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« On vient de m’apporter de la nourriture ; ils ont cru que je devais avoir besoin. Une table délicate et recherchée, un poulet, il me semble, et autre chose encore. Eh bien ! j’ai essayé de manger ; mais, à la première bouchée, tout est tombé de ma bouche, tant cela m’a paru amer et fétide ! »

Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné

L’opinion publique américaine est généralement en faveur de la peine de mort ; pendant longtemps, entre le début des années 1980 et la fin des années 1990, les chiffres ont oscillé entre 70 % et 80 %[1] d’approbation ; pour la première fois depuis le début des années 1970, les statistiques du Gallup Poll ont rapporté une baisse de ces chiffres à 60 % en 2013[2]. Le dernier repas des condamnés à mort fait généralement partie du rituel de la mise à mort aux États-Unis et participe de cette culture populaire de la peine capitale. Plus que tout autre élément de ce rituel, le dernier repas fascine la population américaine[3] ; une simple recherche sur Internet, traitant du sujet produit une longue liste de sites, d’articles et de références diverses au ton vaguement sensationnaliste. Plusieurs projets artistiques récents se sont également emparés de ce sujet et ont rendu en images cette fascination du public. Mentionnons, entre autres, la série No Seconds[4] du photographe Henry Hargreaves, le Last Meals Project développé par Jonathon Kambouris[5], les natures mortes de Matt Collishaw[6] ou encore les assiettes en porcelaine de l’artiste américaine Julie Green[7]. Utilisant des moyens d’expression différents, tous ces projets représentent de manière réaliste les repas demandés par certains condamnés à mort ; leur dernier plat se voit ainsi élevé au rang d’oeuvre d’art, servant de support à ces artistes pour dénoncer la pratique de la peine de mort.

Alors que les représentations artistiques et la couverture médiatique abondent, un discours analytique sur le dernier repas des condamnés à mort est difficile à trouver. La littérature scientifique, que ce soit d’ordre sociologique, historique, légal, éthique ou philosophique, se concentre sur la peine de mort elle-même, dont le dernier repas n’est qu’un élément relativement secondaire ; elle ne s’attarde guère à la symbolique ou à l’origine du dernier repas des condamnés. Historiquement, il semble d’ailleurs difficile d’en établir l’origine exacte. Comme le signalent Ty Treadwell et Michelle Vernon dans un essai consacré aux derniers repas de quelques condamnés à mort célèbres, plusieurs hypothèses ont été formulées (Treadwell et Vernon 2001, 526-527). Certains y voient une référence directe au dernier repas de Jésus, d’autres attribuent la reprise de cette tradition au contexte londonien du xviiie siècle où le condamné qui devait marcher près de cinq kilomètres entre la prison et le lieu de l’exécution publique avait droit à un arrêt dans un pub pour un repas et une bière[8]. Que son origine soit biblique ou simplement pratique, il ne semble guère possible de trouver une explication claire des origines du dernier repas des condamnés à mort. La plupart des auteurs qui s’intéressent à ce phénomène mettent ainsi l’accent sur sa dimension sociologique, anthropologique, voire rituelle, dans le contexte plus large de la pratique de la peine de mort.

Le but de cet article n’est pas de revisiter l’ensemble du long débat qui entoure la peine de mort elle-même ; d’excellents ouvrages en présentent les tenants et les aboutissants[9]. Dans le cadre de ce numéro de Théologiques, nous souhaitons nous arrêter sur un point central qui interroge la pratique du dernier repas des condamnés à mort dans le système carcéral américain contemporain : le dernier repas du condamné à mort a-t-il, dans le fond, pour but d’humaniser la pratique de la peine capitale ? À première vue, la réponse semble affirmative. Pourtant, et c’est ce que nous aimerions démontrer, ce processus d’humanisation n’est à lire ni comme un désir de traiter humainement le condamné à mort lors de ses dernières heures, ni de rendre ce même condamné plus humain aux yeux du public. Au contraire, le dernier repas, dans le rituel institutionnalisé de mise à mort, a pour fonction spécifique d’humaniser le rituel de mise à mort lui-même afin de le justifier comme une pratique acceptable dans la démocratie contemporaine américaine ; le dernier repas est ainsi devenu un simple outil de propagande. Dans cette logique, il est nécessaire de maintenir une image monstrueuse du criminel tout en rehaussant autant que possible le caractère humain du rituel : le système n’est pas monstrueux, le criminel, lui, l’est. Nous allons, tout d’abord, nous pencher sur la question de la monstruosité du criminel. Nous nous interrogerons ensuite sur des perspectives interprétatives qui pourraient remettre en question cet usage propagandiste du rituel du dernier repas.

1. La monstruosité du criminel et la justification de la peine capitale

En 2003, le film Monster de Patty Jenkins offrait un poignant portrait d’Aileen Wuornos, exécutée en Floride en octobre 2002 pour le meurtre de six hommes. La performance de Charlize Theron dans le rôle d’Aileen Wuornos lui valut l’Oscar de la meilleure actrice et de nombreuses autres récompenses. Le film rencontra un succès remarqué sur les écrans américains. Par son seul titre, il jouait directement sur l’équation entre meurtrier, condamné et monstre.

Dans le cas particulier de l’exécution d’une femme, la question de la monstruosité joue un rôle critique ; pour les opposants à la peine capitale, la condamnation à mort d’une femme révèle bien souvent toutes les limites de son application. Depuis 1976, date de la fin du moratoire sur la peine de mort aux États-Unis, 15 femmes ont été exécutées (ce qui correspond à un peu plus de 1 %) et à chaque exécution, le débat sur la peine de mort est ravivé de manière aiguë[10]. L’un des points particuliers évoqués lors de ce débat met en lumière le fait que les femmes condamnées à mort ont très souvent un passé de victime, ayant souffert de nombreux abus sexuels et psychologiques graves (tel était le cas d’Aileen Wuornos qui affirma que ses victimes l’avaient violée lorsqu’elle travaillait comme prostituée). Dans ce contexte, l’équivalence entre condamné et monstre joue un rôle essentiel à la justification de la mise à mort ; ce que le film de Jenkins suggérait à sa manière.

Cette équivalence, comme le signale Richard Tithecott dans son étude Of Men and Monsters, est centrale pour le maintien des fondements du système pénal lui-même :

Our different definitions of monstrosity affect both our notions of punishment and of what should be policed. The figuration of serial killing as a disease can be a way of reassuring ourselves that its origins lie outside the social body, or at least in regions of society which are considered to be feeding off mainstream, healthy America.

Tithecott 1998, 27

La monstruosité du condamné rend le processus de la mise à mort plus acceptable, en particulier dans le contexte démocratique occidental américain (et cela est accentué dans le cas de la mise à mort d’une femme ou d’un condamné mineur). Celui ou celle qui est éliminé-e n’est plus à considérer comme humain et a ainsi fondamentalement perdu le droit à redevenir membre de la société. Comme le souligne Steven Asma dans son enquête sur l’histoire de la criminalité, ce discours va à l’encontre d’un débat approfondi sur la criminalité elle-même et le projet de réhabilitation qui devrait l’accompagner :

In 2008, I interviewed Judge Brodsky, who was an attorney for the Public Defender’s Office in Lake County, Illinois, for over two decades… He thinks the media, with their simplistic “monster” labels, are partly to blame for overdramatizing criminals and closing off real understanding […].

Asma 2009, 226

Si le discours sur la monstruosité du condamné sert à la justification de la mise à mort, le rituel même de l’exécution cherche à en masquer la violence ; l’un ne peut aller sans l’autre comme le remarque Conquergood :

The central performance challenge of execution rituals is to differentiate between judicial killing and murder. This distinction is dramatized through the careful and elaborate staging of props, participants, and players : the entire scenography and choreography of the event signal order, control, propriety, and inevitability. The real violence of state killing is veiled behind protocols of civility and the pretense of courtesy toward the condemned—hence the hollow gesture of permitting the condemned to order his or her last meal and to speak his or her last words.

Conquerwood 2002, 360

Dans un article pour le Time Magazine, Tony Karon fait une observation similaire, interrogeant les règles qui président aux dernières demandes d’un condamné. Si les condamné-e-s sont autorisés à choisir leur dernier repas, ils ou elles ne peuvent, par contre, pas réclamer une dernière cigarette ou un verre d’alcool :

American culture that takes its moral reference points from the Old Testament and the New is stuck with the challenge of trying, if indeed this is possible, of finding morally agreeable rituals for executing offenders. And it’s not easy. The Last Meal Requests page records numerous instances of requests for a final cigarette. And these, the site notes, are denied in accordance with department policy. Could it be that the policy is designed to protect the condemned men’s health ? It could simply be based on the judgment that a cigarette is a pleasure that should be denied a man who has committed crimes ugly enough to warrant execution. But then why allow the same man the pleasure of choosing his last meal, as opposed to simply giving him whatever the prison kitchen was serving that day ?

Ces deux observations mettent à jour le fait que la pratique du dernier repas n’est pas tant conçue pour le condamné lui-même, que pour atténuer le trouble moral de la mise à mort par l’État de l’un de ses citoyens et pour réassurer les spectateurs et les acteurs que ce geste, l’exécution proprement dite, est légalement justifié (le criminel est un monstre irrécupérable pour le système) et accompli humainement (le rituel de la mise à mort octroie des privilèges au condamné). La tradition du dernier repas dans le système pénal américain n’est ainsi que l’envers du discours sur la monstruosité du condamné : tous deux participent de la même volonté de transformer la peine capitale en un acte moralement acceptable. L’ironie, comme le signale Cunningham, veut que le condamné ne reçoive que rarement ce qu’il a commandé et qu’il ne peut généralement consommer très peu de ce fameux dernier repas : « The final turn of the screw is that prisoners often don’t get what they ask for. It is the request, and not what is ultimately served—let alone what’s actually consumed, which is often little or nothing—that is released to the press and broadcast to the public. » (Cunningham 2013).

Daniel LaChance qui s’est intéressé de manière extensive aux rituels d’exécution dans le contexte contemporain américain va même plus loin et suggère que le maintien de la tradition du dernier repas et des dernières paroles a pour but de démontrer l’autonomie du condamné qui a la capacité d’exprimer son désir et sa pensée[11] : « last meal request and last words are devices in contemporary executions that… [allow] for the representation of offenders as autonomous, volitional individuals within a structure that simultaneously maintains them as irredeemable, controllable others » (LaChance 2007, 704).

2. La peine de mort et l’échec de la réhabilitation

Les réformes pénales dites de l’âge classique marquent un tournant important dans le traitement des criminels aux États-Unis et en Europe[12]. Entre la fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle, elles eurent pour but de repenser fondamentalement le châtiment et sa fonction. L’essai toujours à-propos de Michel Foucault, Surveiller et punir, retrace de manière exemplaire le tournant qui s’opère dans le traitement des criminels. Dès cette époque, l’emprisonnement devient châtiment en soi, en opposition aux châtiments corporels imposés auparavant selon le crime commis. La naissance de la prison est en ce sens révolutionnaire et participe d’un projet humaniste plus large qui cherchait à ce moment-là non seulement à améliorer les conditions d’emprisonnement, mais également à transformer fondamentalement la prison en machine de correction et de réhabilitation morale et sociale. Le discours pénal se concentre alors sur la question de la proportionnalité entre le crime et le châtiment, le rôle du travail dans le processus de réhabilitation, l’importance de l’éducation religieuse pour l’établissement du sujet moral et l’organisation de la vie du prisonnier. Le châtiment physique est aboli, en théorie du moins, et la peine de mort est réservée pour les criminels jugés irrécupérables, en particulier les meurtriers. Dans ce contexte, l’exécution se pratique à huis clos et se conçoit dès lors comme l’exact opposé du projet de réhabilitation incarné par l’emprisonnement.

Ainsi, en humanisant le traitement des criminels, le système carcéral se donnait alors pour but explicite de les réintégrer socialement. Dans ce contexte, l’exécution du criminel représente une forme de résignation et d’échec face au projet de réhabilitation. Celui ou celle qui est exécuté-e se voit rejeté-e de manière définitive par la société des vivants ; l’exécution n’est même plus conçue comme l’occasion de réitérer une vision salvifique du châtiment comme ce fut le cas au Moyen Âge en Europe ou dans l’ère puritaine des États-Unis[13]. Le cas de Stanley Tookie Williams illustrait parfaitement cette double perte qui continue à marquer le système pénal américain contemporain.

Le 13 décembre 2005, Williams, l’un des fondateurs d’un gang extrêmement puissant de Los Angeles, les Crips, était exécuté à la prison de Saint Quentin après y avoir résidé pendant 25 ans. Durant son temps en prison, dans l’attente de son exécution, Williams fit l’expérience d’un changement moral radical : il devint un porte-parole reconnu contre la violence des gangs et écrivit plusieurs livres d’enfant pour faciliter les projets éducatifs antigang. Sa contribution lui valut pas moins de cinq nominations pour le prix Nobel de la paix. Ses supporters se battirent jusqu’au dernier moment pour obtenir sa grâce et la commutation de sa condamnation à mort en prison à vie. Finalement, le 12 décembre 2005, Arnold Schwarzenegger alors gouverneur de Californie rejeta l’appel final, expliquant au public que Williams n’avait pas démontré un degré suffisamment sincère de repentir[14].

Cet exemple souleva de nombreuses critiques et révéla pour beaucoup l’ambiguïté du projet carcéral américain contemporain. L’emprisonnement aux États-Unis n’a pas fait les preuves de son efficacité[15] et la notion de réhabilitation a lentement disparu du système pénal américain : le nombre exorbitant de prisonniers, la privatisation du marché économique des prisons, le maintien de la peine de mort, les inégalités de traitement et finalement la perte du droit de vote pour les anciens détenus[16] démontrent tous, à un niveau ou à un autre, l’échec des idéaux des réformes pénales dites de l’âge classique dont les États-Unis avaient été les champions. La mise à mort et les éléments qui en constituent le rituel en signalent la réalité incontournable.

Malgré ce constat, est-il possible de voir dans le rituel de mise à mort des ouvertures qui offriraient d’autres pistes de lecture ? Selon nous, et ce sera l’objet de notre dernier paragraphe, le dernier repas est peut-être précisément le lieu possible d’une telle relecture.

3. Choix alimentaires et réconfort

Dans son essai sur les derniers repas, Cunningham nous rappelle que dans de nombreuses civilisations un lien intrinsèque se dessine entre nourriture et rituels autour de la mort ; le dernier repas accordé aux condamnés n’en est peut-être que la forme extrême. Tenant compte de ce lien, il est à noter que dans la plupart des rituels qui mettent en jeu l’expérience de la mort et la consommation d’aliments, comme dans le cas des provisions qui accompagnent les morts ou des repas qui rassemblent les familles autour du décès d’un être cher, la nourriture est avant tout signe de vie et d’espérance. D’un point de vue anthropologique, la nourriture qui entoure les rituels funéraires soit présuppose une forme d’existence post-mortem, soit traduit le souci des vivants à l’égard des défunts, soit encore sert de réconfort pour ceux et celles qui poursuivent leur vie dans ce monde. Si, à un certain degré, le dernier repas des condamnés à mort fonctionne comme une sorte d’offrande qui facilite l’expérience de la mort pour le public, cette offrande n’est toutefois pas destinée à rassurer le condamné ou à le préparer pour le passage dans l’autre monde car sa « monstruosité » le soustrait à la vision salvifique de la société.

Récemment et dans une approche tout à fait unique, Brian Wansink et Kevin Kniffin ont proposé des perspectives inattendues sur les derniers repas demandés par les condamnés à mort dans les prisons américaines. L’une de leurs études (Wansink et Kniffin 2014) suggère la possibilité de déterminer le degré de culpabilité d’un condamné sur la base des décisions qui entourent son dernier repas. Plus spécifiquement, ils constatent que les condamnés qui se proclament innocents rejettent plus souvent le dernier repas que ceux et celles qui reconnaissent leur culpabilité ; parallèlement, ceux et celles qui reconnaissent leur culpabilité consomment davantage de calories lors de leur dernier repas que ceux et celles qui la contestent. Une autre étude publiée par les mêmes auteurs (Wansink et Kniffin 2012) met en corrélation l’angoisse face à la mort immédiate et la pauvre qualité nutritionnelle du repas souhaité avant une exécution. Selon nos auteurs, une telle corrélation pourrait par ailleurs expliquer les habitudes alimentaires de certaines classes sociales désavantagées aux États-Unis, suggérant que l’expérience d’un manque de perspective positive conduit directement à des choix de vie malsains.

L’approche de Wansink et Kniffin ouvre des possibilités d’enquête et de débat intrigantes, mais qui dépassent notre propos ; contentons-nous de revenir à leur observation sur la pauvre qualité nutritionnelle des repas des condamnés afin de formuler deux remarques sur la fonction du dernier repas. Tout d’abord, sur un échantillon de 247 exécutions conduites entre 2002 et 2006, les auteurs notent que 21 % de condamnés refusèrent l’offre d’un dernier repas. Il y a peut-être là la confirmation que le dernier repas n’est pas aussi vital (ironiquement) pour le condamné à mort que pour le rituel de l’exécution lui-même. Un second élément important émerge également des analyses de Wansink et Kniffin qui soulignent le décalage entre une version populaire (idéalisée) du dernier repas et la réalité rencontrée dans le système carcéral (Wansink et Kniffin 2012, 839). Les auteurs constatent, en effet, que les choix alimentaires au moment effectif de l’expérience de la mort ne correspondent que partiellement aux choix alimentaires exprimés dans la situation hypothétique d’une mort imminente. L’analyse détaillée du contenu de leur échantillon conduit ainsi Wansink et Kniffin à la conclusion que la peur de la mort modifie drastiquement les choix alimentaires individuels et semble inspirer un désir pour des nourritures à haute énergie calorifique et de pauvre teneur nutritionnelle.

Dans un bref article, Louise Plaisance (1997) offre quelques observations très intéressantes sur le dernier repas des mourants qui peuvent compléter les conclusions de Wansink et Kniffin. En lien avec son expérience d’infirmière qui travaille exclusivement avec des patients en fin de vie, Plaisance souligne l’importance dans le processus de deuil du dernier repas partagé entre le mourant et ses proches. Pour notre propos, il convient de s’arrêter à la dimension de comfort food de ces repas. Plaisance remarque, en effet, que ces derniers repas sont souvent l’occasion pour les proches de préparer un plat traditionnel selon une recette familiale afin d’offrir au mourant quelque chose de réconfortant qui rappelle de bons moments. À la lumière de cette remarque, peut-on imaginer que les choix alimentaires relativement simples des condamnés à mort soient imprégnés d’un désir de retrouver une cuisine réconfortante et familière ? Tout en humanisant pour le public et l’État l’institution de la peine capitale, il serait alors envisageable que le dernier repas du condamné devienne l’occasion d’une forme de réconfort pour le condamné. Les condamnés reviennent ainsi à leurs habitudes alimentaires ; Wansink et Kniffin eux-mêmes admettent que ce qu’ils considèrent comme de pauvres choix alimentaires de la part des condamnés reflètent peut-être tout simplement les habitudes de leur cercle social. En ce sens, l’expérience de Plaisance serait peut-être plus apte à décrire les choix alimentaires des condamnés que les explications liées à leur métabolisme et leur état psychologique et il y aurait là pour les condamnés une occasion inattendue de trouver un certain réconfort. Cette hypothèse mise à part, il nous semble que la symbolique du dernier repas des condamnés offre un espace de prise de parole critique qui a été saisi par diverses représentations. Revenons à nos remarques introductives.

4. L’iconographie du dernier repas

L’art chrétien a représenté à profusion le dernier repas de Jésus. Depuis la relecture interprétative des Évangiles de la mort de Jésus comme acte de salut pour l’humanité, le dernier repas est devenu un moment central du récit biblique de la Passion. Il en devient le prologue annonçant les événements qui vont suivre (la trahison de Judas, la mort même de Jésus, l’instauration du sacrement eucharistique) et la clef interprétative. Jésus en est la figure principale, toujours dépeint dans la tradition picturale au centre même de l’image. Il est maître de cérémonie, contrôlant le déroulement des événements, donnant ses instructions aux disciples, désignant le rôle de chacun, expliquant finalement la signification de chaque geste.

Il semble dès lors difficile de superposer la tradition biblique et théologique du dernier repas à la symbolique du dernier repas du condamné à mort dans le système carcéral américain contemporain. Tout d’abord, comme nous l’avons suggéré, le condamné n’a aucun attribut héroïque ; au contraire, il est dépeint comme un individu qui ne mérite plus de vivre et qui, suite à ses fautes, ne peut plus être considéré comme un membre acceptable de la communauté humaine. Plus encore, sa mort n’a aucune valeur salvifique ; le principe même de l’exécution dans l’histoire du châtiment et du système carcéral qui émerge entre la fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle indique l’échec du projet de réhabilitation. Il n’y a pas de salut offert, si ce n’est peut-être pour les témoins de l’exécution (victime et parents de la victime) qui y trouvent éventuellement une forme de revanche, une rétribution, voire une certaine réparation.

Comme nous le mentionnions au début de cet essai, les projets artistiques autour du dernier repas du condamné à mort, représentent souvent les aliments commandés par les condamnés. L’image même du condamné s’inscrit alors en filigrane seulement et échappe à la représentation proprement dite ; il ou elle n’en est pas l’objet. Cette absence de représentation semble indiquer à sa manière la disparition du condamné, le fait concret qu’il ou elle ne fait plus partie de ce monde. En opposition à un discours qui fait du condamné un monstre devant être éliminé, cette absence de représentation détourne l’attention du spectateur loin du condamné et, se jouant dans le contexte américain de la fascination qu’engendre la pratique du dernier repas, renvoie à la simplicité des besoins de la vie humaine.

Similairement, en 2013, Amnesty International lançait une campagne provocatrice contre la peine de mort[17]. Les posters de cette campagne représentaient le dernier repas de condamnés à mort qui avaient été innocentés après les faits. L’irruption enfin de la vérité sur des cas de mises à mort injustifiées représente peut-être la seule forme de salut encore accessible pour ceux et celles que le système a exécutés. Amnesty International évoquait ainsi dans sa campagne les cas où l’image du dernier repas pouvait avoir une certaine fonction rédemptrice en humanisant enfin (mais tardivement) la victime exécutée.

Si nous devions suggérer une marque chrétienne sur la pratique du dernier repas des condamnés à mort, elle se formulerait peut-être autour du rôle de la représentation. Si le système carcéral utilise la pratique du dernier repas comme une forme de propagande qui minimise l’horreur de la peine capitale, les voix qui s’élèvent contre cette pratique utilisent le pouvoir de la représentation pour souligner, indirectement, le caractère humain du condamné. Le dernier repas devient alors une manière d’inscrire le condamné dans le rituel quotidien de tout un chacun au lieu de l’en soustraire. Son dernier repas n’a plus un statut extraordinaire, mais ordinaire, simple, commun. Dans une société occidentale fortement marquée par l’iconographie chrétienne, la production artistique du dernier repas des condamnés à mort semble tenter une relecture salvifique de cette pratique qui renvoie par voie de contraste à la longue tradition du Dernier Repas.