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Cet article entend contribuer à un vaste domaine des études identitaires des musulmans/es dans un contexte d’immigration en Europe et en Amérique du Nord. Sur ces deux continents, il est presque impossible d’échapper actuellement aux discours médiatiques sur les musulmans, l’islam et l’immigration. Ces discours utilisent souvent des images stéréotypées des musulmans (voir notamment Eliassi 2013 ; Kumar 2011 ; Ahmed & Matthes 2017 ; Powell 2011 ; Saleem et al. 2017) et sous-entendent une question embarrassante — celle de l’incompatibilité ou non de la religion et des identités musulmanes avec les sociétés occidentales (Savard 2016). Ces discours marginalisant et altérisant sont normalisés auprès des journalistes et des dirigeants gouvernementaux (Savard 2016 ; Dhamoon et Abu Laban 2009 ; Brahimi 2015) et sont profondément liés aux discours sur la diversité, la cohésion sociale et l’intégration.

Dans le but d’offrir des outils d’analyse critique des enjeux épistémologiques et théoriques posés par ces discours, je propose d’étudier, sur les plans théoriques et empiriques, les négociations identitaires complexes de femmes musulmanes religieuses dans deux contextes nationaux spécifiques, en Finlande et au Québec. Dans ces deux contextes, les immigrants musulmans ont reçu une attention particulière depuis les événements tragiques du 11 septembre 2001. En Finlande, surtout depuis la victoire d’un parti politique de droite, les Finlandais, aux élections municipales de 2008, les musulmans ont été présentés comme une « population ethnique menaçante » pour la population dite de souche et certains politiciens les ont tenus pour responsables de phénomènes socio-économiques et politiques, comme l’augmentation du chômage, de la violence et de la menace terroriste (Croucher et al. 2012, 111 ; Keskinen 2012). Quant au Québec, les stéréotypes affirmant la non-intégration et le rejet des valeurs occidentales ainsi que la méfiance générale à l’égard des comportements et pratiques religieux sont souvent décrits comme sources de marginalisation des musulmans (voir Daher 2003 ; Leroux 2013 ; Fortin et al. 2008). Les débats publics de la Province sur l’islam ont culminé surtout avec les accommodements raisonnables (2007-2008) et la Charte de la laïcité (2013 ; voir Banting et Kymlicka 2010, 48), sans oublier la crise des migrants touchant l’Europe et le Québec depuis 2015. Ainsi, il me semble important d’étudier les phénomènes identitaires qui constituent un aspect nécessaire à la compréhension de la complexité des phénomènes sociaux actuels. Je le fais en me concentrant sur les identités musulmanes comme des constructions multiples et complexes ainsi que sur les rapports de pouvoir en jeu autour de ces identités spécifiques.

L’article repose sur ma thèse de doctorat soutenue en juin 2017 et publiée en octobre 2017 (Riikonen 2017). Le corpus de ma recherche était composé de 30 entrevues individuelles réalisées entre 2012 et 2013 en Finlande et au Québec avec des femmes musulmanes, étudiantes universitaires et d’origine immigrante. La moitié (15) des participantes s’auto-identifiaient comme religieuses et musulmanes. L’autre moitié (15) avaient des identifications confuses par rapport à l’identité musulmane ou elles s’en désidentifiaient d’une manière partielle ou quasi-totale au moment des entrevues. Dans cet article, je me concentre sur l’analyse des auto-identifications religieuses concernant les identités musulmanes chez les quinze (15) participantes s’identifiant comme musulmanes et religieuses.

Le cadre théorique de cet article est ancré dans l’approche postmoderne du soi et de l’autre. J’aborde la multiplicité identitaire musulmane en me concentrant sur la conception de l’identification dans la construction identitaire. Le concept d’identification renvoie à la nature processuelle de la formation identitaire, à la reconnaissance des acteurs ou des actrices et de leur capacité d’agir — de se positionner et de se contre-positionner. J’observe la variété des façons de s’identifier comme musulmane religieuse à partir de la théorie interdisciplinaire du soi dialogique (TSD) (Dialogical Self Theory) élaborée, entre autres, par le psychologue Hubert Hermans (Hermans et al. 1992). Cette théorie psycho-sociale met l’accent sur l’analyse de diverses positions, ainsi que des voix du soi et des autres dans le discours d’une seule et même personne. Étant donné que les rencontres avec des Autres se multiplient aujourd’hui, et ainsi les positions du soi et des autres se diversifient, la TSD m’aide à cerner l’identité comme négociée, multiple et flexible (liquide), et en même temps animée d’une recherche d’une certaine cohérence à travers les repères identitaires (solide) (voir Dervin 2015 ; Bauman 2000).

Ainsi, l’analyse met l’accent sur les manières dont les identités religieuses musulmanes se solidifient ou se liquéfient dans les discours des participantes. Le but précis de cet article est d’examiner diverses manières dont les participantes se positionnent, et positionnent les autres, dans le processus d’identification religieuse (Dervin 2007, 70 ; Bauman 2000). La solidification identitaire est un phénomène situé dans un contexte spécifique qui crée la nécessité de s’identifier, de se reconnaitre et, ainsi, de se différencier des autres — autrement dit, de former des identités dites solides (Dervin 2007). Souvent, ces solidifications s’opposent à la réflexion s’appuyant sur ce que Dervin (2007, 80 ; 2015) appelle la décentration, ou la liquéfaction identitaire (Bauman 2000), c’est-à-dire la réflexion personnelle et plus complexe qui se distancie des impressions, des stéréotypes ou des rapports de pouvoir injustes. Toutefois, comme je l’observe au cours de l’analyse, la solidification et la liquéfaction identitaires ne sont pas des phénomènes exclusifs — elles existent mutuellement et servent des buts spécifiques différents. Comme outils d’analyse, j’utilise l’observation de différents repères identitaires dans le discours des participantes, tels que les lieux et les pratiques religieuses spécifiques, les événements et le discours du soi, utilisés pour rendre le soi solide (cohérent) ou liquide (incohérent). Il s’agit de montrer le mouvement identitaire ainsi que de démontrer la multiplicité identitaire religieuse musulmane de facto.

1. Études antérieures des identités musulmanes religieuses

L’intérêt envers les identités religieuses a émergé à partir des années 1990, lorsque plusieurs études se sont penchées sur les jeunes musulmans issus de l’immigration et sur leur réorientation religieuse dans le but d’expliquer des phénomènes sociaux, comme l’exclusion sociale (Bendixen 2010, 9-10). L’événement du 11 septembre 2001, de son côté, a orienté la recherche vers la transformation des identités religieuses suite aux migrations, ce qui a donné une nouvelle importance aux enjeux religieux musulmans (Gauthier et al. 2013, 1).

Dans ce contexte spécifique de migration et de sécularisation, les différents modes du réaménagement du religieux ont été abordés : lors des études sur les musulmans, on a parlé de l’individualisation de la foi et des pratiques religieuses en relation au processus de la sécularisation occidentale (Fadil 2009 ; Roy 2000, 69-70). Selon cette tendance, il ne s’agit pas seulement de croire parce qu’on est né dans telle ou telle religion, « mais d’exprimer son individualité en faisant le choix d’être un pratiquant et en redonnant un sens personnel au message révélé » (Cesari 1998, 80-81). En lien avec les identités musulmanes, plusieurs modes d’individualisation ont été décrits pour expliquer ce « réaménagement » du religieux, tels que la culture du soi, l’affirmation du soi, la réforme du soi ou le façonnement du soi, la construction du « vrai soi » ou de l’islam « authentique » et universel, ainsi que l’expérience personnelle de la foi (voir Jouili 2008, 482-484 ; Nökel 2005, 181 ; Roy 2000, 72 ; aussi Fadil 2009 ; Karakasoglu 2003 ; Salih 2009 ; Venel 2000). Ces modes illustrent les paradigmes majeurs de la modernité/postmodernité et du séculier/religieux. Toutefois, ils peuvent devenir problématiques lorsqu’ils participent à la production du discours différencié sur le retour à l’islam dit « occidental » qui promeut des approches culturalistes et crée des définitions généralisées et homogénéisées de « l’identité islamique » (Roy 2004, 8 ; 28-39 ; 148-151). De plus, certains de ces modes peuvent ignorer l’influence du social et des communautés de la foi dans la formation du soi religieux (voir Bendixen 2010).

Ainsi, la « subjectivation » est un concept utilisé pour décrire la complexité de la construction identitaire et l’interférence du social par rapport à l’image du soi et la foi personnelle (p. ex. Bendixen 2010, 252 ; Jacobsen 2006 ; Jouili 2008 ; Mossière 2009). Il s’agit d’une approche selon laquelle la relation personnelle à l’islam repose strictement sur les relations sociales et sur sa structure autoritaire (Bendixen 2010 ; Jacobsen 2006, 230). Selon cette approche, « le sujet religieux » se forme dans des réseaux de rapports de pouvoir et dans la dimension sociale (Bendixen 2010, 252 ; Jacobsen 2006 ; Jouili 2008 ; Cesari 1998). En conséquence, cette approche argue en faveur d’une compréhension plus profonde des dynamiques des relations entre la religiosité individuelle et la religiosité collective mutuellement construites (Bendixen 2010, 19 et 24).

À la lumière de cet enjeu du personnel et du social, dans cet article, j’ai décidé d’utiliser la théorisation du soi dialogique dans le but de souligner les éléments plutôt micro-sociaux qui participent à la négociation identitaire musulmane des participantes. Cette approche me permet d’étudier et de comprendre « le sujet religieux » et de prendre en compte la nature inséparable de « l’intérieur » (personnel) et de « l’extérieur » (social) dans la formation identitaire. Dans le prochain chapitre, j’explique la manière dont cette dialectique se réalise dans la théorisation en question.

2. Cadre théorique : la théorie du soi dialogique

2.1 Théorie du soi dialogique

La théorie du soi dialogue (TSD) (Dialogical Self Theory), développée depuis les années 1990, surtout par le psychologue hollandais Hubert Hermans, est fortement influencée par des théories postmodernes de l’identité (Hermans et Hermans-Konopka 2010, 34). L’objectif de la TSD est de mettre l’accent sur deux concepts principaux, le soi et le dialogue, et souligner une connexion profonde entre le soi et la société (voir Hermans et Gieser 2012, 2). Selon cette théorie, d’un côté, le dialogue, souvent considéré comme « entre personnes », est internalisé à travers les voix et les positions du soi et des autres qui interagissent au sein du discours d’une même personne. D’un autre côté, le soi, se référant souvent « à l’intérieur » d’une personne, devient extériorisé à travers ces voix et ces positions incorporées dans les rapports sociétaux du pouvoir (Hermans et Gieser 2012, 2). Ainsi, la division entre le « soi intérieur » et la « société extérieure » est renversée : conçu comme une « mini-société », le soi est connecté et défini par des relations de pouvoir au sein de la multiplicité de ses positionnements (Hermans et Gieser 2012, 2)

Hermans (2001, 252 ; 2002) décrit cette interaction de « l’intérieur » et de « l’extérieur » au moyen des positions internes et externes. Les positions internes (positions du Je) sont considérées comme faisant partie des positionnements du moi (Je comme mère, universitaire, etc.), tandis que les positions externes (ma collègue, la voisine, etc.) se réfèrent aux personnes et aux objets en dehors du soi, mais qui sont pertinents par rapport aux positions internes. L’essentiel est que toutes ces positions internes et externes constituent le soi dialogique et élargi : elles peuvent être présentées en coopération ou en compétition, d’une manière compatible, incompatible ou conflictuelle dans des situations particulières : elles dialoguent entre elles (Hermans 2001 ; Hermans et Hermans-Konopka 2010, 246-247).

2.2 Positions et positionnements internes et externes

Depuis la postmodernité et la multiplication des Autres rencontrés, les positions du soi sont assujetties aux remarquables changements essayant de préserver une certaine unicité et cohérence (Hermans et Gieser 2012, 14). Le processus du positionnement du soi s’attache ainsi à diverses positions, certaines déjà « existantes », d’autres « nouvelles » qui conservent une certaine autonomie. Le soi s’approprie ou possède certaines de ces positions (le mien, etc.), et en même temps, rejette ou en renie d’autres (contre-positionnement) (Hermans et Gieser 2012, 14). En d’autres mots, il s’agit d’un processus d’agencement dans lequel la personne se positionne vis-à-vis d’autres positions/voix dans un espace personnel et social (Hermans et Gieser 2012, 15). Ainsi, ce sont également des positions internes et externes collectives (ou groupes culturels, autres généralisés) qui habitent le soi dialogique et peuvent aussi être utilisées pour « solidifier » les identités (Hermans et Dimaggio 2007, 37 ; Hermans et Gieser 2012). Hermans et Gieser (2012) et Hermans et Dimaggio (2007) identifient des positionnements-clés pour comprendre le soi dialogique et l’acte de positionnement :

  • les méta-positions qui renvoient à la réflexion du soi, à la critique du soi, au doute du soi ou à la métacognition (la capacité de se distancier de ses propres actions) (Hermans et Gieser 2012, 15-16) ;

  • les positions promotrices qui sont significatives et innovatrices et facilitent également la cohérence et l’organisation des positionnements du soi, mais d’un point de vue temporel (Hermans et Gieser 2012, 17) ;

  • la conscience transcendante qui renvoie souvent aux expériences religieuses ou spirituelles d’une personne au-delà des positions religieuses : « (S)he is in everything and everywhere » (Hermans et Gieser 2012, 19) ;

  • les positions globalisantes qui peuvent émerger lorsqu’une personne rencontre une densité inattendue de positions (internes et externes), ce qui lui demande de s’organiser, de se réorganiser et de s’épandre, comme après les événements de Charlie Hebdo (2015 ; Je deviens Charlie) (voir Hermans et Dimaggio 2007, 36-37) ; et

  • les positions émotionnelles qui peuvent conduire à argumenter, à négocier et à convaincre, mais aussi à crier, à accuser, à mendier, à regretter, à rire et à pleurer, ainsi qu’à exprimer la colère, la joie, la sympathie, l’amour, la haine, l’anxiété, la peur, le dégoût, etc. (Hermans et Dimaggio 2007, 40 et 70).

Ces positionnements du soi me servent d’outils analytiques pour mieux saisir la fluctuation identitaire par rapport aux identités religieuses musulmanes des participantes. Je reconnais toutefois que ces positionnements ne sont ni exclusifs, ni exhaustifs. De plus, certaines de ces positions représentent un mouvement de centrification (solification) du soi (qui rapprochent les différences), d’autres de décentrifications du soi (qui s’opposent et créent des conflits) (Meijers et Hermans 2017, 13). Enfin, je considère que la théorie du soi dialogique offre un réel potentiel pour fournir un cadre analytique permettant de saisir les rapports entre le soi et l’Autre dans la construction des identités religieuses musulmanes en tenant compte de leur complexité.

3. Contextes de recherche

Les 30 entrevues de recherche individuelles thématiques avec des questions ouvertes ont été conduites avec des étudiantes immigrantes musulmanes en Finlande et au Québec. Le recrutement des participants a eu lieu dans trois villes : Montréal (13) au Québec, Helsinki (9) et Turku (8) en Finlande. J’ai choisi de me concentrer sur ces trois villes en raison de leur démographie : en 2011, 22,6 % de la population de la région métropolitaine de Montréal, 5,3 % de la population de Turku, et 7,7 % de la population de Helsinki étaient des immigrants[1]. La population de ces trois villes est ainsi diversifiée. Cependant, dans le processus de recrutement des participantes, j’ai été attirée par la diversité des origines nationales des participantes. Je reconnais que cette diversité ne me permet pas de connaitre, ni de présenter une description détaillée de l’attachement des participantes à leurs pays d’origine, ni aux pays où elles ont vécu ou où elles ont des contacts familiaux (voir Haikkola 2012, 24). Toutefois, j’ai décidé d’éviter de me concentrer sur une nationalité/ethnicité précise pour deux raisons : 1) pour remettre en question les frontières nationales et ethniques et la similarité identitaire présupposée à l’intérieur de ces frontières ; et 2) pour suivre la nature plutôt « multiculturelle » de nos contextes d’étude urbains et universitaires. Ainsi, les participantes de ma recherche étaient multinationales[2] et, sans exception, multilingues.

4. L’analyse : lecture de la formation des identités musulmanes à partir du soi dialogique

J’examine ici les diverses manières dont les participantes s’identifient comme musulmanes religieuses. Je me concentre surtout sur les positionnements du soi identifiables dans le discours des participantes lorsqu’elles parlent de leurs identités musulmanes. J’émets le postulat selon lequel ces positionnements peuvent être considérés comme des stratégies discursives pour centraliser (solidifier) ou pour décentraliser (liquéfier) le soi. J’argumenterai que les points de repère identitaires peuvent produire tant des positions solides que liquides, ce qui se fait à partir de l’agencement (positionnement/contre-positionnement). Je donnerai quelques exemples de ces points de repère identitaires identifiés — tels que : lieux, événements, voix d’autrui —, qui participent à la négociation identitaire des participantes. L’idée n’est pas de solidifier les identités religieuses musulmanes des participantes à ces points d’identifications saillants, mais plutôt d’étudier la manière dont les participantes les utilisent pour se positionner. Ainsi, il s’agit de faire ressortir le mouvement identitaire entre la solidification (vers la cohérence) et la liquéfaction (vers l’incohérence) identitaires dans la formation des identités religieuses musulmanes des participantes.

4.1 Positions internes localisées, temporelles et réflexives

D’après Hermans (2015), le soi et les autres incarnés sont toujours situés et localisés, ainsi que positionnés dans un espace physique dans lequel ils sont continuellement impliqués dans des interactions et dans une variété de relations dialogiques (ou monologiques).

Commençons par examiner les positionnements du soi localisés et temporels identifiés dans les discours des participantes. Au cours l’analyse, j’ai identifié plusieurs positionnements du soi religieux des participantes qui étaient contextualisés soit temporellement soit spatialement, dans un lieu spécifique. Certains de ces positionnements étaient liquéfiés, d’autres solidifiés. Par exemple, les positions établies à partir des lieux significatifs pouvaient être utilisées soit pour solidifier l’identité, soit pour la négocier et liquéfier. De la même façon, les repères temporels soulignaient souvent le changement du soi et la transformation de soi (liquéfiés). D’un autre côté, j’ai également identifié des positions a-contextuelles et a-temporelles qui solidifiaient l’identité religieuse. Voici quelques extraits des entrevues illustrant ces points :

Ex1 : My religion is Islam and actually Islam is a… I think it’s a way of life… eh it’s included in everything in our life (…) eh… eh… in our reli-relations to others […] when I just wake up in the morning […] yes… Islam accompanies me… during all the day

F17K[3]

Ex2 : Actually we are in Libya 100 percent Muslims […] and we are ra-Sunnah […] not yeah Shia… and eh… when you look to Islam in Libya it seems that it is middle… no extremes… but if someone is trying to touch… their… their religion-religious concepts of people… they can just turn and become (petit rire) a bit more… aggressive because they don’t… because because they growed up on those concepts (…) and principals and they they they do believe in Islam so much […] so this is the environment I’ve grown up

F10N

Ex3 : Now I live not in the… religious country […] so it’s make me more flexible so it’s like […] for example before I feel really straight strict […] with something […] now I just feel like aiaiai I was wrong then […]

F7Z

Ex4 : C’est arrivé une fois à l’école… eh… le professeur de mon fils […] c’était la première journée de l’école et le monsieur a tendu la main… (T : hmh) alors j’ai tendu la main parce qu’il était le prof il était entouré (T : ah) par tous ces gens-là (T : okay) et je voulais pas vraiment (T : oui) lui embarrasser j’ai tendu la main c’est terminé […]

Q1F

Ex5 : Quand on est petite… quand on est enfant […] évidemment… c’est… on apprend pour apprendre… c’est-à-dire que je voyais mes parents faire donc moi aussi je fais […] en ce moment-là tu… tu ne réfléchisses pas… pourquoi pourquoi pourquoi… on te dit fais ça fais ci fais ça… même si on t’explique pff […] tu vas pas comprendre… […] c’est jusqu’à mes… quatorze et quinze ans […] que je peux dire que je me suis vraiment assise que je me suis posée la question […] l’islam c’est quoi pourquoi je dois prier[…] qu’est-ce que ça me sert à quoi […]

Q5F

Dans ces extraits, la première participante (Ex1) solidifie son identité religieuse musulmane en la rendant a-contextuelle, sans une localisation, ou temporalité spécifique (passé ou futur). La deuxième participante (Ex2), de son côté, aborde une localisation nationale, Libye, pour solidifier sa position du Je, mais sans forcément conclure que cette position est exhaustive ou exclusive. Lorsqu’il s’agit de la liquéfaction identitaire, comme c’est le cas de la troisième participante (Ex3), la localisation (« non religious country ») est abordée pour introduire un changement du soi lié au temps et au lieu. Contrairement aux deux premiers extraits où le lieu national est utilisé pour solidifier l’identité musulmane (centralisée), cette participante l’utilise pour la liquéfier en démontrant un changement du soi. C’est également le cas de la quatrième participante (Ex4) qui se négocie une position musulmane liquide et ouverte au changement dans des conditions exceptionnelles (ici dans l’école du fils de la participante par rapport à la pratique de ne pas tenir la main du genre opposé). Ainsi, les divers lieux (non seulement nationaux, mais aussi virtuels (forums de discussion) peuvent créer non seulement des solidifications identitaires mais aussi des positions liquides et décentralisées.

La dernière participante (Ex5), de son côté, s’attache aux positionnements du soi temporels liés à son enfance et à l’âge. Ces temporalités soulignent le discours réflexif sur la transformation identitaire, souvent graduelle, et sur la prise de conscience de l’identité religieuse musulmane. Il s’agit ainsi de la liquidité identitaire ouverte au changement. Chez d’autres participantes, j’ai observé également des points d’identification pour le changement plutôt soudain, comme la mort du père et l’accident d’automobile. Ces changements soudains se construisaient autour d’un évènement décisif menant à un changement identitaire rapide.

Chez d’autres participantes, les positionnements du soi étaient dans une évolution constante à partir de la réflexion du soi. Ces positionnements se manifestaient à travers les questionnements du soi ou le discours du soi, parfois sous la forme de l’autodialogisme :

Ex6 : Moi simplement je me présente à moi-même […] comme… comme un être vivant […] eh… qui a la chance de se retrouver… en vie […] et de ce fait… j’arrête pas de réfléchir […] à tout ce qui m’entoure […] je me questionne toujours… sur toutes sortes d’action que je suis en train de faire… ou bien que j’ai déjà faite… et ma pratique religieuse va dans ce sens

Q7S

Dans cet extrait (Ex6), le positionnement du soi religieux de la participante est mouvant, réflexif et a-contextuel (« je me questionne toujours ») et aussi transcendant (au-delà de la religion) (« comme un être vivant »). En bref, le positionnement du soi réflexif crée ici une identité liquide et a-contextuelle qui s’attache souvent chez les participantes à un changement et à la transformation du soi vers ce que la personne considère comme l’identité religieuse musulmane.

4.2 Positions du soi transcendantes et globalisantes

La conscience transcendante ou les positionnements transcendants renvoient souvent aux expériences religieuses ou spirituelles d’une personne au-delà des positions religieuses (Hermans et Gieser 2012). Plusieurs participantes négocient ces positionnements dans leurs discours. Cette transcendance peut renvoyer soit aux identifications au-delà de la religion soit aux identifications au-delà de l’exclusivité de la religion musulmane. Voici trois extraits qui les décrivent :

Ex7 : J’aime tout ce qui est entraide j’aime tout ce qui est le divin aussi j’aime […] je suis assez atypique… mais j’adore toutes les religions… l’islam christianisme judaïsme… je suis passionnée des religions

QM3

Ex8 : Je suis une personne eh… comme tous les gens (petit rire) aucune différence de tous les gens c’est-à-dire […] les mêmes soucis de tous les personnes […] une maman comme toutes les mamans… les mamans […] une femme comme toutes les femmes… eh une citoyenne comme tous les citoyens il y a rien de différent… une personne qui veut contribuer […] je suis comme tous les gens […] okay religieuse je porte une voile mais ça se dit pas que je suis eh… je sais pas… différente de toi

Q1F

Ex9 : C’est l’islam qui m’a appris eh… le respect de toutes les races (T : hmh) le respect de toutes les religions… une personne musulmane est capable de… de vivre en paix avec toutes les religions (T : oui) et avec toutes les sociétés

Q1F

Dans le premier extrait (Ex7), le positionnement du soi transcendant de la participante se construit au sein des religions et sans une exclusivité accordée à la religion musulmane. Cela crée une sorte de fluidité identitaire inclusive, mais sans remettre en question l’identité musulmane en tant que telle. Dans le deuxième extrait (Ex8), la participante utilise la référence aux « identités multiples » comme une stratégie discursive pour construire un positionnement du soi transcendant. Ces positionnements du soi transcendants n’excluent pas ou ne remettent pas en question les identités religieuses des participantes, mais ils sont utilisés plutôt pour contredire la différentiation et la mise à l’écart des identités musulmanes par rapport à autres identités religieuses (la différence). Dans le dernier extrait (Ex9), l’identité musulmane de la participante est mise en avant pour construire le positionnement du soi ouvert. Je qualifie ce positionnement de « globalisant » en observant qu’il oriente la participante vers le transcendant, mais cela à partir la religion musulmane elle-même. Chez d’autres participantes, ces positionnements globalisants se manifestent en termes d’identifications aux valeurs morales et éthiques au sein de la religion musulmane. Ces positionnements sont ainsi utilisés pour dépasser l’identité musulmane exclusive, même si elles se construisent à partir de celle-ci.

4.3 Analyse des points d’identification saillants

Pour mieux saisir les points saillants parmi les identifications musulmanes des participantes, il est important d’observer certains éléments essentiels dans leurs discours — les positions promotrices. Ces positions peuvent être internes ou externes, comme les voix des membres de la famille, des leaders religieux, etc., mais aussi des pratiques religieuses, et événements catalysant. Comme le disent Hermans et Gieser (2012, 17), ces positions promotrices sont souvent significatives et innovatrices, et de plus, elles facilitent la cohérence du soi ou de la construction du récit de soi d’un point de vue temporel. Dans la section suivante, j’observe ces positions spécifiques dans le discours des participantes lorsqu’elles parlent de leurs identités musulmanes.

4.3.1 Méta-discours des pratiques religieuses

Les « pratiques religieuses[4] » participent à la construction des identités musulmanes. Ce sont surtout celles qui consistent à prier, jeûner, lire le Coran et porter le hijab qui se trouvent abordées le plus souvent dans le discours des participantes. De plus, il y a des pratiques, comme aller à la mosquée, entendre l’appel à la prière, ne pas manger de porc et consommer de la nourriture halal, qui se négocient surtout d’une manière contextuelle, c’est-à-dire en relation aux différents lieux (comme dans le pays d’origine ; ici, l’école, le travail, les saisons, le climat, les nouvelles technologies, etc.). Toutefois, il convient de se souvenir qu’affirmer pendant l’entrevue se conformer à une pratique spécifique ou ne pas le faire ne garantit pas son importance ou sa négligence absolue, mais souligne davantage la contextualité de la construction et de la négociation identitaire en général et de la négociation identitaire religieuse en particulier.

Certaines participantes abordaient davantage les pratiques religieuses que d’autres. Pour certaines, il s’agit de pratiques dites promotrices ou significatives (« je résume mon état d’esprit et ma progression en fonction de… du moment où j’ai mis le voile » (Q7S) ; « c’était mon… c’était mon premier Coran à moi […] c’est là où j’ai commencé à lire… et découvrir ma religion » (Q6Y)). Pour d’autres, elles sont plutôt descriptives, temporelles ou contextuellement abordées (« tu trouves pas en Algérie… boucherie halal […] ce mot-là même n’existe pas » (Q4A) ; « je suis contente parce que c’est depuis que je suis au Québec je commençais à porter le voile » (Q3M)). J’étudie, dans le paragraphe suivant, des métadiscours des pratiques religieuses abordés dans la négociation identitaire des participantes.

Chez huit participantes, j’ai identifié trois méta-positionnements liés aux pratiques religieuses : des façons de parler de la religion et des pratiques comme « choix » (propre) et « sans obligation/imposition », la nature « implicite » des pratiques, ainsi que « l’action religieuse » de certaines pratiques religieuses. Ces méta-positions sont utilisées surtout pour construire des positionnements du soi réflexifs par rapport à la religion, car elles exigent une prise de distance personnelle par rapport à ce « qui peut sembler évident » :

Ex10 : Je pourrais dire que à la maison non on était des musulmans normaux tout à fait… mes parents pratiquants normaux puis… ils obligeaient rien… ils dirigeaient pas c’était vraiment… c’était présent mais implicitement […] la religion était toujours présente implicitement dans la… la maison c’est-à-dire que mes parents sont des musulmans et mon père était très pré-pratiquant (T : oui) mais je veux dire que dans le genre… elle n’était pas présente comme religion… explicite mon père me disait par exemple tu fais la prière tu fais le Ramadan tout ça jamais… mais j’avais dit ça (T : ah okay) j’ai… il m’a jamais dit fais la prière… fais Ramadan… porte le foulard juste comme ça

Q2A

Dans cet extrait (Ex10), le métadiscours qui contredit l’imposition de la religion de « l’extérieur » (à travers les voix externes des parents et du père) est accompagné du discours sur la « nature implicite » de la religion et certaines pratiques religieuses. Les pratiques (la prière et le jeûne du Ramadan) sont introduites spécifiquement dans la construction d’une contre-position de « l’implicite » face à « l’explicite » concernant le fait de pratiquer la religion.

J’ai observé également une méta-position sur ce que j’appelle « l’action religieuse » (je fais prière, je pratique la religion, donc je suis musulmane…) : il s’agit de mettre en avant le fait de performer (la religion en général ou certaines pratiques en particulier) dans le but de définir l’identité religieuse musulmane ou le fait « d’être pratiquante ». J’ai identifié une participante dont la compréhension de « ce que ça veut dire être musulmane » repose explicitement sur ce discours. Au même titre, dans le discours d’une autre participante, la réflexion pourquoi performer certaines pratiques gagne en importance : autrement dit, l’identité musulmane de la participante mentionnée reposait sur l’action (religieux), et celle de la seconde, sur la manière de performer la religion. Toutefois, il est aussi à remarquer que deux participantes dissocient le fait de « faire de la religion » par rapport à leurs identités religieuses :

Ex11 : Mes parents sont musulmans (T : oui okay) ou on vit selon le rythme… on prie cinq fois par jour (T : hmh)… on jeûne… on… ben en XX [pays] non c’était les dix premières années donc j’étais pas tellement concernée (T : oui) par l’islam… (T : oui) donc ça c’est avec ça que je dis musulmans je je faisais ce qu’il fallait faire parce que j’étais musulmane… (T : oui) c’est après au Sénégal que je je me suis dit bon c’est intéressant… mais faut que je comprenne ce que je fais

Q3M

Pour cette participante, ce ne sont pas les pratiques qui définissent son identité religieuse, mais le fait de comprendre le sens des pratiques, qu’elle associe à l’identité religieuse musulmane.

4.3.2 Positions externes promotrices

Selon mon cadre théorique qui repose sur la théorie du soi dialogique (Hermans 2001 ; Hermans et Hermans-Konopka 2010 ; Hermans et Gieser 2012), plusieurs positions externes et internes négocient ce qu’on peut appeler les identités musulmanes. Dans ce discours interactionnel, je peux observer des positions internes et externes identifiables qui négocient sur plusieurs aspects, comme les pratiques religieuses, mais aussi certaines qui sont non-identifiables (une personne, une fille, quelqu’un, on me dit, etc.). Cette observation montre la construction du soi dialogique de facto dans la négociation des identités religieuses musulmanes. J’ai pu identifier surtout des positions externes religieuses (Dieu, Prophète Muhammad, etc.) et non-religieuses (ma mère, mon père, ma famille, mes tantes, mon mari, etc.). Je présente ici ces positions externes saillantes.

La plupart du temps, les positions externes ont pour but de solidifier leurs identités musulmanes religieuses en s’accordant à celles-ci, plus rarement en s’en dissociant. Voici deux extraits illustrant ces deux cas :

Ex12 : Okay my parents teach me because my family is Muslim (T : yes) my big family is Muslim so they taught me about Muslim (T : hmh) of course they taught me of Muslim and yeah this… like usual things (T : hmh) they they they give like example they they taught me about experience and they taught me about how to pray

F7Z

Ex13 : Ouais et ensuite ma mère a dit que tu ne dois pas encore porter le foulard… (T : oui) et j’ai dit que oui je le veux (T : ouais) et là je me souviens que j’avais caché mon foulard dans mon sac à dos pour l’école… (T : ah) et quand je suis sortie je l’ai mis sur ma tête (T : tu l’as mis…) (petit rire) […] et là j’ai mis ça toujours et après je me souviens une fois ma mère m’a attrapé quand ma mère a regardé sur la fenêtre que je suis là je marche avec le foulard eh tu fais quoi là (rire) quand je suis retournée à la maison (rire) et ma mère a regardé que okay tu as commencé à porter le foulard (rire) j’ai dit que oui (*)

F12J

La première participante (Ex12) utilise les positions externes de ses parents et de sa famille pour déterminer son identité religieuse musulmane et surtout la pratique de la prière. La position du Je de la participante est liée à ces positions externes significatives. Dans le deuxième extrait (Ex13), la participante négocie la pratique du port du hijab d’une manière directe et interactionnelle avec les positions externes de sa mère en la contredisant. Ces discours sont significatifs et orientent les participantes vers l’identité religieuse musulmane à partir de positions externes, par l’accord ou le désaccord, l’identification ou la désidentification.

Lorsqu’il s’agit des positions religieuses, il faut souligner la position/voix promotrice de Dieu abordée dans le discours de plusieurs participantes. Il y a des participantes dont le discours aborde cette voix davantage, et d’autres qui l’abordent plus rarement. Je note pourtant que cette position spécifique peut recevoir plusieurs attributs, comme Seigneur, Allah, le Divin et le Créateur. Certaines participantes utilisent cette position pour négocier des positionnements du soi, comme les positionnements affectifs et transcendants. La position de Dieu peut être également abordée en relation à des pratiques religieuses, comme prier, jeûner et porter le hijab. Dans ces cas, une autorité est accordée à cette position, de toute évidence, centrale.

Ex14 : Tu vois elle m’a dit pourquoi est-ce que tu fais ça [port du voile]… j’ai dit, mais parce que j’aime Dieu c’est parce que c’est c’est ma manière à moi de… eh… de prouver mon amour pour Dieu […] c’est un engagement […] tu t’engages devant Dieu… en fait ça c’est ça c’est c’est… un […] c’est comme un contrat.. c’est ton contrat c’est entre toi et ton Dieu […] personne n’a à se mettre […] dedans

Q5F

Ex15 : Je trouve que c’est… Dieu nous a nous a créés avec… avec ce qui est spécifique par rapport à d’autres êtres vivants… d’ailleurs c’est c’est quelque chose de… de magnifique […] le Créateur eh… nous a présenté dans un monde vraiment… vraiment ouvert

Q7S

La première participante (Ex14) construit son positionnement affectif par le verbe « aimer », par le déterminant possessif et par le nom « mon amour ». Son discours souligne également la réciprocité, ce qui met en avant la relation interactionnelle (« contrat ») que la participante construit avec la position de Dieu. La deuxième participante (Ex15) construit un positionnement du soi transcendant (au-delà des religions) par cette position mise à l’écart. Il ne s’agit plus du discours concentré sur l’identité musulmane, mais de l’identification au-delà de cette identité, formée en référence à Dieu.

Cependant, j’observe un manque interactionnel direct de réciprocité avec la position de Dieu dans le discours des participantes. Cette interaction directe peut être observée seulement dans le discours d’une participante. Deux participantes se réfèrent toutefois au Coran, la parole de Dieu :

Ex16 : Il y a des versets dans le Coran qui insistent sur la connaissance de l’autre… […] si tu veux le verset dit que… c’est le divin Allah comme on dit chez nous le Dieu qui parle (T : oui) il dit je vous ai créé… homme… et femme… […] je vous ai créé des peuples (T : oui) et des tribus pour que vous vous connaissiez… (T : ah okay) c’est un verset dans le Coran (T : oui) et pour nous le Coran c’est sacré (T : hmh)… et donc ce ce verset il est sacré… (T : hmh oui) donc pour moi… c’est une adoration quand je parle avec l’autre quand je rentre en dialogue avec l’autre

Q6Y

Dans cet extrait (Ex16), la participante explicite le lien entre le Coran et la voix de Dieu et elle propose un discours direct de Dieu dans son propre discours. Pourtant, il ne s’agit pas tant de la relation interactionnelle entre les participantes et la voix de Dieu. Cette dernière est plutôt abordée à des fins argumentatives aidant la participante à se positionner.

Également d’autres positions/voix dites religieuses peuvent être identifiées dans le discours des participantes, comme celle du Prophète Mohammad, de l’Ange et des prophètes (générique), mais celles-ci sont plutôt rares. De plus, il est notable que certaines participantes abordent des positions religieuses génériques en référence aux autres religions (F2L : « you know… Bosnians […] they’ve lived together with with Christians (T : hmh) neighbours […] and Jewish neighbours for centuries »). Ces références étaient toujours contextuelles, reliées, entre autres, à l’école, au village, aux contextes nationaux, aux lieux de culte ou aux positions internes des participantes (« mon père […] parmi tous ses frères et soeurs c’est le seul musulman [… les] autres sont les chrétiens » (Q5F)). Seulement six participantes abordent des positions religieuses d’autorité dans leurs discours (savants, imams, khalifes, cheiks, etc.). Les participantes les appuient, ou les contredisent :

Ex17 : Ici au Canada ça a été eh… des moments un peu plus… c’était vraiment un grand plus… parce que ici… on a je dirais qu’on aura plus de chance on a encore plus d’accès même à l’information… je dirais (T : ah) parce que eh… les imams sont assez disponibles (T : hmh) c’est pas qu’on a en Côte d’Ivoire ils ne sont pas disponibles […] j’ai l’impression que chez nous… l’impression… on se dit que la religion est déjà acquise…

Q5F

Ex18 : Si un grand religieux musulman vient me dire Fatima t’as pas le droit d’aller à l’université pour… eh… pour faire des études… je lui dis excuse-moi… (T : ah) c’est pas le vrai islam que tu apprends (T : hmh) on a l’obligation de faire… de s’éduquer l’islam c’est ça l’islam (T : oui oui) on a l’obligation d’aller chercher l’éducation ça c’est pas vrai tu peux pas eh… je j’adopte l’islam je sais c’est quoi l’islam je sais.. je veux pratiquer mon islam… et l’islam m’apprend la tolérance et l’ouverture à tout le monde l’islam c’est l’islam qui m’a appris eh… le respect de toutes les races (T : hmh) le respect de toutes les religions

Q1F

Dans ces deux extraits, les participantes construisent leurs positionnements du soi religieux par rapport aux positions/voix religieuses d’autorité. La première participante (Ex17) s’identifie aux autorités religieuses, tandis que la deuxième participante (Ex18) utilise la citation hypothétique d’une voix générique d’un grand religieux musulman pour la contredire. Par cette citation, la participante s’affirme devant « mon islam ». Ce contre-positionnement peut être observé également chez trois participantes qui se dissocient de certains mouvements politiques de l’islam (FPI, Frères musulmans) et s’affirment ainsi dans leurs identités religieuses.

3.4 Analyse des solidifications radicales identitaires

Comme nous l’avons vu, les « solidifications du soi » ou « solidifications de l’autre » sont les phénomènes par lesquels il est possible de s’identifier et de se différencier pour se reconnaitre (Dervin 2007). Ici, je m’intéresse à certaines stratégies discursives spécifiques pour la solidification identitaire dite radicale, telles que les positions du Nous musulmans et les impositions identitaires :

Ex19 : He [my dad] never try like anything that we can’t do in Islam… you know like we can’t eat pig and we can’t drink alcohol and my dad never try those things

F3A

Ex20 : Bien sûr un musulman doit pratiquer sa religion comme genre […] cinq prières journalières (*)

F12J

Ex21 : Chez nous c’est-à-dire dans notre religion […] la la.. fille devrait porter le voile à un certain âge […] donc par rapport à l’âge de… mon idée n’est pas claire là-dessus

Q7S

Les positions du Nous des deux premiers extraits (Ex19 ; Ex20) solidifient les identités religieuses musulmanes par l’intermédiaire des verbes modaux (ne pas pouvoir, devoir). Cela se fait surtout par rapport aux pratiques religieuses et pour l’obligation/l’interdiction religieuse. Il s’agit d’une sorte de la normativisation subjective à travers cette position spécifique. Toutefois, cette solidification radicale peut être diminuée par l’utilisation des verbes modaux, comme dans le troisième extrait (Ex21), le « devoir » conditionnel. Pourtant, dans la plupart des cas (neuf), les positions du Nous sont utilisées pour construire le sujet musulman ou l’identité musulmane solides.

J’ai également observé des impositions identitaires chez six participantes sans référence aux positions du Nous musulmans. Il s’agit d’une (auto)solidification des identités musulmanes par des verbes modaux qui expriment l’obligation. Pourtant, seulement une participante se réfère à ce que j’appelle « la représentativité musulmane » au niveau générique et deux autres le font par rapport à la pratique du port du hijab :

Ex22 : I do believe that you can’t force people to listen to you (T : hmh) about Islam… just behave well and be a good Muslim (T : hmh) and give a positive positive picture about Islam and this is enough… (T : yes… yes yes)… I mean if I I have an appointment with one Finnish people and you know Finnish people are respecting time so much (T : yeah) when you have time you have to be there in time… so… unfortunately some Muslims are not like that

F10N

La représentativité musulmane caractérise le discours de cette participante : elle insiste (au moyen de l’impératif) sur le bon comportement des musulmans en général pour garder une image positive. La position du Tu de la participante est utilisée pour se distancier de certains musulmans qui construisent plutôt une image générique évaluativement négative des musulmans.

Enfin, je note que les impositions identitaires concernant l’identité musulmane peuvent également toucher, non seulement à sa définition solide, mais aussi à la manière de « performer » les pratiques au sein des rapports de pouvoir. Ainsi, il s’agit d’une imposition contextuelle qui oblige les participantes à se comporter d’une manière spécifique :

Ex23 : Je fais ma prière des fois j’arrive pas à le faire où je suis — je le fais à la maison […] ce qui arrive… parce que je… j’ai besoin de faire ma prière […] au lieu de rester par exemple à cinq heures à l’université […] je me trouve obligée de rentrer à la maison

Q1F

Ex24 : On a impression de ne pas avoir sa place en fait donc femme voilée en tant que personne musulmane […] et elle [ma mère] me dit écoute… attends… au moins un travail et puis eh… ensuite commence à mettre le voile… mais en fait non… ça c’est imposé à moi

Q3M

Dans ces deux cas (Ex23 ; Ex24), l’obligation est liée aux pratiques de la prière et du port du hijab et aux contextualités de « performer » ces pratiques. La deuxième participante aborde également la voix externe de « ma mère » comme introduisant cette imposition identitaire, ce qu’elle contredit dans son discours. Ainsi, en bref, je peux observer la manière dont les impositions identitaires ne touchent pas seulement à la solidification identitaire, mais aussi à sa performance contextuellement non négociable.

Conclusion

L’objectif de cet article était d’étudier les négociations des identifications musulmanes en examinant la variété des positionnements du soi en fluctuation identitaire (solides et liquides). J’ai observé surtout les positionnements du soi localisés, temporels, réflexifs, transcendants et globalisants. La multiplicité des points d’identification et des positions a montré, d’une part, une fluidité dans la négociation identitaire et, d’autre part, la manière dont les solidifications identitaires sont négociées (positions promotrices, impositions, positions du Nous). J’ai pu ainsi souligner une certaine complexité de la négociation identitaire musulmane chez les 15 participantes observées. Les éléments observés permettent, non seulement, de démontrer le jeu réciproque de la fluidité et de la solidité identitaire, mais aussi la construction d’autres formes d’identités alternatives, comme les positionnements globalisants (au sein d’une religion) et transcendants (au-delà des religions), ainsi que l’affirmation du soi au sein de divers rapports de pouvoir locaux et globaux.

Il faut toutefois reconnaitre que les positionnements du soi présentés dans l’analyse ne sont pas exhaustifs et sont aussi contextualisés (l’entrevue de recherche). Il convient aussi de souligner que plusieurs positions, comme les positionnements du soi réflexifs et transcendants sont mouvants et fluides en tant que tels, car ils s’inscrivent dans la remise en question constante du soi. Ainsi, je peux conclure que les points de repères identitaires considérés souvent comme solides n’excluent pas la fluidité identitaire et permettent une négociation et une fluctuation identitaire constantes.

Enfin, grâce à mon engagement pour la théorie du soi dialogique, j’ai pu reconnaitre que le soi peut chercher, et souvent cherche, à se prononcer à travers différents positionnements (voicing the self) dits solides et liquides en s’adaptant aux différents contextes sociaux, discursifs et interactionnels (voir Hermans 1996). En même temps, le soi peut chercher, et souvent cherche, la stabilité et la continuité devant l’altérité qu’il rencontre (Ellis et Stam 2010).

La théorie du soi dialogique m’a permis de faire sortir concrètement cette relation entre le soi et l’altérité à partir de l’analyse des différents positionnements du soi des participantes, des positions et des voix du soi (internes) et d’autrui (externes) dans le discours de chacune des participantes. Ainsi, l’analyse m’a permis de démontrer la complexité des relations entre le soi et l’altérité, qui devrait être au fondement des études identitaires contemporaines, surtout lorsqu’il s’agit d’étudier les identités souvent marginalisées et altérisées comme celles des musulmans/es, et ce pour démontrer la complexité qui, en réalité, les détermine.