Corps de l’article

« Si l’homme n’avait pas été l’artisan de sa propre classification, il n’aurait jamais eu l’idée de fonder un Ordre séparé pour sa propre réception »

Darwin 2013, 304

Durant des milliers d’années, la civilisation occidentale, en particulier la philosophie et la théologie, mit l’accent sur la soumission absolue et exclusive de l’héritage mammifère de l’être humain au monde spirituel, encore que la signification de cette réalité spirituelle demeurât floue. Les recherches scientifiques de l’époque de Nishida Kitarō (1870-1945) prirent le contrepied de cette habitude de pensée. En s’appuyant sur celles-ci, le philosophe japonais s’efforça de mettre en lumière l’ensemble de continuités et de discontinuités présentes dans le passage du biologique à l’humain. En cela, il fut un précurseur dans le développement d’une problématique importante et d’intérêt récent, à savoir l’animalité de l’être humain. Le type de rapport entre animalité et humanité qui est ici en jeu est interne à l’humain, c’est-à-dire qu’il concerne l’articulation entre sa partie « animale » et sa partie « humaine ». Durant plusieurs siècles, une opposition tranchée a été maintenue entre les deux, souvent au seul profit de la seconde. L’enjeu du présent article est donc de présenter une conception unifiée de l’être humain dans laquelle l’animalité pourra acquérir une signification essentiellement positive pour la réflexion philosophique, d’une part, et aussi de montrer comment la reconnaissance par l’être humain de sa propre animalité peut altérer positivement ses relations aux animaux.

En ne disqualifiant plus la nature au nom de la culture et de la religion, et en portant attention à la continuité formée d’intégrations successives entre l’animal et l’humain mise en valeur par les recherches scientifiques récentes, la philosophie et la théologie doivent envisager la possibilité qu’une compréhension globale de l’être humain puisse s’établir non plus au moyen d’une mise à l’écart dédaigneuse de son animalité, mais au contraire par une prise en compte et un approfondissement radical de cette dernière.

Dans cet article, je tenterai d’expliquer, au fil de quatre sections, comment Nishida releva avec brio ces défis majeurs. D’abord, je rappellerai la conception négative de l’animalité qui eut cours dans l’histoire de la philosophie. Ensuite, j’exposerai de quelle manière l’ensemble de l’oeuvre de Nishida représente une tentative en vue de repenser, à travers différents thèmes, la relation entre animalité et humanité. En troisième lieu, j’examinerai plus en détail comment ces thèmes remettent fondamentalement en question les conceptions traditionnelles de l’animal et de l’être humain. En particulier, je mettrai l’accent sur l’aspect conscient que Nishida accorda à l’animal, ainsi que sur l’aspect corporel de l’être humain. Dans la quatrième et dernière section, j’analyserai la définition de l’être humain privilégiée par Nishida, celle de l’homo faber, c’est-à-dire la capacité humaine de fabriquer des outils, laquelle est partagée à différents degrés par les animaux. Dans ce contexte, j’insisterai sur ce que l’humain partage avec les animaux, à savoir son corps, de manière à montrer que, pour Nishida, le centre de gravité de l’existence humaine n’est pas sa raison mais son corps.

1. L’animalité, un concept grevé négativement

Traditionnellement, le concept d’animalité désigne l’ensemble des caractéristiques de l’animal, par opposition à l’ensemble des végétaux, d’une part, et à l’être humain, d’autre part. Dans la philosophie et la théologie occidentales, ce concept s’avéra d’une importance décisive pour la définition de l’être humain lui-même. Plutôt que de caractériser, en tout ou en partie, l’ensemble des êtres vivants, le concept d’animalité visa à construire un contre-modèle ou un négatif ontologique de l’être humain. Il forme en somme une catégorie dénuée de tout ce qui est la prérogative de l’humain, à savoir l’âme, la raison, une histoire, le langage, une conscience, un monde, etc.

L’animalité est donc pensée comme une différence par défaut : manque de raison chez Descartes ou manque de liberté chez Kant. Tout ce qui est dit positivement de l’humain est affirmé négativement de l’animal. Chaque qualité humaine, jugée significative et valable dans la mesure où elle est exclusive à l’homo sapiens, est niée conjointement chez l’animal.

Envisagée de cette façon, l’animalité demeura prisonnière de son opposition à l’humanité. Autrement dit, on s’efforça, pour caractériser l’être humain, d’identifier ce qui le distingue de l’animal. En montrant le manque de raison de l’animal, on mit l’accent sur la dignité humaine. Cette opposition est fondamentale aussi dans l’anthropologie occidentale. Bref, l’animalité est un concept servant à déterminer la limite inférieure de l’être humain.

La conséquence principale de cette conception traditionnelle de l’animalité fut de maintenir à l’écart, voire de veiller à anéantir, une animalité considérée comme la partie négative de l’humain. Dans le langage courant, en effet, l’animalité réfère aux pulsions, aux déviances et au refoulé que la raison et la civilisation s’efforcent de maîtriser. Tous les travers humains (meurtre, vulgarité dans les relations, domination de la nature) tirent leur origine de l’animalité qui était celle de l’homme des cavernes. Dès l’origine, l’humanité était vicieuse et fondamentalement bestiale, ce que l’histoire intellectuelle se donna pour tâche de mettre en lumière.

À de rares exceptions près, par exemple Thomas d’Aquin qui considérait l’animalité comme l’un des caractères communs à tous les êtres humains, la philosophie présenta en effet l’animalité de manière négative et la cantonna à la partie charnelle de l’être humain. Dès l’origine, elle chercha à échapper à la relativité du monde et à son aspect corruptible. C’est pourquoi elle aspira à la pureté et à l’ascèse. La poursuite de la vertu et de la connaissance requit une soumission du corps à des règles et des normes. Pour être pleinement humaine, la vie devait se défaire de son enracinement sensible.

Descartes, bien connu pour son dualisme d’inspiration platonicienne sur ce sujet, tenait la raison pour le seul élément apte à faire de l’être humain un humain. Dépouillé de la raison, ce dernier se retrouverait avec sa seule part animale. D’une manière générale, l’humain est un être divisé et sans cesse attiré, en raison de sa nature corporelle, par le règne d’« en bas ». Descartes s’efforça donc de séparer l’âme ou le sujet pensant de la matière ou de l’animal-machine, quoique l’âme demeurât reliée aux fonctions du corps. Il tenta en effet d’expliquer les fonctions corporelles en comparant le corps à une machine : Dieu voulut rendre automatiques la digestion, la locomotion, la respiration, de même que la mémoire et l’imagination corporelles. Dans le Traité de l’homme, il compare ces fonctions aux mouvements d’une horloge.

En conséquence de cette conception cartésienne, le vivant s’évanouit et l’animalité des bêtes se retrouva dissoute dans le mécanisme vivant universel. Sous l’influence de Descartes, la tradition philosophique subséquente fit de l’animalité un sous-ensemble de l’humain et refusa de penser l’animalité pour elle-même.

On constate ici que le problème de l’animalité est traversé par celui de la séparation, fondée métaphysiquement par le dualisme platonico-cartésien, entre l’âme et le corps, de même qu’entre l’immatérialité de la pensée et la corruptibilité du corps (nous y reviendrons dans la quatrième section).

Chez les classiques, l’animalité fut présentée comme une figure de l’existence naturelle, immédiate et finie, qui s’oppose à la transcendance de l’esprit. Par rapport à cette tendance générale, Pascal offrit une position mesurée qui cernait précisément le problème :

Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre. Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre. L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.

Pascal 1969, B 258

Auguste Comte vit dans l’animalité l’opposé de l’humanité, qu’il décrivit en tant qu’ensemble des caractères constituant la différence spécifique de l’espèce humaine par rapport aux espèces voisines :

Le type fondamental de l’évolution humaine, aussi bien individuelle que collective, y est, en effet, scientifiquement représenté comme consistant toujours dans l’ascendant croissant de notre humanité sur notre animalité, d’après la double suprématie de l’intelligence sur les penchants, et de l’instinct sympathique sur l’instinct personnel.

Comte 1842, 837

Poursuivant sur cette lancée, Kant parla d’une « cohabitation bestiale » acceptable uniquement dans le cadre du mariage et de la conservation de l’espèce. Il s’agit d’une abolition de l’humanité dans la souillure de soi-même dans la volupté : « Tout se passe comme si l’homme se sentait honteux d’être capable d’une action rabaissant sa propre personne au-dessous de la bête » (Kant 1993). Il statua que l’animalité est de l’ordre du désir et que l’être humain doit s’en dépouiller afin d’être pur et s’efforcer de la remplacer par la liberté et la raison. Telle est la visée de l’éducation (Kant 1981).

Cette réponse traditionnelle à la question de l’humain conduisit dans certains cas à établir une hiérarchie entre les humains en fonction de leur degré supposé de rationalité. Le Papou — édicta Husserl sur la foi de la définition de l’humain en tant qu’« animal rationnel » (nous y reviendrons dans la quatrième section) — se situe à mi-chemin entre la bête et l’Européen (Husserl 1976, 372). Il ne s’agissait pas, chez Husserl, de racisme mais d’un européocentrisme jugé inacceptable de nos jours.

Georges Bataille, reprenant pour sa part la conception freudienne négative de l’animalité exposée en 1929 dans le livre Malaise dans la civilisation (Freud 1978), qualifia l’érotisme d’« animalité répugnante » (Bataille 2017).

En somme, le système conceptuel entourant l’animalité est une construction idéologique dont le but est double. Il consiste d’une part à définir l’être humain en opposition totale à l’animal, et ce, aux niveaux métaphysique, cognitif et moral. D’autre part, il vise à tirer les conséquences éthiques de cette opposition radicale : l’humain fut traité comme une fin et l’animal comme un moyen. L’absence supposée de facultés cognitives, ou des facultés cognitives moindres que celles de l’humain justifièrent malheureusement que l’on considérât les animaux comme des choses. En insistant sur le fait que l’animal est privé des qualités qui caractérisent l’humain, on l’exclut de la communauté morale et on en fit une chose à la disposition de l’humain et malléable à volonté.

Il appert des quelques considérations générales qui viennent d’être apportées que l’« animalité » fut comprise surtout en opposition à quelque chose de supérieur, à savoir l’humanité et la spiritualité.

Or, Nishida procéda de manière très différente. Plutôt que de partir d’une opposition idéologique et dualiste entre l’animalité et l’humanité, il articula ces dernières conjointement, tout en s’efforçant de montrer ce que l’une et l’autre peuvent s’apporter mutuellement.

L’analyse qui suit des propos de Nishida sur le sujet tournera autour de trois enjeux principaux. L’enjeu majeur consistera à essayer de sortir de la perspective cartésienne de l’opposition de l’âme et du corps, d’une part, et de la conception morale traditionnelle du corps, d’autre part. Deuxièmement, il faudra s’efforcer de prendre sérieusement en compte, dans l’être humain, ce qu’il partage avec le monde animal. Enfin, il s’agira de montrer que l’articulation constante entre animalité et humanité n’est pas réservée au seul rapport entre l’humain et les animaux, mais s’étend également au rapport interne de l’animalité et de l’humanité (ou encore du biologique et de l’individualité) au sein même de l’humain. En ce sens, toute affirmation de Nishida concernant l’animal sera simultanément une affirmation à propos de l’humain, et inversement.

2. L’« humanimalité » dans les écrits de Nishida

Le thème de l’animal, invariablement relié à celui de l’humain, parcourt la philosophie de Nishida, de 1911 à 1944. Cependant, l’accentuation ne s’avère pas la même durant toutes ces années. Des Recherches sur le bien (1911) jusqu’à la fin du premier volume des Problèmes fondamentaux de la philosophie (1933), seules trois mentions de ce thème attirent l’attention. Quoique peu nombreuses, elles sont dignes d’intérêt car elles témoignent du fait que dès les Recherches sur le bien, Nishida reconnaît aux animaux ce que lui avait dénié la quasi-entièreté de la tradition philosophique, à savoir l’« esprit ». Je reviendrai en détail sur ce point par la suite.

Dans l’essai de 1924 intitulé « Ce qui se trouve derrière les phénomènes physiques » (Nishida 1965d), troisième titre du livre De ce qui agit à ce qui voit (1927), Nishida met à l’écart la théorie de l’animal-machine en affirmant que la raison pour laquelle l’être vivant est considéré comme un individuum indépendant est qu’il représente une unité d’ordre supérieur. De ce fait, il ne saurait être identifié aux éléments qui le composent. La suite de cet essai montrera que, plus encore, l’animal est doté, à sa propre mesure, de conscience, d’esprit et même d’âme.

Enfin, l’essai « Je et tu » (1932) (Nishida 1965c), texte majeur du livre intitulé Autoéveil. La Détermination du néant (1932) réunit les mentions à l’animal sur une seule page. Cette concision, néanmoins, ne devrait pas masquer leur importance, puisque Nishida y annonce les grands thèmes de sa théorie de l’animalité, à savoir que celle-ci, bien que marquée par l’instinct, représente un maillon dans la grande chaîne de la vie et est partie constituante de l’être humain lui-même. En d’autres termes, l’animal est une « altérité » que l’humain voit au fond de lui-même et par laquelle il est déterminé à différents titres.

Nishida devient plus explicite sur la question de l’animal à partir du second volume des Problèmes fondamentaux de la philosophie (1934). L’essai ayant pour titre « La structure logique du monde de l’actualité » (1934) (Nishida 1965d), sur lequel s’ouvre ce livre, pose d’entrée de jeu une « continuité discontinue » entre l’animal et l’être humain. L’un et l’autre sont biologiquement interreliés, mais ils présentent des différences, notamment en ce qui concerne la faculté de l’être humain de se poser en tant que sujet connaissant face aux choses dont il a fait des « objets ». De l’avis de Nishida, cette faculté échappe à l’animal, quoique seulement jusqu’à un certain point, ainsi que le montrera la section de cet article concernant la capacité, pour l’animal, à construire des représentations. Fait aussi défaut aux animaux l’aptitude à se considérer comme un « je » en regard d’un « tu », et donc, de s’éprouver en tant que liberté. Cela n’empêche pas l’animal d’avoir en partage avec l’humain autant la conscience que le corps. L’enjeu consiste pour Nishida à déceler, dans cette succession incessante de conscience animale, la série de « discontinuités » qui valut à l’humain d’acquérir graduellement son caractère spécifique.

L’essai suivant, daté de la même année et intitulé « Le monde comme universel dialectique » (Nishida 1965e), poursuit dans la même veine que le précédent, tout en insistant sur une faculté que l’animal et l’humain partagent, quoique chacun à sa propre mesure et selon des modalités qui lui sont propres : l’instinct. Suivant un mode d’analyse dont est absente toute tentative de hiérarchisation, Nishida expose la continuité anthropozoologique sur ce sujet.

Cette continuité posée, Nishida est en mesure d’insister sur les quelques discontinuités sur le fondement desquelles il devient possible de décerner à l’humain une certaine « spécificité » par rapport à l’animal. L’un autant que l’autre sont des « déterminations » de la vie historique, c’est-à-dire des manières dont celle-ci s’exprime. Il en va de même pour tous les ordres du vivant. L’humain présente certes aux yeux de Nishida quelques discontinuités par rapport à l’animal, par exemple la liberté, une individualité autodéterminée, de même que la capacité de considérer son corps comme un outil (voir la quatrième section). Cependant, ces discontinuités ne sauraient être entendues comme des qualités « supérieures » qui vaudraient à l’humain, par rapport aux bêtes, un statut ontologique plus élevé. Corporéité, faculté instinctive, conscience, subjectivité : toutes sont des manières, expressives, dont le monde s’autodétermine. À ce titre, aucune des « expressions » du « monde dialectique » n’est supérieure aux autres.

Nishida opère de cette manière un important renversement de perspective. Il introduit un troisième élément ou une médiation, à savoir le « monde historique » ou encore le « monde dialectique ». Celui-ci devient le fait premier, mieux : le « lieu » dans lequel se situent à la fois l’animal et l’humain. Il ne s’agit plus, suivant notre mode de pensée dualiste habituel, d’opposer l’un et l’autre à partir de différences supposément irréconciliables, mais d’exposer l’ensemble des continuités qu’il est possible de déceler dans le passage de l’un à l’autre, sans gommer les discontinuités qui sont précisément la condition de ce passage (Nishida parle d’un passage « de ce qui est créé à ce qui crée »).

Ce thème de la continuité est très important et permet de faire échec à tout effort de domination de la rationalité humaine sur sa partie animale. Nishida mentionne en effet en des termes sans équivoque qu’au niveau concret, « il est impossible de tracer clairement une ligne de démarcation entre l’animal et l’humain » (Nishida 1965f, 292, nous traduisons). Il insiste sur le fait que la vie humaine est absolument matérielle et animale. La vie étant unique, le fait que l’humain ait évolué à partir de l’animal et que son cerveau se soit développé de manière à produire la rationalité ne signifie pas qu’il a cessé d’être un animal. Comme Nishida l’affirme clairement : « Nous n’échappons pas à l’animalité, même si nous devenons humains » (Nishida 1965h, 163, nous traduisons).

Nishida exprime par là que la progression de l’animal à l’humain s’est faite par intégrations successives. Il illustre cet aspect de continuité en précisant que vie humaine et vie animale s’établissement chacune à l’une des deux extrémités de l’autoformation du monde historique, c’est-à-dire de la vie historique. Chacune permet à la vie historique de s’éveiller à elle-même. En somme, même si notre vie se développe à partir de la vie animale et nie en quelque sorte celle-ci, elle possède la vie animale en tant que sa propre limite. À l’inverse, la vie animale est vie du fait qu’elle possède la vie humaine en tant que limite. L’humain n’est pas un simple développement de l’animal mais sa limite. En ce sens, la vie humaine et la vie animale s’opposent en faisant de l’autre sa limite contraire. La vie concrète se trouve toujours entre l’une et l’autre. (Nishida 1965g, 24-25, nous traduisons)

Dire que la vie humaine est la limite de la vie animale ne signifie pas qu’elle la dépasserait ou la nierait, mais plutôt qu’elle atteint l’extrémité de la vie historique en faisant progresser la formation corporelle.

Cela dit, l’impossibilité de tracer clairement une ligne de démarcation entre l’animal et l’humain ne signifie pas que l’un et l’autre ne devraient pas être distingués au niveau conceptuel, d’où les discontinuités soulevées par l’auteur. Je reprendrai celles-ci plus en détail à partir de la section suivante. Qu’il suffise, pour le moment, d’esquisser ce problème dans ses traits généraux.

Bien que l’humain soit lui aussi un animal, la vie humaine n’est pas une simple continuité de la vie animale. Elle n’est pas le développement d’un processus strictement rectiligne et homogène qui, partant de la « plante », passerait par l’« animal » pour aboutir finalement à l’« humain ». Le problème rapporté par Nishida est qu’une majorité de scientifiques de son époque soutenait que le monde est d’origine matérielle et qu’il existait avant le monde animal et précédemment à la naissance de l’humain. Autrement dit, les phénomènes biologiques, puis le monde historique se seraient développés graduellement à partir du monde matériel.

Or, s’interposa Nishida, une chose dialectique ne saurait se développer à partir d’une chose qui ne l’est pas. L’origine de la vie elle-même ne devrait pas être comprise à partir de la seule matière. Il s’ensuit qu’il est impossible de passer de la physique à la vie biologique sans que n’apparaisse une série de « discontinuités ». À ce titre, Nishida évoque également la nécessité de se fonder sur une position différente, d’introduire un principe autre, c’est-à-dire la subjectivité et l’individualité.

S’exprimer, comme Nishida le fait, en termes de « continuités » et de « discontinuités » pour élucider le rapport entre l’animal et l’humain diffère considérablement de la conception traditionnelle qui présenta l’humain comme un être déchiré entre une partie matérielle et animale dont il lui faudrait se débarrasser, et une partie humaine marquée par une rationalité qui aspire à la vie pure de l’esprit et à un contact avec le divin. Nishida parvient de cette manière à présenter l’humain comme un être dont la nature n’est ni seulement animale ni seulement rationnelle.

C’est ce qu’il est loisible de constater à partir des Essais philosophiques, notamment dans les trois premiers volumes de ceux-ci (le premier datant de 1935 et les deux autres de 1939). Sur la foi des quelques propos exposés sur ce sujet dans ses écrits précédents, mais en les précisant jusqu’à parfois les reformuler, Nishida ajoute plusieurs thèmes à ceux qui ont été évoqués précédemment.

Dans le premier volume des Essais philosophiques, Nishida approfondit le thème du corps que l’animal et l’humain ont en partage. Il met l’importance sur les liens entre le monde biologique et le monde historique, de même qu’entre le vivant et son milieu. Il insiste sur les relations de production (comme entre parents et enfants). Après avoir resserré les rapports étroits qui unissent l’humain à l’animal à travers le corps notamment, Nishida présente les principales discontinuités entre l’un et l’autre, à savoir l’individualité libre, le langage, de même que l’objectivation des choses.

« La logique et la vie » (1936) (Nishida 1965f), deuxième essai du second volume des Essais philosophiques, est un lieu important d’exploration de la relation entre l’animalité et l’humanité. Nishida y développe, entre autres, le thème de l’« outil » et, corrélativement, celui de la technique. Il expose ces derniers en lien au corps (notamment à l’oeil et à la main) et aux capacités cognitives respectives de l’animal et de l’être humain. Le second se distingue du premier en ceci qu’il a la capacité de posséder ou d’objectiver son corps en tant qu’outil (nous y reviendrons ultérieurement). Ce thème de l’outil est d’une importance déterminante. Il permet à Nishida de montrer les discontinuités entre l’humain et l’animal non pas à partir de la définition de l’humain qui distingue radicalement celui-ci de l’animal, à savoir la rationalité, mais à partir de cela même que l’humain partage avec la bête, à savoir le corps. Le philosophe y parvient en reliant le corps au langage. Il s’agit d’un important renversement de perspective, ainsi qu’on aura l’occasion de le constater plus loin.

Le point culminant, tant au niveau qualitatif qu’au niveau quantitatif, des réflexions de Nishida concernant les rapports entre l’animal et l’humain se trouve dans le troisième volume des Essais philosophiques. Parmi les cinq essais qui le composent, celui qui a pour titre « L’auto-identité absolument contradictoire » (1939) (Nishida 1965h) est sans équivalent, non seulement pour ce qui concerne le livre en question, mais encore dans l’ensemble de l’oeuvre de Nishida.

Dans les deux essais qui précèdent « L’auto-identité absolument contradictoire », Nishida avait approfondi certains des propos de ses livres précédents en insistant encore plus sur différents éléments qui caractérisent à la fois l’animal et l’humain, par exemple la « conscience » qui est dévolue à l’un comme à l’autre.

Dans l’essai en question, Nishida traite simultanément de tous les thèmes entourant l’animalité et l’humanité qui lui sont chers. Tablant sans discontinuer sur le corps et la conscience qui valent à l’animal et à l’humain d’être des entités continues l’une par rapport à l’autre, il établit nettement la série de discontinuités qui est concomitante aux continuités plutôt qu’elle ne les annule. Au sein de ce vaste tableau, un thème est récurrent, celui de l’instinct, compris comme « un mode de comportement se fondant sur des mécanismes organiques et associé à une espèce » (Nishida 1965h, 182, nous traduisons), comme « un acte de formation par lequel le monde se forme » (Nishida 1965f, 348, nous traduisons). Caractéristique de l’animal, il est tempéré chez l’animal humain par des capacités qui lui sont propres, dont celle de former ou de construire activement et librement son monde.

À peu de chose près, les écrits de Nishida postérieurs à l’essai « L’auto-identité absolument contradictoire » reprennent brièvement et de manière assez répétitive des thèmes déjà développés. À cette situation générale excepte un essai de 1938 tiré du livre Pensée et expérience, Suite 2 (1948) et intitulé « Le problème de la culture japonaise » (Nishida 1965k). Entre autres choses, cet écrit remet en question la primauté séculaire de la raison en stipulant qu’à l’instar de l’universel, elle n’est pas une chose vivante. Ce faisant, il réaffirme la primauté du corps animal pour cerner véritablement la nature de l’être humain. Loin de se cantonner au statut de simple machine, le corps est ce par quoi toute vie est possible. Il permet de faire et de l’animal et de l’humain des créatures, des êtres sensibles, des compagnons d’existence.

En somme, Nishida éloigna l’être humain de l’ange pour le rapprocher de l’animal. Ni animal ni Dieu, l’humain est un « soi égaré » qui doit trouver sa place dans l’intervalle entre les deux, c’est-à-dire devenir véritablement un être historique. Le philosophe fit appel à un changement complet, à une sorte de conversion qui permettrait à l’être humain de découvrir une retraite paisible entre ces deux directions contraires.

3. L’animal conscient et l’humain corporel

Nishida ne chercha pas à produire une théorie systématique au sujet des rapports entre l’animal et l’humain. Il s’appliqua uniquement à développer graduellement sa pensée sur ce sujet, suivant en cela un chemin parsemé de sinuosités. Au moment d’aborder le détail de sa conception de l’« humanimalité », faisons-lui l’honneur de le suivre dans cette voie encore mal balisée.

On a constaté que déjà en 1911, Nishida reconnaissait sans peine à l’animal l’exercice, concomitant au mouvement instinctif, de certains phénomènes spirituels (qui ont trait à l’esprit). Le mouvement instinctif des animaux, spécifiait-il, s’accompagne nécessairement d’une condition spirituelle. Il ne cessa de maintenir cette affirmation tout au long de sa carrière. Au terme de sa vie, il rappelait encore que l’« animal est spirituel ». Il ne s’agissait pas pour lui de promouvoir une sorte de marche en avant unilatérale qui aurait eu pour conséquence de spiritualiser l’animal, de lui faire quitter en quelque sorte son animalité, puisqu’il rappelait simultanément, dans un mouvement inverse, que l’« être humain est matériel » (Nishida 1965j, 338, nous traduisons). Sa seule intention était de souligner encore davantage le fait que tant l’animal que l’humain sont des éléments du monde historique, lequel, suivant des mesures diverses, impartit à la multiplicité des étants qui le composent, et la corporéité, et la spiritualité. Sur ce point, la pensée de Nishida demeura constante car il ne dénia jamais aux animaux l’esprit.

Ici aussi, Nishida s’inspira des recherches scientifiques de la première moitié du vingtième siècle. Celles-ci, qui connaissaient une évolution rapide, avaient déjà commencé à établir de manière évidente que l’émergence de l’humain représente, par rapport à l’animal, non pas une différence de nature ou une rupture, mais une différence de degrés, une continuité formée d’intégrations successives. Il en résulte que toutes les fonctions cognitives ont une assise biologique déterminée et que l’avenir évolutif de l’être humain s’appuie désormais non plus sur un déni de la part de biologique qu’il comporte, mais précisément sur son héritage mammifère. Comme l’a clairement décrit la paléontologie, c’est l’histoire biologique qui se trouve à l’arrière-plan de l’être humain, de même que de ses ancêtres immédiats.

La biologie du xxe siècle porta le coup de grâce à la caractérisation séculaire de l’être humain au moyen de la pensée et de la rationalité. En effet, celui-ci partage avec l’animal une chose qui est la définition même de la pensée et de l’esprit, à savoir la capacité de forger des représentations. Nishida lui-même reconnut que les animaux sont aptes à former, pour les plus avancés d’entre eux, des images mentales pouvant se comparer, mais sans leur équivaloir, aux objectivations de l’esprit humain. Il accorda que beaucoup d’entre eux ont la capacité de produire des représentations. Qu’est-ce à dire ?

La raison pour laquelle la faculté représentative a longtemps été déniée à l’animal est que la pensée a été confondue avec son expression verbale, c’est-à-dire avec la capacité de communiquer ses pensées. Récemment, les sciences cognitives ont montré que les représentations sont omniprésentes dans le règne du vivant et que c’est grâce à elles que les animaux peuvent s’orienter dans leur environnement et former des apprentissages. En réalité, l’esprit, organe de représentation, est extrêmement répandu dans le règne du vivant.

Qu’est-ce qu’une « représentation » ? Il s’agit d’une entité ayant un rôle causal dans les comportements. Dans les sciences cognitives, le terme « représentation » désigne d’abord une structure matérielle, c’est-à-dire un ensemble de neurones (ce qui va à l’encontre du dualisme du corps et de l’esprit). Il existe plusieurs types de représentations remontant à des âges phylogénétiques très différents et qui, toutes, sont contenues dans l’esprit humain. Par exemple, le mollusque peut, à l’instar des vertébrés, procéder à des apprentissages et être conditionné. Les protoreprésentations qu’il utilise permettent de comprendre les formes ultérieures de représentation dans le règne animal et dans le cerveau humain. Plus étonnant encore, les canaux calciques de l’humain sont semblables à ceux du mollusque. Il apparaît donc que des mécanismes identiques sont à la base de l’apprentissage chez le mollusque, l’ensemble des animaux et l’humain.

La représentation est un dispositif sélectionné par l’évolution qui ne requiert pas nécessairement un langage verbal. Alors que le réflexe (le degré zéro de la représentation) consiste à maintenir le couplage avec l’environnement, sans qu’il soit nécessaire de stocker de l’information et sans qu’il y ait catégorisation, la représentation consiste à catégoriser, assembler et distinguer des types d’information. La forme la plus simple se résume à distinguer des indices et des propriétés (sans qu’il y ait encore perception des objets dans le monde). Une forme plus avancée permet de caractériser les propriétés d’un objet. La véritable représentation, quant à elle, est centrée sur un objet. Il s’agit d’une pensée par représentation détachée ou objective. La pensée ayant trait à la vérité, c’est-à-dire la capacité de rectifier ses erreurs, elle ne fonctionne pleinement que si elle a rapport à un objet détaché du porteur et doté de propriétés. C’est cette forme de pensée qui permet la généralisation. Elle suppose la combinaison inédite de concepts. Plusieurs animaux disposent de pensée objective, dont la chouette. Comme les reptiles et les mammifères, celle-ci peut se représenter le monde en termes d’objets distincts dotés de propriétés changeantes.

Plus saisissant encore, toutes les fonctions cognitives de l’être humain ont une assise biologique déterminée, ce qui implique que l’humain et l’animal ont en commun non seulement l’organisme biologique mais aussi, comme le rapportait déjà Nishida, certaines fonctions cognitives déterminées. Par exemple, l’humain a hérité de l’animal sa sociabilité et sa propension à l’amitié. Il partage avec les autres primates leur registre émotionnel, dont le plaisir de faire souffrir, le recours à la violence et la mentalité guerrière présents chez les chimpanzés.

En outre, une ébauche d’éthique et des sentiments d’ordre supérieur se remarquent chez certains animaux. La morale aurait ainsi une origine sentimentale (plutôt que rationnelle), ainsi qu’en fait état la section de La Filiation de l’homme portant sur le sens moral des animaux (Darwin 2013, 231-235). Nishida lui-même acceptait comme allant de soi le fait que l’animal possède une âme. Dans la mesure, disait-il, où les animaux supérieurs sont déjà, tout autant que l’humain, des êtres de désirs, ils possèdent le sens du bien et du mal, lequel sens trouve son siège dans l’âme.

Il se dégage des découvertes de la biologie que la faculté représentative est loin d’être réservée à l’humain. De nos jours, certains scientifiques vont jusqu’à dire que plusieurs animaux usent de la pensée objective. Nishida, disparu avant l’essor proprement dit des neurosciences à la fin des années 1960, n’alla pas lui-même jusque-là. Il limita l’impulsivité ou l’instinct animal au monde immédiat, celui de la réalité. Par contraste, le monde de la perception, propre à l’humain, est déjà un monde rendu cognitif. Nishida dénia à l’animal toute perception interne, et par conséquent, toute possibilité d’objectivation : celui-ci n’est tout simplement pas en mesure de faire des choses des « objets » de connaissance. Tout au plus peut-il voir l’ombre des choses, comme dans le rêve. Nishida apporta certains exemples animaliers en illustration pour ses propos. Le castor, véritable sujet d’admiration pour lui, est un architecte génial. Mais il ne voit pas les choses en tant qu’objets. Il ne possède pas de monde objectif.

Ce thème de l’objectivation va de pair avec celui d’union sujet/objet. Incapable d’objectiver les choses, l’animal n’est pas en mesure de se saisir en tant que sujet connaissant. D’où cette affirmation péremptoire de Nishida selon laquelle il n’y a pas encore de véritable subjectivité dans le monde de l’instinct animal marqué par le milieu.

Cela dit, cette absence de création d’un monde objectif chez l’animal ne signifie pas que l’instinct serait inconscient ou qu’il se limiterait au domaine de la sensation. C’est consciemment que l’animal fait usage de son instinct. En d’autres termes, l’acte instinctif des animaux doit être lui aussi conscient. Nishida reconnut ainsi que les animaux possèdent, en plus de la faculté de représentation, une sorte de conscience. De même que l’humain est d’un côté nécessairement animal, l’animal est lui aussi conscient, même si c’est de manière « embrouillée ». Il faut donc lui reconnaître une forme d’individualité ; il ne saurait être vu comme un simple mécanisme ou utilisé en vue d’un but puisqu’il est déjà l’une des manières par lesquelles le monde se forme.

Dans la même perspective, les recherches scientifiques contemporaines ont aussi montré que certains animaux dits « supérieurs » ont accès à leurs propres facultés cognitives et sont capables, grâce à des indices émotionnels appelés « sentiments épistémiques » et auxquels l’humain a lui aussi accès, de développer une métacognition, c’est-à-dire de prédire et d’évaluer leurs propres dispositions cognitives. Certains animaux peuvent même détecter le moment où ils ne sont plus en mesure d’accomplir une tâche donnée, ce qui est le fondement de la connaissance de soi. Il s’agit des grands primates, des rhésus macaques, des dauphins, des mammifères marins, ainsi que de certains oiseaux. En revanche, les singes capucins, les pigeons et les rats sont incapables de réfléchir avant d’agir et n’ont pas accès à leurs propres capacités cognitives.

Déjà, à son époque, Nishida soupçonnait que l’aptitude de l’animal à exprimer le monde inclut en un certain sens le « soi », sans pour autant lui concéder la capacité de réfléchir sur lui-même. Mais, plus important que tout, Nishida accorda à l’animal un statut encore plus fondamental comparé à l’autoréflexion d’un soi. En d’autres termes, il alla jusqu’à le considérer comme une monade, au sens leibnizien. La monade, « miroir vivant dans l’éternité de l’univers », acquiert de la réalité une connaissance véritable. En ce sens, la conscience animale est une monade qui reflète le monde et qui se forme par l’entremise de celui-ci. Instinctivement, l’animal conçoit le monde qui se forme lui-même. Plus un animal est supérieur, dit Nishida, plus il doit posséder, pour ainsi dire, une sorte d’image du monde. Évidemment, celle-ci n’est pas l’équivalent de la conscience humaine. Il n’en demeure pas moins que les actes instinctifs des animaux doivent être une sorte d’acte de formation du monde. Dans les termes de Nishida, l’animal, tout autant que l’humain, est « un élément créateur du monde créateur » (Nishida 1965g, 47, nous traduisons).

La raison pour laquelle Nishida refusa de voir dans la conscience animale l’équivalent de la conscience humaine est que l’animal n’est pas encore vraiment un individu qui s’autodétermine, bien que grâce à sa conscience, il puisse posséder une indépendance qui lui est propre. La conscience humaine n’est pas un simple prolongement ou un développement de la conscience animale, d’où la nécessité de faire intervenir, comme le fit Nishida, un certain nombre de discontinuités.

4. L’homo faber

L’analyse précédente des liens établis par Nishida entre animalité et humanité aura suffi à montrer le caractère passablement dualiste de la conception traditionnelle. Or, Nishida alla encore plus loin qu’à reconnaître à l’animal l’esprit, l’âme, la faculté représentative, la conscience, ainsi qu’un certain sens moral. Il parvint à montrer la particularité de l’être humain en insistant sur ce que celui-ci partage avec l’animal de la manière la plus évidente qui soit, à savoir le corps. Ce renversement de perspective est très important car il remet en question la définition séculaire de l’humain. Voyons de quoi il s’agit.

Il est bien connu que la métaphysique situa l’humain dans la continuité taxinomique habituelle en recherchant sa différence spécifique : (1) l’humain est un vivant, ce qui l’oppose au minéral ; (2) l’humain est un animal, ce qui l’oppose au végétal ; (3) l’humain est un animal possédant une faculté spécifique : la raison ; (4) l’humain doit être distingué du divin, qui est pure rationalité sans animalité. C’est pourquoi l’« animalité » fut comprise en opposition à quelque chose de supérieur, à savoir, selon le cas, l’humanité, la raison, l’intelligence ou la spiritualité.

L’histoire de la philosophie qualifia ainsi l’être humain par la raison. La formulation classique de la différence anthropozoologique est celle de la définition de l’humain comme « animal raisonnable », lequel concept suppose que les deux parties constituantes de l’humain s’opposent mutuellement. Sur ce sujet, la définition d’Aristote, fondatrice, est la plus connue. Selon ce dernier, « L’homme est un animal rationnel. Les autres animaux vivent avant tout en suivant leur nature, quelques-uns peu nombreux suivent aussi leurs habitudes ; l’homme suit aussi le logos » (Politiques VII, 13). Autrement dit, il possède la capacité d’apprécier les différentes options et de choisir la plus rationnelle.

Nonobstant ces affirmations normatives, la raison est-elle vraiment le propre de l’être humain ? La définition aristotélicienne est intrinsèquement problématique, car la faculté rationnelle n’étant pas innée, on devrait pouvoir rendre compte de sa genèse et de son développement à partir des sens et de l’expérience. En tout cas, distinguer l’animal de l’humain au moyen de la raison ne peut que conduire à des impasses.

La figure du « fou » ou de l’« imbécile », entre autres, vient faire échec à la volonté de présenter la raison comme une caractéristique universelle de l’être humain et à l’habitude, très discutable au niveau moral, qui consiste à accorder des droits à un être vivant seulement s’il est doté de la faculté raisonnante.

Il est possible de trouver une voie différente de celle de l’anthropologie traditionnelle sur la question : plutôt que de mettre l’accent sur la possession de la raison et des facultés cognitives pour fonder les droits, il faudrait insister sur la capacité à ressentir le plaisir et la souffrance (Burgat 2006, 130-143). De cette façon, la compassion envers tout être sensible deviendrait plus importante qu’une recherche de facultés cognitives. Shopenhauer lui-même avait placé la pitié au fondement de la morale et s’était tourné vers les religions de l’Inde dans le but d’essayer de montrer que l’animal n’est pas à la disposition de l’être humain. Il avait signalé que grâce à la notion de non-violence (aimas) des Upanishads, le bouddhisme, l’hindouisme et le djaïnisme ont considéré l’animal d’une manière entièrement novatrice. Alors que la pensée occidentale est structurée par la différence entre l’humain et l’animal, de même que par l’absence d’interdits moraux face à l’animal, l’Inde étendit aux animaux le devoir de non-violence en raison de la sensibilité à la souffrance qu’ils partagent avec l’être humain.

Pour certains chercheurs contemporains, seule cette capacité animale à ressentir le plaisir ou la douleur devrait être considérée comme suffisante pour l’intégration de l’individu non humain à la communauté morale. Aucune autre caractéristique cognitive ne devrait être exigée. On serait malheureusement enclin à exclure presque tous les non-humains de la communauté morale si on se basait sur la seule théorie de la similitude de pensée.

D’autres militent en vue de voir accorder des droits, une considération morale et une protection légale aux animaux dotés d’une capacité de réflexion analogue à celle des humains. Car les grands singes, les dauphins et les perroquets, par exemple, possèdent en tant qu’individus une conscience de soi ; ils sont capables d’éprouver des émotions et de communiquer en utilisant un langage symbolique. Cette remise en question d’une spécificité purement humaine, comme chacun sait, s’appuie sur Darwin. Depuis 150 ans, il est devenu difficile de soutenir que les humains possèdent des facultés mentales totalement absentes chez les animaux. Même un animal doté d’un langage symbolique n’est pas qualitativement supérieur à ceux qui n’en possèdent pas.

Nishida, pour ce qui le concerne, reprit cette définition de l’être humain comme « animal rationnel », mais en en éliminant les prolongements et conséquences négatifs, tant pour l’animal que pour l’animalité de l’humain lui-même. Il s’attarda d’abord à la définition traditionnelle : « L’humain est un animal mais simultanément, il n’est pas un simple animal. Il doit être rationnel » (Nishida 1965e, 417, nous traduisons). La définition qu’il apporta de ce fait est celle de la biologie : « On dit que l’humain est un homo sapiens. Homo signifie “humain” et sapiens “connaissant”. L’humain est donc connaissant. On dit donc qu’à la différence de l’animal, l’humain est connaissant » (Nishida 1965m, 280, nous traduisons). Nishida lui-même utilisa de préférence la formule grecque zoon logon echon, c’est-à-dire « le vivant possédant le logos », laquelle expression fut plus tard traduite en latin par animal rationale, à savoir un « animal doté de raison ». Comme il était coutume de le faire, Nishida associa au zoon logon echon le zoon politicon, c’est-à-dire l’humain comme animal vivant dans la cité (polis) ou comme animal social.

Simultanément à ce rappel de la définition de l’humain en tant qu’animal rationale, Nishida s’appliqua à en cerner les limites. Il reconnut à l’être humain la liberté, la rationalité et la personnalité. Pourtant, fit-il remarquer, ces propriétés sont séparées du monde de la réalité, du royaume de l’instinct et de l’animalité. Plus significatif encore, le domaine de l’esprit, soit rationnel, soit moral, n’est pas une chose vivante. Ne pouvant mourir, il n’est pas vivant. Par un effet de contraste, les animaux n’étant pas caractérisés par la raison et le caractère d’universalité qui est attaché à celle-ci, ils sont des choses individuelles et bien vivantes. C’est la raison pour laquelle l’humain réel doit se trouver là où, par son agir, il entre en contact avec le monde des choses. Il s’ensuit que « l’humain n’est pas seulement rationnel. Il n’est ni seulement animal, ni seulement rationnel » (Nishida 1965e, 407, nous traduisons).

Ces insatisfactions de Nishida par rapport à la définition traditionnelle de l’être humain l’entraînèrent, sous l’inspiration de Benjamin Franklin (1706-1790) surtout, à présenter l’être humain en tant qu’homo faber, c’est-à-dire en tant qu’animal qui fabrique des outils ou qui construit des choses : « Plutôt que des zoon politicon ou des zoon logon echon, affirma-t-il, nous sommes des animaux qui fabriquent des outils » (Nishida 1965f, 271, nous traduisons). C’est là l’équivalent que d’affirmer que l’humain possède la main. Évidemment, les animaux infrahumains aussi possèdent la main (incidemment, le singe, le paresseux et le caméléon sont des quadrumanes ; autrement dit, leurs quatre membres se terminent par un organe de préhension). Or, précisa Nishida, la main est chez l’animal en relation à la chair, tandis que dans le cas de l’humain, elle est en relation au monde extérieur. Dans le cas de l’animal, elle existe uniquement en relation à sa propre existence. C’est le cas également chez l’humain, avec toutefois une signification supplémentaire : l’humain emploie la main pour créer. Le fait qu’il possède la main signifie que le corps humain n’est pas seulement un corps animal mais un corps productif.

Il apparaît ainsi que plutôt que par la raison, Nishida caractérisa l’être humain à partir de son aptitude à fabriquer des outils. Mais l’animal n’en fabrique-t-il pas aussi ? Nishida lui-même l’admit volontiers. Il reconnut même aux animaux supérieurs la possession d’une sorte de technique, puisque ceux-ci vivent dans un environnement auquel ils se combinent. Il s’ensuit qu’en réalité, il est impossible de faire nettement la distinction entre vie animale et vie humaine sur ce sujet. Au niveau conceptuel, cependant, l’animal se caractérise par le fait qu’il utilise l’outil en tant que partie ou prolongement de son corps. Son rapport à l’outil ne dépasse pas les mouvements corporels. Le travail des animaux n’excède pas l’opération instinctive téléologique.

C’est à travers la technique et la possession de l’outil que l’humain finit par se séparer de l’animal. Il en vint à « posséder » les choses en tant qu’outils, lesquels lui servent de substitut. L’outil est une chose déjà objectivée ; étant susceptible de représentation, il a un nom et est exprimé. Grâce à cet usage de l’outil, la vie humaine devient une vie historique concrète.

Un exemple d’outil est le langage. Il s’agit d’un ensemble de signes simples, mais au sens large, il possède la qualité d’un outil. L’humain est simultanément un animal qui crée des outils et un animal qui est doté d’un langage. Un autre exemple est la construction d’une maison :

La signification de la construction d’une maison par l’humain et celle de la construction d’une tanière par un animal sont différentes. La maison que l’humain construit est une chose qui s’oppose à lui, une chose objective. La tanière de l’animal est une extension de son corps, une chose qui adhère à sa propre subjectivité. Ce n’est pas en tant que chose qui s’oppose à lui que l’oiseau construit un nid. Pour nous, avoir la main consiste à construire objectivement des choses qui apparaissent dans le monde de l’expression.

Nishida 1965L, 210, nous traduisons

Il en résulte que notre monde est sociohistorique, ce que Nishida exprima dans les termes suivants :

Nous sommes des individus historiques qui se médiatisent au moyen de la vie historique. La raison pour laquelle j’ai dit dans le présent essai que l’humain est un animal qui construit des outils est la suivante : affirmer que l’humain est un homo faber signifie qu’il est déjà un individuum de la vie historique. Le fait qu’il possède l’outil signifie qu’il possède aussi un corps comme outil.

Nishida 1965f, 366, nous traduisons

Le fait que l’humain soit, à l’instar de l’animal, une existence corporelle, et que simultanément, il possède son corps en tant qu’outil permet déjà de comprendre que la présentation par Nishida de l’humain en tant qu’homo faber est non seulement un moyen de pallier les insuffisances d’une stricte conception de l’humain en tant qu’animal rationnel, mais également une manière de mettre l’accent sur le corps. Un tel procédé remet par le fait même radicalement en question le dualisme platonico-cartésien de l’âme et du corps.

Platon, déjà, mettait en oeuvre une logique disjonctive qui consiste à séparer la transcendance de l’immanence, la pensée de la matérialité, l’âme du corps. Dans le Phédon, par exemple, le personnage de Socrate propose la définition suivante de la mort : « Se peut-il qu’elle ne soit autre que la séparation de l’âme et du corps ? C’est bien cela être mort : le corps séparé d’avec l’âme en vient à n’être que lui-même en lui-même, tandis que l’âme séparée d’avec le corps est elle-même en elle-même. Se peut-il que la mort soit autre chose que cela ? » (Phédon, 64 c).

Avec la mort, l’humain est enfin libéré de la prison de son corps. Il devient réellement vivant et apte à contempler la vérité sans être embarrassé par les sens (Criton, 118 a ; Lois, XII, 959 b). Dans cette perspective, la philosophie se présente comme une purification de l’âme, « un exercice de mort », face au corps marqué par les affections, les maladies, les passions et les illusions. En effet, l’âme est trompée par le corps lorsque, à travers lui, elle examine les choses (Phédon, 65 b). Celui-ci réclame de la part de l’humain des soins qui le réduisent en esclavage (Phédon, 66 c). D’où la nécessité de se détacher du corps pour trouver les vraies causes des actions humaines, sans être dérangé par l’audition, la vision, la douleur ou le plaisir (Phédon, 65 c). Seul l’acte de raisonner est en mesure de permettre à l’âme de trouver « quelque chose de la réalité ». L’âme n’est donc pas limitée à un principe de vie ; elle est le siège du raisonnement et de la pensée, qui seules, permettent de faire la différence entre l’humain et l’animal.

Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes reprit cette perspective platonicienne d’une fuite de la réalité corporelle en insistant sur la nécessité de s’éloigner des sens trompeurs. La Méditation seconde établit que le sujet se rapporte à lui-même dans la certitude du cogito et que seul l’esprit qui se connaît lui-même est autorisé à accéder à la connaissance véritable. Dans la Méditation troisième, Descartes mit encore davantage l’accent sur la pensée pure. Reprenant l’ascèse platonicienne, il eut tôt fait de se défaire de ses sens et de tout son corps, de manière à ce que son âme ne fût plus freinée dans son élan vers la vérité :

Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. Je suis une chose qui pense.

Descartes 1979, 97

À l’âme appartient donc la pensée et au corps la matérialité de son extension (Descartes 1885, 78).

En posant ainsi la dualité de l’âme et du corps comme celle de la « substance pensante » (res cogitans) et de la « substance étendue » (res extensa), en présentant l’une et l’autre comme des substances opposées, voire antagonistes, pouvant exister séparément l’une de l’autre, Descartes s’éloigna d’Aristote et des philosophes scolastiques qui, pour pallier le dualisme platonicien, avaient pris soin de mettre en vigueur l’hylémorphisme, théorie selon laquelle c’est précisément l’âme qui fait du corps un être vivant. Bien qu’elle demeure le principe (morphée, entelécheia), elle est unie au corps et à la matérialité. Au corps qui n’a la vie qu’en puissance, l’âme, forme substantielle, ajoute l’acte, permettant ainsi à l’un et à l’autre de demeurer harmonieusement unis.

L’imaginaire occidental continue d’être influencé par cette conception du corps (Marzano 2007). Bien que l’opposition du corps périssable et de l’âme éternelle ne suscite plus guère d’intérêt, nous persistons à nous éloigner du corps et de sa matérialité. C’est de nos jours la « volonté » qui s’oppose au corps, lequel symbolise les limites et les faiblesses de l’être humain, et qui cloue ce dernier au réel. La modernité continue d’être obsédée par le fardeau que représente le corps et par l’obsession de s’en débarrasser. Jusqu’à Descartes, on rejetait le corps au nom de la vertu et de la vérité. Désormais, on l’écarte au nom du pouvoir et de la liberté, dans un désir (bien vain) de vivre sans contraintes corporelles, sans faiblesses et sans finitude.

Il s’ensuit que seul un corps parfaitement maîtrisé est acceptable aujourd’hui. Toutes les images publicitaires et les vidéoclips renvoient l’image d’un corps de ce type. L’individu fait ainsi montre de sa capacité à contrôler sa propre vie. Chacun se croit obligé d’adopter un régime alimentaire, de faire de l’exercice physique, voire de se soumettre à la chirurgie esthétique. Il s’agit de délivrer son corps des dangereuses menaces que sont l’embonpoint, le vieillissement et la dissymétrie de la figure. En somme, l’enjeu est de se « libérer » du poids du corps afin de prendre sa vie en main. En rendant le corps mince et en le soignant, on exerce le contrôle et la maîtrise de soi. Il devient ainsi possible d’atteindre la réussite sociale, le bonheur et la perfection. La valeur qu’est la beauté entraîne aux yeux d’autrui le charme, la compétence et l’énergie. Le corps doit obéir à des normes, se conformer aux lois du savoir-vivre, c’est-à-dire être beau, mince, sain et désirable. Le paraître exerçant sa primauté, l’image du corps doit être travaillée afin de le faire correspondre aux attentes d’autrui, aux normes culturelles et aux injonctions sociales. Il n’est plus l’image de soi mais l’image de ce qui l’entoure, une représentation des apparences.

Le résultat de cette conception contemporaine du corps est l’émergence d’une nouvelle forme de dualisme entre la matérialité et la volonté. Soit le corps correspond à nos attentes, soit il doit être combattu. Il est acceptable dans la mesure où il peut être contrôlé par la volonté. Il devient une propriété dont il est possible de disposer selon son bon plaisir et dont tous les excès (la faim, la soif, le froid, la chaleur) dérangent.

C’est l’une des raisons pour lesquelles le monde virtuel connaît actuellement un succès fulgurant. Le corps s’y trouve réduit à une image retravaillée qui tient à distance la corporéité. Le cyberespace est un lieu de pure conscience dont est absente la matérialité du corps. Dans la réalité virtuelle, le corps représente une lourdeur, un fardeau empêchant la conscience de se sentir libre en regard des contraintes spatiotemporelles de la réalité. On y trouve des corps de substitution malléables à volonté et non soumis à la maladie et à la mort. Bref, tout devient possible et aucune conséquence n’est définitive. Cette absence de matérialité explique pourquoi les avatars peuvent se transformer, agir et mourir pour renaître immédiatement. D’innombrables contacts deviennent possibles (forums, blogues, chats). Aucune contrainte corporelle n’empêche d’imaginer et d’inventer. La même chose s’applique aux jeux vidéo : il est possible d’acquérir différents pouvoirs surnaturels, sans jamais payer pour les « échecs » éventuels. Rien n’étant définitif, tout peut se faire et se défaire.

La philosophie de Nishida tire, entre autres, sa pertinence du fait qu’elle permet de rééquilibrer ce genre de tendances. Le philosophe, en effet, poussa la question de l’union indissoluble de l’âme et du corps jusqu’à affirmer que la raison pour laquelle l’être humain est véritablement humain n’est pas qu’il possède une faculté raisonnante mais qu’il possède un corps. Il centra ses dires sur le fait que, sans le corps, le moi n’existerait pas, pas plus que la vie, il va sans dire. C’est là un fait qui se vérifie tant dans le cas de l’animal que dans celui de l’humain. Par exemple, c’est grâce à ses perceptions sensorielles et ses habiletés motrices que le corps de l’enfant participe à la construction d’un sens du soi, ainsi que d’une conscience pour autrui. L’unité somatopsychique se présente désormais comme un fait incontournable.

Au point de départ, l’animal et l’humain ne sont pas aussi différents qu’on a eu tendance à le considérer. L’un et l’autre sont matériels ; ils sont des corps formés temporellement. Mais s’il est exact que l’animal est une existence corporelle, il ne « possède » pas objectivement son propre corps. Il ignore même qu’il en a un. Par conséquent, il n’y a pas de « monde » chez les animaux. Nishida rejoignit en cela la perspective de Heidegger qui, sensiblement à la même époque, soutenait dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique (1929-1930) que l’animal est « pauvre en monde » (weltarm) (Heidegger 1985, # 42). Par exemple, l’humain mange alors que l’animal ne fait qu’avaler sa nourriture ; il existe, alors que l’animal se limite à vivre.

Contrairement au corps animal, le corps humain n’est pas seulement, aux yeux de Nishida, une chose biologique. Son corps, l’être humain le possède au sein du créé. Cette capacité à posséder son propre corps dans les choses signifie que l’humain forme celui-ci de manière historique. En d’autres termes, il est un « corps historique ». Concept très important, le « corps historique » signifie que l’humain est absolument social. À l’homo faber s’ajoute de ce fait le zoon politicon, et par conséquent, le zoon logon echon. Une autre manière de formuler cette dernière affirmation serait de dire que l’être humain est un animal métaphysique apte à se construire une conception du monde dans la mesure où il est un corps historique.

Enfin, le corps agissant ou le corps historique doit non seulement créer les choses au moyen d’outils, mais encore parler. Comparé au corps silencieux de l’animal, le corps humain s’établit à partir du monde du logos. Nishida maintint dans le cas du langage aussi la continuité anthropozoologique. En effet, le fait que le corps animal devienne chez l’humain un corps qui parle ne signifie pas qu’il y aurait dépassement ou disparition du corps animal. L’apparition du langage signifie plutôt que le corps animal s’approfondit jusqu’à devenir concret. Comme le précisa Nishida : « C’est lorsque l’animal acquit le langage qu’il devint pour la première rationnel, qu’il devint humain. Le langage est le corps de la pensée » (Nishida 1965i, 418, nous traduisons).

Conclusion

En un certain sens, quelques-unes des affirmations de Nishida doivent être réexaminées de nos jours à la lumière, spécialement, des derniers développements dans le domaine des neurosciences. Cela dit, ce qui, de sa théorie de l’animalité, demeure vraiment important aujourd’hui est le lien inséparable qu’il établit entre l’animal et l’être humain, d’une part, et entre l’être humain et sa propre partie animale, d’autre part. Les remarques précédentes ont suffisamment montré à quel point la pensée de Nishida fut novatrice sur ce sujet. Elles ont notamment contribué à asseoir le fait que, même si le corps permet à l’humain de s’ancrer dans l’animalité, les deux thèmes ne se recouvrent pas totalement. L’animalité est un concept plus vaste que celui de corps, car il met l’accent sur ce que l’humain partage avec l’animal.

La continuité entre l’animalité et l’humanité constitue aussi la raison pour laquelle il est impossible de déceler dans les oeuvres de Nishida le moment précis où apparurent chez l’humain la liberté, le langage et la faculté d’objectivation. C’est la raison pour laquelle on remarque un certain flou dans ses propos. Il accorda certes à l’animal âme, esprit et conscience. Cela ne suppose toutefois pas que l’âme, l’esprit et la conscience dévolus à l’humain apparaîtraient là où ils atteignent chez l’animal leur limite. En réalité, Nishida ne jugea pas approprié de reprendre dans son propre système philosophique les différences anthropozoologiques prétendument irréconciliables qui parcourent l’histoire de la philosophie et de la théologie. Plutôt que d’inscrire les caractères respectifs de l’animal et de l’humain dans le système de pensée traditionnel gouverné par une stricte hiérarchie (avec, inévitablement, l’être humain au sommet de celle-ci), il présenta leurs différences comme des modes d’opération spécifiques. Par un effet de retour, sa conception non négative et non discriminatoire de l’animalité et de l’humanité conduit à prendre en compte de manière plus positive ce que l’humain partage avec le monde animal, c’est-à-dire son propre corps et l’animalité qui lui est échue en partage.