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En janvier 2007, la Canadian Broadcasting Corporation (CBC), chaîne canadienne de radiotélévision publique en langue anglaise, lançait Little Mosque on the Prairie, une nouvelle série télévisée humoristique créée par la cinéaste musulmane Zarqa Nawaz, qui vit à Regina en Saskatchewan. Le premier épisode a attiré plus de 2 millions de téléspectateurs, un exploit que la CBC n’avait pas réussi depuis la diffusion de Anne of Avonlea, en 1990. Par la suite, l’émission s’est poursuivie sur un total impressionnant de six saisons, se terminant le 2 avril 2012. La série n’a pas été vue qu’au Canada, elle a suscité une attention internationale sans précédent, et des ententes de distribution ont été signées avec des réseaux de télévision depuis la France jusqu’aux Émirats arabes unis.

Ce qui en fait une émission pionnière, c’est qu’elle est la première série télévisée — humoristique de surcroît — qui porte sur des musulmans en Amérique du Nord[3]. La plupart des personnages principaux sont des musulmans, mais des musulmans qui ne correspondent pas au stéréotype habituel du terroriste violent et/ou oppresseur des femmes qu’on retrouve dans les médias nord-américains[4]. Au contraire, ces musulmans de la ville fictive de Mercy, dans les prairies de la Saskatchewan, sont des gens plutôt ordinaires qui essaient de vivre intégrés au reste de la société canadienne. L’humour de l’émission se situe dans la représentation de la vie de tous les jours de ces musulmans, dans la façon dont ils interagissent, entre eux et avec la population non musulmane. Comme elle s’éloigne radicalement de la représentation que font habituellement les médias du musulman, en tant qu’« autre » exotique et souvent menaçant, qui ne cadre pas dans la société occidentale, la série nous invite à étudier sa contribution au façonnement d’identités musulmanes en Amérique du Nord et, plus particulièrement, au Canada. Les pages qui suivent cherchent à analyser sous l’angle du « discours d’authenticité » la manière dont l’émission façonne des identités musulmanes nord-américaines, non seulement le discours d’authenticité qui entend conférer aux musulmans des assises dans les sociétés occidentales en dissociant leur religion, l’islam, de la culture, mais aussi ce discours d’authenticité qui cherche à dépeindre l’identité musulmane comme étrangère à la société et à la culture occidentales. Plutôt que de rejeter les expressions culturelles de l’islam ou de proposer un islam « essentialiste », l’oeuvre de Nawaz semble suggérer qu’une identité musulmane authentique, en tant que construction culturelle, peut s’acclimater à l’Amérique du Nord, autrement dit, s’y inculturer.

1. Jihad on Ice, un épisode caractéristique

Jihad on Ice (version française : Djihad on ice [sic]), le 12e épisode de la deuxième saison, originalement diffusé le 9 janvier 2009[5], est un bon exemple pour expliquer comment Little Mosque on the Prairie s’y prend pour aborder les questions d’authenticité. Dans cet épisode, Fred Tupper, l’animateur de radio locale, qui prend un malin plaisir à attiser les sentiments islamophobes, se moque de l’intérêt qu’un musulman pourrait porter à ce qu’il considère comme un sport typiquement canadien, le curling. « Le curling n’est pas musulman, raille-t-il. C’est comme la liberté et le porc. » Oublions un instant la désobligeance sournoise de cette remarque et tâchons de la prendre au sérieux : quel rapport peut-il bien y avoir entre le curling et les musulmans ? À première vue, rien. Le curling est un aspect de la culture canadienne qui n’a rien à voir avec les pratiques et les croyances fondamentales de l’islam (ni, d’ailleurs, du christianisme ou de quelque autre religion). Que les musulmans jouent au curling ou non, ou même qu’ils manifestent un intérêt quelconque pour ce sport, est sans rapport aucun avec leur identité comme musulmans vivant au Canada. D’un autre côté, le curling a tout à voir avec les Canadiens musulmans, si l’on considère que, dans l’émission, ce sport devient l’épreuve par laquelle on cherche à déterminer si les musulmans sauraient être authentiquement canadiens culturellement. La participation d’au moins quelques Canadiens musulmans au curling vient appuyer une image d’appartenance plutôt que les images plus répandues de différences exotiques et d’isolement par rapport à la culture dominante. De plus, l’expérience de la rivalité religieuse se déplace du domaine de la religion, où de nombreux Canadiens la considèrent comme étant de mauvais goût, à un domaine où la rivalité est permise et encouragée, celle du sport[6].

Piqué au vif, Amaar Rashid, le jeune imam de la communauté musulmane locale, décide d’inscrire une équipe musulmane au tournoi de curling de la petite ville, pour défier l’équipe de Fred, les champions en titre. Rayyan Hamoudi, la jeune femme médecin qui coiffe un hijab, se révèle une excellente joueuse de curling et l’équipe musulmane semble assurée de remporter le tournoi. Mais cherchant à exercer son talent en compagnie de personnes plus dévouées au sport, Rayyan quitte son club pour rejoindre celui de Fred, finissant même par déloger celui-ci. Pour se venger, Fred évoque un obscur règlement sur le costume du joueur pour la disqualifier du tournoi. Ses actions font clairement allusion à plusieurs incidents, survenus en 2007, où des musulmanes qui portaient le hijab ont été exclues de diverses compétitions sportives au Canada[7].

Le prêtre anglican de la localité, le révérend Duncan Magee, vient à la rescousse de l’équipe musulmane en se joignant à elle. C’est la coopération interconfessionnelle à son meilleur ! Mais ce n’est pas suffisant ; il semble que l’équipe de Fred ait gagné, discréditant ainsi les prétentions musulmanes de « canadienneté ». À la dernière minute, cependant, un autre membre de l’équipe musulmane, le traditionaliste conservateur Baber Siddiqui, qui avait passé des heures à parcourir le livre de règlements du curling, est capable d’invoquer une autre règle à propos d’une ligne mal mesurée sur la glace. C’est donc l’équipe musulmane qui remporte le tournoi. Le multiculturalisme triomphe de l’intolérance, à la fois en dépit et à cause des règles. Et l’imaginaire culturel canadien[8] admet désormais que des musulmans jouent au curling.

Bien évidemment, l’interprétation faite ici de cet épisode tient implicitement pour admise l’existence d’une certaine identité musulmane stable, qui a besoin d’être réconciliée avec une identité canadienne tout aussi stable, illustrée dans le cas qui nous occupe par le curling. Mais c’est précisément la force de Little Mosque on the Prairie de pouvoir jouer avec ces notions d’identité, arrivant à les déstabiliser, voire à les transformer. Le changement d’allégeance de Rayyan, le renvoi inattendu de Fred et l’ambivalence d’Amaar sont tous des manifestations d’identités mouvantes et en mutation. En fin de compte, cet épisode enrichit l’imaginaire culturel canadien, en montrant des identités transformées : des musulmans qui jouent au curling et des icônes du curling canadien qui sont des musulmans[9]. On peut cependant se demander si de telles transformations sont possibles, seulement en extirpant la religion islamique de la culture ou alors en créant de nouvelles identités musulmanes par inculturation.

2. La religion contre la culture ?

Dans son livre Les musulmans d’Occident et l’avenir de l’islam (2003), le théologien musulman né en Suisse Tariq Ramadan écrit :

L’islam n’est pas une culture. L’essence de l’islam, qu’on le veuille ou non, est d’ordre religieux [...] Parler de l’islam, c’est d’abord parler de foi, de spiritualité et d’éthique [...] Autour du corps de principes qui définissent les fondements de l’adhésion à l’islam, le domaine des affaires sociales est un champ ouvert aux cultures, aux habitudes, aux découvertes et à la créativité des hommes tant qu’elles ne s’opposent pas à une interdiction stipulée, explicite et reconnue comme telle.

Ramadan 2003, 356

Ramadan est convaincu que les musulmans peuvent et doivent se sentir à l’aise en Occident, sans crainte de compromettre leur religion et, qui plus est, qu’ils peuvent vivre dans les sociétés européennes et nord-américaines, sans avoir à s’isoler, en tant que citoyens productifs, engagés dans leur entourage non musulman, sachant qu’ils peuvent beaucoup contribuer aux sociétés occidentales. Et pourtant, il est banal d’affirmer que les musulmans sont mis au défi de construire une identité religieuse viable, dans des contextes occidentaux où ils représentent non seulement une minorité, souvent issue de communautés immigrantes, mais souffrent également de nombreux stéréotypes négatifs, véhiculés dans le discours politique et médiatique dominant. Avec tous ces défis, la question de savoir ce qui est authentiquement musulman devient capitale. Un discours de l’authenticité musulmane qui appelle à faire une distinction entre les traditions culturelles, vues comme contextuelles et limitées, et le « véritable islam », vu comme universel et immuable — précisément ce que propose Ramadan — est souvent invoqué afin d’aider les musulmans d’Occident à favoriser leur avancement dans la société[10].

Alors que Ramadan représente la voix du musulman érudit, des observateurs de l’extérieur comme Olivier Roy ont aussi noté ce désir d’un islam « déculturalisé » : « une façon de vivre une identité religieuse qui ne serait pas liée à une culture donnée et qui pourrait ainsi se fondre à toute culture, ou, plus précisément, pourrait se définir en dehors de toute idée de culture » (Roy 2004, 23-24). Mettant de côté tout habitus culturel hérité ou toute connaissance connexe, « l’islam doit être envisagé comme une “simple” religion (ce qui par ailleurs est également un prérequis pour la sécularisation) » (Roy 2004, 25). D’après Roy, deux dynamiques conduisent à ces conceptualisations. La première est la déterritorialisation de l’islam. Soutenant qu’« un tiers des musulmans au monde vivent en tant que minorité » (2004, 18), Roy avance que l’identité musulmane est devenue plus délibérément « performative » depuis qu’elle s’inscrit de moins en moins dans un lieu géographique aux assises culturelles stables associées à l’islam. La seconde est l’individualisation de l’identité musulmane, résultat de la fin de l’autorité sociale de la religion. Il devient alors essentiel de « formuler ce que signifie l’islam pour l’individu (plutôt que ce qu’il est) » (Roy 2004, 24). Les musulmans participent ainsi au glissement généralisé, observé en Occident, de la religion à la religiosité[11], qui comprend des tendances comme l’importance anti-intellectuelle accordée à l’expérience et à la définition individuelles de la religion, le scepticisme envers les institutions traditionnelles et les autorités savantes, ou leur mise hors circuit, la scission entre les pratiques religieuses et les pratiques culturelles, la volonté de revenir aux « véritables » doctrines d’une religion, la critique des éléments perçus comme « non religieux » et, enfin, le sentiment de constituer une minorité (Roy 2004, 27-28)[12].

Yasmine Moll (2007), dans une analyse de contenu de deux revues musulmanes britanniques libérales, note aussi cette tendance à envisager l’islam comme étant « affranchi à l’égard de toute culture ». Ces revues prônent le développement d’une identité musulmane britannique propre, en fusionnant un ensemble déterminé de sources et de principes islamiques avec les caractéristiques culturelles, politiques et sociales britanniques. Il ne s’agit là ni d’assimilation ni à proprement parler d’intégration. L’expression « inculturation » a été utilisée pour décrire un type d’échange de signes culturels entre une minorité et sa société d’accueil, qui fait en sorte que des formes syncrétiques et hybrides d’identité deviennent la norme (Ansari 2004, 250)[13]. Ce sont surtout les musiciens et les artistes musulmans occidentaux qui sont à l’avant-garde de cette évolution. D’un autre côté, Ramadan (2003, 358-59) voit les convertis et les enfants d’immigrants comme les principaux moteurs de la distinction entre l’allégeance à l’islam et l’allégeance à des formes culturelles spécifiques.

Née au Royaume-Uni d’immigrants du Pakistan, mais ayant grandi au Canada, Zarqa Nawaz, créatrice de Little Mosque on the Prairie, correspond au profil d’artiste de religion musulmane en même temps qu’à celui d’enfant d’immigrants musulmans. Elle appartient à cette avant-garde qui est en train de reconceptualiser les identités musulmanes actuelles, dans un contexte nord-américain minoritaire. Puisant à des dynamiques et des épisodes tirés des deux premières saisons de Little Mosque on the Prairie[14], la suite du présent article examinera l’interaction entre religion et culture afin de proposer que, chez Nawaz, l’identité musulmane authentique telle que vécue au Canada est elle-même — contrairement à l’idée d’un « véritable islam » distinct de la culture — une construction culturelle (hybridée).

3. Normaliser le discours

Little Mosque on the Prairie a été décrite de maintes façons. D’un point de vue positif, Amir Hussain la décrit comme la « poésie de la vie de musulmans canadiens ordinaires dépeinte avec humour sur le petit écran » (2008, 142), c’est-à-dire, comme une sorte de hors-d’oeuvre léger introduisant le non initié aux mystères de la vie des musulmans canadiens. Pour sa part, Sandra Cañas la présente comme une « irruption de la présence musulmane dans l’imaginaire collectif [...] qui cherche à exposer le téléspectateur occidental à la vie de tous les jours de musulmans vivant en Occident » (2008, 198) — comme si les musulmans canadiens disaient : « Nous voici ! Voilà ce que nous sommes — et ce n’est sans doute pas ce à quoi vous vous attendiez. » Zarqa Nawaz insiste pour dire que l’émission n’a pas de visées politiques ou autres, elle essaie seulement d’être drôle et divertissante[15]. Mais elle a également affirmé : « Je veux que la société dans son ensemble nous perçoive comme normaux, avec les mêmes problèmes et préoccupations que tout le monde [...] Nous faisons autant partie du tissu canadien que n’importe qui d’autre » (Mason 2007). Bien que ce ne soit peut-être pas l’intention délibérée de ses scénaristes, on peut voir Little Mosque on the Prairie comme dépeignant les musulmans non comme des étrangers exotiques, mais comme des voisins vivant dans un contexte canadien « normal », quoique fictif ou mythique[16], l’action se déroulant non pas dans un lieu exotique, mais dans la petite ville canadienne plutôt ordinaire de Mercy[17], dans les Prairies.

Beaucoup d’avis négatifs sur la série proviennent de commentateurs islamophobes qui sont en désaccord avec ce discours normalisateur, prétendant qu’il déforme la vérité sur les aspects négatifs des communautés musulmanes au Canada et sur la menace que ces dernières font peser sur la civilisation occidentale. Michael Coren (2007) se plaint que l’émission escamote ce qu’il voit comme les tendances meurtrières des musulmans. Margaret Wente (2007) trouve complètement invraisemblable et trompeuse la représentation d’un imam progressiste, jeune et imberbe. Barbara Kay (2009) trouve que la série fait insulte à l’intelligence en faisant la promotion d’une islamophilie injustifiée qui tait les dangers de l’islamisme. Tarek Fatah et Farzana Hassan (2007) du Congrès musulman canadien accusent la série d’imposer aux ménages des Canadiens non musulmans une image « complètement fausse » de la communauté musulmane, apparemment afin de promouvoir un programme islamiste qui dissimule les problèmes qu’on retrouve dans les mosquées du Canada et ne tient nullement compte des musulmans laïques. Ce qu’il y a d’authentique dans les communautés musulmanes du Canada, d’après ces commentateurs, s’avère bien plus négatif et moins drôle que ce qui est dépeint dans Little Mosque on the Prairie. Pourtant, la série n’est après tout qu’une comédie de fiction, pas un documentaire. Ces commentateurs semblent résister à un changement dans l’imaginaire canadien, favorisant l’inclusion des musulmans canadiens qui affichent leur identité religieuse. Ils oublient également qu’une émission telle que Little Mosque on the Prairie peut ne pas avoir comme but premier ni de refléter fidèlement les réalités actuelles des Canadiens musulmans ni d’intervenir activement dans l’élaboration d’identités canado-musulmanes spécifiques aux réalités du contexte canadien d’aujourd’hui[18].

4. Perspectives de l’intérieur et de l’extérieur

Little Mosque on the Prairie met en scène la vie d’une petite communauté musulmane qui se réunit dans une mosquée, aménagée dans la salle paroissiale de l’église anglicane locale — une métaphore de la situation minoritaire des musulmans au sein d’une société christianisée[19]. L’on comprend dès lors que l’émission ait un aspect pédagogique. Les téléspectateurs non musulmans sont initiés à des usages musulmans tels la prière (1.1, 1.5), le jeûne, les célébrations de l’Aïd (1.1, 2.10), les coutumes liées à la sépulture (2.1) et les expressions verbales islamiques, de même qu’à des croyances ou attitudes au sujet, par exemple, des jeux de hasard (1.5, 2.4, 2.17), de l’alcool (2.11), de l’art figuratif (2.14) et des fréquentations amoureuses (1.7, 2.17, 2.18). Bien qu’il arrive que ces croyances et ces pratiques soient contestées dans l’émission, elles sont souvent présentées comme étant normatives.

Ainsi, à cause de sa construction d’identités musulmanes perçues comme partie intégrante de la société canadienne, on peut et on a effectivement accusé Little Mosque on the Prairie de dépeindre une portion congrue du spectre musulman canadien : les non-musulmans hostiles se demandent où se trouvent les terroristes et les imams extrémistes, alors que les musulmans non pratiquants n’y voient aucun personnage musulman laïque. De plus, l’émission est dénigrée parce qu’elle présente des personnages qui apparaissent d’abord comme des caricatures de diverses prises de position sociétales et religieuses. Or, dans le cadre de la comédie de situation en tant que genre, le recours à des personnages se présentant d’abord comme des caricatures, avant d’être étoffés et développés plus tard, permet à la fois la mise en place de tensions qui provoquent des situations humoristiques et l’illustration de plusieurs perspectives, même si celles-ci n’englobent pas toutes les perspectives possibles. L’émission met en scène à la fois des conflits à l’intérieur même de la communauté musulmane et des conflits entre celle-ci et l’extérieur, souvent du plus bel effet comique et de manière à déjouer habilement les attentes.

Par exemple, comme conflit interne, on retrouve l’opposition entre une perspective plus conservatrice et traditionnelle, incarnée par Baber, un professeur d’économie, et Fatima, qui tient un « café-resto », et une perspective plus libérale et progressiste, campée par l’imam jeune et moderne, Amaar, et la docteure voilée, Rayyan. On retrouve des oppositions analogues en dehors de la communauté musulmane : d’un côté, la perspective conservatrice incarnée par Fred Tupper, qui fustige régulièrement les musulmans dans son émission de radio médisante, et Joe, le stéréotype du réactionnaire borné et, de l’autre, l’orientation libérale campée par le révérend Duncan McGee, prêtre anglican qui accepte la communauté musulmane, la soutient activement et conseille son nouvel imam.

Pour autant, les positions sur l’étendue de cette gamme conservatrice-progressiste sont mouvantes et l’on voit souvent les personnages conservateurs agir ou s’exprimer au diapason d’attitudes plus progressistes et inversement. Par exemple, le progressiste Amaar accueille le souhait des membres conservateurs de la communauté musulmane d’ériger une cloison dans la mosquée entre les hommes et les femmes et arrive au compromis d’admettre la cloison dans la moitié de la mosquée (1.2). La féministe progressiste Rayyan se montre néanmoins ouverte à un mariage arrangé, au désarroi de sa mère (2.17, 2.20). Le conservateur Baber est en réalité plutôt accommodant quand il s’agit de sa fille adorée, Layla (1.2, 1.5, 2.2). Le conservateur Fred Tupper est en fait un semblant d’islamophobe, puisqu’il mange régulièrement au café-resto de Fatima, consulte une femme médecin musulmane (Rayyan) et se découvre des sympathies pour Layla, la fille de Baber, quand elle travaille pour lui comme stagiaire (2.17). Même Joe, l’étroit d’esprit, laisse transparaître un côté plus tendre quand Sarah partage avec lui la nouvelle des fiançailles de sa fille (3.1)[20].

En général, cependant, Little Mosque on the Prairie penche du côté progressiste, combattant ainsi la tendance qu’ont les voix plus conservatrices de la communauté musulmane à capter l’attention du public (Syed 2004 ; Moghissi et al. 2009, 16). La série reflète également les attitudes dominantes au sein de la jeunesse musulmane du Canada, qui « en très grande majorité accepte et appuie les valeurs canadiennes de tolérance politique et culturelle » (Moghissi et al. 2009, 142). Elle ne pourrait pas projeter cette image, en ne faisant qu’habiller un islam « pur » et déculturalisé d’atours canadiens. Plutôt, soutient Betül Elveren, « la sitcom montre qu’identité islamique et identité canadienne ne s’opposent pas, mais que la combinaison des deux identités crée une identité hybride, une identité musulmane canadienne » (2008, 102), un processus qui demande que soient réinterprétées à la fois la canadienneté et l’islamité. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas précisément parler d’une identité musulmane canadienne au singulier, mais, comme le laisse entendre la série, il existe plusieurs identités musulmanes canadiennes, en constante élaboration et conciliation[21].

5. Les vêtements et l’égalité homme femme

Les représentations de l’homme et de la femme et des relations entre les deux sexes, dans Little Mosque on the Prairie, en rapport avec l’usage des vêtements comme marqueurs d’identité, lèvent le voile sur une autre dynamique, dans l’édification de l’identité musulmane canadienne. Les relations hommes femmes reviennent en fait souvent à l’avant-plan, dans plusieurs épisodes de Little Mosque on the Prairie, et touchent bon nombre de sujets, depuis les mariages arrangés et les codes de conduite islamiques lors des fréquentations (1.7, 2.17, 2.18), jusqu’aux vêtements appropriés pour les hommes et les femmes. Quelques sujets surprenants sont également abordés, par exemple le mariage homosexuel — bien que ce ne soit pas dans la communauté musulmane, mais dans l’église anglicane qui abrite la mosquée — ou le fait d’une épouse musulmane qui refuse à son mari tout rapport sexuel pour protester contre la proposition de la mère de celui-ci de prendre une seconde femme (1.7). Cette dynamique des sexes présente des idées islamiques qui peuvent ne pas cadrer avec les attitudes dominantes des Canadiens — telles que les restrictions sur la mixité libre des hommes et des femmes ou, encore, la pratique de la polygynie —, mais elles apparaissent d’habitude dans un contexte de contestation qui permet de prendre connaissance des différentes attitudes des musulmans à leur sujet.

Sur la question des vêtements, la série présente au téléspectateur une bonne diversité de styles et d’approches : l’imam porte des vêtements occidentaux standards (des jeans et une chemise), sauf pendant la prière à la mosquée, alors que Baber, le conservateur, porte toujours un costume de style pakistanais avec une calotte. L’habillement des musulmanes va de la burqa portée par une femme inconnue dans un épisode (2.3) au hijab avec la robe de Fatima, en passant par le hijab et le jeans de Rayyan et le léger foulard que porte Sarah uniquement pour la prière.

On pourrait faire valoir que la série propose un modèle subtil de port modéré du hijab[22] — Sarah est le seul personnage principal musulman féminin à ne pas porter le hijab et elle passe pour pratiquer l’islam de manière superficielle, admettant elle-même qu’elle est une piètre musulmane. Pourtant, le sujet du hijab est présenté avec nuances. Par exemple, Baber tergiverse quand il est question que sa fille Layla porte le hijab ; le souci du bien-être de sa fille à l’école vient tempérer son intransigeance habituelle en matière de strictes pratiques islamiques (2.2). L’attirance que ressent Baber pour une femme vêtue d’une burqa remet également en question l’idée qu’une femme se voile pour se soustraire aux désirs sexuels des hommes (2.3). Il n’en demeure pas moins que, visuellement, le hijab domine la tenue vestimentaire des musulmanes de la série, bien que d’une manière très à la mode[23]. Il est tout particulièrement intéressant de noter la normalisation, dans un contexte canadien, des divers types de vêtements associés à l’islam. Cela est surtout apparent dans les scènes se déroulant au café-resto de Fatima, où les gens portant des vêtements distinctifs musulmans et ceux qui n’en portent pas, qu’ils soient musulmans ou non, se comportent d’ordinaire « normalement », sans qu’une attention particulière soit accordée à leurs tenues.

On se moque allégrement des questions vestimentaires dans l’épisode sur l’Halloween (1.4), où Layla, la fille de Baber, et Jamal, le fils de Fatima, veulent se costumer et faire la tournée des maisons en quête de friandises, comme les autres enfants. On les oblige à revêtir d’humiliants costumes d’olive et de figue, car ces fruits sont mentionnés dans le Coran. Mais c’est Baber, leur chaperon, habillé comme à l’habitude, qui se fait complimenter pour l’authenticité de son costume de « terroriste[24] ». Mais l’habillement est aussi abordé avec le plus grand sérieux. Par exemple, les femmes portant le hijab sont très déterminées à se faire couper les cheveux dans un lieu privé (2.15), et Rayyan et Amaar sont tous deux très troublés quand ce dernier voit par accident Rayyan sans son hijab (2.18). En somme, un vêtement distinctif musulman, même s’il n’est pas adopté par tous les musulmans canadiens, apparaît dans la série comme une composante normale de l’identité musulmane canadienne dans l’imaginaire canadien.

6. L’extrémisme

À part le hijab, l’extrémisme constitue l’autre grand sujet lié aux musulmans à avoir interpellé négativement les non-musulmans. Dans Little Mosque on the Prairie, Baber incarne la caricature du conservateur traditionaliste, dans une mosquée canadienne. Mais il a beau s’agiter dans tous les sens, il est en réalité plutôt inoffensif. Un extrémisme beaucoup plus explicite et potentiellement plus dangereux est dépeint et ridiculisé, dans un épisode sur un converti à l’islam (1.5), diffusé pour la première fois le 14 février 2007. Le nouveau converti, Marlon, fait du zèle à l’excès, au désarroi du reste de la communauté musulmane. Dans cet épisode, il apparaît aux antipodes de Sarah, convertie depuis longtemps quand elle a épousé Yasir, et qui a été mise au défi par sa fille plus pieuse, Rayyan, de faire les cinq prières prescrites par jour. Baber se trouve coincé entre les deux, trouvant que ses idées conservatrices se reflètent désavantageusement dans les comportements odieux de Marlon.

Cet épisode établit des limites claires pour l’identité musulmane au Canada. Marlon personnifie des attitudes et des pratiques qui ne peuvent faire partie d’une identité musulmane canadienne ; par conséquent, il doit finalement être exclu de la communauté. Ses invectives sur la décadence occidentale et son adoption d’atours pakistanais plaisent d’abord au conservateur Baber, jusqu’à ce que Marlon remette en question l’autorité de Baber sur sa fille, Layla. De même, Marlon se montre offensant en critiquant la nourriture non halal au café-resto de Fatima et en insinuant que Rayyan serait une épouse obéissante. Bien que les questions soulevées par Marlon ne soient pas nécessairement irrecevables ou non pertinentes pour des musulmans vivant au Canada, c’est la manière rigide et arrogante qu’il a de les soulever qui est répréhensible.

En même temps, l’épisode présente une satire des tentatives dérisoires de l’autre convertie, Sarah, qui tente de devenir une meilleure musulmane en priant régulièrement. Alors que les téléspectateurs non musulmans pourraient sympathiser avec ses vains efforts effrénés pour prier comme il faut, les musulmans pratiquants vont remarquer ses erreurs, comme son oubli du wudhu, l’ablution rituelle avant la prière, et pourraient aussi se questionner sur le fait que la prière est montrée comme très accaparante. En fin de compte, le comportement de Sarah est toléré et elle peut demeurer au sein de la communauté, alors qu’on doit user d’un subterfuge pour chasser Marlon. Même Baber s’exclame : « Impossible de discuter avec un fanatique ! »

Quel message le téléspectateur peut-il en retirer ? Peut-être que pour pouvoir se dire authentiquement canadien et musulman, il faut être modéré et se situer quelque part entre les extrêmes de Marlon et de Sarah, dans ses observances religieuses. Et pourtant, malgré son laxisme et le fait qu’elle reconnaisse être une piètre musulmane, Sarah est toujours acceptée par la communauté musulmane alors que Marlon en est rejeté. Ainsi, d’après les identités musulmanes canadiennes proposées par Little Mosque on the Prairie, les musulmans qui ne pratiquent pas ou qui sont irréguliers dans leurs observances religieuses peuvent être comptés dans une identité musulmane canadienne, alors que l’extrémisme, même dans sa forme embryonnaire, n’y a pas sa place[25].

7. L’imam et la modernité

Une dernière question qui mérite d’être examinée dans Little Mosque on the Prairie est l’attitude des musulmans canadiens face à des formes occidentales modernes d’idéaux tels que la pensée critique, la responsabilité individuelle, l’égalité et la tolérance. Cette question revient souvent dans les communautés musulmanes nord-américaines, lors des débats et des difficultés entourant le choix d’un imam pour diriger la communauté. Puisque les institutions qui forment des chefs religieux musulmans n’ont été que récemment établies en Amérique du Nord, les communautés musulmanes d’ici ont dû importer des imams qui ont grandi et ont été formés dans des contextes non occidentaux. Des problèmes surgissent souvent parce que de tels imams sont incapables d’adapter leur discours à un contexte nord-américain[26]. Zarqa Nawaz a affirmé que son idée pour Little Mosque on the Prairie lui est venue quand elle a imaginé ce que pourrait être la communauté de sa mosquée à Regina, si celle-ci était dirigée par un imam élevé et éduqué au Canada (communication personnelle, 29 juillet 2009).

Alors que chaque épisode ou presque de Little Mosque on the Prairie s’intéresse aux questions touchant l’imam et la modernité, le huitième épisode de la deuxième saison : Best Intentions (en français : Les meilleures intentions), diffusé pour la première fois le 28 novembre 2007, traite explicitement du contraste entre les perspectives traditionnelle et moderne du leadership religieux. L’épisode s’ouvre sur Amaar, l’imam moderne ayant grandi au Canada, qui tente d’être d’actualité en instituant dans la mosquée ce qu’il appelle un « halaqa pour ados », ou cours coranique pour adolescents[27]. Au moment où Amaar comprend que les élèves sont là seulement parce que leurs parents les y ont forcés, Baber, représentant du traditionalisme, est horrifié, en faisant irruption dans la classe, d’y trouver des garçons et des filles ensemble. « Tu appelles cet étal mixte de viande fraîche un halaqa ! ? » s’exclame-t-il. Et au désarroi d’Amaar, il les renvoie tous à la maison (ce qu’ils acceptent sans rechigner). D’un point de vue traditionnel, le danger moral d’un mélange des sexes supplante les bienfaits potentiels d’un forum de discussion sur les questions islamiques.

Vers la fin de l’épisode, Baber a accepté de s’associer avec Amaar pour diriger le halaqa d’ados, ce qui a pour résultat une présentation qui oscille entre une approche traditionnelle et moderne. Les élèves peuvent maintenant poser des questions plutôt qu’être uniquement sermonnés sur les croyances et pratiques acceptables. Quand un garçon demande s’il est permis d’écouter du « gangsta rap », Baber retombe immédiatement dans un mode traditionnel, en soutenant qu’un tel comportement conduit à coup sûr en enfer. Mais sur l’insistance d’Amaar, il se reprend en expliquant gentiment et de manière conciliante que les jeunes gens devraient faire attention aux modèles de comportement qu’ils choisissent. Et lorsqu’une jeune fille se demande pourquoi elle doit faire des tâches ménagères alors que son frère en est exempté, Baber donne à nouveau une réponse toute faite : « Parce que tu es une fille et lui un garçon. » Mais il se reprend une nouvelle fois et, avec plus de pertinence, évoque la tradition selon laquelle le prophète Mahomet accomplissait des tâches ménagères. Le frère de la jeune fille devrait suivre son exemple.

Cet épisode met en opposition l’approche moderne d’Amaar — que Baber qualifie d’ « islam libéral décadent » — et l’approche traditionnelle de Baber, qu’Amaar appelle le « mufti de Mercy ». Ces deux styles ou approches rivalisent pour représenter une expression authentique de l’islam. Mais la conclusion de l’épisode suggère un compromis précaire ou un amalgame des deux perspectives, plutôt que le triomphe de l’une sur l’autre. Cet accommodement de perspectives disparates[28] est caractéristique de la manière dont l’émission façonne les identités canadiennes musulmanes[29].

8. Culture et religion

Les observations qui précèdent ont tenté de montrer que Little Mosque on the Prairie aborde plusieurs discours sur l’identité musulmane, non seulement pour refléter l’éventail des sensibilités musulmanes canadiennes, mais également pour participer activement à la fabrication d’identités musulmanes canadiennes qui puissent s’insérer dans l’imaginaire culturel d’un Canada tolérant et multiculturel. Qu’il soit musulman ou non musulman, un discours qui refuse l’inclusion des musulmans, en tant que musulmans, dans l’imaginaire canadien, sera rejeté.

Il s’agit alors de savoir si ce projet constructif s’est développé sur l’idée d’extraire l’islam comme religion des formes culturelles qu’il peut adopter. Cela ne semble pas être le cas. La canadienneté, l’islamité et l’islam sont trop inextricablement enchevêtrés et interreliés pour qu’il soit possible d’établir des distinctions aussi précises. Little Mosque on the Prairie ne dépeint pas les observances ou les principes islamiques comme séparés de la culture, mais plutôt montre l’imbrication[30] contestée d’un sentiment d’être musulman, en faisant siennes les formes et les sensibilités culturelles propres à la société canadienne[31]. Ce qui est alors à l’oeuvre dans Little Mosque on the Prairie, c’est la création d’un nouvel imaginaire culturel qui dépeint les musulmans comme des membres normaux de la société canadienne, assez confiants et à l’aise pour encaisser des flèches à leur endroit et pour pratiquer l’autodérision — bien qu’il y ait eu, cela va de soi, quelques musulmans pour prendre ombrage de la série, la trouvant offensante et inexacte. La série montre des musulmans canadiens affichant une diversité de positions et de pratiques, comme dans n’importe quel groupe, tout en trouvant un sens, une reconnaissance et une dignité à s’affirmer résolument musulmans dans un contexte canadien.

Bien entendu, la communauté musulmane canadienne présentée dans la série est imaginaire et ne se veut nullement un reflet de la réalité[32]. Ce que l’émission omet d’aborder est d’ailleurs aussi important que ce qu’elle dépeint. La série ne laisse pas soupçonner le grand nombre de musulmans chiites au Canada, pour ne rien dire des ahmadis ou des ismaéliens[33]. En tant que comédie, toutes les tensions sont ultimement dissipées et rien ne persiste qui pourrait perturber une utopie multiculturelle imaginée. On y trace les limites de l’acceptable, des limites qui pourraient sembler assez élastiques pour les musulmans conservateurs du Canada, mais qui rassurent les téléspectateurs canadiens non musulmans du fait que les musulmans du Canada, même s’ils présentent des différences, sont au fond accessibles, intégrés et, oui, peuvent même être bons au curling. Si le message arrive à passer, c’est qu’il ne sépare pas l’islam de la culture, mais réussit à inculturer l’expérience d’être musulman dans un cadre canadien[34].