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Hamid Bentaher occupe aujourd’hui le poste de président-directeur général du groupe Accor Gestion Maroc et celui de président du Conseil régional du tourisme (CRT) Marrakech-Safi. Il vient d’être élu président de la Confédération nationale du tourisme lors de l’assemblée générale élective tenue le 17 juillet 2021 à Marrakech. Hamid Bentaher a à son actif une expérience riche au sein du groupe Accor puisqu’il y a occupé des postes clés tant au national qu’à l’international. Nous pouvons citer notamment la vice-présidence de Sofitel Maroc et la vice-présidence d’Accor Hotels Afrique et océan Indien. Par ailleurs, il a été nommé en 2014 « personnalité de l’année » du secteur touristique au Maroc.
Hamid Bentaher a accepté de nous livrer sa vision du rôle du numérique dans le remodelage de l’écosystème touristique et de l’évolution de la demande touristique à l’ère de la crise de COVID ‑ 19.
L.S. K.E. : Quel regard portez-vous sur le rôle du numérique dans l’industrie du voyage, notamment en ces temps de crise ?
H.B. : En premier lieu, il faut dire que le numérique est omniprésent dans notre industrie, avec un peu plus d’intensité sur la partie de la distribution. Depuis quelques années, l’industrie du voyage a connu de grands changements sous l’impulsion du numérique. Internet est devenu la plus grande place de marché touristique, accessible tous les jours et à toute heure. Une multitude de jeunes pousses ont vu le jour et se sont développées en proposant une alternative aux offres classiques. En même temps, une nouvelle génération d’agrégateurs touristiques en ligne est apparue. On doit reconnaître également que les technologies numériques constituent un facteur d’autonomisation des petites structures locales dont l’impact en termes de renforcement des capacités est légion.
Pendant cette crise, tout le monde a eu une formation accélérée. Tous ceux qui pensaient ne pas en avoir besoin ou être dépassés par les avancées technologiques et ceux qui ont toujours délégué les outils technologiques aux générations Y ont dû suivre des cours de rattrapage.
Actuellement, la crise de la COVID‑19 impose de nouveaux défis, mais aussi de nouvelles opportunités et solutions. Toutefois, on se rend compte que les crises n’inventent pas et ne créent pas des nouvelles tendances, mais qu’elles accélèrent celles déjà existantes. La crise sanitaire a eu un effet de propulseur pour une industrie qui vit depuis longtemps des transformations. Toutefois, certaines constances s’imposent. D’abord, foncièrement, le désir du voyage reste intact et l’intention de partir sous d’autres cieux est toujours présente, voire pressante pour certains profils de voyageurs. En fait, on a remarqué que dès qu’il y a une levée de restrictions, les gens commencent à voyager, que ce soit à l’échelle nationale ou internationale. Ensuite, force est de constater un regain d’intérêt pour les destinations de proximité, tant chez les voyageurs que les acteurs de l’industrie. Cela s’explique probablement par le penchant solidaire des voyageurs. En outre, cette propension au local se justifie par le désir d’inverser la tendance et de chercher des expériences nouvelles, centrées sur la proximité, alors qu’auparavant tout le monde cherchait intuitivement à partir dans des destinations lointaines.
En même temps, les acteurs de l’industrie se mettent à proposer des solutions, par exemple ce qu’on appelle « staycation », pour séduire la clientèle de proximité en ciblant d’abord celle du quartier, puis de la ville, ensuite de la région d’implantation. C’est le propre de ceux qui ont cherché à se connecter, à créer un lien et à satisfaire une clientèle oubliée ou peu considérée dans le passé. Ce faisant, les hôtels redimensionnent leur cible potentielle à quatre milliards d’individus, c’est-à-dire l’étendue de la population urbaine d’aujourd’hui sur le globe. De la sorte, on commence à distinguer des hôtels, des restaurants qui ont mieux résisté et développé leur résilience face à la crise.
Le groupe Accor avait lancé un programme baptisé « Accor local ». Ce projet est parti d’une simple réflexion : comment faire de nos hôtels des espaces conviviaux, de co-working , pour des cibles à proximité ? Comment nos hôtels vont-ils adapter leurs services de conciergerie, gastronomie, fitness, buanderie, etc. à un marché plus important ? Celui de la communauté urbaine mondiale et de proximité ?
Dans ce sens, le numérique joue un rôle essentiel. Le groupe Accor, grâce à son système de carte de fidélité « ALL », a permis à sa clientèle de proximité de bénéficier des services et des expériences lifestyle auparavant réservés exclusivement aux voyageurs.
Notre offre « MICE » a également beaucoup évolué grâce au numérique. Je cite l’exemple du Sofitel Casablanca Tour Blanche qui a développé un Studio d’enregistrement en partenariat avec l’Agence de coopération internationale allemande (GIZ) et l’ambassade d’Allemagne, une solution qui présente un apport technologique de pointe qui rivalise ou dépasse certains studios dédiés. C’est une perspective de diversification et de contextualisation de nos offres dont nous sommes très fiers.
L.S. K.E. : En cette période si particulière, comment qualifieriez-vous les mutations que connaît le secteur du tourisme ? En d’autres termes, selon vous, sommes-nous face à une transformation, une rupture, une disruption ?
H.B. : Toute l’histoire de l’industrie touristique est faite de constance et de changement, des périodes de stabilisation alternées avec des périodes d’évolution, voire de révolution. Dans chacune de ces périodes charnières, les technologies de l’information ont toujours joué un rôle de catalyseur, même de leitmotiv au changement. En fait, l’industrie du voyage est l’une des premières à avoir adopté les nouvelles technologies. Par conséquent, elle en est l’une des plus « disruptées ».
Le développement du tourisme s’est fait au gré des avancées technologiques. La transformation numérique a créé des mutations dans l’offre et la demande du secteur et a redistribué les cartes entre les acteurs. Cette transformation a renforcé le positionnement des nouveaux acteurs du numérique tout au long du parcours client, ce qui a résulté en des mutations quant aux rôles et profils de ce dernier dans la chaîne de valeurs. En termes d’expérience touristique, le numérique a clairement changé notre relation au temps, aux autres et à l’expérience du voyage. Le numérique s’invite à chaque étape du parcours, avant, pendant et après. Le bouche-à-oreille aussi s’est numérisé et les avis des touristes sur les plateformes sociales deviennent une référence incontournable pour concocter un voyage sur mesure.
Face à la crise, mais aussi avant, plusieurs choses ont changé. Les protocoles sanitaires, d’hygiène, de services, tout comme la connexion avec les hôtes ne se font plus de la même manière. Une foule de transformations ont vu le jour avec l’arrivée de l’industrie du « sans contact ». Par exemple le check-in est toujours là, mais il est davantage numérisé et automatisé. De même dans les restaurants, les menus imprimés sont en extinction pour laisser place à des menus numériques avec code QR ( quick response code ).
Ces changements ne sont par ailleurs que des transformations incrémentales, à la marge, mais qui risquent de transformer radicalement l’industrie dans la durée. Je pense que le cumul des transformations pourrait être porteur de disruption. Cela étant dit, le défi est de savoir comment transformer tout en préservant la convivialité. Jusqu’à aujourd’hui, on est dans la phase « adaptation » aux contraintes, car, généralement, on ne fait que subir les contraintes et les aléas, en essayant au mieux d’apporter des solutions avec une logique de court terme. De ce fait, on n’est pas encore dans ce qu’on pourrait appeler « love can do ». La plupart des transformations réalisées sont pour s’adapter à une situation ou pour réduire un risque réel ou potentiel. Pourtant, les solutions qui viennent du cœur vont forcément devenir les vraies disruptions. Et celui qui va arriver à les trouver va présenter une solution disruptive. À mon sens, si les transformations sont supportées, les disruptions sont provoquées.
Autrement, les vrais créatifs, les vrais « disrupteurs » se disent qu’on n’a pas à choisir entre la convivialité et la santé, ou entre l’utile et l’agréable. On n’a pas à choisir entre l’économique et le social. Les vrais « disrupteurs » ne s’arrêtent pas là. Car, en donnant du temps et de l’attention, certainement, plus que les autres, quelque part dans un garage dans le monde… à un moment donné une solution nouvelle verra le jour. En plus de l’efficacité, une solution disruptive doit amener le design, l’émotion et l’esthétisme. En fait, je pense que beaucoup de disruptions verront le jour prochainement, car il y a beaucoup de personnes en ce moment qui accordent énormément d’attention et de temps à ces problématiques.
Évidemment, tous les acteurs de l’industrie ne sont pas au même degré d’avancement. Il y en a qui ont amorcé leur transformation numérique depuis quelque temps et qui sont en avance par rapport aux autres. Il y a aussi des retardataires.
Au sein du groupe Accor depuis sept ans, on avait pensé à un plan de transformation numérique dans le but d’apporter des solutions de perfectionnement à nos collaborateurs. Justement, quelque temps avant la crise, on avait lancé l’Académie Accor qui est devenue 100 % numérique. On a également mis en place l’application numérique au profit de nos collaborateurs qui s’appelle « INES ». En somme, cela nous a permis de démocratiser l’information ainsi que la formation des individus et des équipes. Maintenant, toutes les formations sont disponibles dans l’application dédiée. Les collaborateurs peuvent se former tout seuls en choisissant parmi plusieurs programmes. Car, il faut l’avouer, auparavant ce n’était pas le cas. C’étaient les directeurs qui proposaient les collaborateurs les plus performants pour suivre les formations.
On a également pensé aux nouveaux employés et stagiaires, qui s’appellent désormais emerging leaders . On a conçu un programme sur mesure pour eux. Il y a également des programmes pour les strategic leaders , les digital leaders et les executive leaders , dont une grande partie des contenus sont gratuits. Ces divers programmes sont développés en partenariat avec des universités prestigieuses, en l’occurrence l’École de Lausanne, Harvard University et Cornell University.
Les différentes plateformes nous ont permis pendant le confinement de former les employés chez eux sur les mesures de santé. Elles sont également utilisées dans les phases de recrutement, d’évaluation et de gestion des talents.
Comme je le disais plus tôt, la COVID‑19 a eu un effet d’accélérateur. À titre illustratif, les programmes de formation ont été planifiés sur deux ans, mais en raison de la crise, on les a exécutés en trois mois. Un questionnaire et un petit test ont été dressés avant de reprendre le travail.
Cela ne veut pas dire qu’on doit éliminer les formations en présentiel. Au contraire, le contenu développé sert de bonne base pour faciliter l’apprentissage en mode inversé. C’est-à-dire que les collaborateurs/apprentis arriveront à la formation en connaissance du contenu, ce qui permettra une meilleure interaction en classe. En fait, toutes ces applications ne sont que pour faciliter l’accès à l’information et aux formations afin de mieux se donner les moyens et le temps pour accéder au vrai sens et au cœur des choses.
Par ailleurs, on a également pensé aux propriétaires et aux partenaires, pour qui on a conçu un parcours numérique qui s’appelle « Max ». Les propriétaires ont désormais accès aux performances enregistrées, et ce, en temps réel. En revanche, ce genre d’outil manque cruellement dans les petites structures. Et en tant que groupe international et leader mondial de l’hôtellerie, j’ai proposé au ministère marocain du Tourisme, de l’Artisanat, du Transport aérien et de l’Économie sociale de le dupliquer pour l’ensemble de l’écosystème touristique national.
L.S. K.E. : D’après vous, quelles seraient les nouvelles perspectives de numérisation dans les destinations ?
H.B. : Comme vous le savez, le tourisme est rentré depuis quelque temps dans l’ère de l’expérience client. Le numérique a été un des principaux facteurs du changement radical dans l’appréciation de la destination par les touristes, et ce, dans les phases avant, pendant et post séjour. En fait, les énergies de tous les acteurs convergent pour optimiser cette expérience. Par exemple, les expériences de la réalité augmentée rendent un service énorme à la mémoire des monuments reconstitués.
Toutefois, à contre-pied de la tendance effrénée et généralisée de l’hyperconnectivité et du tout numérique, un certain segment de clientèle éprouve un besoin de plus en plus fort d’évasion plein air et de déconnexion totale. Il s’agit effectivement d’une tendance très borderline , mais qui existe. Il faut comprendre que tout le monde ne marche pas de la même façon et dans la même direction, d’où la pertinence d’une segmentation fine.
En gros, il faut dire que le numérique se présente comme un moyen pour assurer une connecting passion afin de toucher le client. Ce dernier payera soit avec de l’argent, soit avec du temps qu’il va passer sur un site pour y agrandir la communauté et augmenter le trafic.
L.S. K.E. : Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le concept de « connecting passion » ?
H.B. : Le numérique a ouvert les opportunités par la création de communautés affinitaires et de passions, ou de connecting people et de connecting passion , sur des thématiques diverses et variées, mais toujours ancrées dans le territoire. C’est d’ailleurs le propre d’un projet que nous avons initié en partenariat avec l’Université Cadi Ayyad sur la revalorisation des côtes atlantiques de la région, que nous avons baptisé « Marrakech Ocean Drive ». Une façon de reconnecter et de recréer des communautés de passion autour des éléments patrimoniaux et de l’« art de vie » locaux, entre autres l’huile d’olive, l’huile d’argan, ou encore le surf. C’est une opération qui vise à alimenter et à développer le contenu numérique en photos et en vidéos, à travers la participation des acteurs locaux, en particulier les étudiants en tourisme de l’Université Cadi Ayyad.
Je pense qu’il n’y a pas d’innovation ou de création dans le monde dans lesquelles on ne commence pas par fédérer les personnes qui partagent la même passion d’abord au niveau local avant d’aller conquérir des sphères élargies.
Créer, innover et entreprendre, cela ne dépend que de l’attention et du temps qu’on donne à une chose. À mon sens, ce qu’on peut réaliser avec le cœur et la passion est beaucoup plus fort que le seul engagement de la raison. L’amour qu’on donne à notre passion est contagieux.
Je crois qu’il y a deux mondes du numérique. Un monde qui en fait un sujet technique et un autre qui en fait une passion, de manière à capter l’intention et le cœur de façon simple en commençant par le local, mais avec une vision, pourquoi pas, mondiale, car le numérique le permet en tout cas. Autrement dit, et à titre d’exemple, commencer par créer une communauté de pêcheurs d’un petit port, puis de la région, ensuite du pays et ultimement des pêcheurs du monde entier. Commencer par créer un blogue, ensuite un magazine, ensuite une petite affaire. C’est d’ailleurs le cas des grandes entreprises mondiales, comme Facebook, qui a d’abord investi dans sa propre université pour tester sa plateforme avant d’aller conquérir le monde.
L.S. K.E. : Vous êtes investi d’une mission importante au sein du CRT Marrakech-Safi, comment cela se traduit-il dans votre stratégie et dans vos choix ?
H.B. : Avant la crise de la COVID‑19 , Marrakech affichait une performance très positive en ce qui concerne les arrivées touristiques avec une hausse de 8 %, sans oublier l’aéroport Marrakech-Ménara qui, quant à lui, enregistrait une croissance à deux chiffres. L’offre touristique s’est également enrichie avec des offres hors des sentiers battus.
Ces possibilités de l’offre originelle dont regorge la région renforcent les grandes lignes de notre feuille de route promotionnelle de 2021, qui concerne la valorisation de trois parcours : « Marrakech Atlas Drive », qui mettra en lumière les régions de l’Atlas – l’axe Imlil, Toubkal et Oukaïmeden ; ensuite « Marrakech Ocean Drive », qui offrira un périple iodé sur le littoral atlantique – les régions d’Essaouira et de Safi ; enfin, le parcours « Marrakech Desert Drive », qui sera un véritable voyage onirique à travers l’arrière-pays de Marrakech – désert d’Agafay, Rhamna et El Kelaa des Sraghnas, entre autres .
Ce sont des projets qui font partie intégrante de notre vision RAK-LAB (Marrakech/laboratoire, le mot RAK-LAB en dialecte marocain veut dire littéralement « inverser », ainsi pour fétichiser de façon anecdotique notre envie de radicalité et de disruption), lancée par le Conseil régional du tourisme en partenariat avec l’Université Cadi Ayyad, qui consiste à faire profiter les territoires en priorisant le citoyen, considéré comme le noyau central des destinations touristiques. Le principe est de partir des individus, de former et d’accompagner les acteurs, les aider à prendre conscience du pouvoir de la passion. L’objectif est d’arriver à faire comprendre à chacun qu’il doit partir de sa force, de ce qu’il aime, en créant des liens avec les autres, de manière à transformer ce processus en produit et de le distribuer en apportant des solutions. Bref, il s’agit de la fameuse méthode PSD (problème, solution et distribution).
Autrement dit, ce projet consiste à renverser les paradigmes, c’est-à-dire qu’au lieu de partir de la destination Marrakech, nous visons le « Marrakechi ». Mettre le citoyen au cœur, de façon à créer des communautés de passion. Car je rêve d’un office de tourisme fait d’un million et demi de citoyens « Marrakchis ». Je rêve d’un écosystème conscient de lui-même et qui impulse chacun de nous à prendre en main sa passion, à la transformer en entreprise, mais avec une ambition mondiale. Que tout le monde trouve son intérêt dans une mouvance vertueuse.
L.S. K.E. : Ce sera donc sur cette note positive que nous terminerons cet entretien en vous remerciant à nouveau infiniment de nous avoir fait partager votre expertise et votre passion.