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L’histoire du site archéologique de Philippes, en Macédoine, est très significative du revirement auquel on assiste aujourd’hui dans le rapport de la Bible à l’archéologie. Chacun le sait : dans une première étape, qui vit l’ouverture de chantiers majeurs, il s’agissait, conformément à l’esprit positiviste du xixe siècle, de « vérifier » la Bible par des vestiges matériels, en utilisant les textes sur le terrain ainsi que Schliemann l’avait fait des poèmes homériques dans sa quête de Mycènes et de Troie. Le plus souvent, cette vérification s’est avérée impossible, mais l’on prit conscience que les fouilles ouvraient d’autres problématiques et conduisaient au contraire à interroger la Bible en relisant les textes avec de nouvelles références et d’autres modèles. C’est le cas à Philippes, ville moyenne de Macédoine, fondée au ive siècle avant notre ère par Philippe II, le père d’Alexandre, sur le site de l’antique Krénidès (Les Petites Sources), pour contrôler les mines d’or et d’argent du Mont Pangée. Après avoir servi de champ de bataille en 42 lors des guerres civiles entre les héritiers de César et ses meurtriers, elle connut un grand développement à l’époque impériale romaine, sous les règnes d’Auguste et de Claude, comme colonie militaire de vétérans, chargée de surveiller les tribus thraces du Nord, et comme étape sur la Via Egnatia qui menait soldats et marchands jusqu’à Rome à travers l’isthme balkanique. C’est ici que Paul fonda sa première Église en Europe en 50 ou 51 de notre ère, sous le règne de Claude. Cette fondation est documentée dans le Nouveau Testament par un texte autobiographique conservé, l’Épître aux Philippiens, et par un récit des Actes des apôtres.

La prospection du site fut initiée par des voyageurs et des archéologues français, dès le xixe siècle[1], et la première grande fouille fut conduite par l’École Française d’Athènes dès le retour de la paix dans les Balkans à la fin de la première guerre mondiale. Aujourd’hui l’exploration archéologique associe l’École Française à une équipe d’archéologues suisses de l’Université de Lausanne et, bien sûr, aux Grecs pour qui le site représente certainement un enjeu national en référence à la figure fondatrice d’Alexandre, surtout depuis la recomposition géopolitique du centre des Balkans, et même un enjeu ecclésial du point de vue de l’Église autocéphale de Grèce, ce qui s’est manifesté par le réaménagement moderne d’un lieu de pèlerinage[2]. Or, des objectifs nationalistes circonstanciels, de même que les exigences du tourisme religieux, jouent un rôle non négligeable dans le développement des programmes archéologiques et dans l’interprétation des trouvailles. Philippes se révèle donc être, surtout en ces dernières années, un champ d’exercice privilégié de l’esprit critique pour examiner les objectifs et la méthodologie de l’archéologie historique ainsi que la question de la surinterprétation.

Longue de plus d’un siècle, l’histoire de l’exploration archéologique de Philippes peut se diviser en trois phases. Les premières grandes fouilles de l’entre-deux-guerres mirent en évidence le tracé et le tissu urbain de la cité antique, en retrouvant les murailles, le théâtre et le forum (Collart 1937, 457-461 ; Lemerle 1945, 15-41 : commentaire linéaire d’Ac 16,8-40). La seconde phase, à partir des années 1960, s’attacha aux monuments paléochrétiens édifiés entre le ive et le vie siècle (Hoddinott 1963 ; Pallas 1977), qui sont donc sans rapport direct avec la vie de Paul, mais ne signalent pas moins l’importance particulière de cette fondation paulinienne comme lieu de pèlerinage dans l’Antiquité tardive. Les recherches actuelles exploitent surtout la documentation épigraphique et iconographique (en particulier les reliefs votifs d’une série de petits sanctuaires rupestres creusés dans la paroi rocheuse de l’acropole : Collart et Ducrey 1975 ; Pilhofer 2009). L’enjeu est alors de reconstituer un « milieu philippien », social et religieux, pour mieux contextualiser, historiquement, l’Épître aux Philippiens et la séquence des Actes des apôtres. Certaines de ces recherches sont menées à la charnière de l’exégèse et de l’archéologie, ou en parallèle. Dans l’attente de la publication des inscriptions de la colonie romaine de Philippes (d’ailleurs hellénophone), que prépare l’École Française d’Athènes, Peter Pilhofer a publié en 2000 dans le cadre d’un centre de recherche néotestamentaire de l’Université de Tübingen un recueil de 767 textes, complété en 2009 de 62 inscriptions nouvelles, faisant suite à une thèse qui associait l’approche archéologique et épigraphique à une étude des sources textuelles disponibles, de Paul à Polycarpe : l’étude est cumulative, qui met à plat des données hétérogènes plutôt qu’elle ne procède à une véritable confrontation entre les pierres et les textes ; sélective au demeurant, elle se propose d’étudier de l’intérieur une communauté considérée comme emblématique, « la première communauté chrétienne d’Europe », plutôt que de rendre compte de son inscription dans un espace et dans un milieu (Pilhofer 1995). L’éphore des Antiquités responsable du site, Charalambos Bakirtzis, auteur du guide archéologique officiel, s’est associé en 1998 à un spécialiste du Nouveau Testament et de l’histoire de l’Église, Helmut Koester, pour une publication collective d’histoire paulinienne, dont l’enjeu était nouveau, puisqu’on voulait y traiter de Philippes au temps de Paul et après sa mort (Bakirtzis et Koester, 1998) : paradoxalement, comme le titre ne l’indique pas vraiment, faute de pouvoir retrouver l’horizon du milieu du ier siècle, contexte historique des écrits pauliniens, l’archéologie de Philippes est utilisée de façon subversive pour provoquer les textes et la tradition chrétienne, en postulant d’après des vestiges paléochrétiens que Philippes aurait pu être le lieu du martyre de Paul (voir ci-dessous ).

1. La difficulté de lire les textes sur le terrain

Bien sûr, dès le début de la prospection archéologique, on a cherché à inscrire dans le paysage les passages concernés des Actes des apôtres. Heuzey, dès 1878, avait cru pouvoir identifier le lieu de la rencontre de Paul avec Lydie, d’après les données fournies par les Actes des apôtres, à partir des premiers éléments topographiques repérés sur le terrain[3]. Dans cette région marécageuse, parcourue par de nombreux filets d’eau, le terme de « rivière » (Ac 16,13) paraissait ne pouvoir s’appliquer qu’au Gangites, un affluent du Strymon, qui coule à l’Ouest de la ville, à plus de deux kilomètres des murailles. Cela incita certains archéologues à considérer que la pylè indiquée par Luc ( Ac 16,11) n’était pas une des portes de la ville, mais l’arche monumentale, érigée dès la fondation romaine à proximité du Gangitès, sur le trajet de la Via Egnatia, pour marquer la limite du territoire de la colonie romaine. Cette localisation n’a jamais fait l’unanimité, d’abord parce que la distance de l’arche au centre de la ville est supérieure aux 900 mètres que pouvait parcourir un Juif le jour du Sabbat (Ac 1,12)[4], ensuite parce qu’une telle délimitation aurait inclu la nécropole occidentale à l’intérieur de l’espace urbain, ce qu’interdisait la loi romaine. D’autres historiens ont donc proposé de situer le lieu de prière des Juifs au lieu-dit Les Sources (Krenidès), à l’Est de la colonie (Lemerle 1945, 23-27)[5], avant que l’identification par l’archéologue grec Lazaridis d’une troisième porte (Lazaridis 1973) — dite Porte des Marais, au Sud-Ouest de la ville et à cinquante mètres du ruisseau Zygaktis — ne conduise aujourd’hui à localiser la rencontre fondatrice au bord de ce cours d’eau et à y consacrer en 1972 un lieu de mémoire sous la forme d’une église-baptistère. Ainsi se crée un paysage relique (voir la typologie de Tardieu 1990)... Le texte des Actes des apôtres n’incite pas à rechercher les restes d’une synagogue antique monumentale, puisque dans la formule employée par Luc, qui est très usuelle — « là où nous pensions qu’il y avait prière (proseuchè) » (Ac 16,13) —, le terme grec proseuchè peut renvoyer aussi bien à l’acte de dévotion qu’à une « maison de prière », première désignation en grec de ce que nous appelons aujourd’hui une synagogue[6] ; l’incertitude est la même sur le site archéologique de Délos[7], où les enjeux ne sont évidemment pas les mêmes.

De toute manière, la possibilité de lire le récit lucanien sur le terrain tourne court assez vite, car l’horizon archéologique des années 50, les années de Paul, n’est malheureusement pas repérable sur le site, puisque la ville a connu plusieurs fondations et réurbanisations successives. L’enquête pour retrouver des vestiges de ce qu’avait pu voir Paul est fortement compromise par la grande phase de constructions qui a eu lieu à l’époque des Antonins : l’impression générale dégagée aujourd’hui par les fouilles du site, sur le forum notamment, est celle de la seconde moitié du iie siècle. Il fallut donc réinventer et réinterpréter des repères topographiques. En voulant retrouver et vénérer comme un espace relique, dès 1878, « la prison de saint Paul », on réinterpréta une pièce souterraine, décorée d’une fresque. C’était sans doute la citerne romaine souterraine, située au départ d’un escalier desservant un temple hellénistique, qui fut transformée en église et décorée d’une fresque vers le xe siècle, car l’aménagement est postérieur à la ruine d’une basilique chrétienne du ve siècle (Pelenakidou, 1980). Dans ce cas, le récit des Actes des apôtres et les données topographiques transmises par Luc ont servi à sacraliser dès l’époque byzantine un nouveau lieu de culte et à transmettre aux Modernes un témoignage de foi, non pas un témoignage historique : pour ce faire, il est d’ailleurs plus facile de réinterpréter un édifice fossilisé somme toute insignifiant, comme une citerne. Une autre possibilité consiste à s’approprier des vestiges significatifs et à les analyser dans une fourchette chronologique large au nom de l’argument de vraisemblance, en inversant la fonction normale du document archéologique, qui est d’établir une chronologie relative précise, voir une chronologie absolue : c’est ainsi que depuis les fouilles de 1991, qui ont mis au jour de vastes demeures caractéristiques de l’Antiquité tardive, on utilise ces dernières par analogie pour donner davantage de consistance historique à la figure de Lydie, chef de famille et chef d’entreprise selon les Actes des apôtres (Gonaris et Velenis 1991, 409-417 ; Bakirtzis et Koester 1998, 24)[8].

2. L’interprétation extensive des inscriptions : reconstitution d’un « milieu paulinien »

Ce n’est donc pas principalement en termes de localisation dans l’espace public que l’archéologie de Philippes peut apporter une contextualisation à la prédication paulinienne, contrairement à ce qui se passe à Corinthe. Reste alors, pour éclairer indirectement les textes pauliniens et apprécier la fiabilité du récit lucanien, un abondant stock d’inscriptions et l’iconographie de tout un ensemble de petits sanctuaires rupestres. Dès 1922, Charles Picard publia une première étude, hâtive, de ces reliefs votifs qu’il considérait comme une documentation d’histoire religieuse exceptionnelle et qu’il data automatiquement du ier siècle (Picard 1922, 117-201), parce qu’il en vit immédiatement l’enjeu quant à l’émergence et à la diffusion du christianisme. Cette imagerie ainsi datée expliquait dès lors la prédication de Paul par une attente spirituelle locale précise et inscrivait l’itinéraire de sa mission dans la trajectoire commune à tous les cultes venus de l’Orient, puisque sont installées à Philippes les divinités égyptiennes et phrygiennes.

Il est vrai que les cultes orientaux pratiqués à Philippes développaient souvent une thématique de mort et de résurrection : mythe d’Osiris, intégré aux mystères isiaques à l’époque impériale ; mythe de Dionysos, mis à mort, dépecé et ressuscité comme Osiris, dont la dévotion était très développée en Macédoine, surtout dans un cadre funéraire en association avec l’orphisme pour proposer un trajet de salut dans l’après-mort ; mythe d’Attis, le jeune amant divin de la déesse phrygienne Cybèle, dont on célébrait chaque année la mort et la résurrection[9]. Les dévots de Dionysos formaient à Philippes des communautés religieuses bien organisées, où se trouvaient rassemblés Grecs, Romains et Thraces (Pilhofer 2000, n° 095, 340, 524, 525, 529). On y vénérait aussi les dieux de Samothrace, dont le culte extatique à mystères, destiné à assurer le salut des marins en mer, prit à l’époque de Paul un caractère salvifique étendu à toutes les circonstances (Pilhofer 2000, n° 388)[10]. Dans le sanctuaire d’Isis fouillé à Philippes, on a retrouvé tout un dispositif à crypte évoquant les rites décrits par Apulée où l’on ensevelissait l’initié pour lui faire mimer la mort et où la sortie du tombeau lui faisait éprouver une re-vie identifiée à celle d’Osiris (Collart 1929, 70-100 )[11]. Tout cela pourrait justifier, évidemment, le choix de l’expression suivante dans la lettre aux Philippiens : « Se conformer à sa mort (du Christ) pour parvenir à la résurrection d’entre les morts » (Ph 3,11). On aimerait se dire que Paul savait sûrement ce qu’il faisait en utilisant les propres mots des Philippiens et en se référant, au moins indirectement, à leur quête d’une espérance pour l’après-mort. Mais l’on bute, encore une fois, sur un problème de chronologie, car ces témoignages de dévotion ne sont pas antérieurs à la deuxième moitié du iie siècle, puisque ces sanctuaires ont été installés dans d’anciennes carrières, utilisées pour la construction du centre urbain (Collart et Ducrey 1975). Il est donc abusif ou au moins anachronique de parler dans les années 50 d’un foisonnement de cultes à mystères, mais les fouilles du site de l’Octogone dédié à Paul ont mis en évidence, dans une strate antérieure du iiie ou du iie siècle avant notre ère, l’importance prise par les initiations de Samothrace (voir ci-dessous).

L’hypothèse du même Charles Picard d’une « colonie juive nombreuse, où triompha assez facilement en 52 la propagande de l’apôtre Paul », est tout aussi hasardeuse. Comme on l’a déjà relevé, une seule inscription mentionne l’existence d’une communauté juive organisée et d’une synagogue, qui n’est pas antérieure au iiie siècle de notre ère, voire au début du ive siècle[12], c’est-à-dire qu’à Philippes le judaïsme ne s’identifie vraiment qu’à l’époque chrétienne, alors qu’on s’efforce au contraire habituellement de retrouver la matrice juive du christianisme. L’épigraphie de Philippes ne permet pas davantage de rendre compte d’un autre problème soulevé par les Actes des apôtres et fondamental, celui-là, quant à la compréhension de la première dynamique chrétienne. Luc présente en effet Lydie comme une « craignant Dieu » (Ac 16,14), selon d’ailleurs un procédé d’écriture récurrent pour les figures de premier converti comme le centurion Corneille. Cette désignation, qui est monothéiste mais pas forcément juive, est utilisée, des siècles plus tard, dans deux inscriptions de la synagogue d’Aphrodisias, en Asie Mineure, pour un deuxième cercle de sympathisants grecs du judaïsme[13], ce qui a ouvert l’hypothèse que le christianisme émergent aurait surtout puisé des adhésions dans ce vivier[14]. Par ailleurs, dans l’épisode philippien de la pythonisse (Ac 16,17), Luc fait explicitement allusion au culte du « Très-Haut », culte polysémique par excellence mais particulièrement bien attesté dans la région, en Macédoine et en Thrace[15]. Que recouvrait cette invocation ? Il pouvait s’agir de Zeus, centre du système polythéiste[16], ou bien d’un Baal sémitique (par exemple, à Délos[17]), ou enfin du dieu des Juifs, comme pourraient le suggérer les Actes des apôtres qui font identifier Paul et Silas à Philippes comme les « serviteurs du dieu Très-Haut ». L’apôtre aurait alors utilisé dans sa prédication une aspiration locale diffuse à un divin transcendantal et la scène d’exorcisme relatée dans les Actes des apôtres aurait pu avoir lieu dans un sanctuaire de Théos Hypsistos, lieu de rencontre entre Grecs et Juifs (Mitchell 1999, 115-116). Il s’agit d’une recomposition, bien sûr, qui est aussi une surinterprétation, puisqu’elle consiste à associer des éléments du récit lucanien — proseuchè, Théos Hypsistos, « craignant-Dieu » — qui peuvent certes faire sens dans le judaïsme antique, mais dans des contextes et à des époques différentes, et qui sont aussi polysémiques. En tout cas, dans l’état actuel de la documentation, les fouilles de Philippes n’attestent d’aucune manière un culte au Très-Haut (Pilhofer 2000, 182-188). Cependant, dans la moyenne durée (ier-iie siècles), l’archéologie illustre une situation où des communautés religieuses petites, dynamiques, effervescentes, sont si proches les unes des autres qu’elles sont à la fois perméables et concurrentes : on trouve confirmation de cette contextualisation de la mission chrétienne dans le fait que le sanctuaire des dieux égyptiens a fait l’objet d’une réappropriation rapide, car l’autel païen y a été marqué d’une croix et d’une colombe dès le ive siècle[18].

Enfin, étant donné que l’épigraphie apparaît depuis sa constitution en science auxiliaire de l’histoire, au xixe siècle, comme la preuve documentaire par excellence, on a voulu utiliser l’indication professionnelle donnée par Luc à propos de Lydie — une « négociante en pourpre » originaire de Thyatire, à la tête d’une entreprise familiale (Ac 16,14-15) — et la réinsérer dans le contexte économique et social fourni par les inscriptions du site, pour donner davantage de réalité historique à cette figure de convertie. Ainsi, au xixe siècle déjà, un érudit local, médecin de Thessalonique, avait fait état d’une inscription mentionnant la présence à Philippes d’une association de marchands de pourpre originaires de Thyatire, ce qui recoupait de façon inespérée le récit des Actes, mais l’inscription n’a malheureusement jamais été retrouvée (Mertzidis 1897)[19] : le seul document dont on dispose aujourd’hui est un fragment portant l’appellation de purpurari, qui est inscrit en latin et non plus en grec, si bien qu’il est nécessairement postérieur au iie siècle[20]. Reste l’argument de vraisemblance : à Thessalonique, qui n’est pas loin de Philippes, la capitale de la province, on a effectivement recueilli et publié une inscription qui atteste de l’existence d’une corporation de marchands de pourpre de Thyatire et la localise même précisément « dans la Dix-Huitième avenue »[21] : c’est peut-être ce qui a inspiré un faux au xixe siècle, mais cela peut tout aussi bien prouver au contraire l’authenticité de l’inscription disparue en fournissant un parallèle régional et en suggérant un réseau commercial. Disons que, dans la moyenne durée sinon pour l’époque de Paul exactement, il y a convergence d’éléments pour attester de la présence de négociants en pourpre dans la région et d’un trafic entre la Macédoine et la Lydie, en Asie Mineure.

3. Des inscriptions au texte paulinien : parler le langage de son temps

S’il est donc vain de rechercher dans les vestiges monumentaux ou même dans les inscriptions les traces de réalités historiques ou de personnages contemporains de Paul, l’abondante épigraphie de Philippes suggère néanmoins d’ouvrir une autre voie d’approche des textes pauliniens, dans la perspective d’une histoire de la communication. L’une des difficultés pour l’historien des mentalités antiques, surtout s’il étudie une prédication, est de donner aux mots leur juste poids. Les débats suscités par Paul ont parfois été, dès l’Antiquité, des « querelles de mots » (2 Tm 2,14). Il en résulte que le travail de l’historien, pour raccourcir la distance entre le présent et le passé, est de restituer aux mots le sens pour lequel ils avaient été choisis par l’auteur : il faut donc faire l’histoire des mots pour éviter tout anachronisme et toute interprétation approximative ou erronée. Quand il s’agit des épîtres pauliniennes, l’intertextualité biblique fournit, bien sûr, une méthode et une approche indispensables, mais relève d’une écriture de croyant, la Bible étant le référent partagé entre l’auteur et ses lecteurs. L’objectif pastoral et le discours d’appel à la conversion suggèrent aussi de déterminer la stratégie de l’apôtre en évaluant dans quelle mesure le prédicateur rejoint son lectorat sur son propre terrain, en utilisant un vocabulaire et des notions qui lui sont familiers.

Or, c’est l’épître aux Philippiens qui pose de manière cruciale la question du rapport de Paul au monde, puisque l’apôtre y recourt à un lexique qui relevait normalement du champ politique pour ses contemporains : le verbe politeuesthai (Ph 1,27) — un hapax néotestamentaire, qui est pourtant une expression très courante et dont le sens ordinaire est « vivre en citoyen », « mener une vie publique »[22] — ainsi que le nom apparenté politeuma (Ph 3,20), qui dérive lui aussi de polis, la « cité », et qui désigne des communautés représentatives organisées suivant le modèle civique, le plus souvent des communautés de soldats[23], quelquefois des communautés juives issues sans doute d’une colonisation militaire[24].

Dans la colonie de Philippes, justement, le noyau dirigeant était constitué par une population de vétérans, de soldats-cultivateurs, qui bénéficiaient, certes, de la citoyenneté et étaient inscrits dans la tribu romaine Voltinia, mais selon un système de droits civiques limités, le statut de droit latin ; les inscriptions attestent que cette question des droits civiques comptait beaucoup pour les vétérans de Philippes, qui se considéraient en situation de minorité, réduits à un statut inférieur (Pilhofer 1995, 118-122 ; Oakes 2001, 50-54). L’on est tenté de rapprocher leurs revendications d’un passage de l’Épître aux Philippiens : « Beaucoup en effet, [...] leur fin sera la perdition, [...] eux qui se comportent suivant les choses de la terre. Quant à nous, en effet, notre communauté civique (politeuma), elle est dans les cieux » (Ph 3,19-20, traduction littérale). Hormis quelques exégètes, pour qui politeuma est employé ici par métaphore[25], la plupart des commentateurs s’accordent à penser qu’on ne peut vider la terminologie utilisée par Paul de sa substance politique[26], attestée par les inscriptions, et que l’apôtre confronte ainsi implicitement plusieurs modèles de relation du religieux au politique[27]. En demandant à ses auditeurs de dépasser la question des droits civiques pour penser au royaume de Dieu, Paul s’adressait à eux en parlant leur langage et en se référant à leur centre d’intérêt. À l’échelle régionale sinon locale, un examen plus poussé des inscriptions de Macédoine confirme que dans d’autres communautés religieuses, juives et isiaques, on avait l’habitude de poser dans les mêmes termes que Paul les rapports du religieux au politique en utilisant le verbe politeuesthai pour établir les normes de la vie publique que doit mener le croyant[28].

Cette base historique ouvre aussi une perspective sur l’organisation de la communauté chrétienne telle qu’elle ressort de l’Épitre aux Philippiens. On sait que, dans son adresse, Paul ne la désigne pas comme une « Église », pas plus que celle de Rome. Pourtant, c’est celle des fondations pauliniennes, qui témoigne du plus haut degré d’une organisation corporative avec ses épiscopes et ses diacres (Ph 1,1). Ce sont des administrateurs, dont les fonctions de répartition des ressources au sein de la communauté apparaissent souvent dans les associations cultuelles ou professionnelles du monde antique. En considérant l’antériorité de cette communauté paulinienne en Europe, son organisation comptable relativement sophistiquée (Pilhofer 1995, 147-152), la durée et l’efficacité de son soutien à la mission de Paul (Ph 4,15-16), on peut se demander si ce dernier n’a pas trouvé sur place un certain modèle d’organisation associative[29], celui justement d’un politeuma.

4. L’évidence archéologique : le travail de mémoire dans l’Église locale

À défaut de nous éclairer sur le vécu de Paul, la recherche archéologique récente nous renseigne de façon intéressante sur ce qu’il a représenté au cours des trois premiers siècles pour la communauté chrétienne de Philippes, comblant ainsi une lacune des sources textuelles après les missives de Polycarpe aux Philippiens, la première contemporaine du transfert d’Ignace vers 115, la seconde un peu plus tardive, datée vers 135 (Pilhofer 1995, 206-209).

Le témoignage archéologique le plus ancien relatif à Paul est l’inscription mosaïque d’une basilique dédiée à Paul par l’évêque Porphyrios : la ligne centrale dit mot à mot qu’il « a fait faire la broderie (c’est-à-dire le pavage en mosaïque) de la basilique de Paul ». Ce Porphyre est connu par les canons du concile de Serdique en 342/3, ce qui établit qu’il était en activité dans les années 340 (Bakirtzis 1995, 41-42). La basilique a donc été immédiatement construite après la paix de l’Église proclamée en 313. Jusque-là, la communauté chrétienne de Philippes devait se réunir dans des demeures privées, comme presque partout ailleurs[30]. Les campagnes de fouilles menées dans les années 1970-1980 sur le site (Pelekanidis 1978 et 1980), au coeur de la cité, sur la place publique, ont mis en évidence trois états successifs et donc trois lieux sacrés superposés. En allant du plus ancien (qui est aussi le plus profond) au plus récent, on a trouvé un petit sanctuaire funéraire hellénistique (herôon), puis la première église dédiée à Paul vers 340, à laquelle correspond l’inscription, et enfin, dans un troisième état, un vaste aménagement datant de la fin du ive siècle dans lequel un bâtiment octogonal a absorbé le premier édifice chrétien, de plan basilical.

La petite chapelle païenne, datée du iie siècle avant notre ère, recouvrait une tombe souterraine : cette chambre funéraire voûtée, analogue aux sépultures aristocratiques retrouvées nombreuses en Macédoine, comprenait dans un angle une table à offrandes et en son centre un cercueil au contenu intact. La sépulture était celle d’un enfant ou d’un adolescent (le squelette mesure 1m 20), nommé Euéphénès fils d’Exéchestos, dont la famille, d’après les inscriptions, était initiée aux mystères de Samothrace[31], déjà signalés plus haut. Signe de divinisation dans le monde grec, le cadavre était recouvert de pièces d’orfèvrerie en or ; il portait également une coiffure en or avec disque et cornes évoquant nettement la coiffure d’Isis[32]. Ce jeune mort avait été divinisé en raison de sa consécration aux dieux de Samothrace et à Isis, à cause de sa mort prématurée, qui en faisait un bien-aimé des dieux, selon une pratique religieuse bien attestée par les épigrammes funéraires et suffisamment répandue à la fin de l’époque hellénistique pour avoir été relevée par l’auteur juif du livre de la Sagesse (à Alexandrie dans les années 25 avant notre ère), qui y voyait une forme particulièrement vivace d’idolâtrie (Vérilhac 1982, 313-338 ; voir Sg 14,15)[33]. Pour les Grecs, les morts prématurés étaient des bien-aimés des dieux, qui s’empressaient de les accueillir dans une sorte d’apothéose, ce qui faisaient d’eux des intercesseurs naturels pour leur famille et pour la cité qui les avait élevés. Le temple du héros de Philippes, daté avec certitude du iie siècle avant notre ère grâce à son style et à ses inscriptions, est l’un des plus anciens que l’on connaisse parmi ceux consacrés à ce type de dévotion. Tous sont situés sur la place publique, surtout quand il s’agit d’une ville neuve ; tous fonctionnent comme un mémorial du personnage fondateur de la cité, celui qui en assure la continuité. La chapelle du jeune mort héroïsé de Philippes, située sur un des côtés du forum, était le centre d’un culte identitaire pour la communauté politique de Philippes, déjà ancien lors du passage de Paul.

La christianisation de la cité, à l’époque constantinienne, consista à substituer progressivement le culte d’un fondateur à un autre (Pelekanidis 1978). Fait remarquable, la première basilique chrétienne consacrée à Paul est absolument collée au lieu de culte du héros civique. Lorsqu’elle a été ouverte au culte après sa construction, la chapelle païenne est restée elle aussi en activité : les gens entraient dans la basilique de Paul en la longeant, les deux cultes fonctionnant simultanément en parallèle. Le culte chrétien a donc utilisé la position centrale de l’édifice du fondateur, au coeur de la cité, mais ne l’a pas éliminé. Après le tournant constantinien, avant la fermeture des temples et l’éradication des idoles païennes, qui ne se produisirent qu’à la fin du ive siècle, la figure de Paul s’est juxtaposée à celle d’un des fondateurs traditionnels de la cité, en récupérant une fonction vitale dans toute communauté grecque. La continuité était ainsi assurée et aussi l’incorporation de l’auteur de l’épître, prédicateur venu d’ailleurs, dans le groupe chrétien local ; le culte qui est rendu à sa mémoire en fait le concitoyen de cette communauté spirituelle dont il a semé les graines et qui s’est nourrie de ses écrits. C’est pourquoi, à partir du ive siècle, l’évêque de Philippes matérialise son inscription dans la succession apostolique en s’installant auprès de ce lieu de mémoire : dans un troisième état du quartier, la première basilique, un édifice à nefs, a été entièrement absorbée par une église beaucoup plus grande de forme octogonale avec un grand atrium, au centre d’un vaste complexe qui permettait à l’évêque de remplir sa fonction de patron de la cité.

5. Disputes archéologiques et interprétations hasardeuses autour de la mémoire de Paul

Si la coexistence, puis la substitution d’un culte de fondation à un autre ne souffre aucune discussion, la figure de Paul à Philippes et le travail de mémoire de la communauté pose bien des interrogations, car l’archéologie signale aussi la mise en place d’un culte martyrial, alors que la tradition de l’Église, depuis la fin du iie siècle, fait mourir l’apôtre dans la capitale de l’Empire[34].

Pourquoi, en effet, un édifice octogonal ? Comme l’édifice rond, du type Mausolée d’Auguste ou Château Saint-Ange (le mausolée d’Hadrien), il caractérise dans le monde romain les monuments funéraires (Grabar 1946, 204-313 ; Bakirtzis 1995, 45)[35]. Ainsi, dans la mémoire collective locale, la figure de Paul se dédouble, ainsi que le révèle l’archéologie : d’abord honoré comme le fondateur de la communauté chrétienne du lieu, ce qu’exprime la localisation d’un lieu de mémoire au coeur de la cité, il y est ensuite vénéré comme martyr, d’où la forme de monument funéraire qui est donnée à la seconde basilique. Certes, toutes les basiliques cherchaient à se construire autour du tombeau ou, au moins, des reliques d’un martyr et l’on pourrait se contenter de postuler un transfert de reliques pour justifier la forme particulière prise par la seconde basilique. Mais les choses se compliquent, puisque les fouilles ont aussi mis au jour un dispositif constitué d’une grande cuve en marbre surmontée d’un baldaquin et reliée à un bassin de réception par une installation hydraulique ; c’était un lieu de pèlerinage, comme l’atteste la présence de petites monnaies de bronze. Tout cela a conduit certains historiens contemporains à interpréter la cuve comme un tombeau, par analogie avec d’autres vestiges de tombeaux de martyrs, car l’on sait d’après des textes chrétiens du ve siècle qu’on venait chercher la guérison dans des bassins dont l’eau était recueillie près des tombeaux de martyrs ; cette interprétation est renforcée par la découverte récente d’éléments d’un baldaquin en marbre qui devait avoir sa place au-dessus de la cuve[36]. Le deuxième état du lieu de culte chrétien semble bien répondre à une volonté de commémoration martyriale, mais de quel martyr peut-il s’agir ?

La première hypothèse, qui reste la plus vraisemblable, est celle d’un martyr philippien dont le culte aurait été introduit dans les années 400 : devenue Église établie, la communauté de Philippes aurait recherché, outre la référence identitaire à son fondateur, Paul, celle d’un martyr du crû qui aurait porté témoignage sur le lieu même : la lettre de Polycarpe aux Philippiens, dans la première moitié du iie siècle, atteste de martyrs dans un passé proche et de difficultés actuelles avec les pouvoirs publics[37]. Selon une seconde hypothèse, tout aussi vraisemblable car c’était une pratique répandue, il pourrait s’agir d’un simple cénotaphe de Paul, manière de commémorer la double dimension de l’apôtre, fondateur et martyr : à titre de confirmation indirecte, l’archéologie la plus récente, c’est-à-dire les fouilles menées de 2001 à 2005 à Saint-Paul Hors-les-murs, a permis l’exhumation d’un sarcophage constantinien, du ive siècle, inscrit « Paul apôtre et martyr », qui, lui, contient bien des restes humains et contribue de ce fait à confirmer la localisation à Rome du tombeau de Paul (voir maintenant Docci 2006).

La troisième hypothèse, qui est beaucoup plus polémique et qui veut utiliser l’archéologie pour provoquer les textes, défend l’idée que ce serait l’apôtre Paul lui-même qui serait enterré à Philippes, Rome ayant détourné à la fin du iie siècle le souvenir de l’apôtre et érigé son trophée sur la route d’Ostie[38]. Une thèse récente, consacrée au culte de Paul martyr en Occident, relève, de son côté, que Saint-Paul Hors-les-murs fut conçu comme un site de prestige destiné à accroître la légitimité de l’Église de Rome et de ses dirigeants et que les autres lieux pauliniens de la capitale avaient pour fonction de perpétuer la mémoire des rassemblements eucharistiques des premiers temps ; les témoignages du vie siècle manifestent de plus une polémique avec les Orientaux (Eastman, 2011). Les philologues apportent, eux aussi des arguments complémentaires, en soulignant que les textes chrétiens qui donnent des détails précis sur la mort de Paul à Rome ne datent que du iiie siècle, les écrits plus anciens de Clément de Rome, d’Ignace d’Antioche et d’Origène d’Alexandrie restant très vagues (Koestner 1995). Par un mouvement de balancier assez fréquent, l’archéologie récente conduirait à reconnaître l’importance primordiale de textes apocryphes, en particulier de la Passion de Paul (Callahan 1995), ainsi que des écrits deutéropauliniens. En effet, le témoignage des Pastorales est aussi invoqué, en particulier celui de la deuxième Épître à Timothée qu’on tend à réhabiliter aujourd’hui comme une lettre autobiographique et qui est interprétée par Helmut Koester comme la preuve d’un procès et d’une exécution à Philippes (Koestner 1995, 62). C’est une constante : l’archéologie est bien souvent convoquée pour bouleverser et renouveler la hiérarchie des sources constitutives de la tradition chrétienne.

Conclusion

Même l’exploitation d’un dossier archéologique récent comme celui de Philippes porte encore la marque des pesanteurs de comportement et de raisonnement qui n’ont cessé de marquer le rapport de la Bible à l’archéologie depuis les origines. Des consignes de prudence méthodologiques doivent donc être répétées. Une approche critique et comparative de l’historiographie est nécessaire pour mesurer l’impact d’enjeux nationalistes et d’intérêts locaux, aujourd’hui à l’échelle européenne dans ce cas précis. La documentation épigraphique peut et doit être revalorisée par rapport aux vestiges monumentaux et aux repères topographiques, même si ces derniers ont pu être surdimensionnés par une archéologie de pèlerinage. Enfin, négliger la chronologie conduit à des surinterprétations : croiser des documents dans la moyenne durée construit une image vraisemblable plutôt qu’absolument fiable, tandis que travailler dans la longue, voire la très longue durée fait courir à tout instant le risque d’anachronisme.

L’archéologie monumentale du site de Philippes ne permet pas de dégager de traces du passage de l’apôtre en 50, ni même de reconstituer avec précision l’environnement dans lequel il a prêché. L’apport des inscriptions est donc déterminant en dépit du décalage chronologique. À l’échelle locale et à travers des mises en série régionales, elles contribuent à éclairer certains termes de l’Épitre aux Philippiens, ainsi que la pédagogie décrite dans les Actes, tournée vers des gens déjà engagés dans une quête religieuse. En effet, le contexte religieux pluraliste dégagé à Philippes, en particulier par la fouille des sanctuaires rupestres — à une époque ultérieure, il est vrai — rend plausible l’affrontement de Paul avec une inspirée, figure emblématique, dans les Actes, d’autres prédications à caractère charismatique.

Les fouilles récentes ont mis aussi en évidence tout un travail de mémoire autour du souvenir de Paul entre le moment de la mission apostolique et l’époque constantinienne. En éclairant le choix de la situation de la première basilique Saint-Paul, l’archéologie montre à quel point la figure du fondateur a constitué le référent identitaire de la communauté philippienne au cours des premiers siècles. Une communauté chrétienne s’enracine dans la tradition apostolique, ainsi que nous le rappelle L’histoire Ecclésiastique ; celle-ci est connue par des textes, mais se matérialise aussi par l’implantation de ses premiers monuments.