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Le rapport final de la Commission de vérité et réconciliation (CVR) du Canada (2015) et ses « Appels à l’action » ont à nouveau attiré notre attention sur la responsabilité éthique et théologique des Églises et de la théologie envers les peuples autochtones, non seulement au Canada mais aussi sur l’ensemble du continent et au-delà. Selon la CVR, une « réconciliation » appelle à une prise de responsabilité par rapport au passé et à un nouveau départ basé sur le respect mutuel et sur une relation décolonisée. Dans ce contexte, la réconciliation exige une praxis décoloniale au service d’un processus qui s’étendra à long terme. Les théologiennes et les théologiens peuvent-ils commencer à imaginer ce que serait une théologie décoloniale ? Est-il possible pour les Églises, les théologiens et les théologiennes d’imaginer une théologie et une pastorale favorisant la réconciliation, la décolonisation et la réciprocité avec les peuples autochtones ? Une théologie décoloniale est-elle possible dans les structures ecclésiales actuelles ? Cet article propose de réfléchir sur ces questions et sur d’autres questions connexes.

Avant de présenter le plan de ma réflexion, je voudrais brièvement définir deux termes clés, peu communs en français mais théoriquement importants pour expliquer le point de vue analytique et critique qui est le mien. Ces deux termes sont « colonialité » et « décolonialité ». J’utilise intentionnellement ces termes, et pas seulement ceux de colonisation et de décolonisation. Prônés par un groupe de penseurs principalement d’origine latino-américaine et caribéenne, ces termes font référence à une nouvelle compréhension des effets de la colonisation, qui perdurent dans les structures sociales et culturelles et en particulier dans les structures de communication et de production des connaissances — donc au-delà de la colonisation administrative[2]. Ces termes renvoient principalement à la modernité européenne comme projet de colonisation qui a commencé avec la conquête des Amériques et qui a abouti à la création d’une vision du monde eurocentrique avec des systèmes de pouvoir se chevauchant sur les plans économique, politique, militaire, culturel, épistémique, etc. Dans cette perspective, la modernité a été en grande partie un projet de domination européenne, qui se perpétue de nombreuses façons et imprègne toutes les structures sociales sans exception. Ce projet se manifeste particulièrement à travers la violente mission « civilisatrice » et « évangélisatrice » des États modernes, accompagnés en cela par les Églises et par d’autres institutions du christianisme occidental, comme ce fut le cas au Canada au cours des deux derniers siècles. Selon les analyses de la CVR qui confirment à cet égard les expériences des Autochtones et de nombreux chercheurs et chercheuses autochtones et non autochtones, la colonisation continue d’être une réalité permanente pour les Autochtones, au Canada et ailleurs. Les systèmes eurocentriques de pouvoir restent ancrés dans les divers aspects économiques, culturels, éducatifs, religieux et politiques de notre société. Une pensée décoloniale est une façon d’analyser cette colonialité du pouvoir omniprésente, en plus de développer des pratiques susceptibles de décentrer et de démanteler ces systèmes en créant des alternatives (décoloniales) de nos modes de penser et d’être.

La notion de « tournant décolonial[3] » croise celle de décolonisation et met un accent particulier sur la dimension épistémique. Elle concerne le décentrement des connaissances et des moyens de savoir qui s’appuient sur la vision du monde eurocentrique dominante, pour « provincialiser » l’Europe. D’une certaine manière, tous les mouvements de résistance aux hiérarchies mondiales fondées sur la classe, le travail, le militarisme, la race, le sexe, la sexualité, la religion, la connaissance, la langue (etc.) font partie du tournant décolonial. Il s’agit de la résistance à la matrice de la puissance coloniale dans ses dimensions capitaliste, militaire, chrétienne, patriarcale, hétérosexuelle et autre. Le xvie siècle a lancé une nouvelle matrice de puissance coloniale mondiale qui est parvenue, à la fin du xixe siècle, à dominer la majeure partie de la planète. Depuis la seconde moitié du xxe siècle, nous assistons à l’émergence de mouvements de résistance contre la matrice de la puissance coloniale de domination, ce qui marque le début du tournant décolonial.

Au Canada, le problème des peuples autochtones du Canada est devenu central tant pour les populations que pour l’État canadien et les Églises canadiennes, y compris pour la théologie. Nous sommes toutes et tous appelés à redéfinir nos positions et nos identités en tenant compte de notre relation avec les peuples autochtones de cette terre et de l’histoire de cette relation. Le processus, les résultats et le rapport final de la CVR ont constitué un appel à un réveil difficile, qu’on ne peut plus ignorer. Nous ne faisons que commencer à constater l’énormité de ce qui est arrivé aux peuples autochtones de ce pays au cours des derniers siècles ainsi que le rôle des Églises, du christianisme et de la théologie dans cette tragédie. Il ne s’agit pas seulement du passé mais de notre réalité d’aujourd’hui.

Des questions théologiques sur la réconciliation et la décolonialité, relativement à cette triste histoire, demeurent, pour la plupart, toujours sans réponse. Ce sont des questions à analyser et sur lesquelles réfléchir, dont la principale et la plus centrale me semble consister en ceci : de quelles façons la théologie et les Églises peuvent-elles jouer un rôle positif dans le mouvement de la décolonisation et du tournant décolonial ? Nous entendons plusieurs théologiennes et théologiens dire que, dans l’état actuel de la crise du monde, le christianisme occidental dominant, comme nous le connaissons aujourd’hui et qui a dominé ce continent au cours des cinq derniers siècles, n’est plus viable. Il n’a pas d’avenir. Je partage pleinement ce point de vue. Je pense qu’un autre christianisme est nécessaire et possible. Mais ce christianisme et ces Églises, appelés à faire partie d’un nouveau monde possible, auraient besoin d’être réinventés.

Dans un premier temps, je présente ce que j’appelle le péché originel du Canada, c’est-à-dire l’alliance entre le pouvoir politique, le pouvoir économique et la religion lors de la colonisation du pays et de ses peuples autochtones, et déjà dès la fondation de la colonie. Dans un deuxième temps, j’explique comment la théologie chrétienne et les Églises n’ont pas été capables de se déplacer au-delà du modèle d’assimilation des peuples autochtones. Dans un dernier temps, je propose de prendre appui entre autres sur les mouvements de résurgence autochtone pour construire une théologie décoloniale. Je me concentre principalement mais pas exclusivement sur l’expérience catholique parce que c’est mon domaine de travail et la communauté de foi avec laquelle je suis plus familier. Cependant, beaucoup de questions et de problèmes que je discute s’appliquent également aux autres Églises dans leur relation avec les Autochtones.

1. Le péché originel du Canada

La fondation du Canada, comme celle d’autres États coloniaux, repose sur un péché originel qui n’est toujours pas résolu dans la conscience nationale. Dans sa récente biographie de Samuel de Champlain intitulée Le rêve de Champlain, David Hackett Fischer (2011) cite un document clé de 1617 qui résume bien les arguments de Champlain pour convaincre le roi de France, ainsi que la Chambre de commerce de Paris, de soutenir son effort pour la colonisation du Canada. Ses trois principaux arguments étaient : 1) l’établissement du christianisme pour la gloire de Dieu, l’accroissement de son royaume et l’honneur de Sa Majesté ; 2) l’avantage, pour le roi de France, de devenir le maître et seigneur « d’une terre de près de dix-huit cents lieues de long » ; 3) l’établissement d’un commerce rentable et permanent ainsi que la découverte d’un passage vers la Chine et l’Orient par la voie du Saint-Laurent. Enthousiasmés, le roi Louis XIII, son conseil et la Chambre se sont laissé convaincre d’appuyer la proposition de Champlain. Mais pour réaliser son projet, Champlain demanda plus de moines récollets, plus de personnes pour peupler le pays et une force militaire (Hackett Fischer 2011, 410). À partir des années 1620, des cérémonies officielles, présidées par les missionnaires, furent établies afin de renforcer l’alliance entre cette vision politique coloniale, l’Église (représentée par les missionnaires), les colons et les militaires. Bien qu’une telle alliance ne soit pas unique, elle représente néanmoins le péché originel de la fondation de la Nouvelle-France (Hackett Fischer 2011, 370) et demeure un élément essentiel de la matrice de puissance coloniale eurocentrique mentionnée en introduction.

La CVR fut, pour nous Canadiens et Canadiennes, plus qu’une enquête sur l’histoire des pensionnats indiens, qui ne sont que la pointe de l’iceberg colonial. Elle nous présente une nouvelle interprétation de l’histoire de ce pays et de ses peuples, une histoire écrite cette fois du point de vue des peuples autochtones du Canada. Cette histoire a été supprimée par nos Églises ainsi que dans les systèmes éducatifs et dans d’autres systèmes de production culturelle. Grâce aux nombreux mouvements de résistance et à l’insurrection des peuples autochtones depuis les années 1960, le réseau des systèmes épistémiques de domination montre ses nombreuses fissures dans ses structures, lesquelles commencent à s’effondrer.

Plusieurs leaders autochtones au Canada et dans d’autres pays ont depuis longtemps essayé de nous prévenir, mais nos systèmes eurocentriques et dominants de « pensée unique[4] », en éducation et en religion, ne nous ont pas permis de voir et de comprendre d’autres réalités de notre histoire, ainsi présentée comme une histoire linéaire de progrès. Aujourd’hui, l’ignorance n’est plus une excuse. Un tournant décolonial est déjà en marche. Les questions posées aux Églises et à la théologie sont alors les suivantes : sommes-nous capables, avec nos Églises, d’épouser concrètement les diverses formes du tournant décolonial en marche dans le monde d’aujourd’hui ? Pouvons-nous développer une théologie à partir de nos praxis de solidarité afin d’aider les Églises à faire partie de ce tournant ?

Sans être pessimiste, je dois dire que ma recherche, au cours des vingt dernières années, m’amène à conclure que les théologies chrétiennes et les Églises, tant au Canada que dans d’autres pays des Amériques, ont encore un long chemin à parcourir pour parvenir à une véritable compréhension de cette relation entre la théologie et la colonisation ; plus encore, il leur reste à imaginer et à développer des pratiques décoloniales en théologie, en ecclésiologie, en théologie pratique, en pastorale, en éthique, en éthique théologique, etc.

Je déploie cette perspective dans la deuxième partie de mon propos, à la suite de théologiens et de théologiennes qui ont commencé à aborder ces questions en vue de relever ces défis posés aux Églises et à la théologie.

2. Quelques réflexions théologiques

Les théologienne et théologien canadiens autochtones Janet Silman et Stan McKay (1997) ont été parmi les premiers à aborder le sujet de la théologie de la réconciliation. Ces deux théologiens canadiens bien connus pour leurs engagements dans le domaine des théologies de la libération[5]. Même si, à ce jour, la réconciliation avec les Autochtones n’est pas encore devenue un thème central de la théologie au Canada, la contribution de Silman et McKay a été un point de départ important pour poser des questions importantes à la théologie et aux Églises. Plus de vingt-cinq ans plus tard, ces questions demeurent sans réponse satisfaisante. Ces auteurs ont parlé principalement d’absence de réciprocité et de travail mutuel, sur le plan théologique dans les Églises canadiennes, entre les Autochtones et les non-Autochtones : « Nous avons quelque chose à vous donner et vous avez quelque chose à partager. Il y a réciprocité ici. […] Je vois que l’Évangile cherche à émerger ici [en contexte autochtone], qu’il cherche à s’incarner dans l’identité propre des gens. Mais la Bonne Nouvelle ne peut pas être proclamée par un peuple à qui on refuse d’avoir sa propre voix, son propre leadership. » (McKay et Silman 1997, 173) Pour Silman et Mckay, cette réciprocité exige un autre état d’esprit que celui de l’ancien modèle de la charité. Leurs commentaires montrent comment la reconnaissance réciproque et la pratique de la mutualité constituent les premières étapes d’un long cheminement dans le processus de décolonisation du christianisme, de la théologie et du ministère pastoral des Églises. En autant que je sache, il n’y a pas encore de réflexion théologique systématique sur ce que pourrait signifier la mutualité dans ce contexte, tant sur le plan théologique qu’ecclésiologique. Il n’existe pas encore un modèle ou une imagination théologique de ce que pourrait être une telle mutualité. La théologie chrétienne ou les Églises, telles que nous les connaissons aujourd’hui, sont-elles même ouvertes à une telle réciprocité et capables de s’y livrer ?

On trouve une autre réflexion théologique du côté catholique. Le missionnaire oblat et théologien Achiel Peelman, en cette même période du début des années 1990, a soulevé des préoccupations similaires. Peelman utilisait le mot « partenariat » plutôt que « mutualité » :

Il nous semble qu’il importe d’insister également sur le développement d’un véritable partenariat avec les Amérindiens à l’intérieur des Églises elles-mêmes. Plus que tous les autres membres de l’Église, les Amérindiens ont été longtemps considérés comme des « objets » ou des « récepteurs » d’une action pastorale et missionnaire qui leur offrait peu de possibilités pour faire valoir leurs valeurs culturelles et religieuses.

Peelman 1992, 285

La réciprocité et la mutualité n’ont pas eu lieu, et la politique d’assimilation continue. D’où la question : Pourquoi ? Où est la difficulté ?

Récemment, l’évêque Mark MacDonald du diocèse autochtone anglican du Canada a remarqué de nouveau, lors de sa présentation au FMTL, à Montréal, que l’assimilation à un système occidental, comme cela a toujours été le cas, continue d’être l’obstacle principal aux leaderships autochtones dans son Église. Les autres Églises du Canada ne sont pas différentes. Pourquoi les Églises, malgré tous les efforts d’inculturation des dernières décennies, n’ont-elles pas été capables d’aller au-delà du paradigme de l’assimilation ? Une nouvelle analyse utilisant la perspective de la colonialité pourrait-elle nous aider à comprendre cette incapacité des Églises à s’engager dans le tournant décolonial pour ainsi trouver une alternative au paradigme de l’assimilation dans l’espoir d’une véritable réconciliation ? Il leur manque une imagination théologique pour repenser de manière nouvelle leurs relations avec les Autochtones.

Devant une situation similaire en Amérique latine, le théologien José Comblin, théologien brésilien, arrive à la même conclusion au milieu des années 1980[6].

Jusqu’à présent, les Autochtones d’Amérique n’ont pas été en mesure d’entrer dans l’Église avec leur histoire et leur culture. On leur a imposé le christianisme des conquérants dominants. Le christianisme tel qu’il a été accepté par les Indiens n’a pas été vécu en profondeur, même aujourd’hui, parce qu’il n’y a pas eu d’Église indienne authentique, sauf en quelques fragments isolés qui font l’objet de beaucoup de suspicion (Comblin 2016, 168).

Comblin ajoute un point très important. L’exclusion des Amérindiens dans les Églises a renforcé et même, à un certain point, créé leur exclusion générale, celle qui se poursuit tant dans l’État que dans les Églises. Il fait valoir que, bien que les Églises d’Amérique latine aient publiquement reconnu leur responsabilité dans la conquête, le problème d’une théologie ayant contribué à cette exclusion/oppression et l’ayant justifiée perdure. Comblin demande : « Comment est-il possible pour une Église chrétienne d’être à la base d’une telle société injuste et oppressive ? Quels sont les principes de base qui nous permettent de comprendre que l’Église a produit un tel phénomène ? C’est un problème théologique. » (Comblin 2016, 169). Il s’agit effectivement d’un grand problème théologique, à cette époque comme encore aujourd’hui. Ce jugement sur la théologie s’applique d’ailleurs à la situation canadienne. Les questions théologiques sans réponse soulevées par Comblin ressemblent à celles présentées dans le document du Groupe de travail oecuménique sur les pensionnats indiens, dont le groupe Kairos (Canada) était membre[7]. Plus de vingt-cinq ans plus tard, la réflexion sur ces questions n’a pas beaucoup avancé et nous répétons les mêmes questions : Pourquoi les Églises et la théologie sont-elles coincées dans cette position ?

Le récent document de réflexion rendu public par le Groupe de travail oecuménique, auparavant mentionné, présente des questions pertinentes pour notre propos : qu’est-ce que les Églises ont appris sur la mission à partir de leurs expériences avec les peuples autochtones ? Comment examinent-elles aujourd’hui leur praxis missionnaire par rapport aux peuples autochtones et à d’autres peuples ? Quels sont les défis à relever par nos théologies concernant la réalité actuelle du déséquilibre de pouvoir entre la population non autochtone du continent et celle autochtone, en particulier en ce qui concerne la dépossession vécue par celle-ci, résultat direct des politiques gouvernementales injustes fondées sur des hypothèses de supériorité raciale et spirituelle ? Comment comprenons-nous la Parole de Dieu révélée à travers la sagesse et l’expérience des peuples autochtones ?

Il urge de proposer une nouvelle théologie qui rejette clairement une théologie de l’accomplissement fondée sur la supériorité par rapport aux Autochtones, à leurs spiritualités et à leurs pratiques religieuses, pour adopter plutôt une théologie interculturelle du dialogue et du respect mutuel, dont la justice rendue aux peuples autochtones deviendrait un élément central. C’est ce point que je veux brièvement discuter maintenant.

3. Une théologie en dialogue avec la résurgence des peuples autochtones

Des mouvements de résurgence s’expriment présentement chez les peuples autochtones, et ce, depuis le sud du Chili jusqu’aux Territoires du Nord-Ouest du Canada. Une renaissance autochtone, culturelle, spirituelle et politique a pris de l’ampleur au cours des dernières décennies. Même si certaines Églises et certains théologiens ou certaines théologiennes sont solidaires de cette résurgence, les Églises et la théologie ignorent généralement ces mouvements. Le livre de l’intellectuelle et universitaire autochtone Nishnaabeg Leanne Simpson, Dancing On Our Turtle’s Back. Stories of Nishnaabeg Re-Creation, Resurgence, and a New Emergence, n’est que l’une des nombreuses et excellentes manifestations de cette résurgence. Pour son auteure, le livre est :

un appel aux peuples autochtones à se plonger dans les histoires, les philosophies, les théories et les concepts de leur propre culture et à s’aligner sur le processus et les forces de régénération, revitalisation, souvenir et vision. […] Nos mouvements sociaux, l’organisation et les mobilisations sont coincées dans la boîte cognitive de l’impérialisme ; nous avons besoin de sortir de cette boîte, d’enlever nos oeillères coloniales, et de voir au moins le potentiel de manières radicalement différentes d’exister.

Simpson 2011, 148

C’est exactement ce que fait ce livre en offrant une pensée, nouvelle et libre, en dehors de la boîte cognitive coloniale et en lien avec une expérience collective de résurgence. Il recèle comme une énergie, immense et contagieuse, pour imaginer à nouveau une vie libérée du colonialisme.

Ce livre s’inscrit dans un vaste mouvement. Je dois admettre qu’en tant que théologien chrétien, j’y ai vu un des meilleurs livres de théologie parus depuis longtemps. Pour une nouvelle imagination théologique et une renaissance, les Églises et la théologie ont précisément besoin de ce que Simpson articule et incarne brillamment : sortir de la boîte cognitive impériale et coloniale, enlever nos oeillères, et commencer à voir de façons radicalement différentes l’action de l’Esprit dans notre monde et parmi nous. Un tournant décolonial nous appelle à sortir de cette boîte et à nous engager avec les mouvements de résurgence qui peuvent aider nos théologies et nos Églises à renaître de leurs cendres et de leur crédibilité perdue.

La théologie peut emprunter encore une autre voie importante, comme celle de l’intellectuel et universitaire autochtone Dene Glen Sean Coulthard. Il critique la politique de la reconnaissance coloniale, utilisée pour façonner une politique de réconciliation de l’État canadien (Coulthard 2014). À mon avis, ce que Coulthard et Simpson disent au sujet de la politique de reconnaissance de l’État canadien colonial est utile pour critiquer également le processus d’inculturation et de réconciliation qui dure depuis des décennies dans les Églises, sans atteindre les résultats souhaités. Pourquoi ? Tout simplement parce que les Églises fonctionnent encore dans la boîte théologique impériale et coloniale. Coulthard et Simpson rejettent l’idée selon laquelle la politique actuelle de la réconciliation comprise comme reconnaissance peut véritablement transformer la relation coloniale entre les peuples autochtones et l’État canadien. On pourrait dire la même chose à propos de la théologie de la réconciliation des Églises.

J’ai brièvement mentionné deux exemples, parmi de nombreux autres, illustrant la possibilité d’un travail théologique articulée à cette nouvelle littérature autochtone et avec l’expérience de résurgence/renaissance des peuples autochtones du Canada. Des dizaines d’autres titres ont paru au cours des dernières décennies[8]. On constate que si, dans l’espace public, des intellectuels et intellectuelles non autochtones ont accordé une attention à ces mouvements, ce fut rarement le cas de théologiens ou de théologiennes. Par exemple, dans ses deux livres Le grand retour et A Fair Country, John Saul (2015 ; 2008) reconnaît que la situation des peuples autochtones est la question la plus importante à laquelle la société canadienne n’a pas de réponse. Il affirme :

En cent ans, les peuples autochtones sont parvenus à conjurer la mort. Retour en force exemplaire quand on sait l’abjection dans laquelle ils croupissaient : proches de l’extinction démographique, leur existence juridique avoisinant le mépris, leurs civilisations guettées par la caducité. Vers quoi tend cette résurgence ? Vers une position de force, d’influence et d’inventivité civilisationnelle en ce territoire qui a nom Canada.

Saul 2015, 16

Saul soutient que nos esprits ont été dominés par le grand récit colonial, fort de l’universalisme européen, médiatisé par nos systèmes éducatifs, par les universités, et, bien sûr, par les Églises et d’autres institutions du christianisme européen. Il se demande : « Comment se fait-il que si peu de gens aient entrevu alors toute l’horreur de cette pensée ? » Et il répond :

C’est entre autres parce qu’elle s’était inscrite naturellement dans nos conceptions du progrès et de la démocratie. Le racisme taxonomique s’installa parmi les notions fondamentales de la philosophie et de la culture européennes. Aucune rupture avec l’idée de raison, les Lumières ou l’individualisme ne fut nécessaire, ni, je le répète, avec l’idée de progrès et de démocratie. Qui plus est, toute cette pensée n’a pas bougé de son socle depuis.

Saul 2015, 21

De la même manière, la théologie traditionnelle et les Églises, pour la plupart, ont été et demeurent emprisonnées dans la mythologie européenne de l’universalité médiatisée par l’orthodoxie, le magistère, la hiérarchie et l’autorité de l’Église ; elles ne voient pas la vie culturelle et spirituelle ni la résurgence politique autochtone qui se vit autour de nous. C’est précisément la construction épistémique de la colonialité/modernité que la pensée et l’action décoloniales tentent de démanteler, principalement en récupérant les connaissances locales et en « provincialisant » l’universalité européenne. C’est exactement ce que les mouvements de résurgence autochtones du Canada nous aident à faire, d’où l’importance du dialogue théologique avec ces mouvements pour la théologie et pour les Églises. Un essai modeste mais significatif se reflète encore dans le livre récemment édité par Steve Heinrichs (2013), Buffalo Shout, Salmon Cry ; cette réflexion ouvre de nouveaux horizons théologiques dans le dialogue entre théologiens autochtones et non autochtones. C’est un début intéressant, à pousser plus loin.

Conclusion

J’ai signalé, dans certains domaines théologiques, des obstacles importants pour le mouvement vers une réconciliation plus profonde et une relation décolonisée avec les peuples autochtones. Ces obstacles sont loin de constituer les seules difficultés et ils ne sont peut-être pas les plus importants compte tenu du contexte global de nos relations avec les Autochtones. En effet, les droits à la terre, la justice sociale, l’éducation (etc.) peuvent représenter des questions plus importantes en définitive. Mais j’ai choisi ici de discuter une autre question qui revêt sa pertinence propre : celle de la contribution potentielle de la théologie à la réconciliation/décolonisation. La problématique que j’identifie réside dans l’héritage théologique impérial et colonial de supériorité, dans le racisme qui a informé la relation des Églises aux peuples autochtones et dans la théologie de l’assimilation qui a été et continue d’être en grande partie la politique principale des Églises. L’approche plus progressiste de l’inculturation que certaines Églises ont adoptée et qui a évolué depuis les années 1980 a atteint ses limites. Cette approche a apporté une nouvelle et positive reconnaissance des cultures et des spiritualités des peuples autochtones, mais cela n’a pas constitué une véritable rupture avec le passé colonial. L’assimilation est toujours fondamentalement le paradigme dominant.

J’ai utilisé le cadre analytique de la décolonialité et du tournant décolonial pour articuler la nécessité d’une rupture radicale avec le passé colonial. Je soutiens que nous avons besoin d’une nouvelle imagination théologique décoloniale pour nous aider à sortir du carcan colonial qui continue d’enfermer notre travail théorique. J’ai signalé la réflexion théologique qui a cours quant aux mouvements de résurgence autochtone pouvant faire cheminer la théologie dans cette direction. Mon propos n’offre pas de réponses ni de solutions ; là n’était pas mon intention. Aucun théologien ne peut le faire seul. Des efforts collectifs sérieux sont nécessaires pour y parvenir.

Un effort théologique pour repenser d’un point de vue décolonial la théologie catholique des autres religions a été entrepris par le théologien Peter Phan. Dans un article récent, Phan (2015) fait valoir que même si la théologie catholique des autres religions a fait un progrès significatif au concile Vatican II, elle reste encore fortement située dans une « théologie d’accomplissement » quant à son approche des autres religions. Cette théologie continue à affirmer la supériorité du christianisme sur les autres religions. L’auteur plaide pour un renversement de la perspective du Concile, en adoptant ce qu’il appelle une « théologie kénotique de la religion » relative à une christologie de la kenosis, du dépouillement de soi, laquelle est affirmée dans la Lettre aux Philippiens (2,7). Phan élabore une théologie qu’il croit compatible avec les traditions chrétiennes et catholiques ; il fait valoir que le moment est venu, pour les chrétiennes et les chrétiens, d’établir des relations de réelle mutualité avec les adeptes d’autres religions, en regardant le christianisme comme une religion parmi d’autres. Ce n’est pas encore une théologie pleinement développée, mais elle pointe dans une nouvelle direction décoloniale. Peut-être en sommes-nous à un kairos, à un moment opportun et à un mouvement de l’Esprit dans l’histoire, qui appelle la théologie à se déplacer pour aller dans une direction nouvelle et à jouer un rôle dans l’émergence d’un christianisme décolonial.