencié·e·s des bars et restaurants représenteraient une partie importante des nouvelles personnes sans domicile fixe à Londres (Gentleman, 2020).

L’Organisation mondiale du tourisme (OMT, 2020) estime que 120 millions d’emplois directs pourraient être perdus dans le monde, alors que le tourisme représente près de 20 % de l’emploi mondial. Dans l’Union européenne, près d’un emploi sur dix est lié au tourisme, qui contribue à 10 % au produit intérieur brut (PIB) (World Travel and Economic Council, avril 2020). Dans ce contexte, des grands plans de relance du secteur – pensés comme « plans Marshall » du tourisme – sont annoncés. Pour secourir un secteur touristique touché en pleine saison, la transformation du secteur est envisagée, notamment par le développement d’activités numériques. Toutefois, les aides gouvernementales attribuées visent surtout à inciter les entreprises à ne pas licencier leur main-d’œuvre, en particulier la plus fragile (OMT, 2020). La question de la transformation des conditions de travail y apparaît largement absente et semble entrer en tension avec l’objectif de relance de la croissance économique du secteur.

La crise : une opportunité pour transformer les conditions de travail dans le tourisme ?

Le rôle de la crise pour une transformation profonde des conditions de travail du secteur est ambivalent. D’un côté, elle offre des opportunités pour la visibilité de cet enjeu. Avec la COVID-19, les populations ont eu une prise de conscience sur des métiers invisibles, souvent peu valorisés socialement, voire perçus comme des « sales boulots » : par exemple, le personnel soignant, mais aussi le personnel de ménage ou de gestion des déchets ménagers. Par ricochet, cette visibilité pourrait bénéficier aux revendications des travailleur·euse·s précaires du tourisme, à la reconnaissance de leurs compétences et de leur rôle pour la sécurité sanitaire (personnel de ménage). Plus généralement, la COVID‑19 a médiatisé l’enjeu de l’hygiène et de la santé au travail. Dans une perspective néo-marxiste (Hardt et Negri, 2000 ; 2004), la crise pourrait accélérer la prise de conscience d’une condition sociale commune de précarité et renforcer les capacités d’organisation de ces travailleur·euse·s, leur politisation et leur capacité de résistance. On observe ainsi que les travailleur·euse·s précaires du secteur du tourisme sont en train de s’allier à ceux d’autres secteurs contre la réforme de l’assurance chômage en France (Hautefeuille, 2020). L’organisation syndicale des « Kellys », les femmes de chambre des hôtels espagnols, se poursuit (López-González et Medina-Vicent, 2020) pour contrer la précarisation accrue associée à la COVID-19. La crise fait donc émerger de nouvelles possibilités de solidarité et de luttes communes qui pourraient être favorables à la représentation des travailleur·euse·s du tourisme. Enfin, le développement de nouveaux modes de travail numériques dans le tourisme à la suite de la COVID-19 pourrait ouvrir la voie à un enrichissement des tâches, une moindre pénibilité et la création de perspectives de carrières pour certaines professions du tourisme.

De l’autre côté, la nécessité de relancer le tourisme entre en tension avec les volontés de dessiner un modèle alternatif, plus respectueux des travailleur·euse·s. En 2015 déjà, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 2015) soulignait la nécessité d’améliorer la qualité des emplois du tourisme pour répondre à la crise économique de 2008. La dynamique de précarisation du travail s’y est pourtant accentuée, alors même que les acteurs du secteur touristique ont investi massivement la RSE après la crise (Virgil, 2010). Le contexte de chômage massif offre un rapport de force plus défavorable aux salarié·e·s et à leurs organisations dans les négociations collectives (Cañada, 2018). Certains répertoires d’action collective sont plus difficiles à mettre en œuvre du fait de la précarisation accentuée par la crise et parce que leur légitimité externe peut être affaiblie par le contexte. Ainsi, la grève comme instrument phare de l’action collective apparaît encore plus difficile à mettre en œuvre pour des travailleur·euse·s précaires ayant subi des mois de baisse de revenus, encore plus facilement remplaçables avec la hausse du chômage. En France, la grève toujours en cours depuis juillet 2019 des femmes de chambre et gouvernantes de l’hôtel Ibis Batignolles montre la capacité d’organisation des travailleuses précaires du tourisme (Plumauzille, 2019 ; Kokabi et NnoMan, 2020). Elle illustre aussi la difficulté à peser dans le rapport de force avec leur employeur, avec des négociations au point d’arrêt et la difficulté à sensibiliser les consommateur·rice·s et la population générale aux conditions de travail de ces travailleuses invisibles. Par parallélisme, malgré la sympathie affichée de la population française envers le personnel soignant, le dépôt de préavis de grève durant la COVID-19 par leurs syndicats a suscité l’incompréhension. Les conséquences économiques et les coûts d’image des grèves dans le tourisme sont souvent utilisés pour délégitimer les revendications des travailleur·euse·s. On peut penser au mouvement de grèves des employé·e·s des hôtels de luxe de Vancouver de 2019, critiqué pour ses conséquences sur le tourisme de congrès (Bardeau, 2019). Alors que l’objectif de relancer la croissance économique est affiché, on peut craindre que des revendications d’amélioration des conditions de travail soient perçues comme inappropriées ou superflues par la population et évincées par le discours de l’effort et des sacrifices de guerre face à la COVID-19. Enfin, la focalisation sur l’utilisation accrue du numérique dans le travail n’apparaît pas forcément comme une possibilité d’émancipation des travailleur·euse·s : elle pourrait aussi être synonyme de contrôle accru de l’employeur, d’augmentation des cadences.

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Manifestation des syndicats de la restauration et de l’hôtellerie en 2017, Los Angeles

Manifestation des syndicats de la restauration et de l’hôtellerie en 2017, Los Angeles
Source : Molly Adams, sous licence Creative Commons.

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Conditions de travail et précarité dans le secteur touristique

Avant la crise, le tourisme était le secteur où la croissance de création d’emplois et d’entreprises était la plus élevée. Derrière ce dynamisme, de nombreuses études ont souligné une qualité des emplois hétérogène, des conditions de travail s’améliorant peu, voire se dégradant, et une précarisation du travail (Baum, 2015 ; Baum et al., 2016). Tout en tenant compte de la diversité des professions relevant du secteur touristique, il est possible d’affirmer que le concept de précarité du travail décrit une partie importante des emplois (Lee et al., 2015). Il englobe des réalités variées. Les emplois dans le tourisme sont d’abord précaires du fait de la surreprésentation des contrats de travail atypiques axés sur la flexibilité et la mobilité des travailleur·euse·s : saisonnier·ère·s, intérimaires, mais aussi recours massif à la sous-traitance (nettoyage des hôtels et blanchisserie, conciergerie). De nouvelles formes d’emplois flexibles, souvent indépendants, s’y sont aussi particulièrement développées avec l’économie dite collaborative (chauffeur·euse·s, guides…) (Bertoli et al., 2017). Il faut y ajouter le recours important au travail non déclaré. La faiblesse et surtout la variabilité et l’incertitude de la rémunération apparaissent au cœur de la précarité des travailleur·euse·s du tourisme.

La fragmentation des statuts nourrit la précarité en rendant difficile une organisation collective et en minorant la capacité des travailleur·euse·s à peser dans le rapport de force (Baum, 2015). L’idée du précariat comme opportunité d’autonomisation et d’organisation collective des travailleur·euse·s portée par les poststructuralistes et les néo-marxistes (exemples : Hardt et Negri 2000 ; 2004) se heurte aux constats d’un éclatement de la force de travail, de la faiblesse de l’organisation syndicale dans le tourisme (Edralin, 2014) et de la difficulté des syndicats à peser dans le rapport de force (Bergene et al., 2015). C’est particulièrement le cas dans les pays du Sud les plus dépendants du tourisme (Lee et al., 2015 ; Robinson et al., 2019). Une large partie des emplois est perçue comme non qualifiée (Ladkin, 2011), même relevant du « sale boulot » (Ashforth et Kreiner, 2014) du fait de la souillure physique (personnel de ménage) et du manque de considération de ces emplois. Beaucoup d’emplois placent au cœur de l’expérience client la discrétion (service au restaurant), voire l’invisibilité (personnel de ménage) des travailleur·euse·s (López-González et Medina-Vicent, 2020). D’autres sollicitent un fort travail émotionnel (Giacomel, 2016), comme les métiers au contact avec la clientèle (guide, accueil). Certains présentent des conditions de travail pénibles : horaires atypiques, travail le weekend et la nuit, pénibilité physique (portier·ière·s et vigiles d’hôtels, chauffeur·euse·s…).

La précarité dans le secteur du tourisme se matérialise par des pratiques variées et s’exprime différemment selon le contexte considéré et selon l’appartenance sociodémographique des travailleur·euse·s. Ainsi, la précarité se manifeste dans certains pays du Sud par le recours toujours massif au travail des enfants dans l’industrie touristique (Elshaer et Marzouk, 2019). Certains groupes sociodémographiques sont particulièrement touchés par la précarité. Les femmes, qui représentent plus de la moitié des salarié·e·s du secteur touristique (Organisation des Nations Unies Femmes, 2019), sont ainsi surreprésentées dans les emplois peu qualifiés. Les femmes racisées et/ou migrantes sont particulièrement touchées (Guégnard et Mériot, 2010) : les femmes de chambre et gouvernantes d’hôtel peuvent être décrites comme « les prolétaires de la nouvelle domesticité » (Plumauzille, 2019). Pour les travailleur·euse·s étranger·ère·s (Janta et al., 2011), la précarité de l’emploi s’articule avec la précarité administrative et économique. La COVID-19 a exacerbé cette précarité : une précarité virale s’ajoute aux facteurs de précarité existants. Ainsi, le personnel de nettoyage est en première ligne pour la désinfection des lieux touristiques et met sa santé en danger pour celle des touristes. Les conditions économiques incitent à reprendre le travail même si les conditions d’hygiène et de sécurité ne sont pas réunies. La précarité est aussi un frein à l’accès au système de soins, affecte les conditions de vie (hygiène, promiscuité) et rend les travailleur·euse·s non seulement exposé·e·s à une charge virale importante, mais aussi plus susceptibles de développer des formes graves de la COVID-19 et d’en mourir (Lehmann, 2020).

Illustration 2

Grève de femmes de chambre en 2019 à Marseille

Grève de femmes de chambre en 2019 à Marseille
Source : Sophiedidacressources, sous licence Creative Commons.

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Un aspect négligé de la responsabilité sociale des organisations liées au tourisme

La question des conditions de travail dans le tourisme est loin d’être nouvelle. Le secteur a montré une grande résilience aux crises historiques en réinventant son modèle économique, aboutissant au tourisme de masse que nous connaissons actuellement. La question des conditions de travail n’a jamais été placée au cœur de la transformation de ces modèles, même ceux axés sur la durabilité (Fletcher, 2011). Face à la montée des critiques quant à la durabilité de ce surtourisme, et notamment des critiques environnementalistes, les acteurs du tourisme ont massivement investi la RSE depuis une dizaine d’années, en se concentrant sur les dimensions environnementales plutôt que sociales (Ben Yedder et Zrelli, 2020), et sur les parties prenantes externes (les consommateur·rice·s actuel·le·s ou potentiel·le·s) plutôt que sur les parties prenantes internes (les salarié·e·s et leurs organisations). Par exemple, les compagnies aériennes ont développé des propositions de voyages supposés à « bilan carbone neutre » (Priskin, 2007) (comme des programmes de plantation d’arbres) tout en s’inscrivant dans des modèles low cost (Decker, 2004) avec une organisation du travail qualifiable de néo-tayloriste (Dressen et Durand, 2018) (minutage du nettoyage d’avion, maximisation des rotations, recours à la sous-traitance…). Ces actions, qui sont plus facilement valorisables auprès des consommateur·rice·s (affichage d’une labellisation), peuvent s’appuyer sur la légitimité d’organisations non gouvernementales (ONG) occidentales, sans remettre en cause le modèle économique incompatible avec la durabilité (Delalieux, 2010). Par comparaison, des actions centrées sur la gestion de la main-d’œuvre (bien-être au travail, sécurisation des contrats, notamment par l’internalisation, amélioration des conditions de travail et du dialogue social) apparaissent moins facilement valorisables en externe. Elles peuvent être perçues comme nuisibles à la compétitivité des organisations dans un contexte de forte concurrence et impliquent une remise en cause du modèle économique (par exemple, réflexion sur la ségrégation genrée et racisée des emplois et de leur rémunération).

Les leviers pour construire un modèle de tourisme durable centré sur les travailleur·euse·s

Quatre grands types de leviers pour la construction d’un modèle d’après-crise centré sur l’amélioration des conditions de travail et la rupture de la dynamique de précarisation des travailleur·euse·s sont identifiés et discutés : le droit et la régulation coercitive et son articulation avec la RSE, le développement d’incitations et la conscientisation des consommateur·rice·s, le soutien à l’organisation des travailleur·euse·s du secteur, et la mobilisation de l’enseignement et de la recherche en tourisme.

Premièrement, la contrainte légale peut accélérer le développement de pratiques volontaires des entreprises, anticipant un renforcement futur de la contrainte coercitive par exemple. Il semble important qu’un système de conditionnement des aides gouvernementales et supragouvernementales octroyées aux entreprises dans le cadre des plans de relance soit développé. Les aides publiques seraient attribuées sur condition d’engagements dépassant le simple maintien des salarié·e·s dans l’emploi. Ces aides devraient être conditionnées au respect effectif du droit du travail local, dont la mise en conformité obligatoire ne relève pas d’une démarche volontaire de RSE (Bommier et Renouard, 2018). Les aides pourraient être des instruments pour le développement d’engagements visant l’amélioration des conditions de travail au-delà du droit du travail (responsabilité vis-à-vis des travailleur·euse·s des entreprises sous-traitantes). Le caractère hybride de la RSE, entre la soft law et la hard law (Cuzacq, 2012), pourrait être ainsi mobilisé. Le développement de contraintes légales supplémentaires apparaît difficile à mettre en œuvre à court terme dans le contexte post-crise, mais les entreprises peuvent être incitées à devancer le droit en anticipant les contraintes légales futures. Cette perspective appelle à penser l’équité des contraintes légales et des normes (Lequin et al., 2005) dans le contexte d’un tourisme internationalisé. La question de l’harmonisation des régulations au sein des espaces économiques intégrés, comme dans l’Union européenne, doit être posée pour éviter le dumping social. Une réflexion sur l’usage de ces dispositifs légaux en fonction des contextes doit être menée avec le souci d’éviter l’ethnocentrisme. La question de la régulation et de la RSE dans la chaîne d’approvisionnement (Quairel et Auberger, 2007) touristique (Pellegrin-Romeggio et al., 2013) doit être centrale. L’applicabilité et les possibilités de contrôle des normes et conditions de travail par les différents sous-traitants et fournisseurs doivent être pensées. Par exemple, comment contrôler le respect des engagements dans des entreprises sous-traitantes de nettoyage d’hôtels qui recourent elles-mêmes à l’intérim ? Le risque de « transfert de la responsabilité sociale » vers les fournisseurs et les sous-traitants doit être maîtrisé et est particulièrement aigu pour les pays du Sud. Il s’agit d’éviter les situations de dilution de la responsabilité des grands groupes occidentaux qui ont été constatées dans la mise en œuvre de la RSE dans la chaîne d’approvisionnement internationale textile avec l’effondrement du Rana Plaza (Delalieux, 2017) : les multinationales occidentales avaient pu se décharger du respect du droit du travail sur les sous-traitants, voire les sous-traitants des sous-traitants des pays du Sud.

Deuxièmement, une réflexion doit être menée sur les incitations des entreprises touristiques à développer volontairement le volet social du développement durable et à se tourner vers leurs parties prenantes internes. Elle peut mobiliser l’avantage compétitif que constitue la rétention des travailleur·euse·s dans un secteur fortement marqué par le turnover, mais ce « business case » a des limites dans le cas d’une main-d’œuvre jugée peu qualifiée et facilement remplaçable. Il faut réfléchir aux possibilités de valorisation auprès des consommateur·rice·s des engagements pris en matière de travail. Les labels « ressources humaines » (type « employeur responsable »), voire la création d’un label spécifique aux conditions de travail dans le tourisme, peuvent apparaître comme une solution attrayante mais sont confrontés à des limites importantes. Depuis la fin des années 1990, les labels divers en tourisme ont proliféré, avec une confiance variable accordée par les consommateur·rice·s et un poids du label peu clair dans leur décision d’achat (Marcotte et al., 2011). Les labels liés au développement durable intègrent le volet social, mais l’affichage écologique semble déterminant pour les consommateur·rice·s. La labellisation peut constituer un levier envisageable à condition d’un appui étatique important pour sa visibilité. Les limites générales d’un changement social par la consommation critique ou responsable et de la figure du consom’acteur (Verhagen, 2011), fréquemment soulevées pour le tourisme (Sacareau, 2007), apparaissent criantes. Le soutien des consommateur·rice·s et des parties prenantes externes apparaît pourtant un facteur important pour le rapport de force en interne entre travailleurs et employeurs (Havard et al., 2006). Le travail de conscientisation à la question des conditions de travail est donc nécessaire, mais aussi difficile compte tenu du caractère déterminant du prix dans le choix de destination.

Troisièmement, la création d’un modèle de tourisme centré sur les conditions de travail doit s’appuyer sur l’expérience et la perception des travailleur·euse·s concerné·e·s, et soutenir leurs organisations, notamment syndicales. L’engagement pour la liberté d’associations des travailleur·euse·s du secteur apparaît fondamental : il requiert de faire de la liberté syndicale une priorité. L’implication directe des travailleur·euse·s du secteur, de leurs organisations et des ONG locales permet une approche de l’amélioration des conditions de travail contextualisée aux enjeux locaux ainsi qu’un ethnocentrisme limité. Dans le domaine de l’industrie de la confection textile, les conséquences négatives de la mobilisation des ONG occidentales pour la RSE de grandes multinationales sans consultation des travailleur·euse·s ont été soulignées (Khan et al., 2007). Focalisées sur le travail des enfants à la suite du scandale de la société Nike, elles avaient éclipsé les revendications des travailleur·euse·s du secteur pour la revalorisation salariale et la reconnaissance du droit syndical, qui leur permettraient de se passer du salaire de leurs enfants. La fin brutale du travail des enfants a entraîné une précarisation accrue des travailleurs, notamment des femmes. La pratique de confection familiale à domicile pendant la nuit a été interdite. Le travail est dorénavant effectué intégralement dans des usines situées souvent loin de leur domicile avec des horaires étendus, davantage contrôlé, et les femmes sont plus exposées à l’insécurité physique. La question d’une lutte contre la précarité pensée à partir de l’expérience des travailleur·euse·s et construite par les concerné·e·s est aussi importante dans les pays du Nord. Des mesures peuvent se révéler contre-productives si elles ne tiennent pas compte de la complexité du contexte : on peut ici évoquer les impacts mitigés des lois de répression de la clientèle sur la précarité des travailleur·euse·s du sexe (augmentation de l’insécurité physique, acceptation de pratiques sexuelles plus à risque), malgré l’intention de la loi de protéger ces personnes. Soutenir la capacité des travailleur·euse·s précaires du tourisme à défendre eux·elles-mêmes leurs revendications est fondamental.

Illustration 3

Grève des Kellys, femmes de chambres à Ibiza

Grève des Kellys, femmes de chambres à Ibiza
Source : Fotomovimiento, sous licence Creative Commons.

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Quatrièmement, l’enseignement et la recherche en tourisme auront un rôle clé pour l’avènement d’un modèle de tourisme durable centré sur les travailleur·euse·s. Les formations en tourisme se sont multipliées et se focalisent sur le tourisme durable : les questions des conditions de travail et de la précarité doivent être mises au centre des cursus. Considérant la recherche, il apparaît important de construire des problématiques et des méthodologies de recherche centrées sur la perspective émique des travailleur·euse·s, et facilitant leur autonomisation et leur habilitation – l’usage du « théâtre de l’opprimé » (Boal, 2000) apparaît par exemple prometteuse.

En conclusion, le contexte de la COVID-19 offre des opportunités pour repenser un modèle de tourisme plus durable. Il devra être fondé sur les conditions de travail et viser à la rupture de la dynamique de précarisation des travailleur·euse·s. La crise est source d’espoir et d’injonctions contradictoires, l’idée de devoir faire redémarrer la machine touristique coûte que coûte apparaissant menaçante pour les conditions de travail. Les questions auxquelles nous devons collectivement répondre sont : Comment ce redémarrage de l’activité peut être pensé sans renforcer la précarité des travailleur·euse·s du secteur ? Comment participer à leur habilitation pour l’amélioration de leurs conditions de travail dans nos activités d’enseignement, de recherche et citoyennes ? Un tel projet doit s’ancrer sur les revendications des travailleur·euse·s du tourisme et de leurs organisations et être soutenu par les institutions publiques, les consommateur·rice·s et les acteur·rice·s de l’enseignement et de la recherche.