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Selon la terminologie beti, Engelbert Mveng serait un nkukuma : « une personne cultivée possédant d’immenses biens » — à condition d’entendre sous ces biens des capacités d’action et de création. C’est ce qu’écrit soeur Aurélie Billy (2007) dans un mémoire consacré au Père jésuite camerounais assassiné en 1995. L’hommage est à la mesure de l’intense activité qu’il a déployée tant en théologie qu’en poésie, en recherche historique qu’en pratique artistique. Or l’intuition centrale du père Mveng touche à la vie. Alors même qu’il affirme s’occuper d’anthropologie, c’est la vie qui vient au premier plan : « L’Homme, dans la tradition négro-africaine, est essentiellement Vie » (Mveng 1985, 35).

Ce qu’est cette Vie, comment elle se manifeste et ce qu’elle met en jeu, « un christianisme authentiquement africain » (Mveng 1985, 5) peut le dévoiler. Mais c’est malheureusement en cette même Vie aussi que l’Afrique a été atteinte, selon une forme d’appauvrissement subi que Mveng nomme « paupérisation anthropologique » ou même « annihilation anthropologique » (Mveng 1985, 199 ss). L’expression a fait florès et on la retrouve alléguée depuis dans nombre de travaux en théologie africaine comme une désignation de fait. Son sens pourtant ne va pas de soi et mérite autant une mise en perspective qu’il nécessite une prise de recul. C’est la tâche à laquelle la présente contribution voudrait s’atteler, avec l’espoir que la notion de vie s’en trouve éclairée, dans l’optique, revendiquée par Mveng lui-même, d’une inculturation chrétienne.

1. Nommer la pauvreté en Afrique

En 1985, le père Mveng rassemble un certain nombre d’articles dans un important recueil qu’il intitule L’Afrique dans l’Église, inversant ainsi l’ordre habituel, missiologique et pastoral, des mots. Quelle place a l’Afrique dans l’Église ?, tel est le questionnement. Mais aussi : quelle place pourrait-elle et devrait-elle avoir ? Le sous-titre, Paroles d’un croyant, référence directe au théologien du xixe siècle Lamennais, pourrait avoir un aspect polémique, Lamennais ayant eu maille à partir avec le pape Grégoire XVI à cause de cet ouvrage en 1834. Mais le renvoi à Lamennais permet surtout, semble-t-il, de situer la théologie de la libération (dont Mveng se réclame) dans une généalogie constante au sein de l’Église, plus ancienne en tout cas que celle popularisée après Vatican II sur le continent latino-américain (Mveng 1985, 199 n. 2).

L’ouvrage commence, on vient de le dire, par un « Essai d’anthropologie négro-africaine », axé sur l’expérience de la vie, et il s’achève (c’est l’avant-dernier texte) avec le thème de la « paupérisation anthropologique ». Il conviendra de revenir sur le rapport instauré à distance entre ces deux textes. Mais il faut d’abord s’arrêter sur cette formule surprenante, sinon choquante, de pauvreté anthropologique. Mveng l’avance tout à trac, comme si elle n’avait pas besoin d’explication — il la contextualise ensuite, mais cela ne remplace pas une justification. Il avait pourtant commencé par parler de l’Église des pauvres, en distinguant nettement la pauvreté évangélique, choisie, de toutes les sortes de misères que l’on range sous le mot de pauvreté. N’aurait-il pas été suffisant d’évoquer la pauvreté humaine ? Cette expression ancienne et familière ne nous détourne pas de la pauvreté socio-économique ou de l’oppression subie, même si elle ne les envisage pas du point de vue quantitatif : elle s’attache plutôt en effet aux manques et aux privations affectant qualitativement les capacités humaines. C’est en tout cas en ce sens que, plus récemment, l’expression « pauvreté humaine » fut retenue par les Nations Unies pour désigner la privation des choix dont la possibilité d’exercice constitue au contraire le « développement humain[1] ». Notons que le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) a intégré dans son rapport de 1997 un « indicateur de pauvreté humaine » (IPH) devenu, en 2010, l’« indice de pauvreté multidimensionnelle » (IPM).

Avec la « paupérisation anthropologique », c’est manifestement un trait plus accusé qui veut être souligné, un écho plus fort qui doit résonner. L’expression a-t-elle été lancée par Mveng lui-même ou l’a-t-il seulement reprise ? Cela n’est pas établi. Toujours est-il qu’elle apparaît pour la première fois, selon Bruno Chenu (1987, 149), lors de la réunion de l’Association oecuménique des théologiens du tiers-monde (EATWOT) à New Delhi, en 1981. Le rapport rédigé postérieurement mentionne en effet :

À notre colloque, le terme « pauvreté » n’a pas été univoque. Si la majorité d’entre nous a souligné la pauvreté matérielle, d’autres, surtout les représentants de l’Afrique centrale, ont insisté sur la pauvreté anthropologique ou culturelle, où ils voient un dépérissement de leurs peuples. Le colonialisme a provoqué une perte de leur identité, un affaiblissement de leur créativité, il a disloqué sans ménagement la vie et l’organisation tribales et détruit les valeurs indigènes, les croyances religieuses et la culture traditionnelle. Les conséquences de ces ravages sont entretenues maintenant par le néo-colonialisme économique et culturel.

EATWOT 1981

Entre pauvreté matérielle et pauvreté culturelle, on voit se dégager des lignes d’interprétation sur la priorité desquelles s’aiguiseront des oppositions. C’est ainsi que pour Yvon Christian Elenga, la notion de pauvreté anthropologique est à porter au crédit de l’héritage mvengien car elle « s’inscrit dans la réflexion théologique comme paradigme qui rend mieux compte de ce qu’est devenue l’Afrique » (Elenga 1998, 97). Le même jugement se retrouve chez le théologien anglophone Elochukwu Uzukwu : « En Afrique anglophone, il n’y a pas de réponse de la même taille que celle faite par Engelbert Mveng, qui a démontré de manière convaincante que la quête de la libération en Afrique dépasse l’économique, le social et le politique » (Uzukwu 2000, 242). Éloi Messi Metogo craint en revanche que l’interprétation culturelle ne représente une nouvelle fois une évasion par rapport aux nécessités de l’heure : « l’Afrique ne sera pas restaurée dans son être et sa dignité sans édifier une puissance matérielle capable de résister à la colonisation sous toutes ses formes » (Messi Metogo 1990, 165-166).

Il semble cependant que pour Mveng le qualificatif d’anthropologique aille plus loin que celui de culturel et qu’il concerne « l’être » africain. En tout cas, la formule une fois avancée, le Père jésuite la reprendra sans faiblir jusque dans ses derniers travaux, et sans en modifier les termes. On lit ainsi dans une publication posthume : « la dépersonnalisation de l’homme africain sous le régime colonial a été un dépouillement de tout ce qu’il était, de tout ce qu’il avait, de tout ce qu’il faisait, et la réduction en un état d’indigence et de misère que nous appelons l’état de paupérisation anthropologique » (Mveng et Lipawing 1996, 32).

C’est précisément cet état qualifié de dépersonnalisation et de dépouillement qui attire la critique la plus sévère sur l’emploi de l’expression. Elle est le fait d’Alexandre Bazié : « Si la pauvreté concerne profondément l’être africain, elle n’a pas irrémédiablement vicié son essence au point d’en faire une autre espèce de l’univers créé  » (Bazié 1997, 102 n. 342)[2]. Tel est en effet le sentiment de la langue devant un tel énoncé — celui de la transgression de l’espèce. La pauvreté « humaine » demeure humaine, la pauvreté « anthropologique » ne l’est plus : voilà ce qu’on entend.

2. L’excès rhétorique

De la part des initiateurs de l’expression — et donc de Mveng lui-même —, l’usage rhétorique de l’expression ne fait pas de doute : il s’agit de forcer un certain seuil d’admissibilité sémantique pour faire retentir l’évocation de forçages réels, historiquement attestés : la réduction en esclavage, l’emprise et l’exploitation coloniales qui ont frappé les populations africaines. On peut éventuellement noter une portée linguistique différente entre l’anthropology anglaise (anthropologie sociale et culturelle) et le mot français, qui permettrait de prendre en compte, comme « annihilation » ou « paupérisation », l’effrayante saignée démographique provoquée par la traite négrière entre le viiie et le xxe siècle (quelque 28 millions de personnes déplacées), à quoi il faut ajouter les exactions coloniales et les ravages causés par les pandémies européennes (2 millions de victimes au sud du Sahara pour la seule grippe espagnole). « La part de l’Afrique subsaharienne dans la population mondiale aurait ainsi reculé, en l’espace de quatre siècles, de 17 % à 7 % » (Severino et Ray 2011, 18).

Quoi qu’il en soit, il ne semble pas s’agir ici seulement d’anthropologie physique ou biologique, de sorte que la discussion sur l’extension sémantique du terme va du sens philosophique, à la suite de Kant — la compréhension de l’homme dans ses facultés et capacités —, au sens culturel et historique, synonyme d’ethnologie. Selon que l’on entend d’abord la première inflexion ou d’abord la seconde, l’expression est plus ou moins choquante. Que des peuples soient assujettis, qu’ils soient coupés de leurs traditions, expulsés de leurs institutions et contraints de se soumettre à un langage, des moeurs et des pouvoirs qui ne sont pas les leurs, voici qui représente certainement une atteinte grave à leurs ressources profondes et à leur dynamisme. Mais l’humain dans l’homme, l’humain dans l’être africain en est-il affecté jusqu’à l’amoindrissement, jusqu’à la disparition ?

En réalité, le balancement de l’adjectif « anthropologique » entre sens philosophique et sens ethnologique ne peut pas être arrêté sur l’un ou l’autre : l’oscillation sémantique est délibérée. Il s’agit clairement de faire entendre que ces deux étapes historiques que furent la traite des Noirs et la colonisation ont abîmé, par-delà les coutumes et les cultures, l’être lui-même[3]. L’intention rhétorique revient à dire : vous êtes choqué à l’idée que l’on puisse faire de l’homme moins que l’homme ? Indignez-vous plutôt contre l’entreprise historique européenne qui s’est acharnée à mutiler et anéantir les civilisations d’Afrique !

D’où vient cependant que le malaise persiste ? Il paraît nécessaire d’en tirer au clair les motifs. Deux plans différents sont en cause : le plan moral et le plan contextuel et idéologique.

Sur le plan moral, il s’agit bien sûr de déterminer les responsabilités dans la paupérisation et l’annihilation dénoncées. De quelle sorte de faits s’agit-il en l’occurrence ? Mveng écrit : « Ce n’est pas la négation de ce qu’on appelle aujourd’hui les droits de l’homme. C’est la négation pure et simple de notre humanité » (Mveng 1985, 203). Le lecteur demeure une nouvelle fois perplexe : n’est-ce pas la même chose ? Tout se passe comme si l’insistance rhétorique qui décale la deuxième négation de la première opposait au discours (les dits droits de l’homme) la réalité mise à nu de l’humanité purement et simplement niée. L’horreur dépasse les codes, les procédures, les commentaires. L’entreprise de négation a abouti à cette horreur-là. Mais a-t-elle pour autant obtenu ce qu’elle cherchait ? Suffit-il, autrement dit, de nier l’humanité pour réussir à le faire ? La question semblera peut-être spécieuse. Devant des drames tels n’est-il pas malvenu de raffiner sur des subtilités ? Les victimes ne sont-elles pas assez nombreuses ni les témoins assez éloquents ? Pourtant il s’agira encore de savoir quel témoignage nous sommes capables de recevoir.

Pour quitter un moment la situation propre de l’Afrique, on rappellera l’incompréhension qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, les rescapés des camps de concentration ont eue à subir, au-delà de la compassion qui leur était acquise : leurs récits, si terribles et si pathétiques, ont fini avec leurs répétitions par fatiguer les libérateurs, par fatiguer les autorités, et même les proches. Les faits racontés ne disent jamais que la monotonie du mal. Il aurait fallu aller plus loin, dire l’inimaginable et, pour beaucoup, faire entendre alors cette énormité : la culpabilité d’avoir survécu. Les prisonniers des camps ont eu à supporter à chaque instant la volonté, pesant sur eux, de leur annihilation, la négation de leur humanité. Ils ont vécu la transformation qui les fait passer progressivement « de l’autre côté » : ces rayés anonymes et sans visage qu’ils ont aperçus avec effroi à leur arrivée au camp, accablés sous le mépris, les coups, les privations, voici qu’ils les sont devenus eux-mêmes.

Les camps sont-ils pour autant des centres d’expérimentation où une nouvelle sorte d’anthropologues s’enquerrait de l’écoeurante déchéance et de l’égoïsme primaire à quoi l’homme se révélerait parvenir dans des situations extrêmes ? Aurait-on là la démonstration qu’il est possible de faire de l’homme moins que l’homme ? Il y a quelque glauque fascination à se laisser emporter par cette apparence de raisonnement. Après tout, les nazis utilisaient un syllogisme pas très différent lorsque, de l’avilissement constaté de leurs victimes, ils concluaient à la confirmation de leur indignité d’essence, celle de sous-hommes. C’est faire fi des conditions omniprésentes et permanentes de l’oppression que de réfléchir comme s’il s’agissait d’une simple épreuve devant laquelle un homme ne se montrerait pas à la hauteur.

Même Primo Levi, dans son récit de déportation si puissant dans sa précision et sa sobriété, n’échappe pas de temps à autre à cette vision déformée — déformée bien que ce soit la version courante : « Survivre sans avoir renoncé à rien dans son propre monde moral […] n’a été donné qu’à un tout petit nombre d’êtres supérieurs, de l’étoffe des saints et des martyrs » (Levi 1990, 99). C’est dire que « l’entreprise de destruction est possible », comme le souligne Philippe Mesnard (Mesnard 2011). L’apport infiniment précieux de Robert Antelme, dans son récit publié la même année que Primo Levi, consiste à restituer la perspective exacte de la lutte en écartant l’échappatoire de l’héroïsme. Antelme écrit :

les détenus qui vont à l’assaut du baquet de rab présentent sans doute un spectacle sordide, mais ils ne s’abaissent pas, comme le pensent les SS, comme le penserait cet observateur et comme chacun ici le pense à chaque fois que ce n’est pas lui qui va au rab[4]. Il ne faut pas mourir, c’est ici l’objectif véritable de la bataille. Parce que chaque mort est une victoire du SS.

Antelme 1978, 71

Il ne s’agit pas ici de jouer sur les deux niveaux de sens de la dignité, que Kant déjà distinguait : une dignité d’acquisition — que l’on peut donc perdre, et qui tient à la manière idéale dont on se voit ou dont on est vu ; et une dignité inaltérable, liée à la condition d’être raisonnable de l’humain, que même le criminel conserve. Le criminel, certes ; mais — on voit la difficulté — qu’en est-il de la victime ? Antelme le dit fermement : se jeter sur des épluchures comme une bête affamée, ce n’est manifester aucun amoindrissement anthropologique dès lors qu’il s’agit précisément de résister à l’anéantissement[5]. Les codes courants en situation normale sont à inverser en situation d’oppression : voilà qui est sans doute difficile à percevoir, mais essentiel à garder constamment à l’esprit pour ne pas se tromper dans l’appréciation des comportements.

Les expressions contestées de paupérisation et d’annihilation anthropologiques trouvent à vrai dire toute leur force une fois appliquées non pas à l’esclave, mais à l’esclavagiste, non pas au colonisé, mais au colon : car elles désignent alors un programme, délibéré ou forgé suivant les circonstances, d’abaissement et d’écrasement du plus faible. Mais on touche ici à l’autre source de malaise annoncée plus haut, celle qui se situe par rapport au contexte culturel. L’oppresseur qui fait usage de la force ne s’en prend pas à l’humanité d’autres humains sans avancer de justifications. À un premier niveau, on peut n’y voir qu’un déguisement de la force, une couverture idéologique. C’est ainsi, par exemple, que Proudhon, au xixe siècle, a opposé « l’apparence humaine des rapports économiques » à « leur réalité inhumaine »[6]. Marx fait un pas de plus en observant que le prolétariat et la richesse sont des antithèses et que, en tant que termes extrêmes, ils sont l’un et l’autre en déséquilibre.

La classe possédante et la classe du prolétariat représentent la même aliénation humaine. Mais la première se complaît et se sent confirmée dans cette aliénation de soi, elle éprouve l’aliénation comme sa propre puissance et possède en elle l’apparence d’une existence humaine ; la seconde se sent anéantie dans l’aliénation, elle voit en elle sa propre impuissance et la réalité d’une existence inhumaine.

Marx 1982, 459

Des hommes ne peuvent pas être traités de façon inhumaine par d’autres hommes sans que ceux-ci en soient affectés également. Ce raisonnement de Marx, systémique avant d’être moral, implique la coappartenance à un tout en mouvement : possédants et prolétaires sont les uns et les autres des « créations » du « monde de la propriété privée » (Marx 1982, 459), mais les premiers agissent pour maintenir l’antithèse, les autres pour la détruire. Les deux camps sont clairement antagonistes, mais ils sont aussi antithétiques : la victoire recherchée dans la lutte ne vaut que si l’opposition est elle-même surmontée dans l’affirmation positive d’une vie pleinement humaine.

L’exploitation de l’homme par l’homme a voulu, le cas échéant, se parer de justifications « culturelles » ; c’est la vie alors qui regimbe contre l’abjection à quoi elle est réduite. Mais le but de la lutte ne peut se ramener à inverser la domination, à « exploiter l’exploiteur » — sinon c’est la vie, encore une fois, qui est écrasée.

3. Lutter avec la vie pour la vie

Ces remarques sur l’idéologie et la culture, de même qu’auparavant celles sur la dignité et les fonctions vitales, montrent à la fois la grande clarté des positions à soutenir contre l’inacceptable, comme Mveng y invite sans faiblir, et la réelle complexité d’une lutte qui ne peut se passer de l’appréhension des principes et ne peut être réduite à l’affrontement duel du bien et du mal. Ce serait certainement caricaturer la pensée de Mveng que de lui faire célébrer un dedans africain auto-suffisant face à un dehors (essentiellement européen) non seulement prédateur intéressé et violent, mais capable diaboliquement d’annihiler l’être de l’autre. Ce qui retient Mveng devant ce dualisme sans solution est sa manière, sans cesse répétée, d’affirmer la vie.

On va tâcher de le montrer en restant campé sur les deux versants problématiques de la réflexion menée jusqu’à présent : le versant moral et le versant idéologique. Commençons par ce dernier, et plus particulièrement par la référence que fait Mveng au socialisme et au marxisme. Mveng relève dans le marxisme l’accent mis sur la pauvreté économique et sociale dont souffre le peuple, identifié au prolétariat, et le rôle attribué à ce peuple d’être le moteur de l’histoire : il détiendrait lui-même « la clé de son salut et de sa libération » (Mveng 1985, 202). Mais n’était-ce pas à l’Église, à « l’Église du peuple », d’annoncer aux pauvres la bonne nouvelle du salut ? Mveng s’en prend avec force à l’Église des siècles précédents, accusée de s’être rangée du côté des puissants. Mais — on le notera — il ne lui reproche pas d’être missionnaire, comme si elle s’était imposée de l’extérieur à des cultes autochtones. Ce n’est pas la logique dedans-dehors qui prévaut dans son analyse ; au contraire, c’est l’infidélité de l’Église à sa mission propre qu’il dénonce et attaque, et c’est le retour à elle qu’il salue, en particulier dans le concile Vatican II.

Le message chrétien, celui de la pauvreté évangélique, a été dévoyé sous le système colonial de « paupérisation anthropologique ». Tout en opérant, dit Mveng, des prodiges de dévouement et de charité, l’Église en Afrique « n’est pas allée au-delà d’une philanthropie paternaliste, souvent oppressive » (Mveng 1985, 209). Or celle-ci n’était pas loin d’aggraver le mal de la dépendance et de l’asservissement. L’ethnocide a remplacé le génocide de la traite pour les Noirs, maintenant soumis « à la mort de leur âme, de leur culture, de leur identité ». Ils ont assisté « au spectacle précipité pour eux de la fin de leur histoire, de la “Fin des Temps” » (Mveng 1985, 206).

La résonance apocalyptique de ces déclarations pourrait faire inférer que ce qui n’est pas proprement et originairement africain est forcément destructeur. Telle n’est pourtant pas l’idée, répétons-le. L’Église du Christ a toute sa place en Afrique, à condition d’être fidèle à sa mission de paix, de générosité et de libération. Cela a pu être le cas, cela doit l’être de nouveau. Le Père jésuite de conclure : « La solidarité de l’Église avec les pauvres, en Afrique, si elle veut être évangélique et sincère, doit s’éclairer à la lumière de notre histoire. C’est cette solidarité, aujourd’hui, qui juge de la mission et de la crédibilité de l’Église pour notre continent » (Mveng 1985, 208).

Une autre condition est cependant requise : que l’Église retrouve et assume le plus essentiel de l’inspiration africaine traditionnelle, laquelle se ramène, selon Mveng, au schème de la victoire de la vie sur la mort. Cette conception englobe le cosmos et l’homme y est un être cosmique dans lequel la vie aboutit — la vie, et non d’abord la conscience. Aussi bien la destinée de l’homme ne lui appartient-elle pas isolément : « Se sauver, c’est sauver le monde ! » (Mveng 1985, 13). Et se sauver passe également par la communion et la communication : l’homme monade a à se découvrir dyade, triade et foule[7]. Alors se découvre, selon Engelbert Mveng, que « le moteur de la créativité humaine n’est pas la raison, mais l’Amour au sens africain du mot » (Mveng 1985, 18).

Notons en passant que les considérations diverses sur la « force vitale » que le père Tempels, le premier, a vue au coeur de la « philosophie bantoue » ont trouvé leur reconnaissance dans le discours officiel de l’Église. Le pape Benoît XVI, au paragraphe 69 de l’Exhortation apostolique Africae Munus proclamée le 19 novembre 2011 à Ouidah (Bénin), écrit :

Dans la vision africaine du monde, la vie est perçue comme une réalité qui englobe et inclut les ancêtres, les vivants et les enfants à naître, toute la création et tous les êtres : ceux qui parlent et ceux qui sont muets, ceux qui pensent et ceux qui n’ont point de pensée. L’univers visible et invisible y est considéré comme un espace de vie des hommes, mais aussi comme un espace de communion où des générations passées côtoient invisiblement les générations présentes, elles-mêmes mères des générations à venir.

Et le pape de saluer « cette ample ouverture du coeur et de l’esprit » qui prédispose à entendre le message du Christ et à comprendre le mystère de l’Église.

Le père Mveng ne s’arrête cependant pas à la force vitale comme à une donnée ontologique. Ce qui l’intéresse, encore une fois, est la victoire de la vie sur la mort et donc la dimension de drame anthropologique qu’elle enveloppe. Prévenons une méprise : la mort dont il est question n’est pas une fausse mort, elle n’est pas déniée. Dans un mythe que l’auteur a recueilli et publié, il est fait état de la désolation des hommes qui se plaignent à Dieu du malheur de la mort. Or que Dieu répond-il à leur porte-parole ? « Mon enfant, tu ne sais pas ce que c’est que vivre. Va et apprends à tes fils que sans la mort la vie ne serait plus la vie » (Mveng 1964, 31). La logique de l’implication rejoint l’expérience ; mais ce n’est pas, notons-le, pour l’enfermer dans la fatalité. Au contraire, la mort reconnue est elle-même reprise dans la vie. La mort provoquée et utilisée, tel est le sens que Mveng voit aux rites de l’initiation, qui déplacent la mort comme terme vers la mort comme passage, permettant de « renaître à la vraie vie » (Mveng 1985, 10). La vie se personnalise ainsi en l’homme par la conquête du droit à l’existence.

La vie de l’homme vivant ne se borne pas au fait biologique, elle inclut son affirmation par un combat aux multiples dimensions : individuelle, communautaire, historique et supra-historique. Mveng écrit : « La vocation propre de la personne humaine est d’assurer le triomphe de la vie sur la mort » (Mveng 1985, 12). Ce que cela implique se voit en négatif. Mveng poursuit en effet : « C’est la raison pour laquelle, dans nos traditions, celui qui n’avait pas réalisé cette victoire ne pouvait être une personne. Il n’était qu’un projet raté ». Ces traditions liées à l’initiation ne sont pas dépassées : Mveng y revient à plusieurs reprises dans ce même texte sur l’anthropologie négro-africaine. Il précise que, loin que l’individu soit sacrifié à la masse, il doit, pour accéder pleinement à la communauté humaine, passer par une lutte et une conquête : « pour être une personne, il faut qu’on soit une personnalité » (Mveng 1985, 13).

Il arrive à l’auteur d’avoir des phrases qui font sursauter. Ainsi, lit-on, « beaucoup sont partis pour l’aventure des grandes initiations, et ne sont pas revenus ». Le jugement tombe : « Ils n’ont pas eu la force d’âme du jugement primordial. Ils ont été incapables de porter le mystère de la vie ». La conclusion de cette explication ou de ce commentaire (le lecteur n’arrive pas à trancher) ne laisse pas d’échappatoire : « Ils se sont jugés eux-mêmes indignes de vivre » (Mveng 1985, 17). Sans doute l’auteur ne fait-il que rendre compte de pratiques et de récits de pratiques. Mais autant la dimension de réalisation personnelle qui transparaît à travers l’initiation doit être saluée, autant la sanction de l’échec pose question. Si l’on peut comprendre la honte qui frappe ceux qui reculent devant l’épreuve rituelle, on ne voit pas comment entériner l’exclusion qui les anéantit, car « indignes de vivre » ! Tout se passe comme si la dignité acquisitive s’imposait à la dignité foncière de l’être humain, au risque de se mettre en contradiction avec elle — position qu’évidemment Mveng n’a jamais soutenue.

Au contraire : du caractère central de l’initiation traditionnelle, le Père jésuite tire une leçon qui fait de l’amour de la vie ce qui donne sens à la destinée humaine et il retranscrit à un niveau anthropologique (l’être humain) ce qu’il appelle « l’accueil de soi par soi » (de l’individu devenant personnel) : « Devant la merveille de son propre avènement, l’homme n’a qu’un choix : s’accepter ou se refuser » (Mveng 1985, 17). La responsabilité de l’homme dans la création ne souffre pas les demi-mesures, elle est décisive : c’est ce que le père Mveng entend souligner dans la tradition africaine.

Conclusion

Dans cette matière complexe du dialogue interreligieux et interculturel où le discutant ne maîtrise pas le contexte qui donne aux énoncés leur perspective réelle, il peut tout de même être avancé une hypothèse qui explique le succès de l’expression d’annihilation anthropologique telle qu’elle nous a retenu ici. Il semble en effet qu’elle rejoigne un terme de l’alternative vitale qui marque les institutions africaines traditionnelles. Elle affecte la représentation de soi et de son rôle comme une représentation d’essence. L’anthropologie de la vie immanente est en effet aussi une anthropologie sociale. Si tant est, comme le dit Mveng, que « l’Amour au sens africain du mot », et non la raison, est le moteur de la créativité humaine, alors c’est bien cette source motrice qu’ont touchée la traite, l’esclavage, la dépendance coloniale.

Cependant, l’enseignement de ces catastrophes qui se sont enchaînées dans l’histoire n’est pas simplement négatif. Car encore une fois la vie triomphe de la mort, « l’Amour au sens africain » ne cesse pas de s’affirmer. En même temps — aura-t-on envie d’ajouter — cette conception du dynamisme vital a reçu des apports qui la mettent en perspective sur au moins deux points : le droit naturel, qui insiste sur le substrat d’une dignité humaine non acquisitive, et l’idée chrétienne de la miséricorde divine, qui ouvre jusque dans l’affaiblissement et l’échec la possibilité d’un recommencement. Formels, les droits de l’homme ? Exogène à l’Afrique, le christianisme ? Seulement tant que le dialogue sur les sources de vie n’est pas ouvert. Avant beaucoup d’autres, le père Mveng l’a lancé. On ne peut que se réjouir de la relève actuelle, qu’il a contribué à susciter.