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Les Évangiles nous ont transmis une image extrêmement négative du roi Hérode le Grand, coupable du « massacre des Innocents » selon Matthieu (Mt 2,16). Le roi qui aurait cherché à tuer Jésus n’est comparable qu’à Pharaon, l’autre tyran persécuteur, qui ordonna de tuer les nouveaux nés des Hébreux. Mais c’est Flavius Josèphe qui, dans les Antiquités Juives, a donné le plus long développement consacré à la vie de celui qui incarne la figure même du méchant roi. Cette image a souvent été relayée par l’historiographie. Depuis l’ouvrage de Schalit (1969), des historiens ont néanmoins cherché à la relativiser en tentant d’expliquer la politique d’Hérode, replacée dans son contexte à la fois géopolitique et idéologique (Schalit 1969, Grant 1971, Richardson 1996, Vogel 2002, Günther 2005, Schwentzel 2011 et 2013b)[1].

Mais commençons par rappeler les principaux éléments de ce portrait peu flatteur : Hérode est qualifié de « demi-juif », en raison de ses origines familiales iduméennes et non judéennes. C’est un tyran au pouvoir absolu, un criminel qui fait assassiner son beau-frère Aristobule, sa femme Mariamne et même trois de ses fils, Alexandre, Aristobule et Antipater. Il apparaît comme un impie, organisateur de spectacles « païens » qui irritent les Juifs pieux (Flavius Josèphe, Antiquités Juives XV, 276). Vers la fin de son règne, il fait placer sur le Temple un aigle en or, outrage aux lois de Moïse, ressenti en outre comme un symbole de soumission à Rome (Antiquités Juives XVII, 151). C’est également un pilleur de tombeaux : il se fait ouvrir le sépulcre de David pour s’emparer de vases en or (Antiquités Juives XVI, 179). Pour résumer, on pourrait dire d’Hérode qu’il incarne l’antithèse du roi idéal selon le Deutéronome (Dt 17)[2].

Cependant, Hérode a voulu, comme les autres monarques du moment, diffuser une vision positive de lui-même et de son règne. Nicolas de Damas, parmi d’autres conseillers, se vit confier l’élaboration des grands thèmes de la propagande royale (Antiquités Juives XVI, 183)[3]. L’oeuvre de Flavius Josèphe nous permet de mettre en évidence une véritable stratégie discursive hérodienne dont on peut suivre l’évolution chronologique.

Au début du règne apparaissent trois thèmes majeurs. Tout d’abord, Hérode s’invente une origine « noble », acceptable pour les Juifs de Judée. Nicolas de Damas fut chargé d’établir cette généalogie officielle (Ilan 1998, 224). Il faisait descendre Hérode d’une grande famille juive, revenue de Babylone en Judée (Antiquités Juives XIV, 9). Il s’agissait sans doute d’associer les prétendus ancêtres d’Hérode à la figure de Zorobabel et aussi, par la même occasion, à David. On perçoit clairement l’intérêt pour Hérode de cette généalogie fabriquée par Nicolas de Damas : elle relève d’une stratégie visant à mettre en avant l’ethnicité juive du souverain. Hérode s’affirme comme un Juif judéen, descendant d’une ancienne famille judéenne.

Deuxième thème : Hérode fait diffuser de véritables fables censées montrer qu’il est le protégé de Dieu. Au cours de la guerre qui en 39-37 AÈC lui permit de prendre possession du royaume qui lui avait été confié par le Sénat romain, Hérode aurait à plusieurs reprises échappé à la mort grâce à des interventions divines. Dieu avait voulu sauver son champion ; c’était la preuve qu’Hérode était « aimé de Dieu » (théophilês ; Antiquités Juives XIV, 455).

Enfin, Hérode se présente comme le sauveur du Temple et de Jérusalem qui aurait échappé au pillage, en 37 AÈC, grâce à son intervention auprès de Sosius, gouverneur de Syrie qui commandait alors les troupes romaines (Antiquités Juives XV, 484). Hérode avait donc officiellement libéré Jérusalem de la domination hasmonéenne jugée illégitime depuis que Dieu avait choisi Hérode comme son champion.

Pour résumer, selon le discours officiel dont Flavius Josèphe nous transmet les échos, Hérode prétendait donc être un Juif judéen d’une famille revenue de Babylone ; il se disait aimé de Dieu et affirmait avoir sauvé le Temple.

Nous nous proposons de confronter ces témoignages littéraires (condamnation par Matthieu, portrait négatif selon Flavius Josèphe, propagande de Nicolas de Damas) à d’autres sources émanant directement du pouvoir hérodien. L’archéologie est susceptible de nous fournir ce type de documents. On a ainsi retrouvé les vestiges matériels des lieux où vécut le roi, notamment les palais de Massada, Jéricho et de l’Hérodion où Netzer pense avoir, en outre, exhumé les vestiges du tombeau d’Hérode[4]. D’importantes découvertes y ont été réalisées, qu’il s’agisse des édifices eux-mêmes et de leur décoration (fragments de mosaïques et de fresques), de témoignages concernant la vie quotidienne du souverain, comme les jarres à vin qui seront évoquées ci-dessous, ou encore de monnaies frappées par Hérode.

Nous nous proposons, par l’étude de ces documents non littéraires, en lien direct avec le pouvoir hérodien, de tenter de cerner l’image du roi qui s’en dégage ainsi que l’identité officiellement assumée par le souverain[5]. L’apport des découvertes épigraphiques et numismatiques infléchit-il la perception que l’on peut avoir de la figure d’Hérode à partir des sources textuelles ?

1. Le témoignage des jarres de Massada

1.1. Le corpus épigraphique de Massada

Les fragments de treize jarres qui contenaient un vin destiné à Hérode ont été découvertes à Massada, en divers endroits du site, par Yadin (Cotton et Geiger 1989, 140-158, n° 804-816 ; Richardson 1996, 203-204). On peut y lire des inscriptions latines, peintes en noir, présentant quelques variantes qui ne modifient cependant pas le sens. Voici la transcription de cinq inscriptions, particulièrement représentatives, appartenant à ce dossier épigraphique.

N° 804
1. C(aio) Sentio Satur(nino) Co(n)s(ule)
2. Philonian(um) de L(ucii) Laen(ii fundo)
3. regi He]ṛ[odi iu]ḍaic(o)

N° 805
1. C(aio) Se]ntio Satur(nino) Co(n)s(ule)
2. Philo]nian(um) de L(ucii) Laen(ii fundo)
3. regi] Her(odi) iudaic(o)

N° 807
1. C(aio) Ṣeṇ[tio Satur(nino)] Co(n)ṣ(ule)
2. Philoniaṇ(um) ḍẹ [L(ucii) Laen(ii fundo)
3. reg(i) Herọd(i) iudạ[ic(o)

N° 810
1. [ C(aio) Sentio Satur(nino) Co(n)s(ule)]
2. Ph]i[l]ọni[an(um) de L(ucii) Laen(ii fundo)
3. regi He[rod(i) iudaic(o)

N°812
1. [C(aio) Sentio Satur(nino) Co(n)s(ule)]
2. [Philonian(um) de L(ucii) Laen(ii fundo)]
3. regi Her]ọdi iudaeic(o)

Traduction : « Caius Sentius Saturninus étant Consul, vin philonien du domaine de Lucius Laenius, pour le roi Hérode, judaïque ».

La mention du consulat de C. Sentius Saturninus permet de dater précisément les jarres de 19 AÈC ; il n’y eut qu’un seul consul à Rome cette année-là, du moins jusqu’au début du mois d’août. Le terme Philonianum, présent dans huit inscriptions, désigne un cru inconnu par ailleurs[6]. L. Laenius était le propriétaire du domaine (Cotton et Geiger 1989, 45). Il pourrait s’agir, selon Cotton, d’un membre d’une famille équestre de Brindes ; les Laenii auraient pu se spécialiser dans la production et l’exportation de vins de grande qualité[7].

1.2. Que signifie regi Herodi iudaic ?

La troisième ligne ne pose pas de problème de lecture : en combinant les différents fragments, on lit : regi Herodi iudaic. Le fragment n° 810 nous donne regi, ce qui ne laisse aucun doute sur le cas utilisé ici : il s’agit bien du datif correspondant au destinataire des jarres. On lit Her sur le fragment n° 805, mais Herod sur le n° 807, tandis que le n° 812 nous permet de lire la désinence du datif. La lecture regi Herodi ne fait donc aucun doute. Pour le troisième et dernier mot de la ligne, on trouve comme variante iudaeic sur le fragment n° 812. Cela n’a rien d’étonnant, l’adjectif latin iudaicus pouvant très bien s’orthographier iudaeicus. La reconstitution Iudaic(orum) est impossible car iudaic est séparé de regi par Herodi. Il faudrait donc lire iudaic(o), selon Cotton qui remarque cependant l’ordre un peu étonnant des mots. En effet, on s’attendrait plutôt à lire : Herodi regi iudaico ou Regi iudaico Herodi, du moins si l’adjectif se rapporte bien à Hérode lui-même. Cotton émet l’hypothèse que l’expression latine ait pu être calquée sur une titulature grecque, composée traditionnellement du titre de basileus suivi du nom du roi puis d’une épiclèse. Mais le problème est qu’on ne trouve jamais un équivalent iudaicus dans le corpus épigraphique grec des Hérodiens. La seule épithèste connue d’Hérode est Philorhomaios (« Ami des Romains » ; Orientis Graeci Inscriptiones Selectae, n°414 ; Richardson 1996, 208 ; Schwentzel 2011, 109). Il faudrait donc comprendre iudaicus dans un sens purement géographique : les jarres sont destinées au roi Hérode qui règne en Judée. Cette interprétation a été reprise par W. Eck : il faudrait traduire rex iudaicus, non par « roi juif ou judaïque », mais par « roi en Judée » (Eck 2007, 20 et note 38).

Comme le remarque également Eck, les inscriptions des jarres de Massada sont du plus grand intérêt dans la mesure où elles nous offrent un témoignage non partisan, ou du moins officiel, sur le règne d’Hérode, contrairement aux sources littéraires. L’interprétation qu’en donne Eck n’en va pas moins dans le même sens que la tradition historiographique, puisque les jarres de Massada illustreraient, selon l’auteur, le style de vie (Lebensstil) d’un roi hellénistique. Hérode en faisant importer de grands crus italiens vivrait dans le luxe caractéristique des basileis gréco-macédoniens. Les jarres de Massada apporteraient donc une confirmation archéologique à l’image négative d’Hérode selon l’historiographie traditionnelle.

Mais une autre hypothèse interprétative peut également être avancée ; elle a été suggérée par Richardson (1996, 203-204). Hérode se définissait lui-même comme un roi juif et serait considéré comme tel par ses fournisseurs en vin. On peut supposer que les Laenii avaient pris soin de s’informer, en partie au moins, de la propagande de leur royal client ; ils auraient donc eu tout intérêt à s’adresser à lui en se référant à son identité ethnique officielle. Toutefois, l’adjectif iudaicus ne signifie pas que le vin contenu dans les jarres ait été fabriqué selon les règles de pureté propres au judaïsme. Cotton (1989, 148-149) rappelle qu’il n’y avait pas, avant la grande révolte juive (66-73 ÈC), d’interdiction liée à la consommation du vin[8].

Cependant, les règles de pureté pouvaient s’appliquer à la poterie elle-même, comme l’écrit G. Finkielsztejn (1999, 21-36 ; 2002, 227-233 ; Peignard-Giros 2007, 203-219). On constate la présence à Jérusalem d’un grand nombre de fragments d’amphores rhodiennes, identifiables à leur timbre, dans les couches archéologiques correspondant à la domination séleucide. Puis, vers le milieu du iie siècle AÈC, ces amphores disparaissent. Les habitants de Jérusalem n’importent plus de vin rhodien. Pourquoi ? Selon Ariel (1990, 13-98), la raison serait économique ; elle serait liée à un appauvrissement de la population. Mais Finkielsztejn souligne, quant à lui, le contexte maccabéen propice à l’observance de règles religieuses de pureté interdisant, non la consommation de vins étrangers, mais l’usage de poteries étrangères. Ce ne serait donc pas le contenu, mais le contenant qui poserait problème. Selon Finkielsztejn, la destruction des sanctuaires « païens » et la politique de judaïsation menée par les Hasmonéens auraient servi de point de départ à un renforcement des pratiques rituelles, d’autant plus que l’on voit alors apparaître de nouveaux timbres amphoriques sur lesquels on lit l’inscription Yehud (parfois suivie de la lettre tet dont le sens nous échappe). Ces timbres Yehud apparaissent sur des jarres de production locale, mais il n’est pas exclu que certaines aient pu être importées. La mention Yehud à l’époque hasmonéenne pourrait donc être en relation avec la fabrication des poteries ; elle aurait un sens précis : elle pourrait signifier que la jarre peut être utilisée par un Juif.

Finkielsztejn appuie son hypothèse sur d’autres découvertes archéologiques, notamment les bains rituels (mikvaot) des palais hasmonéens qui prouvent, selon lui, l’observance par les souverains des règles de pureté (Netzer 2001, 39). Or, on constate une continuité archéologique entre l’époque hasmonéenne et le règne d’Hérode, qu’il s’agisse des amphores découvertes à Jérusalem ou des mikvaot attestés également à Massada (Roller 1998, 187-190 ; Lichtenberger 1999, 21-34 ; Netzer 2006, 21-24). Dans ce contexte, on peut émettre l’hypothèse que l’inscription iudaic sur les jarres de Massada constitue une sorte de transposition latine du Yehud de l’époque hasmonéenne et signifie que la jarre est conforme aux règles de pureté juives.

La position du mot à la fin de la troisième ligne pourrait également suggérer un emploi adverbial, d’autant plus que iudaicus ne semble pas pouvoir désigner Hérode lui-même. En effet, dans ce cas, on attendrait iudaeus, équivalent latin de ioudaios[9]. La forme iudaicus (avec suffixation en –cus) est davantage adaptée à un objet qu’à une personne. Ni la position du mot à la fin de la ligne, ni son sens ne permettent d’affirmer que cet adjectif qualifie le roi Hérode. Iudaic pourrait donc renvoyer à la poterie elle-même, « judaïquement » fabriquée. Nous proposons de restituer le texte de la manière suivante : iudaico more[10]. L’expression pourrait traduire en latin l’adverbe grec ioudaïkôs qu’emploie Josèphe (Flavius Josèphe, Guerre des Juifs VI, 17)[11]. La troisième ligne de l’inscription signifierait du coup : « Pour le roi Hérode, suivant l’usage judaïque ».

Mais si l’emploi de l’adjectif iudaicus est en relation avec la jarre, le mot est aussi indirectement en lien avec le roi Hérode, puisqu’il est le destinataire de l’objet fabriqué « judaïquement ». Les inscriptions des jarres de Massada pourraient donc bien renvoyer à la définition ethnique officielle du souverain comme Ioudaios. Les jarres ont été réalisées iudaico more dans la mesure où Hérode se définissait et était perçu par ses fournisseurs en vin comme un rex iudaeus.

Ce n’est, cependant, que la confrontation avec les autres sources disponibles qui peut permettre d’étayer cette hypothèse. Outre la présence de mikvaot, on note encore l’existence d’une petite synagogue aménagée à l’ouest du site de Massada qui pourrait également témoigner de l’attachement du roi et de sa cour au judaïsme. Utilisée par les Sicaires au cours de la grande révolte juive (66-73 ÈC), elle paraît remonter à l’époque d’Hérode (Yadin 1989, 185).

Si l’on refait un détour par les sources littéraires, on peut encore remarquer que la boutade prêtée à Auguste par Macrobe cadrerait parfaitement avec le respect des règles de pureté du judaïsme qu’aurait pu afficher Hérode. L’empereur aurait dit : « Mallem Herodis porcus esse quam filius » ; « Je préfèrerais être le porc d’Hérode plutôt que son fils ! » (Macrobe,Saturnales II, 4, 11). La phrase, initialement prononcée en grec, aurait permis à Auguste de jouer sur la similitude entre les mots huios (« fils ») et hus (« cochon »). Mais, surtout, l’empereur soulignait ironiquement le respect des interdits alimentaires par le roi qui se définissait comme juif : un porc n’avait rien à craindre de la part d’Hérode qui préférait égorger ses propres fils.

2. Le témoignage des monnaies : Hérode, roi juif ou païen ?

2.1. Réflexion préliminaire

La numismatique constitue une source officielle particulièrement éloquente : émanation du pouvoir lui-même, elle est susceptible de nous renseigner sur l’idéologie royale et sur l’image que le souverain voulait diffuser de lui-même. La monnaie, véritable « média », est le vecteur de l’idéologie royale. En tant que support, facile à reproduire et à diffuser, elle est l’un des instruments privilégiés de la propagande.

L’étude de l’iconographie monétaire part du principe que l’État émetteur prête la plus grande attention au choix de ses types. Aucune place n’est laissée au hasard, ni à l’inspiration du graveur qui obéit scrupuleusement aux ordres qu’on lui donne. Le type est délibérément choisi par l’autorité politique pour la représenter. L’État émetteur estime que les images choisies lui sont utiles pour sa propagande, dans le sens où elles contribuent à diffuser l’expression de son autoreprésentation (Rebuffat, 1996, 165). L’autorité pense que les types auront un effet sur les utilisateurs, mais il est difficile de mesurer l’impact réel de cette stratégie sur la population visée. On ne sait pas ce que perçoivent réellement les utilisateurs de la monnaie. Mais ceux-ci sont forcément pris en compte par l’autorité émettrice, en tant que cible du discours. Du coup, l’autorité choisit normalement une iconographie facilement identifiable (ou supposée facilement identifiable), le rôle de l’iconographie monétaire et de ses symboles étant de permettre une identification rapide de la monnaie.

On peut distinguer deux niveaux de signification dans l’iconographie monétaire. Les types permettent d’identifier l’État ou le souverain émetteur : il s’agit alors d’emblèmes du pouvoir. Les types peuvent également délivrer un discours plus général, suggéré par le choix même des images, ou par les connotations qui leur sont liées (promesses de bonheur, prospérité, richesse, sécurité, démonstration de puissance). Mais le type peut aussi être déterminé par des interactions avec d’autres monnayages. L’examen des monnaies hérodiennes nécessite donc la prise en compte des autres émissions contemporaines.

2.2. Les séries hérodiennes

À l’instar et à la suite des Hasmonéens, Hérode fit frapper des séries exclusivement en bronze (voir la liste des principales séries donnée en annexe)[12]. Les types sont tous inanimés, à l’exception notable d’un aigle figurant sur un petit module. On note aussi la disparition des légendes paléo hébraïques au profit de la seule langue grecque. L’unique date apparaissant sur quelques séries est l’an 3.

La circulation des monnaies d’Hérode fut circonscrite à l’intérieur des frontières du royaume. Ariel (2000-2002) a répertorié les monnaies découvertes lors de fouilles archéologiques[13]. On constate le nombre relativement faible des pièces d’Hérode sur les sites étudiés, notamment à Jérusalem, ce qui suggère la production d’une masse monétaire relativement peu importante. En fait, les monnaies hasmonéennes étaient toujours en circulation sous le règne d’Hérode. Les découvertes réalisées dans le quartier juif de Jérusalem sont particulièrement éloquentes à ce propos : les couches du ier siècle av. J.-C. ont révélé un nombre de bronzes au nom du roi hasmonéen Alexandre Jannée nettement supérieur à celui des monnaies d’Hérode[14].

La thésaurisation paraît également en net recul par rapport à l’époque hasmonéenne. Ariel et Fontanille (2012, 127-132) ne comptent que cinq trésors comprenant des monnaies d’Hérode[15]. Cette évolution est vraisemblablement due à la période de stabilité qu’offrit Hérode à la Judée, du moins par rapport aux crises qui secouèrent les règnes des derniers Hasmonéens.

On distingue deux ensembles de monnaies hérodiennes : les séries datées de l’an 3 et les autres, non datées. Ariel et Fontanille (2012) répertorient dix-sept séries frappées par Hérode : quatre sont datées de l’an 3, les autres ne sont pas datées.

Le monnayage d’Hérode a fait l’objet de quelques débats. On a ainsi pu se demander si Hérode avait attendu ou non la prise de Jérusalem en 37 AÈC pour frapper ses premières pièces datées de l’an 3. Meyshan suggère que celles-ci aient pu être émises à Tyr, alors que Meshorer penche plutôt pour Samarie. Néanmoins, il semble désormais admis que le roi fit frapper l’ensemble de ses séries monétaires à Jérusalem (Ariel 2000-2002, 100-101 ; Kushnir-Stein 2007 ; Ariel et Fontanille 2012, 92-98).

En raison de l’absence de date sur la plupart des séries, sauf celles de l’an 3, l’établissement d’une chronologie des émissions est quasiment impossible. En se fondant sur des données archéologiques (fouilles de Jérusalem, Massada et Gamala), ainsi que sur un examen de la forme des lettres des légendes monétaires et des types qu’il met en relation avec des événements de la vie d’Hérode, Ariel a proposé une chronologie des émissions de monnaies sans dates[16]. Il avance notamment l’hypothèse qu’Hérode ait frappé ses séries non datées dans la seconde partie de son règne, entre 30 et 4 AÈC.

2.3. L’interprétation des types : deux approches contradictoires

L’étude des types hérodiens a donné lieu à des interprétations contradictoires qu’on peut regrouper en deux tendances. La première, hellénisante et romanisante, voire « païenne », est illustrée notamment par Jacobson (1986) et Kokkinos (1998, 122). L’autre, juive, remonte à l’article de Meyshan (1959).

La première lecture tente, en fait, de trouver dans le monnayage hérodien des échos, voire des justifications du jugement négatif porté par Flavius Josèphe sur Hérode ; la seconde considère les types hérodiens comme un ensemble de signes appartenant à une stratégie discursive du pouvoir, sans lien avec les partis pris de Flavius Josèphe.

Entre ces deux tendances, Meshorer (2001, 65-66) souligne la dualité des types tantôt « païens », tantôt juifs. De son côté, Ariel (2009, 113-126) croit pouvoir trouver, dans les types hérodiens, une « imagerie augustéenne » soulignant la soumission d’Hérode face à Rome et à Auguste. Mais, comme Ariel le reconnaît lui-même, cette interprétation ne peut être étendue à l’ensemble des types hérodiens.

Il ne saurait être question ici de reprendre l’étude de chacun des symboles du monnayage[17]. Nous souhaitons seulement tenter de faire la part entre l’interprétation « païenne », ou gréco-romaine, et l’interprétation juive des types hérodiens.

Les deux tableaux ci-dessous donnent la liste des symboles apparaissent sur les séries de l’an 3 (tableau n° 1) et sur les séries non-datées (tableau n° 2).

Tableau n° 1

Symboles des monnaies hérodiennes datées de l’an 3

Symboles des monnaies hérodiennes datées de l’an 3

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Tableau n° 2

Symboles des monnaies hérodiennes non datées

Symboles des monnaies hérodiennes non datées

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2.4. Les légendes

La légende, comme le type, a pour fonction d’identifier l’État émetteur. Elle répond aux questions que l’utilisateur (lettré) est susceptible de se poser : quel est le nom du souverain émetteur et le titre qu’il porte. La légende fournit une autodéfinition institutionnelle du pouvoir à partir des informations jugées les plus utiles, le peu d’espace dont dispose en général le graveur obligeant l’État émetteur à n’exprimer que ce qui lui paraît essentiel.

La langue utilisée doit également être prise en compte. Les dernières monnaies hasmonéennes présentaient des légendes bilingues en paléo hébreu et en grec. Sur les monnaies d’Antigone Mattathias, concurrent d’Hérode en 40-37 AÈC, le titre sacerdotal khn gdl, inscrit en paléo hébreu, était associé au nom sémitique Mttyh, tandis que le titre royal (basileus) n’apparaissait que dans la version grecque, conjointement au nom Antigonos (Schwentzel, 2009). Le dernier souverain hasmonéen voulait souligner sa légitimité dynastique par opposition à Hérode, dans l’incapacité de prétendre à la grande prêtrise en raison de ses origines familiales. Antigone Mattathias mena donc une propagande « légitimiste », en affichant sa capacité à cumuler les fonctions de roi et de grand prêtre.

Hérode préféra, quant à lui, renoncer au bilinguisme, au profit de la seule langue grecque. L’usage du paléo hébreu, lié à la dynastie hasmonéenne et au titre sacerdotal, aurait pu être ressenti comme une usurpation. La seule mention du titre royal, de surcroît en grec, dut paraître plus consensuelle pour le nouveau pouvoir.

On lit ainsi sur toutes les monnaies : ΒAΣΙΛEΩΣ HΡΩ∆OΥ : « (monnaie) du roi Hérode ». Cette légende est parfois abrégée sur les petits bronzes pour des raisons évidentes de manque de place : ΒAΣΙΛ HΡΩ∆ (annexe n°12). Sur une seule monnaie, la légende est au nominatif. On lit ΒAΣΙΛEΥΣ HΡΩ∆HΣ (annexe n°10). Il pourrait s’agir, dans ce cas, d’une émission posthume datant de l’époque de l’ethnarque Hérode Archélaos, fils et successeur d’Hérode en Judée (4 AÈC-6 ÈC). En effet, alors que le génitif désigne habituellement le roi qui a frappé la monnaie, le nominatif renvoie plutôt au souverain auquel on veut rendre hommage.

2.5. Dépasser l’opposition : des types à la fois ethniques et intégrateurs

L’absence de toute représentation physique d’Hérode sur ses monnaies s’inscrit dans la continuité du monnayage hasmonéen. Les séries hérodiennes se distinguent au premier coup d’oeil des autres monnaies contemporaines, où la présence du buste royal était la norme (monnaies ptolémaïques, nabatéennes etc.). L’absence de portrait d’Hérode affiche donc, de manière presque paradoxale, l’identité ethnique juive proclamée par le roi. Il s’agit d’un véritable signe différenciateur propre au discours ethnique[18].

On remarque également que la plupart des symboles du monnayage hérodien dont nous avons dressé la liste ci-dessus peuvent se trouver affectés aussi bien à une signification grecque ou romaine que juive. C’est la raison pour laquelle ils ne nous paraissent pas pouvoir être considérés, à proprement parler, comme « païens ». Il pourrait s’agir d’emprunts au répertoire iconographique gréco-romain, réappropriés par Hérode et, pour ainsi dire, ethnicisés, c’est-à-dire affectés à une nouvelle signification juive. L’État hérodien se construit une identité ethnique non seulement sur la base de signes différenciateurs locaux, comme l’absence de portrait du roi, mais aussi à partir de transferts iconographiques en provenance du monde gréco-romain. Cette construction propre à Hérode ne traduit pas des « influences païennes » que le roi aurait subies, mais plutôt des choix calculés, des réappropriations voulues par le roi qui s’en sert comme un moyen d’autodéfinition de son pouvoir. Hérode opère un choix dans le répertoire iconographique grec et romain, selon ses besoins propres. Les transferts d’images n’empêchent pas la création d’une imagerie nouvelle et originale, comme le pilos à l’étoile posé sur une table (annexe n°1), dont on ne retrouve pas l’équivalent exact dans les monnayages du monde grec.

Le contexte idéologique évoqué en introduction plaide également pour une interprétation juive des thèmes du monnayage hérodien. On ne voit pas pourquoi les monnaies auraient délivré un message en contradiction avec la stratégie discursive mise en évidence par ailleurs.

Cependant, si la lecture de Ariel qui cherche à identifier une iconographie romaine ou « octavienne » sur le monnayage d’Hérode paraît discutable, il est vraisemblable que le roi ait sciemment choisi un certain nombre de types (aplustre, caducée, trépied etc.) susceptibles d’être également reconnus et compris par les populations non-juives du royaume. Hérode semble jouer sur la polysémie d’un grand nombre de ses types monétaires. L’opposition entre les tenants des deux tendances interprétatives, juive ou « païenne », pourrait donc être en partie dépassée. L’identité ethnique juive assumée par Hérode n’empêche pas le roi d’afficher des symboles à double sens, à l’image du royaume nullement homogène qui lui a été confié par Rome.

On peut ajouter que lorsque les emprunts au répertoire iconographique grec sont ethnicisés, le parallèle n’en demeure pas moins possible avec le monde hellénique. Par exemple, si l’aigle qui figure sur une série d’Hérode constitue l’interprétation hérodienne des chérubins de Salomon, comme nous en avons émis l’hypothèse (Schwentzel 2012), l’oiseau n’en est pas moins comparable, d’un point de vue strictement iconographique, au rapace de Zeus ou de Jupiter. On peut donc opposer aux signes culturels différenciateurs des signes à effet intégrateur ou assimilateur, malgré leur réappropriation par le discours local. L’aigle est un signe « semblable-différent » pourrait-on dire : il n’évoque pas Zeus (il est donc différent de l’aigle grec), mais il instaure tout de même une convergence iconographique avec le monde gréco-romain. Il pourrait donc être considéré comme un signe intégrateur dans le sens où il constitue l’expression d’un discours ethnique dans un langage iconographique commun à ce que Paul Veyne (2005) a nommé l’« Empire gréco-romain ».

Conclusion

Hérode a cherché à légitimer son règne au moyen d’une stratégie discursive ethnique. Il a fait reposer une part non négligeable de sa propagande sur son appartenance à l’ethnos juif ou encore sur l’imitation de David et de Salomon. Ses fournisseurs en vins, reprenant son identité ethnique officielle, ont donc très bien pu le considérer comme un Iudaeus et indiquer sur les jarres expédiées au roi qu’elles avaient été fabriquées « judaïquement » (iudaico more). Hérode buvait de grands crus italiens, comme l’élite romaine, mais dans des récipients conformes aux règles de pureté juive.

L’étude des monnaies d’Hérode nous révèle une construction idéologique plus complexe que ne le laisse entendre l’opposition entre les tenants de l’interprétation « païenne » et ceux de l’interprétation juive. Hérode a pu délibérément vouloir jouer sur la polysémie d’un certain nombre de ses types monétaires. Il paraît avoir privilégié des signes à double sens, susceptibles d’être diversement compris. Tout en se proclamant juif, il se voulait aussi parfaitement intégré dans une forme de communauté culturelle gréco-romaine. L’affirmation de son ethnicité juive ne l’empêchait pas de rechercher un consensus plus vaste, par le choix de symboles à significations plurielles.

L’étude de ces documents non littéraires, en lien direct avec le pouvoir hérodien ne va pas, à proprement parler, à l’encontre de ce que nous disent les sources textuelles. Elle confirme plutôt une certaine complexité du personnage d’Hérode dont la prise en compte n’est pas absente de l’oeuvre de Flavius Josèphe. En effet, même si la vision d’Hérode que nous donne cet auteur est globalement négative, l’historien antique inclut tout de même dans son récit quelques éléments positifs, conférant ainsi une plus grande vérité psychologique à son personnage dont il se plaît à souligner les ambiguïtés (Mason 2003). Cette tendance est particulièrement claire dans les livres XV et XVI des Antiquités juives. Josèphe y développe tout d’abord l’image négative du tyran cruel, ennemi (polémios) du peuple (Antiquités Juives XV, 281). Mais, un peu plus loin, il montre le roi attentif au bien être de ses sujets lors d’une grave famine (Antiquités Juives XV, 308). Dans le livre XVI, Hérode prend encore la défense des Juifs de la diaspora (Antiquités Juives XVI, 58-62). Si son dessein avait été uniquement de condamner Hérode, Josèphe aurait pu amoindrir la portée de ces faits.

À partir des sources littéraires autant qu’archéologiques, épigraphiques et numismatiques, Hérode apparaît comme un tyran revendiquant son judaïsme, tout en étant parfaitement intégré dans le monde gréco-romain de l’époque.