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Je vais, dans ces lignes, m’intéresser à l’animal lorsque, dans les Écritures, celui-ci désigne un rapport dévoyé de l’humain à sa propre origine, dévoiement que la tradition chrétienne a conceptualisé sous le nom de péché. L’inhumain dans l’humain — cet hôte énigmatique qui fait discordance — est ce qui empêche l’homme de se dissoudre dans l’abstraction et l’objectivité, c’est pourquoi il est paradoxalement la marque du « trop humain[1] ». Loin donc de chercher à nier la part de l’animal en nous, il nous faut la reconnaître comme à la fois ce qui témoigne d’une étrangeté de l’humain à lui-même et ce qui singularise l’humain comme subjectivité désirante, parlante et agissante au sein de la diversité du vivant. Mon propos sera donc organisé autour de la question suivante : comment l’animalité en tant que métaphore du péché nous permet-elle de penser quelque chose de l’homme lui-même[2] ? Considérée sous cet angle, l’antique discussion sur le propre de l’homme pourrait s’en trouver renouvelée, au moins partiellement. Peut-être faudra-t-il soutenir, en effet, que c’est au coeur de ce qui rend l’homme impropre — c’est-à-dire inapproprié, inadéquat, déviant — que se découvre un trait spécifiquement humain. La réflexion s’élaborera ici au carrefour de la théologie, de l’herméneutique biblique et de la psychanalyse, d’après la conviction que, bien plus qu’animal rationnel ou animal social, homo se révèle animal parlant, « parlêtre[3] ». La parole en l’homme fait trace d’une altérité irréductible qui, pour être condition de la vie subjective, est également l’objet d’un refus permanent, signe d’une relation structurellement faussée à la question de l’origine. Animalité, violence et péché forment ainsi un écheveau complexe dont je tâcherai de démêler quelques fils.

En ce qui concerne les sources scripturaires, je fais le choix de privilégier le corpus où se concentre avec le plus de densité la problématique de l’origine, à savoir la Genèse. Très logiquement, c’est la figure narrative du serpent de Gn 3 qui nourrira l’essentiel de mes réflexions. Considéré que, à l’autre bout de la Bible, cette figure animale ressurgit sous une forme théorique dans les élaborations de Paul sur le péché en Rm 7, ma méditation oscillera entre les deux Testaments. En fin de contribution, j’aborderai brièvement le motif de la bestialité dans l’épisode du fratricide perpétré par Caïn en Gn 4. Avant cela, en guise de prolégomènes, je rappellerai quelques éléments de métapsychologie freudienne à partir du Malaise dans la culture.

1. « Homo homini lupus »

Rédigé en 1929, accompagnant la montée des totalitarismes européens, le Malaise dans la culture constitue l’expression la plus aboutie du pessimisme freudien. Ne partageant pas les vues optimistes de son ami Romain Rolland, Freud présente son essai comme la réponse d’un « animal terrestre » (Freud 1995, 3) à l’humanisme idéaliste du romancier français. La célèbre locution de Plaute que Freud reprend à son compte ne laisse planer aucun doute :

La part de réalité effective cachée derrière tout cela [l’idée d’amour universel du prochain] et volontiers déniée, c’est que l’homme n’est pas un être doux, en besoin d’amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais qu’au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l’agression. En conséquence de quoi, le prochain n’est pas seulement pour lui un aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus ; qui donc, d’après toutes les expériences de la vie et de l’histoire, a le courage de contester cette maxime ?

Freud 1995, 53-54

Quelques lignes plus loin, évoquant les atrocités de l’histoire ancienne et récente, Freud précise : « Dans des circonstances qui lui sont favorables, lorsque sont absentes les contre-forces animiques qui d’ordinaire l’inhibent, elle [l’agression] se manifeste spontanément, dévoilant dans l’homme la bête sauvage, à qui est étrangère l’idée de ménager sa propre espèce » (54). Relevons le paradoxe inhérent à cette affirmation : d’un côté Freud, de manière somme toute classique, considère la propension de l’homme à l’agression comme l’expression d’une bestialité archaïque subsistant sous le vernis de la civilisation ; d’un autre côté, curieusement, cette bestialité a un visage profondément humain. La conservation de l’espèce est en effet une donnée instinctuelle des sociétés animales, dans lesquelles l’individu est toujours sacrifié pour assurer la survie du groupe. Par ailleurs, si l’animal tue, c’est globalement pour manger ou se défendre et non pas pour se délecter de la jouissance d’exercer un pouvoir sur autrui. Seul l’homme se révèle capable de mettre en oeuvre, sous de multiples formes, la destruction de ses congénères non par nécessité mais, pour ainsi dire, par plaisir. Aucune espèce animale connue ne planifie méthodiquement l’extermination de ses semblables : en ce sens, l’adage « l’homme est un loup pour l’homme » paraît très injuste pour le loup, à propos duquel on pourrait soutenir qu’il est, lui, bien plus un homme pour le loup que l’homme n’est un homme pour l’homme !

C’est dire si le statut de l’animalité chez Freud dans sa tentative d’élaborer une phylogenèse de l’humanité est complexe. Et contrairement à ce que pourrait laisser supposer une certaine vulgate freudienne, l’animalité en l’homme ne saurait se réduire au feu des élans primitifs couvant sous la cendre de la domestication éducative. Il faut contester l’idée d’un processus culturel qui humaniserait l’homme en réprimant l’animal en lui, quitte à ce que parfois la bête se mette à mordre pour laisser libre cours à des penchants temporairement muselés[4]. Certes, fidèle en cela au rationalisme scientiste du xixe siècle, Freud affirme que « le mot “culture” désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux[5] » (Freud 1995, 32). L’homme s’extrait de son animalité par le progrès culturel, celui-ci étant « la récompense d’un renoncement pulsionnel » (Freud 1995, 33, n.1). Toutefois, la théorie freudienne de la pulsion elle-même nuance cette conception.

La pulsion est en effet bien autre chose que la présence résiduelle de l’instinct sauvage dans l’homme civilisé. Parce que l’homme parle et que son langage comporte un caractère symbolique, la pulsion (Trieb) lie le corps et le psychisme par le truchement d’une représentation qui introduit du jeu — donc du déplacement possible — dans la vie libidinale, là où l’instinct (Instinkt) demeure immuablement fixé sur son objet (Freud 1998, 7). Érotisme, fétichisme, transformisme ou masochisme, par exemple, sont des raffinements de la sexualité qui diffèrent de la parade nuptiale des animaux (ne serait-ce que parce que l’humain ne connaît pas de période de rut, sa vie sexuelle étant indépendante des cycles saisonniers et, à ce titre, permanente). Ce qui va donc faire apparaître l’homme dans ses dérèglements comme bestial ou monstrueux — inhumain — révèle de manière paradoxale quelque chose de proprement humain. L’humain seul est névrosé, pervers ou psychotique, pour reprendre les trois structures freudiennes. Les animaux, eux, fonctionnent ou dysfonctionnent, et leur inadaptation à leur milieu naturel signe leur éradication. L’homme, lorsqu’il se trouve inadapté à son environnement naturel, adapte son environnement à lui par la technique (au risque de finir par éradiquer son environnement).

Par ailleurs, le penchant à l’agression que Freud décèle à la racine des relations humaines est éminemment lié aux mécanismes du narcissisme. Freud insiste avec force sur la nature conservatrice des pulsions qui, peu ou prou, cherchent à faire retourner l’organisme vivant à un état de repos, de statisme, de plénitude sphérique (Freud 1998, 7)[6]. En d’autres termes, les pulsions du ça visent l’autopréservation du moi : pour les pulsions de vie (Éros), la satisfaction est produite, au moyen de l’acquisition d’objet, par la cessation de l’état d’excitation qui était ressentie par le moi comme source de déplaisir ; pour les pulsions de mort (Thanatos), le but est le retour à l’inanimé, à l’invariabilité première de la non-vie, lorsque le moi n’était pas encore détaché du placenta maternel. Dans l’un et l’autre cas, la pulsion est au service du narcissisme du sujet, c’est-à-dire d’une image de soi-même comme totalité à l’abri de toute perte, non soumise à la castration[7].

L’agression dont l’homme se montre capable à l’endroit de ses semblables et qui nous pousse à nous le représenter sous les traits d’un animal féroce s’avère en réalité une manifestation de l’humanité même de l’homme[8]. Cela signifie quelque chose d’essentiel : loin d’être une persistance du naturel sous la fragile écorce du culturel, le refus de l’altérité (dans le déni de la finitude) est l’expression du culturel en l’homme. Homo homini lupus est l’affirmation d’une inhumanité de l’homme qui, étonnamment, distingue l’homme de la bête. Et c’est parce qu’il est un être culturel que l’homme interprète la défaite de la culture en lui (dans le triomphe de la violence) comme la résurgence d’une animalité originelle. La représentation d’un naturel opposé au culturel est elle-même un fait de culture, c’est-à-dire un effet subjectif de l’ordre même de la parole sur l’homme. Quand l’homme pense la nature, il le fait à partir de la situation culturelle qui est la sienne, c’est pourquoi toute évocation humaine de l’animal est intrinsèquement anthropomorphique.

Cela se vérifie, chez Freud, dans le mythe du Père de la horde primitive élaboré, seize ans avant le Malaise, dans Totem et Tabou. Si le totem a pour fonction de représenter, sous les traits d’un animal, le Père à la « puissance illimitée » (Freud 1965, 222) que les fils ont été contraints de tuer pour accéder à la vie, il s’agit d’un déplacement langagier : convoquer une figure animale pour désigner indirectement l’ombre tutélaire du Père constitue une opération typiquement humaine. Dans ce même texte, Freud analyse les phénomènes de zoophobie dans certaines névroses infantiles comme étant des symptômes d’une peur du père reportée sur une figure animale car, si le père est craint à cause de son omnipotence supposée, il est aussi aimé. Comme elle ne peut pas être assumée directement par le sujet qui redoute de perdre la protection paternelle, mais qu’elle ne peut pas non plus ne pas s’exprimer (sauf à condamner le sujet à la folie), la haine, pour se dire, a besoin de transiter par un symbole (Freud 1965, 192-195).

Et c’est cet office de la haine que je voudrais souligner pour terminer ce préambule freudien. Dans le Malaise, polémiquant ouvertement contre l’idéal chrétien d’un amour universel allant jusqu’à prôner l’amour de l’ennemi, Freud remarque que l’agression pulsionnelle et le narcissisme trouvent leur concrétisation dans la haine du dissemblable, socle inavoué de l’amour du semblable (voir Causse 1999). L’amour qui unit les hommes entre eux trouve son fondement, non dans quelque inclinatio naturalis du coeur humain à la bienveillance, mais dans la haine qui rejette à l’extérieur des frontières de la communauté celui qui ne mérite pas d’en faire partie : « Il est toujours possible de lier les uns aux autres dans l’amour une assez grande foule d’hommes, si seulement il en reste d’autres à qui manifester de l’agression » (Freud 1995, 56). Prosaïquement, la terrible question qui se pose ici est la suivante : une société humaine peut-elle se passer d’ennemis ?

Dans le cadre de cette méditation sur l’animalité, la question devient : vouloir (ou espérer) que l’homme devienne doux comme un agneau en domptant, voire en tuant pour de bon le loup qui est en lui — notamment par la combinaison de la chimie et de la rééducation comportementale —, n’est-ce pas vouloir (ou espérer) que l’homme s’abolisse en tant qu’homme ? Que serait une société qui aurait réussi à éliminer de son sein toute trace de haine, selon la vision idéalisée de ce que devrait être un monde parfait ou, à tout le moins, équilibré[9] ?

Dans la communauté fraternelle, le manque de non-frères vis-à-vis desquels laisser libre cours à la pulsion d’agression entraîne une surenchère d’amour qui, tout en paraissant assurer la victoire d’Éros, assure en réalité celle de Thanatos : sans le déversoir de la haine du dissemblable, l’amour du semblable devient fusionnel, unitaire et efface l’altérité — signe que l’amour sans haine n’est rien que pure haine (qui s’ignore)[10]. La haine qu’évoque la comparaison de l’homme à un loup pour l’homme est alors paradoxalement ce qui permet à l’humanité de se maintenir comme telle, distincte des sociétés animales comme les fourmis ou les termites dans lesquelles les individus agrégés les uns aux autres sont cimentés par la programmation génétique et l’impératif de perpétuation. Enlever la haine du coeur de l’homme pour son bien reviendrait à le réduire à une entité fonctionnelle, c’est-à-dire un être sans inconscient, ni subjectivité, ni désir. Un homme désanimalisé, tout entier policé, délivré du pulsionnel — tout humain en somme — serait-il encore homme ? Ayant perdu son animalité, n’aurait-il pas perdu son anima, c’est-à-dire son âme ?

2. « Le serpent était la plus astucieuse de toutes les bêtes »

La violence qui, dans la perspective déployée ici, fait trait d’union entre l’animalité et le péché, se repère à plusieurs niveaux qui s’entrecroisent et s’interpénètrent autour de la question de la parole et du langage[11]. C’est un fait que l’animal, s’il communique, ne parle pas : même s’ils peuvent établir une relation par le biais d’une transmission d’informations, humain et animal ne peuvent soutenir ensemble une conversation. Or, à en croire le mythe biblique dit de la chute en Gn 3, c’est à un animal étrangement doué de parole que l’on doit l’entrée du péché dans le monde. L’astuce du serpent consiste en effet à tromper la femme et l’homme en faisant acte de langage, c’est-à-dire en faisant ce qui, jusque là dans le récit, semblait une prérogative humaine (cf. Gn 2,19-20). Si c’est seulement l’humain que Dieu a institué comme partenaire de dialogue au sein de la création, d’où vient que le serpent ait accès à la parole ? Et pourquoi le récit éprouve-t-il la nécessité d’attribuer à une figure animale la cause d’une rupture d’alliance avec Dieu dont les humains auraient pu être tenus directement comptables ? Pourquoi faire intervenir dans l’affaire une tierce partie dont l’effet est de singulièrement compliquer les choses, le détour par une telle médiation tendant à constituer le péché comme une réalité à la fois extérieure et intérieure au sujet, à la fois dépendante et indépendante de lui ? De même, si l’on considère la manière dont Paul, en Rm 7, réécrit en le théorisant le récit de Gn 3 — le concept de péché se substituant à la figure narrative du serpent —, comment entendre la disruption au sein de l’humain exprimée dans la formule : « ce n’est donc pas moi qui agis ainsi, mais le péché qui habite en moi » (Rm 7,17)[12] ?

Les éléments de réflexion que je développerai reposent sur l’hypothèse suivante : de l’un à l’autre pôle des Écritures, le serpent de Gn 3 et le péché en Rm 7 nomment une violence commise à l’encontre du langage en tant que celui-ci est la marque de l’altérité de l’origine et l’attestation de l’incomplétude du sujet[13]. Autrement dit, c’est le principe même de la loi du langage qui fait l’objet d’une perversion : que l’humain soit institué humain par le langage et que le langage ne permette pas d’accéder à la totalité car il ouvre sur la dimension de l’altérité, voilà ce que le pervers s’évertue à détruire. L’institution de l’humain par le langage appelle de sa part une confiance que le pervers renverse en défiance, semant la zizanie dans l’ordre symbolique et troublant le rapport de l’humain au don situé à l’origine de sa vie. Dès lors, le manque devient source de honte, le désir se mue en convoitise et l’autre n’est plus perçu qu’à travers le prisme défigurant de la jalousie. C’est ainsi la relation fondatrice de l’humain à la loi même de la vie qui se trouve corrompue, comme le souligne Denis Vasse : « [l]e travail de sape du pervers atteint l’endroit où la parole et la loi se nouent : il détruit la promesse » (Vasse 1978, 119). La parole ne peut plus que mentir, la loi ne peut plus que nourrir un processus d’autojustification, le sujet ne peut plus que mourir.

La transgression du commandement de Gn 2,17 (« tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais ») a en effet pour conséquence annoncée la mort du transgresseur (« du jour où tu en mangeras, tu devras mourir »). Commençons par relever que la mort dont il s’agit ici est la mort subjective, c’est-à-dire la mort de la part du sujet en l’humain. On peut donc avoir un organisme biologiquement apte à la vie sans pour autant être un sujet vivant. On peut également s’être construit une image de soi-même dans le miroir de l’idéal comme vivant — entre autres par la performance de son observance morale ou religieuse —, et être subjectivement mort. Ainsi, celui qui ne transgresse jamais et qui fait de sa non-transgression une oeuvre qualifiante pèche tout autant que celui qui transgresse. Ni l’acte de transgresser ni celui de ne pas transgresser n’ont de valeur intrinsèque, car la question ne se pose pas au niveau comportemental (dans l’extériorité) mais au niveau subjectif (dans l’intériorité). Paul résume les choses ainsi : « le commandement est venu, le péché a pris vie, et moi je suis mort » (Rm 7,9s). Or, la cause de cette mort du sujet réside dans une duperie réalisée par le péché auquel les textes semblent accorder un statut autonome, comme si celui-ci était doté d’une consistance propre qui en ferait une puissance extérieure à l’humain sur lequel il exerce son empire. Sous la plume de Paul, cette autonomie trouve sa formulation dans l’idée que ce n’est pas le sujet qui pèche mais le péché qui pèche en lui : « Maintenant, ce n’est plus moi qui produis cela, c’est le péché qui habite en moi » (Rm 7,17). L’humain est alors réduit à une chair désubjectivée, jouet d’une force qui le dépasse et qui ruine sa capacité de responsabilité[14]. Le vouloir et le faire sont en lui désarticulés, au point qu’une division le traverse de part en part : « dans mes membres, je découvre une autre loi qui combat contre la loi que ratifie mon intelligence » (Rm 7,23). Une autre loi que la loi régente le sujet : c’est évidemment le statut de cette autre loi qui interroge.

Cette autre loi, qui se présente comme l’envers de la loi divine, est ce à quoi la fiction littéraire de Gn donne une représentation sous les traits du serpent. Comme figure de l’antécédence (les animaux ayant été créés avant les humains), celui-ci désigne une hétérogénéité active en l’homme, tenant en échec sa volonté de s’autodéterminer[15]. Pourtant, cette extériorité du péché indique paradoxalement une intériorité : tout en étant obscurément autre, le péché concerne l’homme à l’intime de lui-même, à la racine de son être. Il est cette voix intérieure qui résonne comme le lointain écho d’une origine enfouie sous la poussière des siècles. De la sorte, la métaphore animale a pour fonction de signifier que celui qui pèche est à la fois moi et pas moi, ce qui est à la fois vrai et faux : vrai, en ce que le péché ne vient pas de moi mais de bien plus loin que moi-même et a donc quelque chose à voir avec l’hérédité sur laquelle je n’ai aucune prise ; faux, en ce que le péché vient pourtant par moi et je ne puis en reporter la responsabilité sur un autre qu’en me défaussant, c’est-à-dire en me niant comme sujet de ma propre existence. Ce que font, précisément, l’homme et la femme en Gn 3,12s, chacun reportant la faute sur l’autre — jusqu’à Dieu (j’y reviendrai).

En ce sens, il me paraît juste de tenir ferme sur la notion augustinienne, si décriée de nos jours, de péché originel[16]. D’une part, pour souligner que nous n’avons accès à l’origine qu’au prisme d’une distorsion qui nous interdit de l’objectiver dans le savoir, d’autre part (et surtout) pour signifier que la question du péché porte sur notre rapport à l’origine en tant que tel. Le péché originel, de ce point de vue, n’est pas l’insistance morbide sur la culpabilité mais la prise de conscience que le sentiment de culpabilité entache, que nous le voulions ou non, notre rapport à l’origine. Dans notre manière de nous rapporter à l’origine de la vie, nous péchons au sens où nous faisons fausse route, nous manquons la cible[17]. Ce ratage structurel est ce dont Paul donne la formule en Rm 7,10 : « le commandement qui doit mener à la vie s’est trouvé pour moi mener à la mort ». Notons alors que le commandement ne se réduit pas à l’expression culturellement et historiquement située d’une loi particulière (en l’occurrence celle de Moïse) : il représente l’instance même de la loi, c’est-à-dire le symbolique en tant que tel. Or, le symbolique est par définition la manière dont le langage nous coupe d’un plein accès à la vérité de l’origine : parler, c’est échouer à dire complètement[18]. Le ratage structurel de la loi est celui-là même du langage en lequel le signifiant n’est pas en adéquation avec le signifié. Si la communication animale ne manque jamais son objet et ignore le malentendu (raison pour laquelle l’animal n’interprète pas le sens mais réagit à un stimulus), la parole atteste un sujet qui ne coïncide pas avec son discours (raison pour laquelle le langage humain se caractérise par ses loupés et ses glissements de sens, notamment dans le lapsus, le rêve ou le mot d’esprit). C’est pourquoi l’inadéquation du signifiant et du signifié trouve son symptôme dans l’inadéquation du vouloir et du faire : « je ne comprends rien à ce que je fais : ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais » (Rm 7,15).

Toutefois, il n’est pas question de dire que le langage équivaut au péché (« La loi serait-elle péché ? Certes non ! » [Rm 7,7]). En revanche, c’est parce que le langage fait l’homme que celui-ci pèche (« Mais je n’ai connu le péché que par la loi » [Rm 7,8]). Il y a ici une articulation complexe qui défie la pensée. En effet, dans son récit de soi moins autobiographique que mythique[19] — d’où le caractère universel tant de Rm 7 que de Gn 3 —, Paul semble à première vue exprimer l’idée d’une origine d’avant le péché, selon une chronologie de la chute ayant pour séquence initiale un temps de l’innocence : « Jadis, en l’absence de loi, je vivais » (Rm 7,9). Mais ce jadis est-il une réalité concevable ? Y a-t-il un avant qui ne soit pas issu de la perception floutée et flouante que construit une relecture dans l’après-coup ? Toute lecture étant à vrai dire une relecture, le moment de l’origine en tant que tel est situé hors du pouvoir de la transcription : le réel est hors savoir. De cet avant on ne peut donc rien dire, sinon qu’il n’y a rien à en dire. On pourrait même postuler que c’est par un processus d’imaginarisation que l’on se représente un tel temps d’avant le temps, d’avant le langage et d’avant la loi, c’est-à-dire d’avant la loi du langage — un temps où le langage n’aurait pas fait loi, n’aurait pas été constitutif de l’humain. Les notions même d’avant et d’après sont un fait de représentation, donc un leurre (mais il est impossible de ne pas être dans le leurre de la représentation, sauf à renoncer à parler, écrire, interpréter). Par là, l’origine est posée comme un moment temporel que l’on pourrait isoler et auquel on pourrait aspirer à revenir. Le pardon serait alors le retour à une innocence perdue et retrouvée dans l’historicité, selon le schéma classique de la rédemption : innocence-loi-transgression-culpabilité-expiation. Je soutiens, à l’inverse, que l’innocence est ce qui a toujours déjà été perdu : elle est un point de réel non historique car, du point de vue de l’histoire, le péché est un toujours-déjà-là, il fait partie du monde humain et il n’y a pas de temps où l’homme n’ait pas péché. Chercher un temps où l’homme n’aurait pas péché reviendrait à chercher un temps où l’homme n’aurait pas parlé, c’est-à-dire un temps où l’homme n’aurait pas été homme. C’est pourquoi ma lecture des textes bibliques replace les choses dans le synchronisme de la structure : considérés à partir de la situation historique de l’homme, péché et langage ont en commun d’être de toujours[20].

Cette manière de lire vérifie sa pertinence lorsque la problématique du péché rencontre celle du mal. Comme l’affirme Ricoeur, en effet, « [l]e serpent signifie que l’homme ne commence pas le mal. Il le trouve. Pour lui, commencer, c’est continuer » (Ricoeur 1969, 291). Autrement dit, comme la loi, le péché est en quelque sorte donné avec la création : inexplicablement, il est là, et il n’a jamais pas été là. Nous touchons là à la dimension proprement aporétique de la pensée du mal, qui nous interdit de verser dans la rationalisation métaphysique[21]. Toute tentative de rationaliser l’origine du mal dans une théodicée conduit inévitablement à l’absurde : le serpent faisant partie de la création bonne de Dieu racontée en Gn 1–2, le raisonnement ne peut qu’en conclure que Dieu, directement ou indirectement, est le créateur du mal. Ce que, comme par hasard, le serpent essaye de faire croire à la femme tout au long de leur conversation, la persuadant que Dieu, en posant un interdit, est fondamentalement opposé à l’épanouissement de la vie des humains : il vous prive d’un bien (la connaissance du bon et du mauvais) qu’il se réserve pour lui — autrement dit, il a fait semblant de vous donner la vie d’une main pour mieux vous la reprendre de l’autre.

L’animal représente donc ici la part de l’humain en qui le rapport à l’origine est faussé, faisant porter la suspicion sur le caractère fondamentalement premier et gratuit du don de la vie. C’est en cela que notre rapport à l’origine pèche en ce qu’il manque la cible. Le péché est la manière dont l’humain imagine un temps où la parole n’était pas, c’est-à-dire un temps d’avant le don de la vie (puisque la parole vient au monde avec la vie, et que le monde vient à la vie avec la parole). Tout commence en effet avec un « Dieu dit » (Gn 1,3) : rien qui ne découle de la source originaire qu’est la parole. Or la parole qui atteste le don institue l’humain comme manquant, et ceci non pas accidentellement mais structurellement. En ce cas, imaginer un temps d’avant la parole et entreprendre d’y revenir ou de le restaurer, revient à imaginer un temps d’avant le manque, et donc d’avant ce que le manque suppose d’ouverture à l’altérité. Le projet de cet imaginaire d’une plénitude originelle perdue et à reconquérir trouvera donc naturellement sa concrétisation dans la tentative d’occulter le manque et d’effacer l’altérité. C’est ici que la convoitise fera son nid (j’y reviendrai). Mais il y a plus.

En effet, le manque dont la parole témoigne pour le sujet institué se découvre également du côté du sujet instituant : si Dieu parle, c’est qu’il n’est pas tout. Un Dieu parlant est un Dieu qui, comme garant de la loi du langage, se révèle lui-même soumis à cette loi : à partir du moment où il dit, Dieu se décomplète de lui-même[22]. Et la création narrée en tête de la Bible situe le monde comme né de cette décomplétion de Dieu par la blessure du langage. Le thème de la création rencontre ici celui de la kénose[23]. De même, un Dieu qui donne est un Dieu dont l’acte de donner est, pour le dire ainsi, constitutif de son être. Imaginer un temps où Dieu n’aurait pas déjà donné, c’est-à-dire un temps d’avant ce que le don suppose de non-possession de la vie, est là encore l’effet d’une tromperie de l’imaginaire. Ainsi le Dieu non manquant, tout sachant et tout possédant dont le serpent brosse le portrait en incitant la femme à se révolter contre lui n’est à vrai dire pas Dieu mais seulement la manière dont Dieu apparaît aux yeux de quiconque projette en lui son fantasme d’une origine d’avant la loi. C’est d’ailleurs cette déformation de l’origine dans l’imaginaire qui nous fait interpréter la plénitude ou l’innocence comme résultant d’une perte : nous nous représentons comme perdue une part d’être que personne — Dieu pas plus que nous — n’a jamais eue.

La violence porte alors sur la manière dont l’humain accuse réception du don de la parole et de la vie — en l’occurrence, la langue française dit à merveille ce qui se joue ici : accuser réception, c’est faire du moment de la réception une accusation, nommément une accusation du don[24]. Le don est reçu comme un non-don, comme un don qui n’en serait pas vraiment un, qui donc serait la cause du mal de l’humain et qui, ainsi, serait un don-pour-la-mort au lieu d’un don-pour-la-vie. Par conséquent le rapport à ce don ne peut être que de méfiance et la relation au donateur de jalousie, enchaînant le sujet à une quête de compensation d’autant plus infondée qu’il n’y a rien à compenser (puisque tout avait été donné). Cette quête perdue d’avance car illusoire, le sujet l’entreprendra, littéralement, à son corps défendant. Paul l’exprime avec une poignante acuité en Rm 7,5 : « En effet, quand nous étions dans la chair, les passions pécheresses, se servant de la loi, agissaient en nos membres, afin que nous portions des fruits pour la mort ». Et plus loin : « Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui appartient à la mort ? » (Rm 7,24). Cette soumission du corps à la puissance de la mort (entendue comme désubjectivation), est l’effet d’une parole violentée, c’est-à-dire d’un usage du langage qui vise la ruine du langage. Le serpent investit le langage pour le défaire : défaisant le langage qui fait l’humain, il défait l’humain. Prenant la parole, il s’en sert pour ne pas parler, c’est-à-dire pour anéantir ce qui dans la parole est témoignage rendu à la gratuité du don. C’est ainsi le don en tant que tel qui subit une attaque en règle dans la bouche du menteur, dans deux directions qui se répondent : « Vraiment ! Dieu vous a dit » et « “Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin” [...] » (Gn 3,1).

D’abord, le serpent fait porter le doute sur la fiabilité de l’origine de la parole, sur le crédit que l’on peut accorder au dire de Dieu, tout en réclamant ce crédit pour lui-même. Se faisant rival de Dieu dans l’image inversée du miroir — oubliant que Dieu, étant parole, n’a pas d’image[25] —, le pervers veut être cru : sa jouissance tient au fait d’induire le sujet à placer sa confiance au mauvais endroit, de sorte qu’il réponde comme à l’envers à l’appel de la vie. Son but se révèle être le suivant : tuer l’humain en l’humain, c’est-à-dire tuer la vérité de sa confiance dans le langage. Confiance dans le langage ne veut pas dire ici croyance en l’univocité du discours (sujet de l’énoncé) mais foi dans le fait même de parler (sujet de l’énonciation), attendu que, souligne Lacan, « [c]e que je cherche dans la parole, c’est la réponse de l’autre » (Lacan 1966, 299) — quand bien même cette réponse serait-elle un silence. Si parler signifie établir un lien entre des sujets dans la reconnaissance de la vérité singulière de chacun, alors faire mentir la parole équivaut à supprimer la possibilité de cette reconnaissance. Le meurtre du symbolique dans le mensonge provoque la méconnaissance : il a pour effet de réduire le sujet à une image avec laquelle il se confond, cette image étant un idéal auquel il se mesure et cherche à s’égaler dans une relation qui ne peut être que de rivalité, c’est-à-dire d’exclusion de l’altérité.

Ce mécanisme est exactement celui que décrit Paul en Rm 7,12s : « Ainsi donc, la loi est sainte et le commandement saint, juste et bon. Alors, ce qui est bon est-il devenu cause de mort pour moi ? Certes non ! Mais c’est le péché : en se servant de ce qui est bon, il m’a donné la mort, afin qu’il fût manifesté comme péché et qu’il apparût dans toute sa virulence de péché, par le moyen du commandement ». Si le péché se sert de ce qui est bon pour faire mourir le sujet, c’est parce qu’il pousse celui-ci à s’accomplir à l’image de la loi : c’est se vouloir ou se croire saint, juste et bon qui fait le lit du malheur du pécheur, malheur dont la cause n’est pas son échec à se conformer à l’idéal de la loi mais, paradoxalement, sa réussite[26]. S’étant accompli à l’image de la loi, l’humain s’est coupé de Dieu — et il s’en est coupé dans le mouvement même où il pensait crédulement s’en rapprocher. La confusion porte sur la notion même de loi : la loi du langage qui désigne le manque comme condition de la vie subjective devient, par la capture de l’imaginaire, la loi de l’idéal qui fait miroiter au sujet le spectre de la totalité. En contexte religieux, se rendre autosuffisant par l’infaillibilité de son propre légalisme est signe d’une volonté (inconsciente) de supplanter Dieu en se posant comme créateur de soi-même. Ce renversement d’une justification où l’on est fait homme en autojustification où l’on se fait homme est celui que pointe le Jésus des Synoptiques dans la célèbre maxime : « Qui veut sauver sa vie, la perdra » (Mc 8,35//Mt 16,25//Lc 9,24). En hommage à Pascal, on pourrait affirmer que c’est en cherchant à faire l’ange que l’homme fait la bête[27] ou, dit autrement, que c’est en voulant ne rien perdre de lui-même que l’homme se perd lui-même.

C’est ce que suggère la deuxième direction indiquée par l’astucieux animal. Prenant soin de citer le commandement divin avec suffisamment de précision pour maintenir un semblant de véracité à son mensonge (qui, s’il veut emporter l’adhésion, doit conserver l’apparence du vraisemblable), le serpent le déforme par une subtile omission. En effet, la parole inaugurale adressée à l’humain faisait précéder la négation d’une affirmation : « Tu pourras manger de tout arbre du jardin [...] » (Gn 2,16). L’interdit suit le permis, pour le limiter : « [...] mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais » (Gn 2,17). Or le serpent, dans sa manière de citer le commandement, n’en retient que la partie restrictive : « Vraiment ! Dieu vous a dit : “Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin” [...] ». Là où le commandement disait : « Tu peux tout sauf une chose », le serpent fait entendre : « Tu ne peux rien du tout ». N’avoir pas accès à la totalité du monde devient équivalent à être privé du monde en totalité, autrement dit : ce que Dieu interdit, c’est la vie[28]. L’esprit de la loi est permuté en son contraire, tout en ayant l’aspect d’une fidélité irréprochable à sa lettre. Face à un tel dévoiement, on rappellera que la fonction structurante de l’interdit consiste à désigner un impossible précisément pour ouvrir le champ des possibles : tout est possible (ou tout est permis) signifierait en vérité que rien n’est possible (tout est interdit)[29]. Parce que le tout, en tant que tel, n’est pas à sa portée, l’humain peut investir son désir dans le monde de telle façon qu’une place soit marquée comme indisponible. Et parce que nul ne peut venir occuper cette place, des relations d’alliance peuvent s’établir, verticalement, entre Dieu et les humains et, horizontalement, entre les humains. Si cette place, dont la vocation est de demeurer vide, en vient à être remplie par la prétention à se l’accaparer, si donc quelqu’un cherche à prendre toute la place (ou la place du tout), plus aucune alliance n’est possible. C’est le possible d’une relation respectueuse de l’altérité, donc d’une relation, qui s’évanouit. La limite posée par le commandement divin avait donc pour visée, en interdisant la totalité, d’autoriser l’un et l’autre à trouver chacun sa place dans l’acquiescement à ce que Lacan appelle le « pas-tout » (Lacan 1975, 90), à comprendre au sens de : pas moi tout seul, pas moi sans l’autre.

En d’autres termes, le manque n’est pas l’empêchement de la vie mais son laissez-passer. Et ce manque, je le répète, n’est pas le résultat d’une perte qui supposerait en amont une totalité dont on aurait été déchu : il est donné avec la vie. Le Dieu qui donne — qui n’est Dieu que de donner —, donne avec la vie ce qui la permet : la loi, la parole et le manque sont les coordonnées d’après lesquelles l’humain peut se repérer pour vivre dans l’épreuve du désir et de l’altérité. Et c’est à cet endroit précis que le serpent concentre sa frappe. Ayant tordu le don en spoliation, la loi en confusion et la parole en mensonge, son oeuvre consiste à convaincre la femme que Dieu est un menteur, plus précisément qu’il ment sur le manque. Ici s’éclaire le pourquoi du recours au personnage littéraire du serpent : pourquoi cet animal et pas un autre ? S’éclaire aussi le pourquoi du choix de la femme comme cible de son attaque, ainsi que l’apparente absence de l’homme tout au long de ce dialogue[30]. Il s’avère que le terme hébreu aroum, habituellement traduit par « astucieux » ou « rusé », peut également avoir le sens de « nu ». Le serpent est donc « la plus nue de toutes les bêtes », à l’image de l’homme et de la femme nus tous deux « sans se faire mutuellement honte » (Gn 2,25). Astucieux en tant que menteur, nu en tant que manquant, le reptile fait porter le mensonge sur le manque, de telle sorte que celui-ci devienne pour la femme cause de honte à réparer. En effet, si le serpent est le seul parmi tous les animaux à être doué de parole, et si c’est de lui que vient la perversion de la loi du langage, c’est dans la mesure où il incarne pour la femme ce qui structurellement lui fait défaut mais dont elle se figure être privée (par un autre), excitant ainsi son appétit : le phallus.

Ce concept tant galvaudé de la psychanalyse est à manier avec prudence. Le phallus n’est pas le pénis en tant que tel dans sa fonction physiologique : sa fonction, symbolique, est de représenter la différence des sexes. Il est la trace immédiatement visible à la surface du corps de l’asymétrie constitutive des deux côtés de l’humain que sont l’homme et la femme. En ce sens, le phallus atteste qu’aucun humain (aucun sexe) n’est l’humain à soi tout seul — pas plus l’homme que la femme. Le problème est que le phallus qui symbolise le manque en vient à être regardé, par l’effet d’un fourvoiement, comme une image de la complétude. Vu à l’envers de ce qu’il est, le phallus occupe désormais pour la femme la place d’objet manquant à acquérir pour s’égaler à un idéal de totalité projeté sur Dieu lui-même : « Non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance de ce qui est bon ou mauvais » (Gn 3,4s). Sans m’y attarder, je souligne que cette confusion où la femme est prise (tant à propos de l’homme et de Dieu que d’elle-même) fait en réalité office de réponse de la bergère au berger car c’est l’homme qui, le premier, s’est mépris à son sujet en méprisant le sujet en elle[31]. On peut alors concevoir que si le serpent s’adresse à la femme en mal-prenant les mots de Dieu, c’est parce qu’il figure la manière dont la femme entend Dieu au revers de son dire suite au mépris (à la mal-prise) dont elle a fait l’objet dans le regard de l’homme. Le mépris, où l’on est pris pour ce que l’on n’est pas, se noue au malentendu, où l’on entend la parole pour ce qu’elle ne dit pas. Le péché a donc fondamentalement à voir avec un mal-entendre qui est l’effet d’une déformation de la parole dans la spécularité[32]. La conséquence de cette déformation est la mue du désir en convoitise. Ce terme désigne le déroutage du désir qui, au lieu d’accueillir le manque comme source de son dynamisme et possibilité d’ouverture à l’altérité, se focalise sur le mirage d’un objet comblant au moyen duquel le sujet cherche à corriger une image détériorée de lui-même avec laquelle il confond sa vérité profonde.

Falsifiée par le péché, la loi qui soutenait le sujet en permettant à son désir de s’appuyer sur l’interdit pour s’élancer à la rencontre du monde, se met à peser sur le sujet et trouble son rapport au monde en faisant porter l’interdit sur le désir lui-même : « Tu ne désireras pas[33] » (Rm 7,7) est tout ce que le pécheur retient de la loi. Il n’est pas étonnant qu’ainsi entendue, la loi accélère, comme un carburant, la combustion du désir devenu convoitise (« Saisissant l’occasion, le péché a produit en moi tout désir[34] par le moyen du commandement » [Rm 7,8]). À tirer les rênes trop fort, on fait se cabrer le cheval qui n’a plus d’autre alternative que ruer en tous sens, échappant au contrôle de son cavalier. C’est la raison pour laquelle la loi, au départ chemin de vie, finit par conduire le sujet à la mort : il cède sa place à une autre instance qui va prendre le pouvoir. Si la loi n’est donc pas en elle-même péché, elle est ce dont le péché s’alimente pour tenir le sujet sous sa coupe. C’est le péché qui alors devient la loi. Il fait loi pour le sujet en faisant le contraire de ce que toute loi est supposée faire : au lieu de poser une limite au désir pour qu’il demeure désir, la « loi du péché » (Rm 7,23) mène le désir à sa perte en lui indiquant la voie trompeuse de l’illimité. Ce qui était possibilité d’ouverture devient enfermement, et la confusion qui brouille la relation à Dieu se dévoile pour ce qu’elle est : un refus de la vie par exclusion de l’altérité, une mort par volonté de se totaliser soi-même.

Cette volonté de se totaliser soi-même — qui est la marque non d’un vouloir délibéré mais de ce que Paul appelle « le péché qui habite en moi » (Rm 7,20) — devient la démarche d’un humain qui tente de s’accomplir à l’image de Dieu dans un détournement de la promesse initiale, car l’image de Dieu à laquelle l’humain se compare et cherche à se conformer est fallacieuse : la convoitise pousse le sujet à atteindre une plénitude d’être dont j’ai déjà signalé que Dieu ne l’a jamais eue. En réalité, c’est seulement à l’image (du Dieu) du serpent que l’humain s’accomplit : il devient, comme lui, jaloux et menteur. La perversion consiste à croire que Dieu est un pervers et qu’il faut lui ressembler, que Dieu possède la vie et qu’il faut la lui arracher. Le mensonge est de croire que Dieu est menteur, qu’il est donc à l’image du serpent — qu’il est diable en somme. La convoitise d’être comme Dieu ou comme des dieux est donc précisément convoitise d’être comme ce qu’on imagine que Dieu est à partir du regard faussé que distille en nous le mensonge du serpent. On rappellera à ce propos l’interdit de l’idolâtrie consistant à ne pas adorer d’image de Dieu sous les traits de quelque créature que ce soit : ni homme, ni femme, ni animal (et il n’est pas fortuit que l’interdit s’étende à « l’image de n’importe quelle bestiole qui rampe sur le sol » [Dt 4,15-20]). De fait, c’est bien à l’image du serpent que l’homme et la femme deviendront des dieux (la prédiction du menteur se réalise en effet) : il se découvriront astucieux/nus, c’est-à-dire menteurs et animés (animaux ?) par la haine du manque — par la honte d’être manquants. Cette violence infligée à la parole, au désir et au sujet s’exprimera entre l’homme et la femme dans la permutation d’une relation d’égaux/différents en relation de dominant/dominée (Gn 3,16) et se traduira, à la génération suivante, par le meurtre du frère.

3. « Le péché, tapi à ta porte, te désire »

En guise de conclusion, je me propose de donner un écho à ce que la fiction biblique de Gn 4 considère comme le premier fratricide de l’histoire. L’entrée dans la fraternité se fait par le fratricide, signe que si une « invention de la fraternité[35] » est possible, ce n’est jamais que du lieu d’une violence traversée et non pas esquivée. Le tressage de l’animalité, de la violence et du péché trouve ainsi une expression particulière dans le personnage de Caïn. Je développerai ici rapidement deux axes : le meurtre du frère comme effet secondaire du meurtre originaire de la parole, et la bestialité comme refus de consentir à l’entrée en humanité[36]. Commençons par relever que Caïn, comme premier-né des deux premiers humains, est le fils d’un homme et d’une femme qui, eux-mêmes, sont le fruit d’une filiation brouillée. Les enfants de la parole sont effet devenus, suite à l’intervention du serpent, enfants du mensonge. Une filiation qui est en réalité une dé-filiation ne peut engendrer à son tour qu’une dé-filiation. Caïn est celui qui, littéralement, se défile à l’endroit de l’institution de l’humain par la confiance dans le langage : n’étant pas fils, il ne peut être frère. Que Caïn ne soit pas fils, c’est ce que le premier verset de Gn 4 indique nettement : « L’homme connut Ève sa femme. Elle devint enceinte, enfanta Caïn et dit : “J’ai procréé un homme, avec le Seigneur” ». La violence à l’égard de la filiation de Caïn se donne à entendre à trois niveaux :

  1. D’abord, dans le choix du narrateur d’employer le verbe « connaître » pour évoquer l’acte sexuel qui préside à la conception de Caïn. Outre qu’il s’agit du même verbe que dans l’expression « connaître le bon et le mauvais », faisant de la relation entre l’homme et la femme une tragique répétition de leur relation pervertie à Dieu, il s’avère que dans l’hébreu biblique ce terme désigne non pas la sexualité en elle-même mais un usage violent de celle-ci, au sens d’une relation d’emprise de celui qui connaît sur celle qui est connue[37]. Caïn est donc présenté comme le fruit (empoisonné) d’une violence commise par son père à l’encontre de sa mère.

  2. Mais, comme dans le chapitre précédent, la femme réagit à la violence par la violence : à l’usage violent de la sexualité dont elle a été l’objet de la part de l’homme, elle répond par un usage violent de la parole en ne le nommant pas comme père de leur enfant. Disant en effet avoir acquis un homme « avec le Seigneur », elle évacue de la filiation de Caïn la référence humanisante à un père humain[38]. Faire un enfant avec un homme fantasmatiquement divinisé, donc se placer soi-même en position de déesse, est le plus sûr moyen pour la femme de priver cet enfant d’humanité.

  3. À vrai dire, ce n’est pas un enfant qu’Ève a mis au monde mais « un homme » : nié comme fils de deux humains, Caïn est aussi nié comme humain en devenir (ce qu’est l’enfant). Regardé comme homme fait, déjà achevé, Caïn ne peut pas commencer sa vie d’humain là où tout humain la commence — il est arrivé avant même d’être parti. Il n’a donc pas pu emprunter le chemin d’humanisation qui permet de grandir avec la parole pour alliée, dans le lent et toujours incertain apprentissage de l’altérité. L’animalité est alors le signifiant d’une impossibilité d’être créé humain par la parole, lorsque celle-ci fait défaut ou est pervertie. Comme le notent Paul Beauchamp et Denis Vasse : « Il y a parenté entre le serpent écouté par la première femme et la bête “tapie” près de son fils Caïn ». (Beauchamp et Vasse 1991, 7) [39]

Le péché comme présence d’une certaine bestialité en l’humain est empêchement de reconnaître l’autre du fait de ne pas reconnaître en soi-même un sujet de parole, n’ayant pas été soi-même reconnu comme tel par un autre. Le refus d’entrer dans le langage est refus d’entrer dans le champ de l’humain, pour ne se tenir que sur le seuil. Dieu invite bien Caïn à franchir ce seuil où sa colère le retient, donc à surmonter la jalousie en consentant au risque de parler : « Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le » (Gn 4,7). Mais c’est précisément cela qui est impossible pour Caïn : faisant la sourde oreille et restant la bouche close, il ne peut dominer l’impulsion meurtrière qui le domine. Le texte porte la trace de cette non-entrée dans la parole qui recouvre la non-entrée dans la fraternité. Cette trace est en vérité un silence, une interruption de la chaîne logique du récit qui embarrasse commentateurs et traducteurs. Là où la plupart des traductions montrent Caïn parlant à Abel, le texte hébreu comporte en effet un blanc : « Caïn dit [...] à son frère Abel » (Gn 4,8a). À la place de la parole attendue, il n’y a rien, c’est-à-dire qu’il y a tout — le moi totalitaire par qui la violence infligée à la parole se traduit immédiatement en violence infligée à l’autre : « et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua » (Gn 4,8b). La haine du frère est consécutive à la haine du langage : « Quand ça ne s’adresse pas, ça se dresse » (Nault 2007, 50)[40]. Justement, c’est comme structure d’adresse que le langage est à considérer ici, indépendamment de tout contenu. L’important pour Caïn n’aurait pas été de dire quelque chose mais de dire à quelqu’un : n’importe quel mot aurait pu faire l’affaire. Pour lutter contre la force mortifère du mutisme, il n’est pas besoin de chercher à maîtriser son discours : il suffit, en se laissant aller à parler, de « dire des bêtises » (Lacan 1975, 29). Dire des bêtises est une manière de laisser parler la bête en nous, donc de lui offrir une chance de trouver une autre voie que le meurtre de l’altérité. Il ne s’agit donc pas de tuer la bête pour que l’homme vive, encore moins de la dresser, mais simplement de s’adresser à elle en l’invitant à s’adresser à son tour. Ce n’est en effet que du lieu de notre refus de la parole que peut s’ouvrir un chemin pour la parole, dans l’écoute patiente de ce qui en l’homme est ratage de sa propre humanisation. Paradoxalement, entendre ce qu’il y a de profondément humain dans le refus d’être humain est ce qui permet de ne pas perdre l’humain dans le geste même où l’on croit oeuvrer pour son salut.

Cela permet de poser, pour terminer, la question suivante : l’humain peut-il ne pas être pécheur ? Autrement dit, l’homme peut-il ne pas être cet étranger à lui-même dont l’animalité est la métaphore ? Y a-t-il de l’humain en dehors du lieu de cette violence où il se tient et où nous l’avons découvert au fil de notre méditation : distorsion du rapport à l’origine, perversion du langage et résistance à l’altérité ? Tout un pan prétendument civilisateur de notre société est à interroger qui, par civilisation, entend un formatage des individus au moyen de multiples techniques de normalisation des conduites, de coaching du self ou de médicalisation de l’existence[41]. Or, il se pourrait bien que vouloir un humain entièrement maître et possesseur de sa nature et, par là, non violent, non jaloux, non menteur, non bestial — angélique —, vouloir en somme un humain non pécheur, soit à la fois la plus subtile et la plus sûre manière de nier en l’homme ce qui le fait humain, c’est-à-dire sa subjectivité en errance. Le comble du péché est d’inciter chacun à convoiter de ne pas être pécheur, et c’est étonnamment cela qui est la signature de l’effacement de l’humain, de la dissolution du sujet dans l’illusion d’une transparence de soi à soi. Comme dit l’Écriture : « Si nous disons : “Nous n’avons pas de péché, nous nous égarons nous-mêmes et la vérité n’est pas en nous » (1 Jn 1,8). Loup, serpent ou bête sauvage, le propre de l’homme est peut-être finalement d’être impropre, c’est-à-dire irréductible à tout ce qui prétendrait — pour son bien — l’épingler sur le tableau des savoirs ou le faire se tenir tranquille dans la cage dorée de l’idéal.