Corps de l’article

Originaire du Liban, un pays marqué par une histoire riche en relations islamo-chrétiennes tant conflictuelles que conviviales, je me suis penchée depuis des années sur l’analyse de celles-ci et, notamment, des théologies contextuelles du dialogue. Dans cet article, je présente un aperçu des approches du métropolite grec-orthodoxe Georges Khodr et de l’érudit chiite Mahmoud Ayoub, lesquels font partie d’un courant que j’ai nommé « le courant de la culture du dialogue » (Chrabieh 2010) et dont les bases remontent, certes, à la deuxième moitié du xxe siècle, mais qui est véritablement en vogue au Liban depuis le milieu des années 1990, à la suite de l’arrêt des combats internes à Beyrouth.

De ce fait, je tente de contribuer, même si c’est de manière ponctuelle et non exhaustive, à combler certaines lacunes dans les études qui se font habituellement sur le dialogue interreligieux, notamment en ce qui concerne l’analyse d’oeuvres publiées uniquement en arabe et donc inaccessibles au public non arabophone, en particulier celles qui sont produites tant par des chrétiens arabes que des chiites arabes, minorités dans un Moyen-Orient majoritairement sunnite, menacées actuellement dans leur existence en Syrie, en Iraq et en Égypte.

Taxé, à ses débuts, de « printemps arabe », mais qu’il faut plutôt qualifier actuellement d’« hiver arabe », l’espoir qui s’était levé en Tunisie, il y a plus de deux ans, a accouché de tragédies : le chômage explose, la violence urbaine augmente, la liberté politique peine, le statut de la femme régresse et les mouvances salafistes progressent, sans compter les conflits de toutes formes en Syrie et au Liban. Dans ce contexte, il est plus que crucial de mettre en avant les discours et les pratiques de dialogue, de convivialité et de construction de la paix.

Khodr et Ayoub développent justement des théologies qui appellent, d’une part, à une certaine forme de séparation entre la politique et la religion, face à l’instrumentalisation du religieux par des groupes extrémistes, mais aussi, d’autre part, à l’implantation d’une « société pluraliste religieuse », formée de « croyants en Allah ». Ils font partie d’une intelligentsia, constituée principalement d’instances religieuses et d’élites académiques, soucieuse de briser le cercle vicieux de la guerre au Liban et au Moyen-Orient, de bâtir des ponts entre les communautés meurtries par la violence, de promouvoir les fondements d’une réconciliation nationale et d’instaurer une paix durable, dans le cadre d’une société et d’une nation pluralistes. Mon objectif n’est pas de mettre « en dialogue » ces deux théologiens. Car paradoxalement, bien qu’ils prônent le dialogue théologique, ils n’ont presque pas interagi entre eux. Mon objectif consiste plutôt à présenter certains apports et limites des théologies du dialogue qu’ils développent, en ce qui concerne tant une réforme de la gestion sociopolitique libanaise qu’une pensée et une pratique de la paix. S’il y a « dialogue » entre les auteurs, ce ne sera que celui qui émerge de la comparaison inévitable causée par la présentation successive de leurs intuitions, ici juxtaposées.

Après avoir rappelé à gros traits le contexte libanais (1), je présenterai à deux reprises la pensée des deux auteurs : d’abord de manière globale (2), puis de manière plus analytique (3) — par le biais conceptuel d’une théologie mystique et apophatique, mais aussi contextuelle et libérationniste (chez Khodr), et par le biais de l’al-iğtihād, qui implique de revisiter fidèlement la tradition pour l’approfondir et la renouveler (chez Ayoub). Cela me permettra, en conclusion, de montrer le front commun de leur combat (4), puis de cerner leurs apports et leurs limites respectives (5).

1. Le contexte libanais

1.1 Le confessionnalisme

Le Liban contemporain est avant tout une nation multiconfessionnelle. Historiquement, le pays des Cèdres était composé de maronites, de chiites et de druzes (Mont-Liban). Actuellement, et à la suite de l’élargissement du pays (dit « le Grand Liban ») et de l’intégration progressive de communautés locales et régionales, on dénombre dix-neuf confessions officielles. Entre 1926 et 1943, le Liban est placé sous le mandat français, après le démantèlement de l’Empire ottoman à l’issue de la Première Guerre mondiale. Il obtint son indépendance le 22 novembre 1943. Sa première constitution fut promulguée en 1926, établissant le « confessionnalisme » en tant que gestion sociopolitique de sa diversité, c’est-à-dire que chaque confession officielle est représentée selon des quotas spécifiques, au sein de l’État (confessionnalisme politique ou communautarisme), et chacune possède un statut personnel particulier (confessionnalisme juridique).

À l’article 95 de la Constitution s’ajoute une coutume constitutionnelle en vertu de laquelle le président de la République, élu pour six ans par la Chambre des députés, doit être de confession chrétienne maronite, que le président de la Chambre des députés est élu par ces derniers parmi les musulmans chiites, que le premier ministre doit être un musulman sunnite. À la suite des accords de Taëf, en 1989, et de la réforme constitutionnelle, chrétiens et musulmans se partagent équitablement les sièges parlementaires ainsi que la majorité des fonctions publiques.

Notons toutefois que les particularités du confessionnalisme ne s’arrêtent pas aux textes ni aux limites des statuts personnels ; celui-ci marque en effet toute la vie de la société. Outre la répartition au sein du gouvernement et des institutions publiques, toute l’existence collective en est empreinte. Les communautés ont leurs universités, leurs centres, leurs écoles, leurs hôpitaux, leurs institutions sociales, leurs comités, leurs médias, etc. Ainsi, la structure communautariste du pays devient la source de légitimité ; en d’autres termes, il n’y aurait que des légitimités confessionnelles (Rabbath 1986, 542).

1.2. La guerre du Liban et le renforcement du confessionnalisme

Une guerre dévaste le Liban, officiellement de 1975 à 1990, mais dans les faits, au moins jusqu’en mai 2000, date du retrait israélien du Sud, et 2005, date du retrait des troupes syriennes. Menée par diverses milices locales et puissances étrangères (Syrie, Israël, États-Unis, Union Soviétique, Irak, Iran, OLP...), suivant un jeu multicéphale de gestion du pouvoir et d’alliances stratégiques, cette guerre a laissé un lourd bilan en pertes humaines (plus de 10 % de la population est tué, plus de 15 %, blessé, et des milliers de disparus), en dégâts matériels, en déplacements forcés de la population sur la base de l’appartenance confessionnelle, sans oublier la crise économique, la précarité, l’émigration massive, etc.

La littérature abonde sur le sujet et rend compte d’une diversité de positions (Chamussy 1978 ; Bourgi et Weiss 1978 ; Sarkis 1993 ; Picard 1988). Toutefois, dans un contexte d’ingérences étrangères — sous la forme d’infiltrations poussées, idéologiques et militaires —, on voit clairement se dessiner un clivage qui se renforce, une fois la guerre enclenchée en 1975, et qui s’articule entre « la droite » (constituée de partis pro-occidentaux et pro-israéliens, comme celui des phalangistes et le Parti national libanais, et, par la suite, de partis dits islamistes, comme le Hezbollah) et « la gauche » (constituée de partis propalestiniens, progressistes et anti-impérialistes). Un autre clivage s’articule entre le désir d’en finir avec les structures confessionnelles du pays, et celui de les renforcer pour conserver la « spécificité du pays ».

Bien que le confessionnalisme (en tant que système sociopolitique et mentalité) ne constitue pas à lui seul la cause de la guerre, notons toutefois que sa logique prend tout son essor durant la guerre, en partie grâce à la désintégration de l’État libanais, à la paralysie du parlement et au contrôle de la presse et du territoire par les milices et les armées étrangères qui suppriment l’aspect démocratique pour ne garder que le communautarisme étroit, fanatique et outrageusement violent. En effet, les milices se projetteront comme des embryons d’États communautaires et se comporteront comme des gouvernements de fait à caractère totalitaire, ayant droit de vie et de mort sur les communautés qu’elles prétendent incarner, levant des impôts, ayant leur presse, leur radio et leur télévision, supprimant par la violence la plus brutale toute dissidence dans les ghettos communautaires qu’elles ont mis en place à l’aide des puissances régionales.

Les accords de Taëf qui ont mis un terme au conflit civil, en 1989, et marqué la naissance de la IIe République, apportèrent certes de nombreuses modifications à la Constitution (21 septembre 1990). Destinés à rééquilibrer les pouvoirs entre les communautés et à abolir progressivement le confessionnalisme politique, ils semblent à première vue avoir du mérite. Toutefois, selon Nabil Maamari, ceux-ci constituent une solution souple qui concilie deux soucis opposés :

Ce qu’on prend aux communautés d’une main (en supprimant la représentation communautaire à la Chambre des députés), on le leur rend, mais à moitié seulement, de l’autre (en instituant le Sénat) : d’un côté on dépasse le système communautaire en permettant à la Chambre de refléter les véritables soucis et les véritables aspirations économiques et sociales des citoyens, sans que chaque député soit retranché derrière des positions sectaires, et d’un autre, on ne dépouille pas brutalement les communautés de leur rôle multiséculaire.

Maamari 2003

Notons que plusieurs des réformes introduites par ces accords ne furent pas mises en oeuvre, sinon pour être déformées dans les pratiques subséquentes.

1.3 La culture du dialogue

Depuis 1990, hormis la suppression de la mention de l’appartenance communautaire sur les documents d’identité, le dossier de l’abolition du confessionnalisme politique ou du communautarisme n’a pas progressé — on parle même de triomphe du discours et de la pratique communautaires dans le Liban de « l’après-guerre » —, alors que le confessionnalisme personnel est toujours en vigueur et même renforcé. Donc, peu de mesures concrètes ont été prises pour la déconfessionnalisation, même si la plupart des partis politiques se disent aujourd’hui opposés au confessionnalisme ; ceux-ci recrutent encore le gros de leur clientèle au sein d’une confession précise. À titre d’exemple, le Parti socialiste progressiste recrute principalement des druzes en dépit de son discours pour une « totale laïcisation » de la vie politique libanaise ; les Phalangistes recrutent principalement des maronites et le Hezbollah, en grande partie des chiites.

Toutefois, la culture sociopolitique actuelle au Liban n’est pas homogène ; plusieurs courants s’y confrontent sur la gestion des diversités et proposent ainsi une diversité de projets différents de réforme, parmi lesquels : la République islamique (sunnite ou chiite), le fédéralisme, le système laïque (à la française notamment) et l’État islamo-chrétien. Chacun de ces projets, reconnus par un bon nombre d’observateurs comme étant les plus influents, comporte des avantages et des limites. Je m’intéresse ici particulièrement au projet de l’État islamo-chrétien, puisque les deux théologiens dont il est question dans cet article en traitent dans leurs travaux respectifs.

Il s’agit d’un État qui, tout en ne rejetant pas la religion, est résolument civique, respectant toutes les religions, sans en privilégier aucune aux dépens des autres — la religion contribue alors à identifier des valeurs essentielles, mais non une politique particulière. L’un des tenants de ce projet est justement le père Samir Khalil, ex-directeur du Centre de documentation et de recherches arabes chrétiennes à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, dont j’inscris l’approche au sein du courant que j’ai nommé « culture du dialogue » — courant dont les bases furent édifiées durant la deuxième moitié du xxe siècle, mais qui s’est renforcé dès les années 1990 —, constitué principalement d’instances religieuses et d’élites soucieuses d’établir et de promouvoir les fondements d’une réconciliation nationale, d’une paix durable et d’une société et d’une nation pluralistes.

Les principales contributions d’instances religieuses qui ont le statut d’autorités références, tant sur le plan de la réflexion que sur celui de la pratique des dialogues islamo-chrétiens, se présentent essentiellement en deux catégories : les initiatives communes (déclarations islamo-chrétiennes, accords islamo-chrétiens, séminaires de rencontres, etc.)[1] et les initiatives institutionnelles et individuelles (publication d’articles et d’ouvrages, organisation de colloques, présentation de communications, organisation et participation à des groupes de dialogue, etc.)[2]. Les travaux de pionniers, tels le père Youakim Moubarac (1924-1995), disciple de Louis Massignon, et Hassan Saab, sont évidemment indispensables à la compréhension d’une pensée du dialogue islamo-chrétien, au Liban, qui a commencé à se forger bien avant la guerre. Moubarac revendiquait pour l’islam le rang de religion révélée et incitait les Églises maronite et catholique romaine à la tolérance des musulmans — voir à cet effet son influence importante à l’époque du concile Vatican II, où il milita pour une pleine reconnaissance du monothéisme musulman de la part de l’Église (Stassinet et al. 2005).

Il est clair que la plupart des initiatives d’instances religieuses favorables au dialogue islamo-chrétien n’engagent que leurs auteurs et quelques cercles restreints, mais il ne faut pas ignorer leur apport à une culture du dialogue — puisqu’ils sont eux-mêmes des acteurs du dialogue —, qui est reprise par des élites (académiques, médiatiques, politiques) ou qui leur est complémentaire et progressivement popularisée. Quant à l’apport des élites, il comporte également deux catégories : les projets communs et les réflexions d’auteurs[3]. Je retiens essentiellement les travaux du Comité national islamo-chrétien pour le dialogue (qui comprend des représentants d’instances religieuses libanaises), du Groupe arabe pour le dialogue islamo-chrétien, de la fondation Adyan, et de la Commission spirituelle de l’amicale des anciens du collège Notre-Dame de Jamhour — laquelle contribua à l’établissement du 25 mars comme jour officiel islamo-chrétien. Je tiens à faire remarquer également l’apport d’institutions académiques comme l’Institut d’études islamo-chrétiennes de l’Université Saint-Joseph (qui fut fondé en 1977, associant des jésuites à des musulmans), le Centre de recherches pour le dialogue islamo-chrétien de Harissa, en 1994 (géré par l’Institut des Pères Paulistes grecs-catholiques), et l’Université grecque-orthodoxe de Balamand (qui délivre depuis 1995 un diplôme supérieur en relations islamo-chrétiennes).

Il est évident que le fait de me concentrer sur des approches d’instances religieuses, d’élites et d’institutions universitaires n’occulte en rien l’apport des autres pratiques de dialogues, que ce soit sous la forme de dialogues de l’action ou de dialogues de vie. C’est certainement sur leur fondement que les relations entre chrétiens et musulmans au Liban pourront s’épanouir. D’ailleurs, ces pratiques constituent une réalité plus riche que celle communément dépeinte. Il suffit de citer des exemples du « vivre ensemble » au quotidien entre individus de diverses appartenances religieuses (relations commerciales et professionnelles, relations interpersonnelles, mariages mixtes, partage d’expériences spirituelles, culte commun de saintes et saints locaux ; Chrabieh 2003), ainsi que des exemples d’expériences de coopération et d’engagements communs entre chrétiens et musulmans, qui ont depuis le xixe siècle un impact majeur sur la société libanaise et sur les processus politiques.

La vision sous-tendant la construction d’un État islamo-chrétien paraît en premier lieu avoir plusieurs avantages, parmi lesquels l’appel à la séparation entre la religion et les dérives politiques et les imaginaires populaires défigurés — on s’insurge contre l’instrumentalisation de la religion. En outre, selon cette vision, le cadre sociopolitique libanais ne devrait être ni « islamique, à visage arabe », ni « chrétien, à visage européen », ni séparatiste, ni homogénéisant. Il doit être édifié sur la base d’une remémoration des souffrances communes en tant que facteur de cohésion nationale, de la reconnaissance d’un patrimoine historique de pluralisme religieux, de la connaissance mutuelle et respectueuse, de la juste perception de la nature consensuelle de la société libanaise où toutes les communautés sont des minorités, etc., et surtout, sur la base d’un dialogue islamo-chrétien qu’on ne répudie pas. En fait, celui-ci constitue un critère principal de l’appartenance à la société et à la nation libanaises. Ce dialogue, « unique alternative possible et croyable », contribue ainsi à faire face aux conséquences de la guerre, à réformer les moeurs et le système sociopolitique, à renforcer un État libre et égalitaire, ainsi qu’à garantir le pluralisme religieux et la citoyenneté, constitutifs de la nation et à la base du contrat social libanais. Enfin, selon les tenants de cette vision, le dialogue islamo-chrétien est indispensable pour lutter contre les dérives d’un confessionnalisme exacerbé, les mouvements fondamentalistes et les tenants d’une laïcité « à la française républicaine » ou, plus généralement, l’implantation de systèmes politiques importés de « l’Occident ».

Toutefois, en dépit de sa contribution substantielle à la convivialité sociopolitique libanaise, le projet de l’État islamo-chrétien me semble comporter des limites qu’on ne perçoit pas à première vue. Ses fondements, ses objectifs à long terme et ses modalités d’implantation puisent substantiellement à une vision théologique spécifique formant un système normatif régulateur des valeurs communes et des critères consensuels que seuls des ouvrages en théologie du dialogue islamo-chrétien peuvent expliciter. J’ai donc pensé analyser les approches de deux auteurs, celles de Georges Khodr et de Mahmoud Ayoub, selon lesquels la cause politique de la sauvegarde du Liban, en tant que lieu privilégié de la convivialité islamo-chrétienne et même en tant que nation islamo-chrétienne, est défendue théologiquement en fondant cette convivialité sur le socle des exigences évangéliques et coraniques.

2. Théologies du dialogue islamo-chrétien : présentation générale

Georges Khodr est le métropolite grec-orthodoxe du Mont-Liban (archidiocèse de Byblos et Botrys), éminent défenseur de la cause des chrétiens d’Orient et de l’orthodoxie, auteur de nombreux livres et articles portant sur la pastorale et la spiritualité orthodoxes, l’oecuménisme et le dialogue islamo-chrétien (Khodr 1999, 2000, 2001). Il est également membre de la commission internationale de dialogue théologique entre l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe et tient depuis plusieurs années dans le quotidien An-Nahar[4], paraissant à Beyrouth, une chronique hebdomadaire qui constitue l’une des principales passerelles du dialogue islamo-chrétien dans les milieux intellectuels du Liban et, au-delà, dans de nombreux pays arabes du Moyen-Orient. Quant à Mahmoud Ayoub, il est de confession chiite, directeur du département d’études islamiques à l’Université Temple (États-Unis) et fervent promoteur des dialogues interreligieux et islamo-chrétiens en particulier.

Outre leurs travaux en théologie du dialogue publiés séparément, leurs approches figurent également dans un ouvrage (Khodr et Ayoub 1997) qui illustre une forme de rencontre advenue entre deux hommes inscrits en deux « lieux » différents et proches en même temps ; entre un membre d’une instance religieuse et un universitaire, tous les deux théologiens engagés dans le dialogue islamo-chrétien, mais chacun à sa manière ; entre un Libanais résident au Liban et un autre de la diaspora — une rencontre, certes ponctuelle, mais qui reflète en quelque sorte cette recherche de l’unité dans la diversité des voix (et des voies !) libanaises.

2.1 Georges Khodr

Selon Khodr (2000, 60-62), le dialogue islamo-chrétien ne consiste pas en une comparaison de livres sacrés, mais en une « rencontre des coeurs » capables de dépasser les blessures historiques et en un « engagement » (iltizām)[5]. L’objectif premier est la convivialité et les échanges entre partenaires égaux, de façon à ce que « je puisse dire “moi” et “toi” et que nous puissions dire “nous” » (2000, 63). Mais il s’agit également d’un dialogue de « croyants », c’est-à-dire de « ceux qui recherchent la perfection spirituelle à partir de laquelle l’homme nouveau advient » ou de « ceux qui suivent le chemin de Dieu » (2000, 68, aussi 61-62). En ce sens, Khodr reconnaît « l’unité des témoins » (wihhdata-l-šuhūd) qui se prévalent d’une appartenance à Dieu : « Ce sont ceux qui se soumettent à Allah selon le Coran, ou ce sont le corps du Christ et ses membres, selon le Nouveau Testament » (2000, 63). Et Khodr d’ajouter que le dialogue des croyants (« des coeurs purs », al-qulūb al-ttāhira) est une condition au dialogue de vie et au dialogue de la pensée et ne peut se faire sans humilité et modestie : on y apprend beaucoup les uns des autres, on accepte d’y être mutuellement remis en question et on laisse la place à l’expression de l’altérité (2000, 72-73). Néanmoins, afin que ce dialogue advienne et que l’on passe d’une situation de voisinage à celle d’une rencontre, Khodr identifie plusieurs tâches à accomplir (2000, 87-105 et 122) : la première consiste en la promotion de la liberté religieuse et de la démocratie, dans les pays islamiques (2000, 67.69). Selon Khodr (1999, 177), la doctrine orthodoxe prêche la liberté religieuse totale et le pluralisme religieux :

Saint Jean Chrysostome condamne comme anathème celui qui prétend devoir tuer un hérétique. L’Église orthodoxe comme telle refuse la violence et admet, de ce fait, le pluralisme religieux comme mystère et comme statut de la convivialité humaine. Nul groupe humain n’a vécu comme elle la spiritualité des doux [...] Nulle part on n’a saisi comme dans l’Église orthodoxe la gloire en tant que liée à la souffrance. Voilà pourquoi on peut dire d’elle qu’elle est par excellence l’Église johannique, l’Église de la lumière thaborique, celle où se manifeste d’une manière grandiose la splendeur du Christ de gloire.

Par là, Khodr tente de défendre la position des chrétiens d’Orient, car ceux-ci vivent dans des contextes qui n’ont pas encore garanti une liberté religieuse totale où pourrait s’établir un véritable dialogue basé sur l’équité et la confiance avec les musulmans. Ces contextes sont empreints de peur face aux extrémismes islamiques et, du moins, d’une situation de méfiance articulée en un voisinage et non en une rencontre effective. La liberté religieuse est une garantie pour l’implantation d’un système politique démocratique qui assurerait l’égalité dans les droits et les devoirs pour tous les citoyens. Les chrétiens d’Orient ne seront donc plus considérés comme citoyens de seconde catégorie, selon Khodr, mais feront plutôt partie intégrante des sociétés proche-orientales, contribueront à leur édification et prendront en compte l’arabité dans la définition de leur identité. D’ailleurs, Khodr perçoit la situation du dialogue comme meilleure dans les contextes démocratiques occidentaux, car les musulmans y jouissent de libertés religieuses (2000, 68). Enfin, il ajoute que l’on ne saurait parler de pluralité sans poser l’autre dans son autonomie spirituelle, son unicité doctrinale et sa liberté.

Une deuxième tâche à accomplir consiste à promouvoir la solidarité entre chrétiens d’Orient et d’Occident. Pour Khodr, les chrétiens d’Orient sont marginalisés du processus dialogal entre l’islam et l’Occident moderne ; en ce sens, il écrit :

Je n’appartiens pas à l’Occident, je suis un chrétien oriental [...] Je ne peux comprendre comment on peut réduire la culture chrétienne à l’Occident. Et en parallèle, plusieurs penseurs musulmans sont considérés d’un point de vue culturel occidental. Il n’existe pas de polarité islam-Occident. Il existe une rencontre entre une spiritualité et une idéologie islamiques, d’une part, et une spiritualité et une idéologie chrétiennes, d’autre part.

2000, 8, traduction libre

Ce processus dialogal, selon Khodr, reste donc incomplet sans la participation effective des chrétiens d’Orient. Il cite notamment l’apport éclairant de la foi et de l’expérience de l’orthodoxie chrétienne orientale. En effet, celle-ci a pour environnement l’islam qu’elle a côtoyé durant des siècles et dont elle a sondé la littérature. Enfin, une troisième tâche à accomplir se résume dans l’engagement des chrétiens d’Orient à témoigner de leur foi. Khodr admet que les chrétiens d’Orient commettraient une erreur en restant dans des nations renfermées, car ils adopteraient le concept d’al-umma (communauté). Certes, Khodr admet que l’orthodoxie orientale comme l’islam nient la privatisation de la foi (2000, 14). Selon lui, la foi chrétienne ne peut être possible sans la tradition des Pères, les conciles, la liturgie, les lois de l’Église et sans la communauté, la sobornost. Cette dernière, comme al-umma, est englobante : « La communauté [orthodoxe] est intégrale, englobante. Elle est fondée sur cette notion appelée par Alexis Khomiakov « la sobornost », cette formule de symphonicité de l’un et du multiple, de l’existence de tous dans l’un » (1999, 176) .

Toutefois, la sobornost jouit d’une liberté qui se vit indépendamment de la structure étatique :

[...] dans l’espérance eschatologique, presque dans une indifférence à l’histoire vécue [...] La Résurrection se vit dans l’eucharistie et dans l’attente fiévreuse de son accomplissement dans la parousie [...] [Une fois que les Églises orthodoxes sont devenues nationalistes, autocéphales, à cause de l’emprunt aux idéologies des Lumières, il y eut des guerres, sinon l’inexistence de communication] : l’hellénisme tombe ainsi de son piédestal culturel dans la politique [...] Il devient déchu.

Khomiakov 1999, 176-177[6]

Or, pour Khodr, al-umma n’a pas de visée eschatologique :

Sa sensibilité religieuse demeure indissociable de l’appartenance au groupe et à son caractère grégaire [...] Le concept de peuple de Dieu est indissociable des prescriptions légales liées à [...] l’omniprésence coranique dans la dernière des révélations. Il est aussi évident en Islam que « c’est à Dieu qu’appartient en totalité la puissance » (Coran 4, 139). Mais n’est pas moins évidente l’affirmation courante que « la puissance appartient à Dieu, à son Prophète et aux musulmans » dans la réalité concrète de l’Islam. Voilà pourquoi l’imam de la communauté chiite libanaise, le cheikh Muhammad Mahdi Chamseddine, d’ailleurs ennemi farouche du Hezbollah, a pu écrire : « tout musulman est intégriste ».

Khodr 1999, 178-179

L’islam, selon Khodr, est donc un système religieux totalisant, malgré la démarche cognitive de la période prospère de la civilisation islamique (jusqu’au ive siècle de l’Hégire), ainsi que quelques tentatives actuelles de développement d’épistémologies islamiques. Alors que le christianisme, de son côté, ne se comprend pas comme un système global d’interprétation du monde :

Il place simplement le monde comme nature et histoire dans une relation au Rédempteur [...] Il n’est pas un système, il n’offre pas une éthique de groupe ou de classe [...] Il ne présente même pas une philosophie de l’histoire. Autrement dit, l’histoire n’épuise pas la fonction sanctifiante de l’Église [...] qui communique l’Évangile à toute créature. Mais si l’Évangile n’est pas une politique, il ne dénonce pas moins la fausseté de la politique.

Khodr 2001, 278[7]

Il serait donc temps, selon Khodr, que les chrétiens d’Orient se libèrent du complexe de minorité perdue dans l’immensité du monde islamique et qu’ils développent leur propre témoignage, en rendant compte de l’unité de Dieu, sans voiler le mystère trinitaire : « Je remarque qu’il est possible d’accepter Jésus le Nazaréen comme indépassable, et en même temps accepter l’Islam, comme le dit un poète soufi : “Je crois en la religion de l’amour, où que se dirigent ses vaisseaux” » (Khodr 2000, 61).

2.2. Mahmoud Ayoub

Mahmoud Ayoub (2001, 11) prône un dialogue constructif entre chrétiens et musulmans, « les croyants en Allah et en la dignité humaine » : « Tous les hommes ont été créés à l’image d’Allah et vivent de son Esprit ; l’être humain est le vicaire d’Allah sur terre. Donc tous les êtres humains sont partenaires de cette immense grâce divine » (Ayoub 2001, 11).

Pour Ayoub (2001, 10), les relations entre chrétiens et musulmans ont connu plusieurs étapes depuis l’émergence de l’islam :

  • Le dialogue, l’hospitalité et l’amour entre chrétiens et musulmans.

  • L’influence réciproque entre les deux patrimoines spirituels et la reformulation de la civilisation grecque hellénistique.

  • L’implantation du pouvoir islamique dans le monde chrétien oriental au Proche-Orient et en Afrique du Nord (et l’influence du monde islamique sur l’Occident).

  • Les Croisades : néfastes aux musulmans et aux chrétiens d’Orient.

  • Le conflit culturel et religieux entre l’Empire ottoman et l’Occident (jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale) et l’influence de l’Occident sur le monde islamique (voir le cas des mouvements réformistes du xixe siècle-début xxe siècle).

  • La colonisation du monde islamique comprenant des musulmans et des chrétiens. En ce sens, les « chrétiens d’Orient » et les « musulmans » ont été victimes de « l’Occident chrétien ».

  • Le retour au dialogue et à la convivialité après la Deuxième Guerre mondiale.

Mais Ayoub constate que les dialogues islamo-chrétiens contemporains, dans le monde arabe, se sont basés sur des modalités dialogales « occidentales » et n’ont pas pris en compte leurs contextes spécifiques, au sein desquels le pluralisme religieux et la liberté religieuse ne sont pas des réalités « nouvelles » (2001, 25). De plus, selon lui, les conceptions « occidentales » et « islamiques » du dialogue islamo-chrétien généralisent le cas des penseurs absolutistes à l’ensemble de l’islam, en omettant de mentionner les musulmans modérés et ouverts au dialogue ainsi qu’à la diversité religieuse. D’où sa formulation de conditions du dialogue islamo-chrétien : le respect réciproque ; une meilleure compréhension de l’autre ; le travail commun pour la justice et l’équité ; la foi.

Cette dernière dimension est à la base du dialogue islamo-chrétien puisqu’il s’agit d’un dialogue de foi (« partage de foi » ou al-širka al-īmāniyya, qui dépasse la réconciliation réciproque) ; l’objectif n’étant pas le prosélytisme, mais le partage de spiritualités entre personnes différentes ancrées dans leurs traditions respectives (Khodr et Ayoub 1997, 6-7). Toutefois, Ayoub constate que cette étape de la longue histoire des relations islamo-chrétiennes en est encore à ses débuts. Lorsqu’elle sera totalement réalisée, elle conduira à un véritable oecuménisme, au sein duquel l’islam ne sera plus traité en tant qu’hérésie chrétienne, mais en « expression authentique de la vérité divine immuable[8] ».

Aussi, selon Ayoub, la vision coranique des chrétiens et du christianisme se présente sous la forme d’un appel à la réconciliation et à la convivialité entre les Gens des deux religions. Les chrétiens sont d’ailleurs « les plus proches » des musulmans. Le Coran invite les chrétiens et les musulmans au meilleur débat et à la parole du milieu entre croyants en un seul Dieu, Allah (2001, 40). Le Coran reconnaît la diversité des voies vers Allah : « vers Lui reviennent toutes les personnes et c’est Lui qui leur fera comprendre au Dernier Jour ce qui les séparait » (2001, 10). Il reconnaît la pluralité religieuse et l’unité de la foi et du destin (2001, 36). D’ailleurs, le Coran prône la vision de l’unité dans la diversité et la distinction entre l’unicité absolue et exclusive divine, d’une part, et l’unité de la foi en Allah à partir d’une diversité au sein de la Création, d’autre part (2001, 91-93). Cette diversité n’est pas le résultat d’une décadence progressive de la société humaine, ni de l’absence de la grâce divine ni de la dégradation de la compréhension humaine. La diversité, et en particulier la diversité religieuse, est un état naturel, résultat de la diversité des civilisations, des langues, des races et des environnements. Le Coran n’est pas contre la diversité (al-tanawu’), mais contre le conflit et la discorde (al-khilāf, al-nizā), la haine et la jalousie (2001, 94).

  • Le Coran appelle à la réconciliation, à la convivialité, aux relations amicales et au respect réciproque, malgré les différences qui ne concernent pas les problématiques sociales et politiques, mais les doctrines théologiques (2001, 34)[9].

  • Le Coran prône ainsi une « société pluraliste » (muğtama’ ta’addudī), « comprenant diverses religions vivant les unes à côté des autres en une acceptation réciproque et créatrice, dépassant la simple réconciliation » (2001, 25). Les religions en question sont celles qui forment la « grande famille de foi » ou la « famille du Livre », « de la Parole de Dieu révélée » (Ayoub se réfère à la sourate al-’umrān 3, 33 et 2, 121) ; leur défi actuel est de travailler en commun pour le bien de l’humanité diversifiée et son unité dans la croyance en Allah.

Dans cette perspective, les chrétiens et les musulmans doivent retourner à leurs Sources pour pouvoir édifier une convivialité sociale. La responsabilité de l’oppression des chrétiens incombe aux musulmans dont les interprétations et les pratiques — qui ne résument pas tout l’islam — ne se conforment pas au message coranique. Ses premiers objectifs sont de lutter contre l’injustice, l’oppression et la perte des moeurs, ainsi que d’appliquer le pouvoir d’Allah sur terre. Ces objectifs n’ont pas encore été atteints, d’où l’importance de la foi et des relations islamo-chrétiennes dans son cadre (2001, 45). Ayoub rappelle d’ailleurs que le verset « Pas de contrainte en religion » (al-baqara 2, 256) est clair, mais selon les époques et les intérêts politiques, on en a minimisé l’importance ou on l’a ignoré, bafouant ainsi ce principe fondamental dans le Coran concernant la liberté religieuse, qui ne relève après tout que d’un choix personnel et de la volonté divine (2001, 47-48 : Ayoub se réfère à la sourate yūnis 10, 99 et al-kahf 18, 29). Il critique donc les musulmans qui ont été fautifs lorsqu’ils ont sacralisé l’institution religieuse, au nom d’Allah et de l’islam : « S’ils avaient cherché à appliquer les enseignements moraux et spirituels du Coran au lieu de les réduire à des législations immuables, l’histoire des relations islamo-chrétiennes aurait été plus humaine et plus harmonieuse avec la Miséricorde d’Allah pour tous les êtres humains » (2001, 49).

3. Analyse conceptuelle

3.1. Georges Khodr : théologie contextuelle de libération, dans une perspective mystique et apophatique

Khodr insère sa théologie du dialogue islamo-chrétien dans le cadre d’une approche plus large qu’il nomme lui-même « théologie mystique et apophatique, libérationelle et contextuelle » :

  • « Mystique et apophatique » : il s’agit de deux concepts dont les applications sont intéressantes par rapport aux dialogues islamo-chrétiens. Le terme apophatique provient du grec apophatikos qui signifie « négatif ». La théologie apophatique est une théologie qui approche de la connaissance de Dieu en partant de ce qu’il n’est pas plutôt que de ce qu’il est. Cette expression s’emploie particulièrement en théologie mystique où Dieu est connu comme inconnaissable et par conséquent indicible. Khodr l’explicite de la manière suivante :

    Notre [référence aux orthodoxes] vision de Dieu n’est pas celle de sa nature mais de sa gloire [...] Nous sommes plongés, du fait de l’ascèse et de la prière du coeur, dans la réalité divine elle-même et non pas dans une grâce créée. Et nous passerons dans la vie éternelle de gloire en gloire, c’est-à-dire que nous serons saisis dans un mouvement à l’intérieur de l’immutabilité de Dieu [...] L’homme est illuminé du dedans par la lumière divine elle-même. Et l’objet de cette illumination n’est pas seulement l’esprit mais aussi le corps. Car nous ne connaissons pas la dichotomie platonicienne âme-corps mais l’unité de l’être qui, en se déifiant par la grâce, assume ces deux aspects de notre existence terrestre. Voilà pourquoi c’est tout l’être qui est sauvé à partir des prémices sacramentelles. C’est ainsi que l’eucharistie est reçue comme salut de l’âme et du corps, comme si la résurrection finale était déjà entamée [...]

    Dans cette vision, il ressort pour l’homme contemporain tel qu’il est éprouvé, qu’il ne suffit pas d’éclairer la raison mais d’illuminer le coeur. La pensée, disons-nous, entre dans le coeur par la prière de Jésus [la prière du coeur]. C’est alors que le « nous » devient vivant, qu’il se libère des « logismoi », des pseudo-idées, et que Dieu pénètre l’existence tout entière [...] La nature reste un livre où nous pouvons lire les traces de Dieu. Mais la réalité même de Dieu est perçue par la Parole qui devient transformante par l’Esprit Saint. D’où l’économie indispensable de l’Église comme communion ouverte à la Trinité et à tous les hommes, ouverte même aux religions car « le Christ dort dans la nuit des religions », qui préparent à leur manière, et à des degrés insondables, la rencontre de l’humanité avec le corps glorieux du Christ [...]

    L’histoire [comme lieu d’épiphanie] est nécessaire dans la marche vers la parousie qui récapitulera tout en Christ, qui restaurera en lui la créativité humaine

    Khodr 1999, 181-182
  • « Libératrice » : la théologie de Khodr offre une alternative « libératrice » à l’homme « moderne » qui sépare entre matière et esprit, nature et histoire, individu et société, sacré et profane, par « l’expérience spirituelle de la communauté eucharistique et dans l’espérance de l’Église glorieuse », cette Église qui devient « acte » (2001, 182)[10]. Dans L’appel de l’Esprit, Khodr présente en effet sa vision d’une Église fondée sur l’écoute de la Parole et du cri des opprimés ; de ce fait, sa théologie propose un chemin d’incarnation de la foi dans l’histoire, une invitation aux sources mystiques de l’engagement : le Verbe fait chair et le mouvement de l’amour trinitaire (2000, 21)[11]. Cet engagement se traduit par le témoignage comme réponse à l’appel de l’Esprit et par la responsabilité comme attitude éthique qui traduit la vérité théologique de la solidarité humaine et du respect de l’altérité (gratuité « kénotique »). Cet engagement constitue également un mode de présence au monde (qui présente plusieurs formes dont l’art, la lutte pour la justice, la transfiguration de la technique et la non-violence), un processus d’éducation et de culture pour une paix juste basé sur les Écritures, sur la tradition vivante héritée des Pères et renouvelée dans l’Esprit qui oeuvre en elle. L’Église est donc engagée dans l’histoire, elle est inculturée dans le monde du fait de l’incarnation de Jésus Christ, mais elle opère une lecture eschatologique du fait de sa résurrection. Elle s’implique dans le monde sans s’y identifier ; elle tente ainsi de le transfigurer en vivant dans l’eucharistie et en reflétant la vie du Royaume.

Dans cette perspective, l’approche théologique de Khodr ne se veut ni abstraite ni complaisante envers la logique du plus fort. Elle se veut politique, dans un sens « humaniste » (elle prend position en faveur des déshérités, des opprimés, des pauvres, des victimes, des marginaux, elle dénonce publiquement les systèmes politiques et sociaux injustes et les nationalismes exacerbants, et elle condamne toute forme de xénophobie et de racisme), mais ouverte à « l’au-delà » (l’eschaton)[12]. De là, Khodr effectue ce qu’il nomme une lecture « kénotique » des Écritures :

[Khodr propose cette lecture] pour compléter une lecture typologique faite par certains Pères de l’Église et qui est souvent reprise dans l’hymnographie byzantine, et qui voilerait leur sens historique. C’est ce Christ abaissé de la forme de Dieu à la forme d’homme, de la forme d’homme à la forme d’esclave, de la forme d’esclave à la mort à la croix (Phil 2, 5-11), c’est ce Christ-là « vidé » de sa divinité qui est — et là je cite intégralement Khodr — « le révélateur et le lieu du discours divin » et par suite il se pose, dans sa vie et dans sa mort comme le seul exégète de l’Écriture et sa seule référence. Dieu, de ce fait, ne fut pas l’auteur des souffrances de Canaan et des peuples conquis [...] Yahweh n’était pas révélé par son bras étendu et sa main puissante, mais dans la faiblesse même de ceux qu’écrasaient les armées du Dieu Sabaoth. Celui-ci était une simple lecture qu’Israël se faisait de sa propre puissance. Israël était le peuple de Dieu mais non le corps de Yahweh.

Cette réalité du corps de Dieu n’était pas révélable avant la kénose intertrinitaire et sans que fut réalisée la néantisation d’amour opérée par Jésus. Il a fallu que dans la souffrance, le Seigneur atteignît la perfection de son humanité pour que fût connue la perfection même de Dieu. Sans cette lecture kénotique des Écritures, surtout de l’Ancien Testament, il nous serait difficile de ne pas glisser dans une théologie qui justifierait certaines formes de violences. Sans cette lecture, on risquerait de ne pas voir le visage du Christ dans chaque opprimé, dans chaque révolté et dans chaque victime quelle qu’elle soit, indépendamment de son appartenance ethnique, raciale, nationale, religieuse ou autre.

Nseir 2000

Khodr perçoit donc la présence de Jésus Christ en dehors de la visibilité de l’Église ; il fonde la présence du Logos dans les économies extra-ecclésiales. Le Logos n’est pas épuisé par l’incarnation, il est situé, mais non localisé.

  • « Contextuelle » : l’approche théologique de Khodr vise spécifiquement à libérer l’homme arabe des aliénations et à délivrer le message évangélique des pesanteurs du confessionnalisme et des accommodements sociopolitiques qui sont des obstacles à une vraie vie spirituelle. Khodr se situe en effet parmi les artisans du renouveau de l’arabité chrétienne pour qui l’islam est le cadre de référence socioculturel dans lequel l’arabité se déploie, un islam qui n’est pas « l’autre » de l’arabité chrétienne, mais qui lui est inhérent sans être écrasant. Les chrétiens d’Orient (et surtout les chrétiens arabes) ne sont plus pensables sans l’islam (2000, 7). L’islam est leur amour et leur douleur (1999, 173-174). D’ailleurs, selon Khodr, le christianisme oriental — héritier de Byzance — et l’islam seraient le fruit d’un même sémitisme, « forme culturelle de la Parole immuable de Dieu » (1999, 173 ; aussi 2000, 10). Les deux n’auraient pas de frontières définies ; le christianisme oriental forme une « communauté », « un lieu épiphanique », et l’islam « un espace de la Parole », « une demeure de la paix » (1999, 174-175). Ainsi, pour Khodr, l’homme oriental, chrétien ou musulman, est défini par sa foi, il est le « vicaire ou le lieutenant de Dieu sur terre » (2000, 12)[13]. Et en ce sens, le politique n’a pas d’emprise sur le religieux (autonomie des institutions religieuses), « il n’y a pas de théocratie dans l’Orient chrétien ou musulman », mais des « sociétés religieuses ».

3.2. Mahmoud Ayoub : al-iğtihād au carrefour de l’imitation et du renouvellement

Quant à Ayoub, celui-ci pratique al-iğtihād en se basant sur le contexte actuel du monde arabe. Afin d’expliciter plus profondément ce terme, je me base sur la définition suivante de Malek Chebel (2004, 203) :

[Il s’agit d’un] effort nouveau de compréhension ou d’approfondissement d’une connaissance élaborée ou complexe (herméneutique), ce qui est le cas pour le Coran. Le terme est utilisé par les réformistes musulmans dans le sens du combat que l’on doit désormais mener (nouvel ijtihâd) contre le fanatisme religieux, le néo-fondamentalisme et l’intégrisme sous toutes leurs formes. C’est Voltaire et Avveroès au secours d’une pédagogie de la théologie islamique qui souffre de son ossification [...] L’ijtihadiste est donc toute personne érudite qui se lance dans la compréhension et l’approfondissement du texte sacré.

Pour Ayoub l’interprétation du Coran devrait s’adapter aux circonstances dans lesquelles vivent les musulmans : « God does not speak in a vacuum [...] God speaks to people in their own situation. So there is a human dimension of the Qur’an » (cité par Zoba Murray 2000). Une affirmation qui rejoint ce que proclamait le premier imam chiite Ali ibn Abû Tâlib, le cousin et gendre du prophète Mohammad et quatrième calife : « le Coran est dans le mushaf [le recueil écrit des révélations] Il ne parle pas de lui-même : ce sont les êtres humains qui l’expriment » (Benzine 2004, 23). D’où l’importance que revêt pour Ayoub la remise en valeur de l’herméneutique, une discipline qui nous rappelle que tout lecteur est marqué par sa subjectivité.

Toutefois, elle devrait, selon Ayoub, être moins affectée de lourdeurs doctrinales et d’enjeux de pouvoir. Il exhorte ainsi les musulmans à dépasser la logique de choc entre la vision coranique sur la diversité et la liberté religieuses et celle, restreinte, des exégètes conservateurs. Il valorise de ce fait l’islam comme foi, traduite par l’individu et la communauté en des actions justes et caritatives ; la distinction entre la Révélation divine aux prophètes jusqu’à Mohammad et la grâce divine pour tous ceux qui recherchent la connaissance d’Allah et qui en proclament l’unicité[14], ainsi que la reconnaissance de l’universalité du Coran (qui s’adresse à toute l’humanité), mais également la diversité des interprétations du message coranique, qui en a préservé la vitalité et l’importance au cours des siècles. D’où la nécessité de la réforme continuelle de l’islam en tant que système religieux (Ayoub 2001, 114).

Bien qu’Ayoub considère le Coran comme le point de départ ou la base la plus importante pour justifier sa promotion du dialogue islamo-chrétien, en formulant des arguments théologiques renouvelés en fonction du contexte actuel, il ne le perçoit pas comme un document « historique » à analyser par des méthodes « rationnelles » : « It’s a miracle of speech [...] But we cannot apply the principles of biblical criticism to the Qur’an. There is no evolution of the text » (cité par Zoba Murray 2000). Il établit donc une distinction nette entre la lecture du texte coranique (qui est changeante et plurielle) et le texte en lui-même qui est immuable, et donc, ne peut constituer l’objet d’une démarche investigatrice qui en entreprendrait une lecture « atomisée », perdant en conséquence sa perspective éthique et la vision métaphysique qui la sous-tend.

Aussi, Ayoub ne croit pas que la vérité puisse être définie par des systèmes doctrinaux, car elle dépasse tout entendement humain : « Ayoub insists that the truth is greater than all human notions, doctrines and philosophies. Doctrinal systems narrow down dynamic faith experience and lead to strife. Instead of following doctrines, people should follow the prophets, the wise and the saints of different religions » (Hirvonen 2004, 23).

Les systèmes doctrinaux ne sont pour Ayoub que la corruption d’un monothéisme pur et primordial, celui de « la foi d’Abraham » (voir Hirvonen 2004, 23). Or, pour pouvoir cerner les mystères de cette foi et renouveler (al-tağdīd, renouvellement) l’adhésion à celle-ci, il faut, selon Ayoub, imiter (al-taqlīd, imitation) les prédécesseurs, voire les prophètes, les imams et les sages.

4. Khodr et Ayoub : un front commun

4.1. À l’encontre de certaines valeurs dites occidentales

Khodr et Ayoub n’ont pas la préoccupation de rendre les traditions culturelles et religieuses orientales compatibles avec ce qu’ils appellent la « modernité occidentale » ni de concilier les pensées islamique et chrétienne orientale avec la pensée « occidentale ». Ils ont plutôt le souci d’un partenariat équitable sans rapports de force et de la nécessité de repenser l’islam et le christianisme oriental relativement aux contextes libanais et arabe. Ils ne rejettent pas toutes les valeurs « occidentales », mais ils y opèrent une sélection : Khodr par exemple retient celles du « changement » et de la « liberté religieuse », mais il se rive contre le « matérialisme », la « sécularisation » (séparation entre le sacré et le profane), « l’athéisme », « la rationalité universelle », la « laïcité républicaine », etc.

Selon Khodr, le fait d’analyser les textes bibliques à la manière « occidentale », « matérialiste », « prométhéenne », n’est pas adéquate pour rendre compte de la visée du Nouveau Testament, car il s’agit d’une approche théologique qui présupposerait une « organisation sociale laïque et séculière », qui met la parole de Dieu « au service de la structuration historique du milieu humain », qui fusionne le christianisme et l’idéologie en un caractère syncrétique en lui enlevant « tout goût du Royaume » (Khodr 2001, 280).

Quant à Ayoub, il dénonce surtout le culturalisme et l’essentialisme de l’Occident, dans le sens d’une production et d’une promotion de clichés et de stéréotypes qui figent le monde musulman en une entité immuable et qui véhiculent une pensée politique dangereusement narcissique. Par ailleurs, les deux auteurs dénoncent la prétention de l’Occident à l’autosuffisance et à l’imposition de ses valeurs dans le monde. Ils plaident pour une démocratie dont les principes fondamentaux (justice, liberté et pluralisme) sont retrouvés dans les religions chrétienne (Khodr et Ayoub) et islamique (Ayoub).

4.2 Pour l’inclusivisme

On pourrait à priori qualifier d’inclusive l’approche adoptée par Ayoub et Khodr et, plus particulièrement, de théocentrique (Allah est le centre). En effet, selon Khodr et Ayoub, pour atteindre Allah/Dieu, il existe plusieurs chemins, plusieurs voies de salut. En ce sens, la diversité religieuse n’est pas un mal, mais elle fait partie du dessein d’Allah ; elle constitue un véritable espace, un forum d’où l’on peut échanger, recevoir et donner, ce qui correspond à une conception du dialogue interreligieux où l’on accepte d’être mis sur un pied d’égalité avec les autres. Autrement dit, les théologies des dialogues islamo-chrétiens développées par Khodr et Ayoub cherchent dans le dessein d’Allah, la possibilité d’une convergence de l’islam et du christianisme dans le respect des différences et même d’un enrichissement mutuel.

Néanmoins, il y a pour Khodr une récupération en Jésus Christ, à un niveau eschatologique ; son approche serait plutôt christocentrique (le Christ est le centre), sans que l’Église n’épuise le mystère divin, car l’Esprit de Dieu, les semences du Verbe, se trouvent chez les autres aussi (notamment les musulmans « pieux » et « croyants »). Une récupération est aussi perceptible chez Ayoub : « Islam is, after all, the purest religion [...], and Christianity and Judaïsm do come next in the hierarchy before the other religions » (Hirvonen 2004, 23). Donc, bien que l’islam s’inscrive dans la continuité du judaïsme et du christianisme, il conserve son originalité et une supériorité propre. Ayoub est connu pour promouvoir le dialogue des trois monothéismes, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Ce qui n’est pas le cas de Khodr, qui, comme la plupart des instances religieuses et des élites au Liban, adoptent un discours tissé de silences concernant les juifs, vu les tensions israélo-libanaises et le conflit israélo-palestinien, sinon une position clairement anti-israélienne, souvent amalgamée à de l’antijudaïsme.

4.3. Pour un retour aux Sources en vue d’une désinstrumentalisation de l’identité religieuse

Par ailleurs, les deux auteurs promeuvent un retour aux Sources. Ce mouvement n’est pas nouveau, puisque des penseurs réformistes des xixe et xxe siècles, dans les sociétés proche-orientales, avaient la même volonté de retourner à ce qu’ils pensaient être « l’islam des origines » et « le christianisme des origines » (dans le cas de Khodr par exemple, c’est le christianisme des Pères de l’Église et de Byzance), surtout lorsqu’ils se trouvaient dans une situation d’agression ou de recul spirituel. Ce qui étonne dans ce cas, c’est le retour à l’ère des Pères de l’Église comme s’il s’agissait d’une époque bénie. Or, on oublie trop souvent l’antijudaïsme dont firent preuve la plupart d’entre eux, comme Jean Chrysostome ; on ferme les yeux sur l’élimination des « hérétiques », des païens, des ariens, etc. On passe un peu facilement sur les querelles théologiques qui ont marqué les premiers siècles du christianisme et qui ont joué, avec le concours des forces politiques, un rôle essentiel dans la définition de la foi chrétienne actuelle. On oublie donc les coups de force, les machinations conciliaires, etc. D’où l’importance, à mon avis, de nuancer nos propos avant d’attaquer autrui ou de le disqualifier !

En ce sens, la référence directe aux Sources sacrées, dont la Bible et le corpus doctrinal de l’Église orthodoxe d’une part, et le Coran et al-sunna (dires et faits du Prophète Muhammad) — ainsi que les écrits mystiques de soufis tels Ibn ‘Arabi[15] — d’autre part, s’avère indispensable pour Khodr et Ayoub à la vitalité du christianisme et de l’islam, ainsi qu’à leur coexistence. En effet, l’éloignement des Sources conduit inévitablement, selon Khodr et Ayoub, à la dégénérescence des messages islamique et chrétien en idéologies, en codes juridiques et en doctrines sacralisées que des individus et des groupes utilisent pour imposer leur suprématie.

D’où la nécessité d’une épuration du sacré dans le sens d’une libération de l’interprétation du message divin des éléments et des compréhensions superflues et stagnantes qui obscurcissent l’essence de la religion, par la concentration sur la croyance en Allah. Pour Khodr et Ayoub, l’islam et le christianisme sont avant tout une foi et une réalité spirituelle pacifiques et pacifiantes. Ainsi tentent-ils de dépasser leur légalisme au profit d’une approche intérieure ne se satisfaisant pas des apparences, accordant une importance primordiale à la foi (al-īmān) intérieure qui doit prévaloir sur les pratiques extérieures.

On perçoit bien l’influence de la mystique sur ces deux auteurs, qui mettent en valeur une religiosité appuyée sur l’expérience non opportuniste, fondée sur la foi en Allah et les vertus contemplatives. De ce fait, ils lui dressent un portrait plus acceptable dans la société, afin que les croyants puissent établir une coexistence pacifique avec Lui et les uns avec les autres. Khodr et Ayoub répondent donc par leurs approches respectives à la montée en puissance d’un islam et d’un christianisme « de l’identité » et moins « de vérité ». Ils dénoncent en ce sens ce qu’ils qualifient de menace du totalitarisme religieux, que l’on retrouve chez des regroupements chrétiens et musulmans à caractère militant et revendicatif, et dont l’une des thèses communes est l’identité d’un christianisme et d’un islam qu’il faudrait purifier de toute scorie, agressés de toutes parts, et qui n’arrivent pas à s’imposer à l’ensemble des croyants.

Or, selon Khodr et Ayoub, l’adoption d’une religion n’est pas forcément une question d’identité, du moins, pas de façon à oublier l’essentiel : la foi en Allah. Ils ont donc une préoccupation identitaire, même s’ils se méfient de l’expérience identitaire qu’ils décrient. Ils essayent de préserver une identité chrétienne et islamique, même s’ils veulent qu’elle s’échappe des contingences historiques, de ce qui pourrait l’altérer, qu’elle se fonde ainsi dans l’intemporel. D’où le paradoxe de leur logique, dont la force est aussi sa limite, car il me semble que de la sorte, Khodr et Ayoub tendent vers une certaine immuabilité de l’identité chrétienne et islamique.

Enfin, il me semble que Khodr et Ayoub sont mal à l’aise avec la pensée et la pratique d’un christianisme et d’un islam centrés sur la loi et le pouvoir politique, au détriment du message théologique et éthique, ainsi qu’avec la pensée qui cherche à aplanir la réalité spirituelle — considérée comme une attitude sans adhérence à une réalité quelconque — en mettant l’accent uniquement sur le développement matériel. D’ailleurs, ils rappellent que les textes sacrés ne peuvent être réduits à un simple répertoire de « contenus » ni de prétextes à la violence. Pour eux, il s’agit plutôt d’énoncés et de discours de nature céleste, fruits d’une écoute et appelant à l’écoute, paroles éternelles dont les significations débordent le temps où elles ont eu lieu, donnant un sens à un passé dont nous sommes les héritiers et un sens pour le présent et le futur.

4.4 Pour l’épuration du confessionnalisme

Le confessionnalisme ne constitue pas un problème majeur pour Khodr, contrairement à la stagnation politique qui a pour cause la disparité extrême entre riches et pauvres. Le développement social lui apparaît donc crucial : « La justice sociale pourrait contribuer à la fin des divisions. » Si les tenants du confessionnalisme prônent la théorie d’un Liban culturellement pluriel (culture européenne pour les chrétiens ; culture arabe pour les musulmans), pour Khodr (2000, 169-170), les Libanais possèdent une seule culture, l’arabe, tout en présentant également des « sous-cultures » et le patrimoine de deux religions : « Chaque chrétien oriental possède dans sa vie un peu de l’islam et vice-versa » (2000, 170-171). Néanmoins, cette culture « arabe et orientale » se distingue des cultures des autres peuples arabes où l’on ne trouve pas de mixité interreligieuse. Son « caractère oriental » est aussi distinct, s’abreuvant à « Sumer, Babel et Canaan », et devrait, pour s’enrichir, puiser « aux Pères de l’Église de cette région ». En effet, Khodr (2000, 172) estime que l’arabité ne pourrait s’épanouir si elle ne s’ouvre pas à ce « qui l’a précédé » et qui était « plus riche et profond ».

Enfin, pour lutter contre l’impasse du « choc théologique » et le désespoir des chrétiens libanais, Khodr perçoit le système confessionnaliste — qu’il distingue du « fondamentalisme confessionnel » — comme nécessaire, puisque chaque groupe vit avec ses propres croyances[16]. Or, jusqu’à présent, il n’existe pas selon lui de véritable représentation confessionnelle : « Nous avons des représentants qui appartiennent à des confessions. Donc, notre représentation est celle de groupuscules [...] Par ailleurs, selon lui, il faut réviser le système électoral pour que l’égalité soit préservée, si l’on veut abolir le confessionnalisme » (2000, 188). Et de renchérir :

Je ne prône pas un changement drastique pour notre système, jusqu’à affirmer que la vraie démocratie est le partage équitable entre les confessions pour diriger le pays, sans prendre compte de la démographie [...] Il se peut que le nombre des députés musulmans dépasse de loin celui des chrétiens. Ceci est juste [...], car le partage moitié-moitié ne pourra subsister pour toujours [...] Mon souhait est qu’une certaine législation soit implantée pour que le reste des chrétiens au Liban ne tombe pas dans les filets démoniaques de la politique [...] Ce qui est le plus à craindre ne vient pas des Libanais, mais de leurs ennemis, dont Israël [...] On ne peut appliquer un système politique démocratique étranger. C’est du peuple que relève la démocratie.

Khodr 2000, 190-192

Le système confessionnel doit être épuré pour écarter ceux qui corrompent la foi. Pour ce faire, l’État ne devrait pas être dirigé par des instances religieuses (théocratie), mais par des « laïcs » (‘ilmāniyyūn) croyants : d’un côté, les chrétiens, croyants en Jésus Christ, élément essentiel de tout choix politique, de l’autre côté, les musulmans, croyants en Allah. Ces croyants n’instrumentaliseront pas la politique selon des intérêts particuliers ni n’arboreront une appartenance religieuse dénuée de foi ou excluant les autres confessions religieuses. Il s’agit d’un État « civil », au sens « croyant », et plus particulièrement « islamo-chrétien », comprenant des « laïcs ouverts à l’esprit prophétique » (appelés à accomplir la mission que Dieu leur a confiée), qui détiennent le sens de la justice, l’intelligence, les valeurs et la compréhension (Khodr 2001, 276)[17].

Quant à la société, elle est « religieuse », c’est-à-dire constituée de confessions ou de communautés religieuses chrétiennes et islamiques desquelles relèvent les individus vivant dans la foi : clercs (sans pour autant « politiser » les paroisses et produire une interprétation « politique » de l’Évangile qui risquerait de radicaliser les positions) et « laïcs engagés », c’est-à-dire des « croyants qui peuvent témoigner de l’essence de leurs religions », contrairement aux « incroyants » qui ne reconnaîtraient à ces religions que des valeurs marginales ou secondaires, produisant toujours « quelque chose de techniquement inférieur » et ne transportant personne « au coeur du message, dans le vif du sujet » (Khodr 2001, 258-259). Khodr dénonce les « incroyants » qui, selon lui, sont immergés totalement dans les problèmes temporels. Ils produisent « l’arrivisme, le machiavélisme, la haine des autres communautés et l’arbitraire » et même « la sorcellerie et le charlatanisme ». Ils sont donc « apostats » (2001, 283).

Dans la perspective de Khodr, il ne peut donc y avoir de « neutralité » (ni dans la société ni au sein de l’État) puisque l’éternité contrôle, remplit et transforme le temps, à moins que celui-ci cesse d’être un espace pour Dieu. Il est d’ailleurs rejoint par Ayoub, pour qui la religion n’est pas uniquement un ensemble de doctrines ou un simple système théologique, mais aussi un cadre identitaire sociopolitique et, donc, un cadre civilisationnel, une manière de vivre, une liturgie, une adoration et une voie recherchant la sainteté et la guérison de l’être humain (Ayoub 2001, 18.40.99.101).

5. Apports et limites des théologies de Khodr et Ayoub

Les travaux de Georges Khodr et de Mahmoud Ayoub constituent des témoignages pertinents de la redécouverte du sens théologique du pluralisme religieux et culturel, au Liban, notamment dans un contexte d’« ère de la mondialisation ». Ils montrent que le modèle chancelant de la convivialité libanaise pourrait servir de lieu de vérification et d’interrogation, d’autant plus qu’avant la guerre on n’en parlait pas en ces termes. On pensait en effet devoir uniquement louer les aspects positifs de la coexistence. Or, depuis les années 1990, on tend à repenser la gestion des diversités au Liban à la lumière de l’épreuve de la guerre. Toutefois, leurs théologies se placent en continuité avec la mouvance théologique des deux décennies avant la guerre, surtout en ce qui concerne la conception de la foi engagée dans la praxis politique et du dialogue interreligieux en tant que convergence dans la foi. Citons à cet effet le mouvement gravitant dans l’orbite de l’association Église pour notre monde (Grégoire Haddad, Elie Kra, Hector Douaihy, Paul Féghaly, Salim Ghazal, Samir Mazloum, etc.) et un autre, dans l’orbite de la revue libanaise tant contestée Afak (Paul Khoury, Grégoire Haddad, Jérôme Chahine, etc.).

Selon Khodr et Ayoub, le christianisme et l’islam sont aujourd’hui mal compris et donc mal appliqués, « dénaturés », que ce soit sciemment ou par manque de culture et de foi. On saisit là leur souci majeur, celui de prôner des voies qui permettent d’en reconstituer les visages : le christianisme et l’islam forment des « réalités » spirituelles et comprennent des communautés de foi capables de susciter des forces de renouvellement, de s’adapter aux nouvelles conditions d’existence et de poursuivre le chemin du dialogue qui n’est ni simplement la coexistence pacifique ni l’ignorance mutuelle. Khodr et Ayoub rappellent qu’au nom de l’Évangile, du Coran et de la tradition, on peut prôner le dialogue interreligieux, le respect des différences religieuses, la démocratie interreligieuse qui rompt avec toute prétention de l’hégémonie d’un groupe sur un autre, et que la paix n’est pas que l’absence de guerre ; elle se construit par l’établissement de relations à long terme et la prise en compte continuelle d’un pluralisme religieux, tant de fait que de principe.

Noble initiative, face aux dérives intégristes et au processus de mondialisation qui touche toutes les sociétés — dont la libanaise — et qui tend à imposer une approche de la religion homogénéisante et une pensée de la gestion des diversités qui l’est tout autant ! Prendre connaissance des approches de Khodr et d’Ayoub, particulièrement au sein du cadre plus large du courant de la culture du dialogue, sensibilise à une réalité du christianisme et surtout de l’islam, méconnue ou mal dépeinte par les différents médias ; une réalité qui lutte contre l’utilisation du message et des structures des religions pour légitimer le recours à la violence et à l’exclusion. Khodr et Ayoub appellent à oeuvrer en commun pour une humanisation de la politique — au sens de retrouver les dimensions spirituelles de l’être humain — en vue de dépasser leurs crises. En ce sens, selon ces auteurs, l’État ne devrait pas être dirigé par des instances religieuses (théocratie) ni par des laïcs (‘ilmāniyyūn) « non croyants, individualistes et matérialistes », mais par des laïcs « croyants » chrétiens et musulmans ; et la société devrait être « religieuse », regroupant des « croyants » chrétiens et musulmans. Selon Khodr et Ayoub, société et politique au Liban devraient être « épurées » de ceux qui corrompent la foi en l’instrumentalisant pour des intérêts particuliers ; elles devraient aussi être empreintes d’un dialogue islamo-chrétien visant le dépassement d’une simple coexistence pacifique et luttant contre les mouvements « fondamentalistes ».

Vu sous cet angle, le projet de l’État islamo-chrétien auquel Khodr et Ayoub aspirent conteste en quelque sorte l’ordre en place et propose une gestion des diversités davantage spiritualisée et moins corrompue. En faisant la promotion du regain de la spiritualité des laïcs au service de la société voulue religieuse et même de la politique dont les acteurs devraient être des « croyants » chrétiens et musulmans, Khodr et Ayoub réagissent contre sa marginalisation et offrent l’espoir de la construction d’une nation à la fois unie et plurielle. D’où leur apport à une théorie et une pratique du dialogue, et l’importance de tenir compte de leurs énoncés théologiques là-dessus ; énoncés que l’on retrouve d’ailleurs en partie tant dans l’Exhortation apostolique post-synodale de Jean-Paul II, Une espérance nouvelle pour le Liban (1997), que dans celle de l’Assemblée spéciale pour le Moyen-Orient du Synode des évêques, Ecclesia in Medio Oriente, signée par Benoît XVI, au Liban, en 2012.

Toutefois, je me permets ici de poser quelques questions qui soulignent les limites de leurs approches et la nécessité de les dépasser : les théologies de Khodr et d’Ayoub ne réduisent-elles pas le pluralisme libanais à un pluralisme islamo-chrétien autosuffisant ? Et à quel prix voudraient-ils qu’il soit de mise ? En encourageant les chrétiens et les musulmans à devenir des « athlètes d’Allah » ou des catalyseurs dans l’édification d’une nation de foi, ne méprisent-ils pas tous ceux et celles qui ne le sont pas ou qui ne tendent pas à le devenir, du moins selon les définitions qu’ils en donnent ? N’utilisent-ils pas des structures qui gardent « l’autre » sous le contrôle du sujet normatif implicitement croyant chrétien et musulman ? Ne véhiculent-ils pas ainsi une vision d’exclusion sociopolitique et identitaire, au nom du dialogue, ainsi qu’une hiérarchisation fonctionnelle des libertés civiques, en accordant le primat des libertés collectives religieuses officielles sur d’autres ainsi que sur les droits individuels ? Et que faire de ces Libanais qui se disent « athées », « agnostiques », « humanistes », « à spiritualité mixte », « ne suivant pas une confession officielle » ou, tout simplement de ces Libanais pour lesquels le religieux, quel qu’il soit, ne prime pas sur les autres facettes de leurs identités ? Sont-ils condamnés à être inexistants du point de vue juridique, politique et social, et donc à une non-reconnaissance de leurs droits les plus fondamentaux : se marier, divorcer, hériter, être éligibles à des fonctions publiques ? Certes, ces deux auteurs dénoncent l’utilitarisme de la référence à la communauté, mais tout caractère ponctuel, sélectif et discontinu de la participation communautaire n’est pas nécessairement utilitariste. La préoccupation de ces deux auteurs occulte les logiques que des Libanais adoptent pour recomposer leurs identités personnelles ; identités qui ne choisissent plus la communauté — du moins, officielle — pour cadre de référence privilégié ni pour cadre d’existence.

Par ailleurs, Khodr et Ayoub utilisent certaines images-clichés, comme le fait d’appréhender le présent et l’avenir dans une perspective d’accusations mutuelles. Ou encore d’affirmer que l’islam est religion et politique à la fois, sans séparation possible (combinaison totalisante) — d’où l’imminence de l’État islamique et des discriminations qu’il entraîne envers les non-musulmans — ; que le christianisme est compatible avec la modernité, contrairement à l’islam ; que le Liban est le refuge des minorités, surtout chrétiennes, persécutées dans un environnement islamique hostile et figé dans son fanatisme ; qu’il existe un profond fossé entre l’Occident « matérialiste, rationaliste et individualiste » et l’Orient « mystique, irrationnel et communautaire ». Aussi, bien que Khodr et Ayoub promeuvent les relations pacifiques et parlent d’un Liban terre d’accueil, de tolérance, de dialogue des cultures et des civilisations, ils invoquent ces valeurs et ces pratiques pour revendiquer la reconnaissance de leurs propres singularités et, surtout, celles de leurs communautés, afin d’exprimer et de fonder la supériorité d’une communauté sur une autre, la liberté d’une communauté aux dépens des autres, la légitimité et la clairvoyance de la vision d’un groupe et d’une civilisation par rapport à la vision d’autres groupes. Bref, ils cultivent un particularisme exacerbé.

Certes, je ne nie pas le fait qu’une ouverture soit repérable avec Khodr et Ayoub, puisqu’ils montrent la possibilité d’une convivialité entre des croyances différentes et que, par conséquent, la notion même de croyance a une nouvelle définition, le dialogue avec la foi des autres devenant une donnée centrale de l’expérience religieuse. On y verrait donc la perte d’un certain absolu qui rend chaque religion indépassable et, de là, l’avènement d’une révolution du dialogue. Toutefois, leurs discours restent marqués par les universalismes chrétien et musulman — malgré une certaine ouverture, on reste persuadé chacun de son côté de la centralité de sa religion —, et il ne semble pas y avoir de place pour d’autres formes identitaires, tant au sein du christianisme et de l’islam qu’en marge de ceux-ci.

C’est ce que je nomme « la tendance négatrice du dialogue islamo-chrétien », lequel dans son discours même, ses principes de base, ses conditions et ses applications, ouvre la porte à des dérives, tel l’appel à l’homogénéisation au nom du pluralisme. Il n’y aurait donc plus au Liban « d’étrangers », puisque tous les Libanais seraient religieusement homogènes. En ce sens, la possibilité d’un échange est ruinée par la disparition de toute altérité « autre que » chrétienne et musulmane. Les conséquences à cette limite sont : la prépondérance de la vision de la diversité religieuse amalgamée à la diversité islamo-chrétienne comme seule logique de diversité possible (Khodr et Ayoub pensent que les partenaires de la coexistence sont les communautés religieuses et, encore, chrétiennes et islamiques « officielles ») ; la réduction de la liberté à la seule dimension religieuse (Khodr par exemple ne parle que de « liberté religieuse ») ; et l’analyse de la réalité actuelle de la société libanaise à travers la lunette chrétienne ou musulmane (et à la rigueur, islamo-chrétienne), en reprenant sans relâche une idéologie qui, selon Corm, « interdit de toucher aux structures confessionnelles qui sont considérées comme l’essence même de l’existence libanaise [et qui] satisfait toute la classe dominante dans sa composante bourgeoise, féodale, administrative et cléricale » (Corn 1998, 278). Or, il me semble plus que nécessaire de trouver de nouvelles définitions aux identités chrétienne et musulmane au Liban, non seulement fondées sur le paradigme de la diversité religieuse réduite à sa composante islamo-chrétienne, mais aussi, élargies à d’autres identités spirituelles et au dialogue avec des hommes et des femmes « sans Allah » — jusqu’à se nourrir de ces autres identités.

Certes, on comprend la nécessité d’un témoignage de foi, mais celle-ci pour Khodr et Ayoub prime sur les autres référents identitaires : l’appartenance à Allah a plus d’importance que l’appartenance à la communauté, et cette dernière l’emporte sur les opinions, croyances et revendications individuelles. En ce sens, l’individu est quand même obligé de « croire » en Allah pour pouvoir être un « véritable » citoyen libanais et appartenir à l’une des confessions officielles, chrétiennes et islamiques (la présence juive au Liban et le statut de la confession « israélite » ne sont pas mentionnés). Pourtant, il me semble qu’être citoyen du Liban, et même être chrétien ou musulman, ne devrait pas être entendu nécessairement comme un acquis, mais plutôt comme une perspective, voire une perspective de mutation personnelle et collective qui permettrait de repenser ce qu’est la citoyenneté, ce que c’est que d’être musulman ou chrétien, et finalement de s’ouvrir à la possibilité d’un christianisme et d’un islam encore indéfinis, autres !