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Le 17 novembre 1980, au cours d’une rencontre avec les représentants de la communauté juive de Mayence en Allemagne, le Pape Jean-Paul II a décrit le dialogue entre juifs et catholiques comme une « rencontre entre le Peuple de Dieu de l’ancienne Alliance, jamais révoquée par Dieu, et le Peuple de Dieu de la nouvelle Alliance » [2]. Cette remarque concernant l’ancienne Alliance « jamais révoquée » ou annulée « par Dieu » donne l’impression d’être faite presque en passant et le Pape ne l’a pas expliquée. Pourtant, selon la théologienne Mary Boys (2005, 82), il s’agit d’un tournant majeur (« a critical turn ») dans la réflexion sur la relation entre l’Église catholique et le peuple juif.

Que changeait cette remarque de Jean-Paul II ? Quel a été son impact sur les interventions subséquentes de ce pape et celles de ses successeurs ? En retrouve-t-on la trace dans les documents officiels de l’Église catholique ou dans les réflexions de ses représentants ou de ses théologiens, dans les déclarations conjointes auxquelles elle a participé, dans la catéchèse ? Comment la relation entre « alliance ancienne et alliance nouvelle » est-elle comprise aujourd’hui en milieu catholique ? C’est à ce genre de questions que j’ai cherché à répondre en explorant « la réception » de cette parole de Jean-Paul II dans la théologie catholique.

Le sujet est très vaste et comporte plusieurs dimensions. Dans cet exposé, je me limiterai à deux points. Je ferai d’abord un retour en arrière pour identifier les principaux textes du Nouveau Testament et des origines chrétiennes qui ont façonné la pensée traditionnelle de l’Église sur le peuple juif. Puis j’examinerai les paroles et gestes de Jean-Paul II et de ses deux successeurs, Benoît XVI et le Pape François.

1. Rappel biblique et historique

Avec quelques autres écrits juifs anciens (par ex. Ben Sira), la Bible hébraïque fait partie de la Bible chrétienne (dont elle forme l’« Ancien » ou le « Premier » Testament). Or, la Bible hébraïque mentionne plusieurs alliances (berît) conclues entre Dieu et les hommes : l’alliance avec Noé, celle avec Abraham, celle du Sinaï avec le peuple d’Israël, scellée dans le sang par l’intermédiaire de Moïse, l’alliance avec David (voir Gn 9,8-17 ; 15,7-18 ; 17 ; 2 S 7,11-16 ; 23,5), etc. Cela inclut aussi, évidemment, l’annonce par Jérémie d’une « nouvelle alliance » entre Dieu et son peuple (en Jr 31,31-34 — voir par ex., Hahn 2005 ; Lohfink 2002 ; Vermeylen 2003).

Dans le Nouveau Testament, le terme correspondant à « alliance » (diathèkè) apparaît 33 fois, mais seulement quatre fois dans les évangiles. On trouve d’abord une référence à l’alliance avec Abraham dans la bouche du prêtre juif Zacharie, père de Jean-Baptiste qui rend grâce à Dieu pour la naissance de son fils en ces termes : « Il a montré sa bonté envers nos pères et s’est rappelé son alliance sainte, le serment qu’il a fait à Abraham notre père : il nous accorderait, après nous avoir arrachés aux mains des ennemis, de lui rendre sans crainte notre culte dans la piété et la justice sous son regard, tout au long de nos jours » (Lc 1,72-75).

Les trois autres fois, le terme est employé dans les récits parallèles que Matthieu, Marc et Luc font du dernier repas de Jésus, qui dit que la coupe est « le sang de l’alliance versé pour la multitude » (Mt 26,28 ; Mc 14,24) ou « la nouvelle Alliance en mon sang, versé pour vous » (Lc 22,20). Ces formulations évoquent l’alliance du Sinaï, marquée par un rite de sang, mais aussi, chez Luc, l’alliance nouvelle annoncée par Jérémie. La formule de Luc se retrouve également dans la Première lettre de Paul aux Corinthiens (1 Co 11,25).

Parmi les autres lettres généralement attribuées à Paul, il faut signaler d’abord deux passages des chapitres 9 à 11 de l’Épître aux Romains. Le premier, au début du chap. 9, fait référence aux alliances (pluriel) des Israélites : « Oui, je souhaiterais être anathème, être moi-même séparé du Christ pour mes frères, ceux de ma race selon la chair, eux qui sont les Israélites, à qui appartiennent l’adoption, la gloire, les alliances, la loi, le culte, les promesses et les pères, eux enfin de qui, selon la chair, est issu le Christ […] » (Rm 9,3-5). Le contexte suggère que ces alliances font partie de l’histoire d’Israël et qu’elles ont de la valeur.

Le deuxième se trouve à la fin du chap. 11. Après avoir expliqué que le refus du Christ par de nombreux Israélites a permis l’annonce du salut aux nations, Paul conclut en anticipant la fin de l’endurcissement d’Israël et un renouvellement de l’alliance :

[…] l’endurcissement d’une partie d’Israël durera jusqu’à ce que soit entré l’ensemble des païens. Et ainsi tout Israël sera sauvé, comme il est écrit : De Sion viendra le libérateur, il écartera de Jacob les impiétés. Et voilà quelle sera mon alliance avec eux, quand j’enlèverai leurs péchés. Par rapport à l’Évangile, les voilà ennemis, et c’est en votre faveur ; mais du point de vue de l’élection, ils sont aimés, et c’est à cause des pères. Car les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables.

Rm 11,25-29

Dans son exposé, Paul fait allusion à des oracles d’Ésaïe (59,20-21 ; voir 27,9) ; mais on note que la nouvelle alliance comporte aussi, chez Jérémie, un pardon des fautes (Jr 31,34) ; c’est pourquoi on estime que Paul évoque aussi cette promesse. C’est sur ce passage, surtout, que le Pape Jean-Paul II s’appuie, dans son discours de Mayence, lorsqu’il parle du « Peuple de Dieu de l’ancienne Alliance, jamais révoquée par Dieu ».

L’opposition entre deux alliances apparaît pourtant à quelques reprises dans les lettres considérées comme pauliniennes, surtout dans la Deuxième épître aux Corinthiens et dans l’Épître aux Galates. Dans la première, Paul établit un contraste entre « la lettre » de l’alliance mosaïque et l’« Esprit » d’une « Alliance nouvelle », associée à la manifestation de la gloire de Dieu dans le Christ ressuscité (2 Co 3,6). Dans la seconde, Paul oppose plutôt l’alliance avec Abraham, qu’il appelle « l’alliance de la promesse » et assimile à la liberté, et celle du Sinaï qui nous place sous le joug de la Loi (Ga 4,22-28). Pour Paul, la Loi n’a pas abrogé la promesse ; elle a servi, comme il l’explique un peu auparavant, à « tout soumettre au péché dans une commune captivité afin que, par la foi en Jésus Christ, la promesse fut accomplie pour les croyants » (Ga 3,22).

La plus grande concentration des emplois du terme diathèkè dans le NT se trouve toutefois dans l’Épître aux Hébreux (17 fois), un texte aujourd’hui attribué à un compagnon de Paul. Ce sermon présente le Christ comme un grand-prêtre céleste qui, en donnant sa vie en sacrifice, effectue la purification des péchés et réalise la promesse d’une « alliance nouvelle et éternelle » annoncée par Jérémie.

Un passage clé fait clairement référence à cet oracle, qu’il met en rapport avec le ministère du Christ, comparé à celui des prêtres de l’alliance mosaïque :

Mais maintenant, c’est un bien autre ministère qui lui revient, dans la mesure où il est médiateur d’une alliance, laquelle a été légiférée sur de meilleures promesses. Si, en effet, cette première (alliance) était sans reproche, on ne rechercherait pas une place pour une deuxième. En effet, en les blâmant, il dit : « Voici, des jours viennent, dit le Seigneur, et je conclurai avec la maison d’Israël et avec la maison de Juda une alliance nouvelle, non pas comme l’alliance que je fis avec leurs pères le jour où je les pris par la main pour les conduire hors de la terre d’Égypte : car eux, ils ne sont pas demeurés dans mon alliance, et moi je me suis désintéressé d’eux, dit le Seigneur. Car voici l’alliance que j’établirai avec la maison d’Israël, après ces jours-là, dit le Seigneur : Je mettrai mes lois dans leur intelligence et sur leurs coeurs je les inscrirai, et je serai Dieu pour eux et ils seront pour moi un peuple » […] En disant « nouvelle », il rend « ancienne » la première ; ce qui devient ancien et qui vieillit est proche de la disparition.

Hé 8,6-13 trad. Massonnet 2016, 199 et 207-208

L’auteur cite l’oracle de Jérémie 31 d’après la Septante (= 38,31-34), un texte qui comporte une variante importante au v. 32 (TM : « et moi, j’étais leur maître » ; LXX : « et moi je me suis désintéressé d’eux »).

C’est sur un texte comme celui-ci que s’est fondée, assez tôt dans l’histoire, la prétention chrétienne que le peuple d’Israël et l’alliance du Sinaï avaient été rejetés par Dieu au profit de l’Église, bénéficiaire de « la nouvelle alliance » dont Jésus est le prêtre et le médiateur. On en trouve une affirmation explicite au iie siècle chez Justin, un apologète chrétien d’origine païenne, qui rapporte son Dialogue avec le juif Tryphon à propos de la nouvelle alliance (diathèkè) : « Ce que j’ai lu en effet, Tryphon, c’est qu’il y aurait à la fois une Loi ultime et une Alliance supérieure à toutes les autres, celle que doivent respecter, aujourd’hui, tous les hommes qui prétendent à l’héritage de Dieu. Car la Loi de l’Horeb, désormais ancienne, était destinée à vous seuls tandis que celle-ci s’adresse à tous, sans exception : une loi instituée contre une autre met un terme à la première, de même qu’une disposition (diathèkè) nouvelle annule celle qu’elle remplace. C’est comme Loi éternelle et ultime que le Christ nous a été donné, et cette Alliance est sûre. Après elle, plus de Loi, plus d’ordonnance, plus de précepte » (Dial. XI.2, voir Justin et Bobichon 2013, 211).

Dans l’Église catholique, cette théologie de la substitution (ou « supersessionisme ») devait durer pendant des siècles. Elle est disparue officiellement, en partie du moins, au Concile Vatican II avec la Déclaration Nostra Aetate, dont le paragraphe 4 porte sur la religion juive (Paul VI et al., 1965). Nostra Aetate reprend à son compte les affirmations de Paul que « les alliances » font partie du patrimoine d’Israël (Rm 9,4-5) et que « les Juifs restent encore, à cause de leurs pères, très chers à Dieu, dont les dons et l’appel sont sans repentance » (Rm 11,28-29). Mais Nostra Aetate comporte aussi une affirmation ambigüe, puisqu’elle déclare à la fois que les Juifs « ne doivent pas […] être présentés comme réprouvés par Dieu » tout en maintenant que « l’Église est le nouveau Peuple de Dieu ».

La déclaration de Jean-Paul II à Mayence dissipe en partie cette ambiguïté en reconnaissant le « Peuple de Dieu de l’ancienne Alliance jamais révoquée par Dieu » comme l’interlocuteur du « Peuple de Dieu de la nouvelle Alliance » dans le monde actuel. En effet, selon lui, l’Église ne fait pas que se nourrir des Écritures du peuple juif d’autrefois. Le dialogue, dit-il, est « la rencontre entre les Églises chrétiennes d’aujourd’hui et le peuple actuel de l’alliance conclue avec Moïse ». Comment Jean-Paul II et ses successeurs ont-ils vécu ce dialogue par la suite ?

2. Jean-Paul II

En plus de la déclaration de Mayence, Jean-Paul II a manifesté au cours de son pontificat (1978-2005) une attention particulière au dialogue avec la communauté juive, qui s’est exprimée non seulement en paroles, mais aussi par des gestes chargés de signification (voir Stern 2014). On se rappellera qu’il fut le premier pape à entrer dans la Grande Synagogue de Rome, le 13 avril 1986, au cours d’une visite qu’il voulait « être une contribution décisive à la consolidation des bons rapports entre nos deux communautés » (Jean-Paul II 1986). Il s’est présenté comme l’héritier du pape Jean XXIII et a mis en évidence à nouveau les points essentiels du paragraphe 4 de Nostra Aetate. Il a insisté sur le « lien » entre l’Église du Christ et le judaïsme ; il a parlé des juifs comme « nos frères bien-aimés, et, d’une certaine manière, […] nos frères aînés » ; finalement, citant à nouveau l’Épître aux Romains, il a rappelé que les juifs « demeurent très chers à Dieu » qui les a appelés d’une « vocation irrévocable » (Rm 11,28).

L’année suivante, il amorçait une rencontre avec des représentants d’organisations juives à Miami, en soulignant

[…] notre foi au Dieu Unique qui a choisi Abraham, Isaac et Jacob et conclu avec eux une Alliance d’amour éternel qui n’a jamais été révoquée (voir Gn 27,12 ; Rm 11,29). Elle a plutôt été confirmée par le don de la Torah à Moïse, ouverte par les prophètes à l’espérance d’une rédemption éternelle et à l’engagement universel pour la justice et la paix. Le Peuple juif, l’Église et tous ceux qui croient au Dieu miséricordieux […] peuvent trouver, dans cette alliance fondamentale avec les patriarches, un point de départ déterminant pour notre dialogue et notre témoignage commun dans le monde.

Jean-Paul II 1987

Jean-Paul II est aussi le Pape qui a établi les relations diplomatiques entre les États du Vatican et d’Israël (décembre 1993), a convoqué l’Église à une réflexion sur les racines de l’antisémitisme chrétien (octobre 1997) et sur la Shoah (mars 1998), a demandé publiquement pardon, tant à Rome qu’au mur du Temple à Jérusalem, pour l’hostilité manifestée par les chrétiens envers les juifs dans le passé (mars 2000)[3]. Les paroles et les gestes de ce pape ont été sa manière de mettre en oeuvre le changement que voulait provoquer Nostra Aetate. Son action et son exemple ont contribué à améliorer les relations entre les autorités chrétiennes et juives, à stimuler les groupes de dialogue entre chrétiens et juifs, et à transformer la perception du judaïsme auprès des chrétiens et de la société en général.

3. Benoît XVI

Le Cardinal Joseph Ratzinger, futur pape Benoît XVI, a publié en 1999, sous le titre L’unique alliance de Dieu et le pluralisme des religions, un opuscule réunissant quatre textes d’interventions faites entre 1994 et 1997 alors qu’il était Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (Ratzinger 1999)[4]. Le deuxième, intitulé « La nouvelle alliance », est issu d’une rencontre de dialogue avec André Chouraqui à Paris en 1995. En guise d’introduction il signale que l’étymologie du terme hébreu berît est contestée et il s’appuie sur son équivalent grec diathèkè pour définir l’alliance biblique comme « une disposition dans laquelle ce ne sont pas deux volontés qui s’unissent, mais une volonté qui fixe un ordre » (Ratzinger 1999, 44). Il s’agit donc d’une « libre initiative de Dieu […], un don, un acte créateur de l’amour de Dieu » (1999, 45).

Dans la partie principale de son exposé, Ratzinger cherche à « relever dans la théologie paulinienne de l’Alliance et dans les paroles de la Cène les éléments fondamentaux de l’idée néotestamentaire d’Alliance » (1999, 51). Il examine le contraste que Paul établit entre l’Alliance avec Abraham et celle avec Moïse (Ga 4,21-31). La première, définie par la promesse, serait « l’Alliance véritable, fondamentale et permanente », tandis que la seconde, définie par la Loi, serait « un mode de la pédagogie divine avec les hommes, dont les bouts de chemins isolés deviennent caducs une fois que le but de l’éducation est atteint » (1999, 47).

Face à l’Alliance mosaïque, rompue à répétitions au témoignage même de l’Ancien Testament, « l’Alliance avec les patriarches passe pour avoir une valeur éternelle » (1999, 48). En mettant l’accent sur la promesse faite aux patriarches, qu’il considère comme réalisée en Jésus Christ, Paul montrerait aussi qu’il y a « une unité en tension de toute l’histoire dans laquelle, à travers les Alliances, se réalise l’Alliance unique » de Dieu avec l’humanité ; autrement dit, « il existe un seul dessein de Dieu vis-à-vis de l’homme, une seule économie historique de Dieu vis-à-vis de l’homme, même si elle s’accomplit à travers des interventions diverses » (1999, 48).

Quant aux récits de la Cène, selon Ratzinger, ils « représentent en quelque sorte le pendant de l’histoire de la conclusion de l’Alliance au Sinaï (Ex 24) et fondent de la sorte la conviction chrétienne de la Nouvelle Alliance qui fut conclue dans le Christ » (1999, 48). L’alliance réalisée dans le sang du Christ établit, « à une profondeur jusque-là inconnue » une communion entre Dieu et l’homme qui est ainsi amené à « un degré nouveau et inconnu d’existence » (1999, 50-51)

Ratzinger synthétise ensuite les résultats de sa recherche autour de deux points :

  1. Le rapport entre les différentes Alliances, en particulier la « nouvelle Alliance » et celles qu’on trouve dans la Bible d’Israël ». Il faut, à son avis, dépasser les antithèses entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliance, car « la promesse à Abraham garantit dès le début la continuité interne de l’histoire du salut depuis les Pères d’Israël jusqu’au Christ et à l’Église des Juifs et des païens » (1999, 53). Quant à l’Alliance sinaïtique, « elle se réfère, au sens strict, au peuple d’Israël » et elle « est conditionnelle et temporelle » (1999, 53). Cependant, pour les « croyants vétérotestamentaires », la Loi est « la figure concrète de la Grâce, la manifestation de la vérité, la manifestation de la face de Dieu et dès lors la possibilité de bien vivre » (1999, 54). En apportant « l’interprétation définitive de la Torah », et en vivant dans son être même le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain, qui synthétise « la valeur essentielle et permanente des tables de pierre du Sinaï », le Christ donne à la Loi un caractère universel (1999, 55). Et Ratzinger conclut : « Ainsi l’Alliance du Sinaï est-elle, de fait, dépassée ; mais tandis que son caractère provisoire est supprimé, son caractère véritablement définitif apparaît ; ce qu’elle a de définitif est mis en lumière » (1999, 53). Autrement dit, l’Alliance du Sinaï n’est pas révoquée, mais elle est transformée et universalisée.

  2. Le caractère unilatéral ou bilatéral de l’Alliance selon sa compréhension chrétienne. Ratzinger rappelle que tous les types d’Alliance que nous rencontrons dans la Bible apparaissent comme « asymétriques », puisqu’elles relèvent de la libre initiative de Dieu, qui s’engage unilatéralement. Car contrairement au modèle sociologique sous-jacent de la relation entre un suzerain et un vassal, c’est d’abord Dieu qui « se lie lui-même et par là naît quelque chose comme un partenariat » avec l’être humain (Ratzinger 1999, 56). Par essence, Dieu aime sa créature « et de cette essence résulte l’engagement de soi-même, qui ira jusqu’à la Croix » (1999, 57). Dans le Christ incarné, il se produit « un échange des natures » (humaine et divine) par lequel « le caractère inconditionnel de l’Alliance divine devient une bilatéralité définitive » (1999, 58).

Comme on le voit, cet exposé reprend en partie l’argumentaire de Paul en Galates pour opposer l’Alliance avec Abraham, dont la promesse serait réalisée en Christ, et l’Alliance avec Moïse, qui serait devenue caduque avec son remplacement par la « Nouvelle Alliance conclue dans le Christ ». La Loi aurait été un chemin pédagogique valable pour le peuple d’Israël ; elle survivrait dans le double commandement de l’amour par lequel le Christ l’aurait « accomplie » et « universalisée ». Le texte de l’Épître aux Romains, qui fondait la déclaration de Jean-Paul II sur « le peuple de l’ancienne Alliance jamais révoquée par Dieu », est totalement absent de cette réflexion qui, avec quelques nuances, ressemble étrangement à une version un peu plus moderne de la théologie de la substitution.

En succédant à Jean-Paul II en 2005, le Cardinal Ratzinger devait en assumer l’héritage, y compris dans les relations avec la communauté juive. Il s’est acquitté correctement de cette tâche, notamment à quelques moments significatifs de son pontificat. Au cours de sa visite à la Synagogue de Cologne à l’été 2005, il fait référence à celle de Jean-Paul II à Mayence en 1980 et confirme son « désir de poursuivre le chemin en vue d’une amélioration des relations et de l’amitié avec le peuple juif » (Benoît XVI 2005). Il rappelle que juifs et chrétiens ont des « racines communes » et partagent « un riche patrimoine spirituel », constitué notamment du Décalogue : « Les dix commandements ne sont pas un poids, mais la direction donnée sur le chemin d’une vie réussie ». Benoît XVI a dit également vouloir encourager « un dialogue sincère et confiant » entre juifs et chrétiens, grâce auquel, espère-t-il, « il sera possible de […] faire des pas en avant, dans l’évaluation, du point de vue théologique, du rapport entre judaïsme et christianisme ».

En comparaison avec le texte 1999, on note, me semble-t-il deux points plus positifs. Il y a d’abord une appréciation favorable du Décalogue, coeur de la Torah, qui était décrite comme transitoire par le Cardinal Ratzinger. D’autre part, même si le terme « alliance » n’est jamais prononcé, le souhait de voir préciser le rapport théologique entre judaïsme et christianisme semble impliquer que le Pape est prêt à reconsidérer cette question.

Cinq ans plus tard, à la Synagogue de Rome cette fois, Benoît XVI (2010) est un peu plus explicite. Il dit avoir voulu montrer, depuis le début de son pontificat « ma proximité et mon affection envers le peuple de l’Alliance » (par. 1). Il semble emprunter directement cette expression à Jean-Paul II, puisqu’il cite ensuite la prière de mars 2000 au Mur du Temple, dans laquelle son prédécesseur affirmait l’engagement de l’Église à « vivre une fraternité authentique avec le peuple de l’Alliance ». Un peu plus loin, évoquant sa visite de 2006 à Auschwitz, il fait référence à « l’extermination du peuple de l’Alliance de Moïse, [extermination] d’abord annoncée, puis programmée systématiquement et mise en oeuvre […] ».

Il aborde également le thème du patrimoine commun entre juifs et chrétiens et rappelle à cette occasion, en s’inspirant d’un article du Catéchisme de l’Église catholique (2003, No 839) qui semble corriger la formulation de Nostra Aetate, que « c’est en scrutant son propre mystère que l’Église, Peuple de Dieu de la Nouvelle Alliance, découvre son lien profond avec les juifs… » (Ratzinger 2010, par. 4) ; la suite de la citation du Catéchisme, également reprise dans le discours de Benoît XVI, inclut des extraits de l’Épître aux Romains qui font référence aux « alliances » du peuple juif (Rm 9,4-5) et « aux dons et à l’appel sans repentance » de Dieu à son égard (Rm 11,29).

Dans le reste du discours, Benoît XVI revient longuement et très positivement sur le Décalogue, « qui provient de la Torah de Moïse » et « constitue le flambeau de l’éthique, de l’espérance et du dialogue, étoile polaire de la foi et de la morale du peuple de Dieu », mais qui « éclaire et guide également le chemin des chrétiens » (2010, par. 6). Benoît XVI donne ainsi l’impression de reconnaître davantage la validité et la pérennité de l’alliance de Moïse et de sa Torah, dont « comme l’enseigne Moïse dans le Shemà (cf. Dt 6,5 ; Lv 19,34) — et le réaffirme Jésus, tous les commandements se résument dans l’amour de Dieu et dans la miséricorde envers le prochain » (2010, par. 7). Sans souscrire explicitement à l’expression « l’ancienne Alliance jamais révoquée par Dieu », employée par Jean-Paul II à Mayence, Benoît XVI semble donc avoir progressé dans son appréciation de l’Alliance mosaïque sur laquelle se fonde la tradition juive contemporaine.

4. Le Pape François

Benoît XVI a créé l’événement en renonçant à la papauté en 2013. L’un des premiers gestes de son successeur, l’actuel Pape François a été de transmettre un message au grand rabbin de Rome à qui il affirme vouloir « contribuer au progrès des relations que juifs et catholiques entretiennent depuis le Concile Vatican II » (13 mars 2013). Il tient des propos semblables à l’endroit des représentants du peuple juif quelques jours plus tard lors d’une rencontre suivant la cérémonie inaugurale de son pontificat (20 mars). Trois mois plus tard (24 juin), il s’adresse à la délégation du Comité juif international pour les consultations interreligieuses en les appelant « frères aînés » (une expression utilisée par Jean-Paul II à la Synagogue de Rome) et en évoquant « l’enseignement de saint Paul, selon lequel “les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables” » ; il fait part de la joie qu’il a eue, comme archevêque de Buenos Aires, « d’entretenir des relations d’amitié sincère avec des personnalités du monde juif » et réaffirme son soutien au dialogue entre juifs et chrétiens.

Dans sa première Exhortation apostolique, La joie de l’Évangile, publiée en novembre 2013, le Pape François consacre quelques paragraphes aux relations avec le judaïsme. Il y mentionne « l’alliance » à trois reprises, souscrivant apparemment sans problème aux convictions de Jean-Paul II, sans toutefois s’y référer directement. D’entrée de jeu, il dit qu’« un regard très spécial s’adresse au peuple juif, dont l’Alliance avec Dieu n’a jamais été révoquée, parce que “les dons et les appels de Dieu sont sans repentance” (Rm 11,29) ». Il poursuit en affirmant que « l’Église […] considère le peuple de l’Alliance et sa foi comme une racine sacrée de sa propre identité chrétienne » (François 2013, par. 247).

Un peu plus loin, il évoque l’action actuelle de Dieu dans le peuple juif : « Dieu continue à oeuvrer dans le peuple de la première Alliance et fait naître des trésors de sagesse qui jaillissent de sa rencontre avec la Parole divine » (2013, par. 249). Il conclut en évoquant la « riche complémentarité qui nous permet de lire ensemble les textes de la Bible hébraïque et de nous aider mutuellement à approfondir les richesses de la Parole, de même qu’à partager beaucoup de convictions éthiques ainsi que la commune préoccupation pour la justice et le développement des peuples ».

Mais tout n’est pas dit pour autant, puisque ce court texte n’aborde pas le rapport entre « l’ancienne » et la « nouvelle » alliance. La question pourrait être encore ouverte, comme le montre l’invitation, faite à l’occasion d’une visite aux Grands rabbins d’Israël à Jérusalem en mai 2014 :

[…] nous sommes appelés, comme chrétiens et comme juifs, à nous interroger en profondeur sur la signification spirituelle du lien qui nous unit. Il s’agit d’un lien qui vient d’en-haut, qui dépasse notre volonté et qui demeure intact, malgré toutes les difficultés de relations malheureusement vécues au cours de l’histoire.

5. Une réflexion inachevée

En résumé, les paroles et les gestes de Jean-Paul II, de Benoît XVI et du Pape François convergent malgré les hésitations du second et son écrit antérieur sur la « nouvelle Alliance ». En s’appuyant sur l’Épître aux Romains, les trois réfèrent, avec plus ou moins d’insistance et de clarté, au caractère irrévocable des dons et de l’appel de Dieu à l’égard du peuple juif, à la valeur permanente de la « première Alliance » qui le définit, et au lien étroit entre la communauté juive, « Peuple de Dieu de la première Alliance », et l’Église, « Peuple de Dieu de la Nouvelle Alliance ». La nature et la signification précise de cette relation ne sont pas exposées en détail et demandent à être approfondies, comme le soulignent Benoît XVI et le Pape François.

La déclaration de Jean-Paul II n’a pas seulement laissé des traces chez ces trois papes. Elle a suscité bien des discussions et parfois des controverses, tant dans les milieux officiels de l’Église que chez les théologiens chrétiens. On s’entend généralement pour en déduire que le peuple juif n’a pas été rejeté par Dieu, ce qu’affirmait déjà avec force Nostra Aetate. On est cependant loin d’un accord sur ce que signifie, de manière positive, la valeur permanente de l’alliance entre Dieu et le peuple juif. Cette affirmation pose en effet de sérieuses questions à la théologie chrétienne et invite à repenser en profondeur des sujets aussi importants que la valeur universelle du salut en Jésus Christ et la mission de l’Église de le proclamer à toutes les nations.

De l’avis des experts, les documents officiels de l’Église catholique, tel que les Notes pour une correcte présentation des Juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique (1985), le Catéchisme publié pour la première fois en 1992 et l’étude de la Commission Pontificale Biblique sur Le peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne (2001) trahissent cette difficulté et sont loin de présenter une vision complète et intégrée de la question (voir Boys 2005 ; 2013 ; Caron 2002 ; 2012 ; Cunningham 2009 ; Dujardin 2003 ; Henrix 2011 et Pawlikowski 2013a ; 2013b ; etc.). Il en est de même des interventions de hauts représentants de l’Église, dont certains, comme le Cardinal W. Kasper (2001 ; 2005), se montrent beaucoup plus ouverts que d’autres à un approfondissement, voire à une reformulation de la doctrine (par exemple Koch 2012).

De même, un inventaire de la recherche biblique et théologique montre que l’expression de Jean-Paul II est interprétée de manières variées (voir Cunningham 2005-2006 ; 2011 ; D’Costa 1990 ; Fisher 1988 ; Flanagan 2012 ; Hagner 2004 ; Main 1996 ; Pawlikowski 1998 ; Rutishauser 2011 ; Vanhoye 1994 ; Zenger 2007 ; etc.). Selon plusieurs spécialistes de l’Ancien Testament, comme Lohfink (1991), la « nouvelle alliance » annoncée par Jérémie est d’abord le renouvellement de l’alliance de Dieu avec son peuple. Elle a été concrétisée au retour de l’Exil babylonien. Ce n’est que dans un sens second que les chrétiens se sont approprié cette expression pour exprimer leur conviction qu’en Jésus Christ, les nations avaient désormais part à cette unique alliance. Ce modèle est inspiré de l’image de la « greffe » des nations sur la racine juive, que Paul utilise dans l’Épître aux Romains (11,16-24). D’autres, comme Pawlikowski (1998), préfèrent plutôt parler d’un lien étroit entre deux alliances, l’alliance irrévocable de Dieu avec Israël et la « nouvelle alliance » universelle réalisée en Jésus Christ ; sans nier le lien étroit qui les unit, ils estiment qu’on respecte mieux ainsi le caractère particulier de chacune.

D’autres contributions font aussi état de la profondeur des questions soulevées. En 2002, un groupe d’experts chrétiens des États-Unis impliqués dans les relations judéo-chrétiennes publiait une déclaration commune intitulée Une obligation sacrée. Repenser la foi chrétienne en relation au judaïsme et au peuple juif (Christian Scholars 2002). Ils y soulignent entre autres l’impact de cette question sur la compréhension chrétienne du salut : « Les Chrétiens rencontrent la puissance salvatrice de Dieu en la personne de Jésus-Christ, et ils croient que cette puissance est accessible en lui pour tous les peuples. Les Chrétiens ont dès lors enseigné depuis des siècles qu’on ne peut parvenir au salut qu’en Jésus-Christ. En prenant conscience récemment que l’alliance divine avec le peuple juif est éternelle, les Chrétiens peuvent maintenant admettre que la puissance de rédemption divine est aussi à l’oeuvre dans la tradition juive » (Christian Scholars 2002, par. 6).

Dès lors, la « mission » d’évangélisation auprès des Juifs doit être abandonnée au profit d’un témoignage commun de leurs expériences respectives :

[…] nous renonçons aux efforts missionnaires visant à la conversion des Juifs. En même temps, nous accueillons favorablement les occasions qui sont données aux Juifs et aux Chrétiens de porter témoignage de leurs expériences respectives des voies salvatrices de Dieu. Ni les uns ni les autres ne peuvent valablement prétendre à une connaissance de Dieu entière ou exclusive

Christian Scholars 2002, par. 7

Une déclaration similaire, intitulée Réflexions sur l’alliance et la mission a été publiée à peu près en même temps aux États-Unis par le Comité consultatif du Conseil National des Synagogues et du Comité des évêques pour les affaires oecuméniques et interreligieuses (Consultation 2002). Définissant le terme « mission » au sens strict comme une activité destinée à provoquer l’abandon des faux dieux et des idoles en faveur d’une adhésion au Dieu vrai et unique, le comité concluait, en reprenant une déclaration formelle faite par le cardinal Kasper en mai 2001, que « la mission, au sens strict, ne peut pas être une activité qui s’adresse aux Juifs, qui croient au Dieu vrai et unique ».

Cette déclaration a créé un malaise qui a duré pendant plusieurs années, ce qui a donné lieu, en juin 2009, à une mise au point de la part de la Conférence des évêques catholiques des États-Unis (UCCB 2009a). Mais la « Note » des évêques a elle-même provoqué une forte réaction de la part d’organisations juives qui y ont vu une menace de prosélytisme (voir ADL 2009). Les évêques ont répondu par une lettre de rétractation (UCCB 2009b) et une « Déclaration de principes pour le dialogue entre catholiques et juifs » (UCCB 2009c ; sur cette série d’échanges, voir Caron 2012). Cette déclaration répète que Jean-Paul II a résumé l’enseignement de l’Église en affirmant que « l’alliance d’amour éternel entre Dieu et le peuple juif n’a jamais été révoquée » (UCCB 2009c, No 1). Elle explique aussi que « le dialogue juif-catholique […] n’a jamais et ne sera jamais utilisé par l’Église catholique comme outil de prosélytisme et il ne poursuit pas le but caché d’inviter au baptême » (UCCB 2009c, No 3).

Comme on le voit, la réflexion de l’Église catholique sur le sujet est toujours en cours. Elle se poursuit également dans d’autres Églises chrétiennes et dans certains milieux juifs, avec l’apport de philosophes (voir par exemple, Pawlikowski 1980 ; Dorff 1991 ; Echelbarger, 2010 ; Greenberg 2000 ; Henrix 2011 ; Ipgrave 2014 ; Korn 2012 ; Korn et Pawlikowski 2005 ; Schoon 1999 ; Suomala 2012 ; Weiss 1993). On commence à en voir la trace dans la catéchèse, par ex. dans le livre Qui est-il ton Dieu ? Des juifs et des chrétiens s’interrogent sur l’Alliance, publié par le Service d’information et de documentation juifs-chrétiens (SIDIC) en 2003[5]. Comme le souligne Hermann Henrix (2011, 15) : « Quelle que soit la tournure que prendra la recherche actuelle dans l’avenir, particulièrement dans le domaine de l’exégèse, son présupposé est et demeure : “L’alliance de Dieu avec Israël n’a pas été révoquée” ».