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La promotion de la justice sociale et la dénonciation de l’injustice sociale occupent une place importante dans la littérature prophétique biblique. Plus que dans n’importe quelle autre littérature antique. On peut en effet penser aux prophètes Amos, Michée, Isaïe, Jérémie, Habacuc, Sophonie, Zacharie et Malachie. C’est toutefois dans les écrits du prophète Amos, que l’on qualifie fréquemment de « prophète de la justice sociale » (da Silva 1997, 37), que ce thème est le plus souvent abordé. Mais le prophète ne se limite pas à dénoncer l’injustice sociale dans le royaume d’Israël, dans une série d’oracles contre les nations : il s’en prend également aux agissements des voisins d’Israël qu’il critique pour avoir commis ce que plusieurs considèrent comme des « crimes de guerre »[1]. On peut comprendre que le prophète s’élève contre les Israélites et leurs dirigeants en particulier pour leur comportement injuste envers les plus vulnérables, qui auraient dû être protégés. Comme les dieux mésopotamiens, le Dieu d’Israël est la source et le gardien de la justice et confie au roi le soin de maintenir, d’entretenir et de préserver la justice sociale[2]. Mais sur quelles bases Amos s’appuie-t-il pour dénoncer les nations voisines et considérer qu’elles sont soumises au jugement du Dieu d’Israël[3] ?

Les raisons qui ont poussé Amos à condamner les gestes posés par les nations voisines des royaumes de Juda et d’Israël ont été étudiées par plusieurs exégètes. Dans le cadre de cet article, nous nous concentrerons sur une théorie en particulier, celle proposée par John Barton au début des années 1980, reprise et développée dans les années 1990 par Noble (1993) et Hayes (1988 ; 1995), puis récemment remise en question par Wazana (2013). Selon l’hypothèse de Barton, Amos se serait basé sur un certain « droit coutumier international » pour condamner le comportement des nations étrangères voisines des royaumes de Juda et d’Israël. Cette hypothèse suppose qu’il se serait développé, à partir des relations diplomatiques et politico-militaires internationales, une sorte de compréhension de ce qui était contraire au comportement coutumier normal, autrement dit des « normes morales » acceptées ou reconnues par différentes nations. Pour Amos, les nations étrangères étaient soumises à certaines obligations morales dans leurs relations internationales en général, et dans leur manière de se comporter en temps de guerre en particulier. Ce « fond d’humanité commun à tous », pour reprendre l’expression de Fournier-Bidoz (1994, 52), aurait fait en sorte que certains gestes posés par les nations auraient été perçus comme des « crimes de guerre ». Noble et Hayes sont, pour l’essentiel, du même avis que Barton.

Tous ces concepts de « droit coutumier international », de « normes morales », de « crimes de guerre », etc., ont cependant été rejetés par Wazana, qu’elle considère comme anachroniques. Selon l’auteure, les crimes décrits par Amos ne doivent pas être qualifiés de « crimes de guerre » au sens moderne du terme. Il n’y aurait pas, selon Wazana, de gestes ou d’actions « universellement » considérées comme répréhensibles. Ce serait uniquement l’accumulation, le caractère extrême, répétitif ou illégitime de certaines actions qui auraient provoqué la colère de Dieu et poussé le prophète Amos à les dénoncer. Cette mise à jour faite par Wazana nous paraît nécessaire. L’auteure soulève des questions importantes et nous sommes, pour l’essentiel, d’accord avec son argumentation. Toutefois, comme nous le démontrerons dans cet article, ce n’est pas nécessairement pour leur caractère « extrême, répétitif ou illégitime » que ces gestes sont condamnés par le prophète. Nous sommes d’avis qu’Amos condamne le comportement des voisins d’Israël et les menaces de destruction parce que sa conception de la justice sociale est influencée par la rhétorique impériale assyrienne. Le Dieu d’Amos se comporte, en effet, comme un dieu impérial qui n’hésite pas à punir les peuples vassaux qui ne respectent pas leurs engagements envers l’empire. La rhétorique d’Amos est toutefois originale : YHWH menace de punir les nations voisines d’Israël parce qu’elles n’ont pas fait appliquer les règles de base de la justice sociale, où les plus vulnérables devraient être protégés. Mais avant de développer davantage notre hypothèse et de présenter les thèses et les arguments des auteurs mentionnés plus tôt, il est nécessaire de nous pencher brièvement sur les oracles contre les nations.

1. Les oracles contre les nations dans le livre d’Amos

Même s’il s’agit d’un genre littéraire que l’on retrouve dans plusieurs livres prophétiques, le prophète Amos a été le premier à composer des oracles contre les nations[4]. Huit peuples au total sont condamnés par le prophète au nom de YHWH : les Araméens, les Philistins, les Phéniciens, les Édomites, les Ammonites, les Moabites, les Judéens et les Israélites[5]. Le royaume de Juda est essentiellement condamné pour des motifs religieux, alors que le royaume d’Israël est condamné pour son comportement envers les pauvres, les faibles, les opprimés, les justes, etc. Les six nations étrangères sont, quant à elles, condamnées pour une série de « transgressions » qu’Amos juge suffisamment graves pour les menacer de jugement et de destruction[6].

Deux crimes en particulier sont condamnés et (hypothétiquement) sévèrement punis par YHWH : les atrocités commises envers les habitants de Galaad par les Araméens et les Ammonites et la traite d’esclaves pratiquée par les Philistins, les Phéniciens et même les Israélites[7]. Amos s’en prend tout d’abord aux Araméens de Damas pour avoir écrasé, piétiné, mis sens dessus dessous, littéralement « labouré » la région et le peuple de Galaad[8] « sous des traîneaux de fer » (Am 1,3)[9]. Le prophète utilise une image agraire pour illustrer la cruauté du geste et condamner, semble-t-il, un usage démesuré de la force contre un pays et ses habitants[10]. Si le crime attribué aux Araméens est plutôt général, celui reproché aux Ammonites est plus spécifique : l’assassinat de femmes enceintes de Galaad (« ils ont fendu le ventre des femmes enceintes de Galaad, afin d’agrandir leur territoire », Am 1,13). En voulant étendre leur territoire, les Ammonites ont posé des gestes d’une extrême cruauté. À noter que ce genre d’exactions était aussi pratiqué par les Assyriens[11].

En ce qui concerne la vente d’individus pour en faire des esclaves, Amos dénonce tour à tour les Philistins, les Phéniciens et même les Israélites qui s’adonnent à une telle pratique qui, en règle générale, touche les gens les plus vulnérables. Les Philistins de Gaza puis les Phéniciens de Tyr sont condamnés pour avoir exilé des communautés entières, dont le nom n’est pas donné, pour les livrer aux Édomites (Am 1,6 et 9) qui, eux, se chargeaient de les vendre à d’autres ou s’en servaient comme esclaves. Les Tyriens étaient apparemment reconnus pour leur implication dans la traite d’esclaves[12]. Les Israélites sont aussi condamnés pour le même crime. Dieu condamne d’abord ceux qui vendent le « juste » pour de l’argent. Dans ce cas-ci, le juste ne fait sans doute pas seulement référence à ceux qui sont intègres et droits, étant donné qu’il y a vraisemblablement un parallèle voulu par le prophète avec le mot « pauvre » qui suit. Il est possible que ces deux termes soient complémentaires. Il serait donc question ici du « juste pauvre », vendu en esclave sans avoir commis le moindre crime. Amos affirme que le pauvre est lui aussi vendu pour une paire de sandales (Am 2,6), sans doute pour souligner à quel point les « justes et pauvres » valent peu de choses aux yeux de ceux qui en font commerce. Pour ces transgressions, Amos proclame que Dieu va détruire le royaume d’Israël et ses voisins. On peut comprendre que Dieu critique son peuple. Mais sur quelle base Amos s’appuie-t-il pour critiquer les nations voisines d’Israël ?

2. Loi coutumière internationale et « crimes de guerre »

Selon Barton, Dieu intervient pour punir les nations parce qu’elles sont coupables de diverses atrocités et d’infractions à des normes morales considérées comme universelles[13]. Les nations voisines d’Israël ne sont pas punies pour avoir désobéi au Dieu d’Israël, mais pour ne pas avoir suivi les préceptes de leur propre sens moral. Elles auraient dû reconnaître qu’elles transgressaient certaines normes morales, ce qu’elles n’ont pas fait. Ainsi, pour Barton (1980, 51), Amos s’appuie non pas sur une loi divine révélée, mais plutôt sur une loi conventionnelle ou coutumière ; pour le prophète, certaines normes internationales de conduite étaient valides pour les Israélites et les autres nations.

Cette théorie proposée par Barton a été formulée en réaction à une hypothèse soutenue par différents exégètes dans les années 1960 et 1970, voulant qu’il y ait une loi universelle, celle du Dieu d’Israël. En tant que seul Dieu, YHWH est le seul juge, si bien que toutes les nations jugées coupables pouvaient être punies par le Dieu d’Israël[14]. Mais cette hypothèse pose problème : comment les nations pouvaient-elles être condamnées pour avoir enfreint une loi qu’elles ne (re)connaissaient pas ? Selon Barton (1980, 44), pour Amos, ce n’est pas parce que les nations étrangères avaient désobéi inconsciemment aux lois du Dieu d’Israël qu’elles allaient être détruites, mais plutôt parce qu’elles avaient enfreint des principes moraux qu’elles auraient dû connaître — sans nécessairement avoir eu accès aux lois de YHWH. Les nations sont donc jugées non pas selon une loi universelle, celle du Dieu d’Israël, mais selon une loi coutumière internationale (« international customary law » selon l’expression de Barton). Barton (1980, 51) est conscient que ce concept de « loi internationale » n’est habituellement pas utilisé en dehors du contexte des relations internationales modernes, qui sont réglementées par des traités et des conventions officielles. Même chose pour le concept de « crimes de guerre », catégorie qui n’a pas été officiellement reconnue ni régie par une convention internationale, avant la deuxième moitié du xxe siècle. On peut néanmoins se demander, à la suite de Barton, s’il n’y avait pas à l’époque d’Amos des conventions diplomatiques et militaires acceptées de tous, ou encore un code de conduite accepté internationalement, c’est-à-dire dans tout le Proche-Orient.

Nous savons, par exemple, qu’il existait depuis longtemps au Proche-Orient des conventions entourant la justice sociale : les rois mésopotamiens, en tant que gardiens du droit et de la justice, avaient le devoir de protéger les plus vulnérables. En effet, dès le troisième millénaire, certains rois proclament avoir protégé les faibles contre les puissants et les pauvres contre les riches. On peut penser au roi sumérien Urukagina de Lagash qui se vante d’avoir rétabli la justice, redonné la liberté aux habitants de son royaume, mis fin à l’injustice et à l’exploitation, et assuré la protection des veuves et des orphelins (Lambert 1956, 169 ; voir aussi Hallo 2003, 406-408). Un autre dirigeant de la même cité-État, Gudéa, aurait lui aussi veillé à ce que les riches et puissants n’exploitent pas les pauvres et qu’ils n’oppriment pas la veuve et l’orphelin (Thureau-Dangin 1905, 107). La justice sociale joue aussi un rôle important dans le célèbre Code d’Hammurabi. Dès les premières lignes, le roi affirme qu’il a été appelé par les dieux Anu et Enlil « pour proclamer le droit dans le Pays, pour éliminer le mauvais et le pervers, pour que le fort n’opprime pas le faible […] » (Finet 2002, 33). Hammurabi affirme également avoir « répandu dans l’esprit public (littéralement « dans la bouche du pays ») la vérité et le droit » (Finet 2002, 46), alors que dans l’épilogue de son code, il déclare, comme d’autres rois avant lui, avoir promulgué son code de loi « pour rendre justice à l’orphelin (et) à la veuve » (Finet 2002, 143). Il faut toutefois être prudent avec ce genre de textes. En effet, comme le souligne Epsztein (1983, 28) :

Le principe de la protection des veuves, des orphelins, des pauvres apparaît dans les différents prologues des lois mésopotamiennes, mais il est formulé d’une façon presque stéréotypique, et servait probablement tout d’abord à la propagande du souverain qui cherchait à satisfaire l’opinion publique.

Toujours selon Epsztein (1983, 29), « les chances de son application dans la vie concrète paraissent très limitées. » Il est donc impossible de savoir si les rois mésopotamiens avaient vraiment à coeur la protection des plus vulnérables ou s’il s’agissait uniquement de voeux pieux. Quoi qu’il en soit, cette conception voulant que les individus les plus vulnérables soient protégés, selon la volonté des dieux, était bien connue au Proche-Orient au moins depuis le troisième millénaire. Cependant, il n’y a aucune allusion directe à ce que Barton qualifie de « conventions diplomatiques et militaires acceptées de tous », ni de « code de conduite acceptée internationalement ».

L’hypothèse proposée par Barton a néanmoins été reprise et développée notamment par Hayes (1988, 1995) et Noble (1993). Selon ce dernier, YHWH ne juge pas les nations voisines d’Israël selon sa loi. Dieu intervient parce que les nations sont coupables d’avoir enfreint des lois morales universelles (1993, 63)[15]. Selon Hayes, les oracles contre les nations d’Amos se comprennent mieux à la lumière de cette loi coutumière suggérée par Barton. Amos aurait perçu YHWH comme étant le gardien et celui qui s’occupe de punir les peuples, quels qu’ils soient, qui n’appliquent pas ces lois morales universelles. Amos suppose qu’il y a certaines conventions internationales et que le Dieu d’Israël est le juge qui punit les infractions (1988, 59). Selon Hayes (1995, 166), il se serait développé au sein des relations diplomatiques et politico-militaires internationales une sorte de norme acceptée de tous ou à tout le moins une compréhension de ce qui constituait des infractions au comportement normal, coutumier. Par exemple, les atrocités militaires et le commerce excessif d’esclaves qui contrevenaient aux normes morales traditionnelles et conventionnelles.

3. Loi coutumière internationale et « crimes de guerres » ?

Cette idée voulant qu’il y ait une morale commune et que certaines actions commises en temps de guerre aient été perçues comme des « crimes de guerre » a récemment été rejetée par Wazana. Selon l’auteure, ce que l’on considère aujourd’hui comme un crime de guerre ne pouvait l’être à l’époque d’Amos puisqu’il n’y avait pas de « lois de guerre ». Les arguments de Wazana sont intéressants : il est vrai que dans un monde où les ennemis étaient souvent considérés comme des instruments servant à exécuter la colère divine, le concept de « crimes de guerre » n’a pas vraiment sa place. Les actes les plus cruels pouvaient en effet être justifiés par une volonté divine de punir — arbitrairement ou non — un peuple pour ses péchés. Ainsi, malgré la cruauté de certains actes, ceux-ci pouvaient être considérés comme légitimes et étaient parfois même célébrés, parce qu’ils démontraient la puissance militaire et la volonté divine (Wazana 2013, 497). L’auteure donne comme exemple 2 R 13,7 où l’armée du roi Joachaz avait été détruite et rendue pareille à la « poussière qu’on piétine » par le roi des Araméens. Cette image démontre la puissance et la supériorité du roi araméen, mais pas une cruauté excessive. Ce geste n’est donc ni critiqué ni condamné. Selon Wazana (2013, 497), si Amos condamne Damas et les Araméens, c’est pour leurs pressions fréquentes et constantes, leur oppression prolongée et répétée contre Galaad. Nous sommes en désaccord avec cette proposition de Wazana. Tout d’abord, il n’est pas clair qu’Amos fasse référence à une oppression prolongée et répétée dans ce cas. Amos condamne plutôt le caractère excessif du geste qui touche, sans distinction, les habitants de Galaad. De plus, il y a une différence majeure : en 2 R 13,7, il s’agit d’un geste posé par une armée contre une autre armée, en temps de guerre. Dans le texte d’Amos, le prophète utilise une image brutale pour représenter l’étendue de la destruction et sans doute pour souligner la cruauté, injustifiée à son avis, des Araméens envers les habitants de Galaad.

Amos condamne également le meurtre de femmes enceintes de Galaad par les Ammonites (Am 1,13). Pour Amos, selon Hayes (1988, 96), il s’agit d’un acte criminel, contraire au comportement coutumier. Wazana n’est pas de cet avis. Selon l’auteure, même pour Amos, il ne s’agit pas d’un crime répréhensible ni contraire à la volonté de Dieu. Elle donne comme exemples 2 R 8,12 et 15,16 où cette pratique est évoquée sans être explicitement condamnée. Dans le premier exemple, le prophète Élisée pleure en s’adressant au futur roi de Damas, Hazaël, parce qu’il sait le mal qu’il fera aux Israélites : « Tu vas mettre le feu à leurs villes fortifiées, tuer par l’épée leurs jeunes gens, écraser leurs petits enfants et fendre le ventre de leurs femmes enceintes. » (2 R 8,12) Même si le prophète Élisée pleure lorsqu’il décrit les gestes qu’Hazaël posera contre les Israélites, Wazana (2013, 493) soutient qu’il ne s’agit pas d’un crime répréhensible ni contraire à la volonté de Dieu — dans le contexte de l’époque. Dans le deuxième exemple (2 R 15,16), l’historiographe deutéronomiste écrit, sans porter de jugement, que le roi d’Israël Menahem a massacré le peuple qui avait refusé de se rendre et fendu le ventre de toutes les femmes enceintes. L’analyse de Wazana est semblable : il s’agit d’une pratique normale et non répréhensible. Wazana en vient à la conclusion qu’Amos n’est pas si différent de ses contemporains proche-orientaux. Pour Amos, il n’y aurait pas de crimes pires que d’autres. Les crimes présentés sont punis en raison de leur accumulation, de leur répétition, de leur intensité, etc., et non pas parce qu’ils sont considérés comme foncièrement mauvais. Dans ce cas-ci, YHWH aurait décidé de punir violemment les Ammonites parce qu’ils auraient voulu étendre leur territoire « illégalement » (2013, 498).

Cette explication nous semble toutefois insatisfaisante puisqu’Amos ne précise pas le contexte dans lequel ces meurtres ont été commis. Cette idée d’une expansion illégale ne s’appuie donc sur rien de concret. Amos condamne le geste qui touche les individus les plus vulnérables qui soient — des mères et leurs foetus — plutôt que les circonstances. De plus, bien qu’il soit vrai qu’il s’agisse d’une pratique qui était apparemment acceptée comme faisant partie de la guerre antique[16], elle ne saurait être banalisée. Est-ce à dire qu’Amos condamne ces meurtres atroces parce qu’ils étaient contraires à ce que Hayes qualifie de « comportement coutumier » ? Nous ne le croyons pas. Il n’y avait apparemment pas de conventions diplomatiques et militaires acceptées de tous ni de code de conduite accepté internationalement, particulièrement en temps de guerre. On ne peut donc pas parler de « crimes de guerre ». En somme, il est plus probable, comme le suggère Wazana, qu’il n’y avait pas d’éthique commune aux sociétés anciennes en ce qui a trait aux règles de la guerre, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas d’actions précises qu’on pouvait qualifier de criminelles ou d’inacceptables. Ceci étant dit, comment alors faut-il comprendre les condamnations de YHWH prononcées par Amos ? Sur quelles bases s’appuie le prophète pour dénoncer les nations voisines et considérer qu’elles sont soumises au jugement du Dieu d’Israël ? C’est ce que nous verrons dans la prochaine section qui servira de conclusion à cet article.

Conclusion et suggestions

Tout d’abord, l’idée d’un « droit coutumier international » proposée par Barton doit être rejetée : son hypothèse voulant que les nations voisines d’Israël aient été condamnées pour avoir violé des coutumes de guerre acceptées ou qui auraient dû être acceptées par toutes les nations civilisées de l’époque (1980, 43) ne trouve pas écho dans les écrits proche-orientaux. Pas plus que la proposition de Hayes (1995, 166), selon qui il se serait développé au sein des relations diplomatiques et politico-militaires internationales une sorte de norme acceptée de tous ou, à tout le moins, une compréhension de ce qui constituait des infractions au comportement normal, coutumier. Au contraire, comme l’a suggéré Wazana, les atrocités militaires et le commerce d’esclaves étaient monnaie courante et, semble-t-il, justifiés et ne contrevenaient pas à de soi-disant normes morales traditionnelles et conventionnelles. La suggestion de Wazana selon laquelle les crimes des nations voisines d’Israël sont condamnés uniquement pour leur accumulation, leur répétition, etc. n’est cependant pas convaincante. C’est plutôt, à notre avis, parce que les victimes sont vulnérables, sans défense, que ces crimes sont condamnés. Il est donc probable que le prophète Amos se soit basé sur une conception de la justice sociale présente au Proche-Orient depuis au moins deux millénaires, où les droits des faibles, des opprimés, des femmes, des orphelins, etc., devaient être protégés. Il s’agissait d’une volonté des divinités proche-orientales, qu’elles soient sumériennes, babyloniennes, israélites, etc. Mais Amos fait preuve d’originalité : les droits des plus vulnérables, qu’ils soient israélites ou non, devaient être protégés. En somme, certains gestes étaient inacceptables aux yeux du Dieu d’Israël et méritaient d’être punis, et ce, même en temps de guerre, particulièrement lorsque les victimes étaient innocentes et sans défense.

Tout au long de son livre, le prophète Amos se porte à la défense des justes, des faibles et des plus vulnérables. Il est donc normal qu’il condamne ces actes cruels touchant, sans distinction, les habitants d’une région, quelle qu’elle soit. Selon la théologie d’Amos, il s’agit d’un des rôles principaux de Dieu : protéger et venger les plus vulnérables, qu’ils fassent partie de son peuple ou non. La raison pour laquelle Amos condamne les nations en général et Israël en particulier pourrait donc paraître toute simple : les droits des plus vulnérables n’ont pas été respectés, ce qui nécessite le jugement, puis la condamnation de Dieu. Nous sommes d’avis que c’est sur cette conception de la justice sociale que s’appuie Amos pour critiquer et menacer de destruction le royaume d’Israël et ses voisins, même si ces derniers ne vénèrent pas YHWH. Or, pour condamner et menacer des nations qui ne reconnaissent pas le Dieu d’Israël — et ultimement s’en prendre aux habitants du royaume d’Israël — Amos présente YHWH comme un dieu impérial, c’est-à-dire comme un suzerain dont le pouvoir dépasse celui de son territoire. Comme le Dieu assyrien Aššur qui, en tant que dieu impérial, pouvait se permettre de condamner et de menacer de destruction des peuples qui ne le vénéraient pas.

Le principe voulant qu’une divinité puisse punir un peuple étranger pour ne pas avoir suivi et respecté certaines normes est au coeur des traités de vassalité assyriens. Comme le souligne Parpola (1987, 161), les traités jouaient un rôle important dans les politiques impériales assyriennes au premier millénaire. Cette stratégie a été développée pour permettre à l’empire de mieux gérer son expansion territoriale, l’objectif principal de ces traités étant de protéger le roi et son héritier contre toute tentative de rébellions ou de conspiration par exemple. L’imposition de traités où les nations vaincues — ou cherchant la protection des Assyriens, comme ce fut le cas du royaume d’Israël, puis de Juda — devaient jurer fidélité au roi et aux dieux assyriens était la pierre angulaire de la stratégie impériale assyrienne. Les peuples vassaux des Assyriens se voyaient contraints d’obéir aux règles imposées par des dieux, Aššur notamment, qu’ils ne vénéraient pas. Or, comme Aššur, le Dieu d’Amos se permet de juger et de punir d’autres peuples pour ne pas avoir respecté certaines règles, consignes, etc., même si, dans les faits, les voisins d’Israël ne vénéraient ni ne reconnaissaient le Dieu des Israélites et n’étaient en aucun cas liés à lui par un quelconque traité. En présentant YHWH comme un dieu impérial, c’est-à-dire comme un dieu qui pouvait se permettre d’intervenir contre des peuples qui n’étaient pas les siens, Amos se donnait des arguments solides pour attaquer les habitants du royaume d’Israël. En effet, comme YHWH dans les oracles contre les nations, Amos, qui était originaire du royaume de Juda, s’en prend aux habitants d’un royaume qui n’est pas le sien. Mais en présentant YHWH comme un dieu impérial qui a le pouvoir de juger d’autres peuples, Amos pouvait se permettre de critiquer et de condamner les habitants du royaume d’Israël pour leurs nombreuses injustices sociales. Ainsi, le Dieu qu’Amos présente aux Israélites n’est pas qu’un dieu national ; il a les traits d’un dieu impérial, c’est-à-dire qu’il a le pouvoir de punir qui bon lui semble, incluant son propre peuple, lorsque le comportement de ce dernier, envers les individus les plus vulnérables, quels qu’ils soient, n’est pas approprié.