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Alors que le printemps était en voie de s’éveiller à la mi-mars 2020, voilà que le Québec s’est trouvé plongé en état d’urgence sanitaire en raison de la COVID-19. Ce choc sanitaire exogène a entraîné inéluctablement, pour paraphraser Ian I. Mitroff (2020), un désordre pernicieux ( wicked mess , en anglais) pour les acteurs impliqués dans l’organisation de la saison agrotouristique. En effet, la crise sanitaire a eu des répercussions dans l’écosystème agrotouristique dans lequel évolue l’industrie du cidre au Québec. À cet égard, selon le cycle des saisons, la floraison des pommiers au printemps, l’autocueillette des pommes en automne, la visite de la cidrerie, et même les cueillettes de pommes gelées sur les arbres l’hiver pour la production du cidre de glace, ces caractéristiques font partie intégrante de l’offre d’expérience agrotouristique des cidreries du Québec (Cloutier et al ., 2016 ; 2019 ; Cloutier et Renard, 2017 ; Renard et al. , 2020).

L’objectif de ce texte est de présenter une discussion succincte de la résilience collective, au niveau de l’industrie, et de la résilience des cidreries individuelles, dans le contexte de la COVID-19 [2] . Il y a des caractéristiques multiniveaux de résilience ancrées à la fois chez les individus, à titre d’entrepreneurs dirigeants de micro et de petites entreprises (Raymond et al. , 2013), et dans les associations ou collectifs organisationnels (Goldschmidt et al ., 2019). Or, la résilience se manifeste à plusieurs niveaux et les interactions entre ces niveaux (industrie, organisation) peuvent être considérées de manière systémique (Cheer et Lew, 2018). En effet, les acteurs évoluant dans des systèmes d’affaires dits résilients seraient en mesure de percevoir les signaux d’un choc exogène et de produire des réponses adaptées leur permettant de poursuivre leur fonctionnement (Hollnagel et Sundström, 2006). Souvent, des acteurs parviennent à décoder hâtivement les signaux avant-coureurs d’une crise et s’adaptent pour éviter les écueils au bénéfice du système collectif en entier (Woods, 2006). La capacité dynamique de résilience (Altintas, 2020) est le moyen par lequel les organisations préparent des réponses opérationnelles de manière active pour ensuite produire les apprentissages organisationnels utiles pour redonner du sens aux actions (Weick et Sutcliffe, 2007) et ainsi pallier les insuffisances, permettant de naviguer ou d’assurer une sortie de crise dans un contexte où souvent le macroenvironnement aura changé (Altintas, 2020).

Agrotourisme cidricole

Les cidreries se distinguent souvent les unes des autres en regard de l’apport des activités agrotouristiques comme sources de revenus. La vaste majorité des cidreries trouve un équilibre sur un continuum entre celles qui pratiquent un modèle d’affaires entièrement ancré dans l’agrotourisme et celles qui ne font pas ou peu d’agrotourisme. Même si les cidreries choisissent différents canaux de distribution, l’engagement dans des activités agrotouristiques (par exemple, l’autocueillette de pommes et la vente de cidre à la cidrerie) permet aux cidriculteurs et cidricultrices d’avoir un contact étroit avec la clientèle, pour observer et échanger avec elle, pour sonder et mieux comprendre ses préférences et ses besoins.

Photo 1

Verger durant la saison 2020 avec vue de Montréal à l’horizon à environ 40 km du centre-ville de Montréal, Domaine Lafrance, Saint-Joseph-du-Lac (Laurentides, Québec)

Verger durant la saison 2020 avec vue de Montréal à l’horizon à environ 40 km du centre-ville de Montréal, Domaine Lafrance, Saint-Joseph-du-Lac (Laurentides, Québec)
Photo : Isabelle Cloutier, 12 juillet 2020.

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Pour une cidrerie, l’agrotourisme signifie accueillir les visiteurs pour présenter et vendre les produits du cidre transformés à la propriété de même que d’autres produits de la pomme et du cidre. La boutique à la cidrerie devient un lieu central où les produits sont offerts aux visiteurs. La dégustation des produits permet de stimuler les sens et d’expliquer les produits de manière détaillée. Des activités, voire des événements ou des festivals, sont organisés à la cidrerie au fil des saisons. La floraison des pommiers au printemps lance typiquement la saison agrotouristique. L’été est la période des visites à la cidrerie (photo 1). La plus importante est assurément celle de la saison des pommes à l’automne durant laquelle des cidreries proposent des activités d’autocueillette. L’hiver est une période moins achalandée, hormis lors d’événements ponctuels associés à la cueillette des pommes gelées dans les arbres pour la fabrication du cidre de glace.

L’offre d’expérience agrotouristique est au centre de la réussite des activités agrotouristiques et de la vente des produits du cidre à la cidrerie. C’est le moment charnière où les clients vont entrer en contact, souvent pour une première fois, avec les cidres élaborés à la cidrerie. Les premières impressions étant importantes, il est crucial que l’expérience soit satisfaisante pour les visiteurs. En conséquence, l’organisation et la planification de l’offre d’expérience agrotouristique constituent des activités de gestion cardinales pour la cidrerie. Les activités agrotouristiques ne se limitent pas à la vente à la cidrerie, car d’autres activités sont souvent réalisées à l’extérieur (visites de vergers, sentiers de randonnée pédestre, tenue d’événements privés, cinq à sept, lacs-à-l’épaule [3] , événements corporatifs, mariages, jeux pour enfants, tables à pique-nique, etc.) et permettent d’enrichir l’expérience des visiteurs et de satisfaire l’ensemble des besoins d’une clientèle variée et souvent familiale (Cloutier et Renard, 2017).

Impacts de la crise sanitaire de la COVID-19 sur les activités agrotouristiques

Un des impacts les plus inédits de la crise sanitaire de la COVID-19 a été la fermeture aux visiteurs des boutiques situées aux cidreries suivant l’entrée en vigueur du décret, le 13 mars 2020 [4] , déclarant l’état d’urgence sanitaire au Québec. Ensuite, la vente d’alcool étant considérée un service essentiel (décret du 24 mars 2020) [5] , certaines cidreries ont décidé de rouvrir pour permettre la cueillette des produits vendus (par téléphone, par courriel ou en ligne) ou la vente à la boutique en conformité avec les mesures sanitaires imposées par la Santé publique. Alors que la crise dure depuis la mi-mars et que les mesures de distanciation physique et sociale se mettent en place, l’industrie est préoccupée à ce moment-là par l’incertitude qui plane à propos de l’organisation de la saison des pommes, notamment de la possibilité de tenir ou non des activités d’autocueillette selon des modalités sanitaires devant être déterminées et respectées.

Le confinement de la mi-mars à la mi-mai 2020

La pandémie a eu un effet immédiat sur le niveau des ventes de cidre qui s’est effondré chez les cidreries fortement engagées en agrotourisme. De nombreuses cidreries ont ainsi choisi de fermer leurs boutiques, alors que d’autres sont demeurées ouvertes tout en réduisant leurs activités. La fermeture, même si temporaire au départ, des boutiques situées à la cidrerie et leur réouverture souvent partielle ont posé de manière aiguë le problème de l’adaptation de l’offre d’expérience à la cidrerie. L’impossibilité de faire déguster les cidres sur place, d’une part, et de maintenir l’offre d’activités connexes, d’autre part, a causé de sérieux problèmes aux cidreries qui misaient sur ce type d’expérience agrotouristique.

En effet, même si une boutique à la cidrerie était en mesure d’accueillir un nombre limité de visiteurs, il n’était plus possible de déguster les produits lors de l’achat sur place. Le cidre se découvre et s’apprécie surtout par la dégustation qui est le point culminant de la visite d’une cidrerie. En outre, la dégustation mobilise les sens, entre autres le goût, l’odorat et la vue. Par ailleurs, les activités connexes qui composaient l’offre d’expérience agrotouristique à la cidrerie ont été interdites jusqu’à la mi-mai (par exemple : pique-niques, aires de jeux, accès aux sentiers de randonnée pédestre, ballades dans le verger, etc.) (photo 2).

Photo 2

Panneau indiquant la fermeture des aires de jeux pour enfants, du bloc sanitaire et de la mini ferme, Domaine Lafrance, Saint-Joseph-du-Lac (Laurentides, Québec)

Panneau indiquant la fermeture des aires de jeux pour enfants, du bloc sanitaire et de la mini ferme, Domaine Lafrance, Saint-Joseph-du-Lac (Laurentides, Québec)
Photo : Isabelle Cloutier, 12 juillet 2020.

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En conséquence, les cidreries ont dû ajuster leur main-d’œuvre en procédant à des mises à pied, et même à des licenciements dans certains cas. La gestion de la main-d’œuvre est en effet un enjeu omniprésent pour les cidreries, car si la reprise des activités agrotouristiques semblait se profiler, à terme elles devront réembaucher rapidement pour préparer et relancer leurs activités agrotouristiques. Plusieurs cidreries avaient tissé des liens très étroits avec leurs employés souvent en poste depuis de nombreuses années, ce qui a entraîné des choix déchirants lors des mises à pied. Les programmes de soutien salarial des gouvernements ont entraîné une nouvelle forme de « concurrence » pour la main-d’œuvre. On rappelle ici que le niveau salarial est généralement bas pour certains types d’emplois dans l’industrie agrotouristique ; or, le programme de Prestation canadienne d’urgence (PCU) a pu être une entrave en contribuant, au moins à court terme en début de saison, à la rareté de la main-d’œuvre. Ce phénomène a été d’autant plus observé dans les régions les plus éloignées des centres urbains qui faisaient déjà face, avant la pandémie, à des difficultés de recrutement de la main-d’œuvre.

Plusieurs cidreries ont décidé de mettre sur pied une boutique de vente en ligne pour leurs produits ou des produits connexes qui se trouvaient sur les rayons dans la boutique en cidrerie. Les plateformes technologiques en technologies de l’information mobilisées par les cidreries varient, entre des sites Web informationnels avec un formulaire pour commander des produits, alors que d’autres ont investi dans des plateformes transactionnelles afin de proposer une véritable expérience de commerce électronique.

Même si certaines cidreries ont décidé qu’il incombait aux clients de cueillir les produits achetés directement à la cidrerie, d’autres ont décidé d’assurer des livraisons (photo 3). Comme il incombe au titulaire de permis de production artisanale d’assurer la distribution de ses produits dans ses différents canaux et auprès des particuliers, les cidreries situées près des zones urbaines possèdent un avantage certain par rapport à celles plus éloignées. Le service de livraison aux particuliers a aussi l’avantage d’étendre les offres de produits au-delà des cidres, vers des produits agroalimentaires ou des plats cuisinés, et ainsi l’offre d’expérience agrotouristique à domicile.

Photo 3

Panneau près de la route indiquant qu’il est possible de cueillir des mets « prêts-à-emporter », avec le slogan « Ça va bien aller », Domaine Lafrance, Saint-Joseph-du-Lac (Laurentides, Québec)

Panneau près de la route indiquant qu’il est possible de cueillir des mets « prêts-à-emporter », avec le slogan « Ça va bien aller », Domaine Lafrance, Saint-Joseph-du-Lac (Laurentides, Québec)
Photo : Isabelle Cloutier, 12 juillet 2020.

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Le déconfinement à la mi-mai 2020

Le déconfinement graduel survenu à partir de la mi-mai, dans un premier temps hors de la Communauté métropolitaine de Montréal, a rendu possible l’accueil de visiteurs dans de nombreuses cidreries qui avaient considérablement ralenti leurs activités. Cependant, l’espace physique de la cidrerie a dû être réaménagé pour permettre un déplacement sécuritaire des visiteurs. Ces aménagements comportent le marquage au sol, l’ajout de vitres de Plexiglas aux caisses, l’installation de stations de désinfection ou de lavage des mains.

Certaines cidreries ont revu l’offre d’expérience agrotouristique autour de ces contraintes sanitaires et sont allées jusqu’à proposer des tee-shirts, des couvre-visages et des visières à l’effigie de la cidrerie. Si le niveau d’achalandage aux boutiques des cidreries était impossible à prévoir en début de saison au plus fort de la crise, depuis la mi-mai, certaines cidreries, anticipant une forte reprise de leurs activités, ont décidé d’ouvrir un autre comptoir d’achat ou d’aménager un parcours pour la gestion des files d’attente en contexte de distanciation physique (photo 4).

Photo 4

Parcours client extérieur avec marques de distanciation physique de 2 mètres au sol et barrières de contrôle de file d’attente pour guider les visiteurs vers l’entrée de la boutique à la cidrerie, Domaine Lafrance, Saint-Joseph-du-Lac (Laurentides, Québec)

Parcours client extérieur avec marques de distanciation physique de 2 mètres au sol et barrières de contrôle de file d’attente pour guider les visiteurs vers l’entrée de la boutique à la cidrerie, Domaine Lafrance, Saint-Joseph-du-Lac (Laurentides, Québec)
Photo : Isabelle Cloutier, 12 juillet 2020.

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Les premiers retours d’expérience des cidreries qui ont rouvert au public depuis le début du déconfinement indiquent que les visiteurs sont au rendez-vous et expriment le besoin de vivre des expériences en plein air. Toutefois, le respect des contraintes sanitaires a nécessité de revoir l’offre d’expérience à la cidrerie. Les visiteurs doivent davantage être accompagnés en boutique et dans leurs choix. Pour certaines cidreries, cette impossibilité de faire déguster leurs produits constitue un défi majeur, mais le développement d’un nouveau discours des cidriculteurs et cidricultrices autour de la présentation des produits semble poindre. Il s’agit donc de pallier l’impossibilité de la dégustation en présentant verbalement les produits (description de leurs propriétés organoleptiques, accord cidres-mets, notamment) et d’engager un dialogue comme conseillers auprès des visiteurs pour tenter de cerner leurs goûts (photo 5). Ce nouveau mode opératoire n’est pas sans poser problème, notamment en regard de la difficulté potentielle de bien cerner leurs goûts.

Photo 5

Comptoir de dégustation inactif, avec panneau montrant les mesures préventives de la COVID-19, et Plexiglas, intégré au décor pour ne pas « oppresser » les visiteurs, Domaine Lafrance, Saint-Joseph-du-Lac (Laurentides, Québec)

Comptoir de dégustation inactif, avec panneau montrant les mesures préventives de la COVID-19, et Plexiglas, intégré au décor pour ne pas « oppresser » les visiteurs, Domaine Lafrance, Saint-Joseph-du-Lac (Laurentides, Québec)
Photo : Isabelle Cloutier, 12 juillet 2020.

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Les impacts et les enseignements du confinement et du déconfinement au printemps 2020

Au-delà des activités agrotouristiques, les cidreries ont diversifié la vente de cidre à travers différents canaux de distribution (épiceries, détaillants spécialisés, restaurants, bars, succursales de la Société des alcools du Québec [SAQ], SAQ.com , etc.). La fermeture des bars et des restaurants ainsi que l’impossibilité de tenir des événements de la mi-mars à la mi-mai ont eu un impact majeur sur les cidreries et eu des conséquences pour celles exclusivement engagées en agrotourisme ; sur le terrain, pour elles, la pente à gravir pour ouvrir de nouveaux canaux de distribution demeure difficile.

Le rôle de la SAQ, comme société d’État, semble important en temps de crise parce qu’elle peut favoriser la catégorie des cidres à travers son réseau de distribution en succursale et sa boutique en ligne ( SAQ.com ). L’association des Producteurs de cidre du Québec (PCQ) a entamé plusieurs démarches dès le mois de mars auprès de la SAQ pour favoriser les cidres qui sont essentiellement des produits locaux (tel que promu par les autorités) afin d’en assurer une meilleure visibilité dans les succursales et en ligne.

Individuellement et collectivement, les cidreries ont fait un usage plus important des médias sociaux, notamment Facebook et Instagram, pour entretenir le contact avec les visiteurs et les consommateurs. L’intérêt des médias sociaux est qu’ils permettent une communication bidirectionnelle entre les cidreries et les consommateurs : en communiquant sur le quotidien de la cidrerie et en présentant les nouveaux canaux de distribution mis en œuvre ; en réalisant des Facebook Live à l’occasion d’événements ouverts à tous où étaient présentés les produits de la cidrerie ; et en transposant dans l’univers des médias sociaux des événements qui devaient se tenir en cidrerie. La Semaine du cidre , événement annuel phare de l’association des PCQ, a été mutée en Semaine du cidre – à la maison [6] , du 7 au 17 mai 2020, lorsque transposée en ligne. Si certaines cidreries ont décidé de ne pas lancer de nouveaux produits durant la crise comme il était au départ prévu, d’autres, au contraire, ont décidé de profiter d’une recrudescence d’attention de la part des consommateurs durant le confinement pour proposer de nouveaux produits durant cette période.

Les cidriculteurs et cidricultrices reconnaissent l’apport fondamental des médias sociaux en période de pandémie et leur capacité à les soutenir dans leurs actions de résilience collective pour maintenir, voire renforcer, et créer de nouveaux liens et modes d’interaction avec les consommateurs. Les relations qui se sont établies à travers les différentes informations publiées, les événements organisés, etc., sont considérées comme extrêmement conviviales. Une véritable communauté s’organise autour du cidre avec la mise en ligne, par l’association des PCQ, du groupe Facebook «  J’aime le cidre du Québec [7]  » . D’ailleurs, le plan de communication de l’association a été amendé pour être réorienté vers la promotion de l’achat local, « Ça va bien aller [8]   », et la « Consommation de cidre en temps de confinement ». L’association a créé un répertoire des boutiques en ligne des producteurs de cidre [9] . Ces interactions organisées au sein du collectif de l’association, et intensifiées par des rencontres hebdomadaires entre les administrateurs de l’association, ont permis de construire le sens à donner aux actions et de faire en sorte que les individus qui le composent agissent adéquatement pour traverser la crise (Roux-Dufort, 2003).

Du côté des consommateurs, le confinement a dégagé du temps qui a pu être investi entre autres dans la recherche de produits en ligne et l’usage des réseaux sociaux. Les messages gouvernementaux qui portaient sur l’importance de l’achat local ont eu pour effet de sensibiliser les consommateurs et ainsi de favoriser les entreprises québécoises, notamment celles du domaine agroalimentaire.

Évolution vers des modèles d’affaires agrotouristiques hybrides

Durant la crise, le modèle d’affaires ancré dans l’agrotourisme a été mis à rude épreuve et les risques inhérents à ces activités ont été mis en évidence. Les cidreries dont le modèle d’affaires était centré sur les activités agrotouristiques entament une période de réflexion pour le faire évoluer vers un modèle d’affaires plus résilient. La question de l’accès au marché pour les entreprises agrotouristiques s’est révélée au grand jour, car elles se sont trouvées fortement à risque en situation de crise sanitaire comme celle de la COVID-19, source d’un désordre pernicieux majeur, qui s’inscrira sur la durée.

D’une part, les mesures de confinement ont rendu plus difficile le déplacement des visiteurs vers les cidreries qui ont dans un premier temps fermé leur boutique, puis les ont rouvertes en respectant les mesures sanitaires préconisées par la Santé publique. D’autre part, la mobilisation en faveur de l’achat local, promu tant par le gouvernement que les acteurs du secteur agroalimentaire, a eu pour conséquence de sensibiliser les consommateurs à l’importance de l’achat local de produits agroalimentaires régionaux. On constate toutefois une forme de paradoxe : d’un côté une croissance de la demande pour les produits locaux, conséquence de la promotion de l’achat local, de l’autre une capacité limitée, ou à développer, à répondre à la demande par la fermeture temporaire des points ventes de ce type de produits.

L’importance de gérer les risques, notamment de diversifier les canaux de distribution pour être en mesure d’écouler les produits, se présente maintenant comme un enseignement douloureux de la crise. Alors que certaines cidreries s’interrogent sur la viabilité d’une réouverture aux visiteurs tant et aussi longtemps que la pandémie perdure, voire au-delà, d’autres au contraire ont emprunté des avenues nouvelles pour écouler leurs produits, par exemple en augmentant le volume de ventes à la SAQ ou à la boutique en ligne de la SAQ, et la mise sur pied de boutiques en ligne dédiées à leurs produits.

Ainsi, l’offre d’expérience agrotouristique à la cidrerie a été profondément transformée par de nombreuses actions de résilience individuelle. D’une part, les cidreries qui ont décidé de rouvrir aux visiteurs ont réorganisé l’aménagement physique de leur boutique pour la rendre conforme aux exigences sanitaires de la Santé publique, ce qui nécessite d’installer des désinfectants, d’organiser les visites (par exemple, en ajoutant des pastilles de distanciation physique au sol) et de réinventer les manières d’interagir. D’autre part, l’impossibilité de faire déguster les cidres a imposé de recourir à l’innovation afin de déterminer de nouvelles manières de les présenter, où le conseiller en boutique doit encore mieux connaître les cidres que l’on y trouve pour faire vivre aux visiteurs une expérience mémorable.

À cette étape de la crise sanitaire, alors qu’un déconfinement graduel de la population s’opère, d’une manière que l’on souhaite stable et viable sur la durée, un certain nombre de questions surgissent à propos de la viabilité du modèle d’affaires agrotouristique qui prévalait avant la crise de la COVID-19. En particulier, les transformations récentes, mais profondes, qui s’opèrent en réponse à la crise sanitaire laissent-elles entrevoir d’autres transformations encore plus pérennes de cette activité et de l’offre d’expérience agrotouristique ? Un modèle d’affaires hybride ne risque-t-il pas de devenir une nouvelle norme qui pourrait aider les cidreries à mieux gérer les risques sanitaires et financiers associés à la dépendance à un canal unique de distribution des cidres ? Premièrement, les visiteurs se déplaceraient afin de vivre une expérience mémorable en cidrerie. Or, un soin particulier doit être apporté au design de l’offre d’expérience agrotouristique et à sa qualité. La visite à la cidrerie deviendrait ainsi un moment propice pour créer un lien d’attachement avec le visiteur. Deuxièmement, le lien créé lors de la visite pourra perdurer grâce aux réseaux sociaux alors que s’engagera une véritable conversation entre la cidrerie et le consommateur. En parallèle, la présence d’une boutique en ligne transactionnelle offrira aux visiteurs la possibilité d’acheter les produits de la cidrerie l’année durant sans se déplacer (pour les cidreries qui n’ont que ce canal de distribution et qui ne sont pas distribuées à la SAQ). D’autres visites à la cidrerie pourraient avoir lieu à l’occasion d’événements ponctuels (lancement de la saison, lancement de nouveaux produits, produits d’exception vendus uniquement sur place, festivals, etc.).

La crise de la COVID-19 a eu pour effet de provoquer une réflexion large et des remises en question chez les cidreries engagées en agrotourisme. Il semblerait que de nombreux cidriculteurs et cidricultrices fassent preuve de résilience individuelle en agissant sur le fonctionnement de la cidrerie pour maintenir la continuité des activités, par exemple pour relancer les ventes par le développement de nouveaux canaux dans une période de changements permanents et rapides (Sharma et al. , 2020), et contribuent ainsi à la résilience collective adaptative de l’industrie, et aussi par ses modes de concurrence (coopération, compétition) en temps de crise (Crick et Crick, 2020). Ces constats soulignent les réponses inédites apportées afin de documenter la construction de capacités dynamiques de résilience en agrotourisme dans le secteur du cidre et au-delà, en contexte de la COVID-19. L’agrotourisme est un secteur d’activité où il semble y avoir peu d’appétit de la part des acteurs du domaine vitivinicole pour mettre en œuvre le changement conduisant à des activités agrotouristiques diversifiées (Canovi, 2019) ; en conséquence, suivre cette évolution récente des cidriculteurs et cidricultrices, somme toute rapide, sera intéressant. Il sera tout aussi intéressant, au cours des prochains mois et années, d’étudier les enseignements à tirer de la notion de résilience dans la gestion de la crise de la COVID-19 en agrotourisme, en particulier, et en études touristiques plus largement (Prayag, 2018), en faisant usage de méthodes de recherche novatrices (Luthe et Wyss, 2014).