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1. Prologue : théologie de diaspora

La théologie dite africaine semble entrer de nos jours dans une ère nouvelle. On pourrait la caractériser brièvement en parlant d’une théologie en diaspora. À ce titre, elle ne serait plus seulement une théologie qui se fait en Afrique, ni exclusivement pour l’Afrique, mais une théologie qui, quoique pensée par des Africains (en quoi elle serait toujours africaine) vivant parfois ailleurs que sur le continent, rapporterait ses questions propres à celles d’un monde désormais globalisé, et interrogerait en retour des évidences non discutées dont elle s’est quelquefois nourrie.

On pourrait en chercher un exemple dans la thèse du théologien nigérian Bède Ukwuije publiée en 2008 sous le titre Trinité et inculturation (Ukwuije 2008). Bien que le titre puisse le laisser penser, il n’est pas question d’y concevoir une dogmatique africaine de la Trinité comme il s’est agi dans la tradition de la théologie africaine de l’inculturation (voir Bujo 1996), ni de soupçonner, dans le dogme, l’infrastructure de la domination comme il s’est agi dans certains courants de la théologie africaine de la libération (Eboussi Boulaga 1981) ou de la reconstruction (Kä Mana 1993). Au contraire, le théologien s’est contenté de demander — et c’est un grand acquis — en quoi la doctrine de la Trinité, telle que reçue, interroge en retour quelques idées habituelles sur l’inculturation, et en quoi un Dieu qui ne serait pas déjà à demeure dans les structures latentes des cultures africaines (Logos spermatikos), mais leur serait radicalement étranger, pourrait également être une bonne nouvelle pour le continent.

De là à se poser la question de savoir si la théologie et la mission ne sont pas simplement et toujours de l’ordre de l’accueil de l’étranger et d’une altérité radicale qu’il faudrait se refuser à assimiler à soi, on voit la dynamique qui s’ouvre : la théologie africaine, tout en posant ici des questions africaines, peut se situer en étranger sur sa propre terre pour entendre ce que cette terre peut apporter à l’étranger — mais aussi ce que, en tant qu’étrangère chez elle, elle peut apporter à sa propre terre.

Sans présumer qu’on y réussira, c’est dans cette veine qu’on voudrait inscrire les réflexions qui vont suivre. Il sera question de mettre à l’épreuve l’idée d’une théologie depuis la diaspora telle que brièvement esquissée, et ce, sur un exemple concret. Il ne s’agira donc pas d’y examiner une situation typiquement africaine. Il s’agira d’un détour par l’Afrique et plus précisément par l’Afrique coloniale pour réinterroger quelques questions anciennes sur les rapports de la religion et de la politique, de l’Église et de l’État.

2. Théologie et politique

Mais qu’est-ce que la religion et qu’est-ce que la politique ? Et y a-t-il un rapport d’analogie entre religion/Église, d’une part, et politique/État, de l’autre, tel que pourrait le laisser entendre notre façon de poser la question ?

Lorsqu’on évoque ces deux objets et la question de leur éventuel rapport, l’actualité suscite rapidement de l’inquiétude, pour des mémoires marquées par l’image d’un certain islam et ce que nous savons des guerres dites de religions, de l’inquisition, etc. Il est alors possible d’entendre invoquer la tolérance — même si, soit dit en passant, nous ne tolérons jamais que l’intolérable (Johnson 2007, 11-19) —, la laïcité, la sécularisation, etc., et revient alors le credo moderne d’une religion privée, c’est-à-dire aussi privée de politique, dont la séparation d’avec le politique serait donc consommée et consignée au chapitre des acquis irréfragables de notre modernité.

Il ne s’agit pas ici de remettre cette idée en cause. Il s’agit pourtant de tenter de reposer la question un peu plus nettement. Car la question suppose sa propre réponse et, par là même, dissimule une assimilation trop facile de la religion à l’Église et de la politique à l’État. Or, cette assimilation est loin d’être évidente ; il y va même d’une double confusion qu’il faudrait essayer de clarifier afin de lever quelques ambiguïtés dont elle est souvent la source. Selon l’hypothèse suggérée, un détour par la situation africaine pourrait servir ici de promontoire avancé pour mener à bien cette tâche.

Même si les institutions de l’État moderne tendent parfois à prétendre que la politique se limite à ce qui, en elles, est en jeu, on peut partir ici d’une définition a priori du politique qui nous permettrait de le distinguer de l’État. La politique, ou plutôt le politique, est partout où des hommes sont ensemble et prennent conscience de ce qui les tient ensemble. À partir de là, se présentent deux formes de questions politiques fondamentales.

3. Question 1

En partant de cette définition du politique, la question politique primordiale pourrait se formuler ainsi : qu’est-ce qui fait que les hommes sont ensemble ? Certains répondent que c’est le fait qu’ils habitent le même territoire : cela s’appellera l’État moderne ; car, à y regarder de près, l’État ne détient le monopole de la violence légitime qu’à l’intérieur d’un territoire bien déterminé, et cette violence deviendrait illégitime si elle sortait de ces limites. Dans la phase de constitution des colonies d’Afrique, la violence s’est accrue de façon considérable avec la fixation des frontières et le début des guerres dites de pacification — ce type de guerre typiquement moderne qui consiste à discipliner des peuples préalablement confinés dans un territoire (Brossat 2001, 9 ; Arendt 2010, 120). Le lien entre l’État moderne et le territoire n’est donc pas à négliger (Tilly 1985 ; Weil 1999, 1088-1106)[1].

Mais la réponse de l’État moderne n’est pas la seule disponible. À la question primordiale du politique, d’autres répondent que les hommes tiennent ensemble à cause de leurs liens de sang : cela s’appelle l’ethnie, et il s’agit ici de ne pas disqualifier la réponse avant de l’avoir prise au sérieux. D’autres répondent encore que c’est parce qu’ils partagent la même foi : ça s’appellera l’Église ou l’Umma, etc. Lorsque l’on accorde, au moins, cette diversité possible de réponses à la question du politique, l’on se retrouve confronté à deux problèmes précis qui, à l’analyse, se révèlent proches et s’éclairent mutuellement.

3.1 Ethnicité : politique ?

Commençons par le premier : tout le problème vient du fait que presque personne ne prend les ethnies au sérieux quand elles prétendent être politiques (voir Cahen 1994). Et cette façon de ne pas les prendre au sérieux a commencé, en Afrique, avec la colonisation. Quand les colons arrivèrent sur les côtes africaines aux aurores de ce qui représentait l’introduction du continent dans et à la modernité politique, ils rencontrèrent de nombreux peuples qui n’avaient pas d’État, alors ils en conclurent parfois que ces peuples n’avaient pas encore accédé à la conscience politique (Hobsbawm 1971, 25). C’est sous le signe du manque et du déficit qui est le chiffre de l’Afrique dans l’imaginaire global (défaut de démocratie, de développement, etc.) et d’un manque à combler, que le continent fut appréhendé.

Tout ce qui suivra, la générosité comme la violence coloniales, la brutalité ou le soin, aura d’abord servi à faire entrer ces hommes primitifs et sans conscience politique dans cet horizon moderne où la politique est définie par l’unité du territoire, de la langue, de l’administration, etc. Tout le débat sur la balance hypothétique entre effets positifs et effets négatifs de la colonisation est ici complètement inutile. En effet, brutalité et soin, ensemble, ont servi le même objectif dans une logique parfois paradoxale : le colonisé devait rester « informe » pour justifier la nécessité d’une poursuite de l’entreprise coloniale, mais il devait être « informé » de la donne politique nouvelle pour justifier que l’entreprise, avançant, dût être poursuivie ; le nègre devait être amélioré, d’où le soin qu’on y mettait, entouré de rhétorique philanthropique (écoles, hôpitaux, etc.), mais cette nouveauté ne pouvait être gagnée sans la rude discipline d’un corps considéré comme informe. Il est possible ici d’étendre la métaphore (mais il s’agit de plus que cela quand il est question du corps ; Foucault 1975) au corps politique lui-même et de penser l’ethnicité comme le corps présumé non politique qu’il fallait remodeler pour revêtir les structures nouvelles de l’État moderne. Les ethnies devaient se convertir en nation mais, celle-ci étant un projet, leur permanence à elles, présumée chaotique, justifiait tout ce qui était entrepris au nom de la nation (Mbembé 2010, 40-43 ; Yagla 1978).

Mais ce n’était pas là qu’un « défaut » colonial. Quand les Africains eux-mêmes s’emparèrent de l’appareil d’État après les indépendances, ils poursuivirent selon les mêmes logiques : ils considéraient qu’ils étaient dans l’enfance de la politique et qu’il fallait réaliser l’État, construire la Nation une, se développer, etc. Les élites nationalistes qui, soit dit en passant, furent formées à l’école coloniale, en maîtrisaient les codes, parfois bien plus que leurs maîtres, « rejouèrent souvent à leurs propres classes subalternes la théorie historique des stades sur laquelle se fondait l’idée européenne de modernité politique » (Chakrabarty 2009, 42). La brutalité de cette phase de l’histoire politique de l’Afrique ne le cède en rien à la violence coloniale, notamment sous le règne des Partis-États, même si souvent s’y mêlèrent le simulacre du pouvoir en spectacle et une mimesis outrancière qui voulait, l’on pensera à Bokassa, montrer au colon qu’on l’égalait, qu’on était « à la hauteur ». La chose s’est aussi jouée (et se poursuit) au plan économique, dans la poursuite onirique du « développement » où l’écart entre les pays développés et les pays sous-développés, en voie de développement, ou émergents, pourtant promis à se combler, ne figure jamais qu’une transition sans fin : par exemple, le « seuil » de pauvreté n’est défini à un dollar que pour être repoussé à deux dollars lorsque le premier palier sera atteint. Elle se poursuit encore dans le miroitement néolibéral continuel de la marchandise (« l’idole derrière le miroir ») qui, jadis, fascina « le colonisé », comme elle fascina « avant lui le commerçant d’esclaves » (et après lui ?…). Mais dans tous ces cas de figure, le « subalterne » se trouve et s’est toujours trouvé contraint « à un long détour pour jouir de ces biens nouveaux » qui créent des désirs dont néanmoins, la « satisfaction effective est sans cesse ajournée » (Mbembé 2006, 114). Il serait possible, à partir de là, de lire l’histoire coloniale et post-coloniale d’un point de vue politique, comme deux moments d’un même processus : l’un introduisant l’Afrique à la modernité politique, l’autre, sous prétexte d’en finir avec le premier, au contraire, le parachevant. À un niveau « ontologique », l’Afrique, appréhendée sous le signe du manque, apparaît, au contraire, comme saturée d’imaginaire.

3.2 Le point de vue ethnologique

Cette dynamique commune est fondée sur ce qu’on pourrait appeler le point de vue ethnologique. En effet, l’ethnologie fut, de toutes les sciences humaines, celle qui participa de plus près au projet colonial. Elle servit à élaborer des distinctions très subtiles entre le primitif et le moderne, entre le paysan et le citoyen, entre la tribu et la nation, entre l’État et les chefferies, etc., distinctions dans lesquelles, déjà à un niveau épistémologique, les uns colonisent les autres, ceux-ci étant en retard précisément parce qu’ils sont primitifs et doivent se rattraper par rapport à ceux-là. Ils ne sont d’ailleurs désignés comme primitifs, ici politiquement, qu’en la mesure où les formes politiques qu’ils ont élaborées et dont ils ont su vivre jusque-là, n’étaient absolument pas prises au sérieux, ni par le colon, ni ensuite par eux-mêmes.

La pratique politique postcoloniale a appelé sa propre théorie — qui s’est élaborée sur les mêmes fondations. Une grande part de la sociologie de l’État postcolonial africain repose en effet sur ce « grand partage » ethnologique (Latour 1991) et essaie de penser le passage de l’ethnie à l’État-nation ou de comprendre les raisons pour lesquelles le passage ne réussit pas, étant entendu qu’il aurait dû se faire. Si l’État postcolonial africain est caractérisé souvent de primitif, de vandale, de greffé, de sous-développeur, de sadique, de cynique, de criminel, etc. (Socpa 1998), au-delà de la pertinence des analyses, il s’agit toujours d’en figurer l’écart avec son modèle hypothétique — hypothétique parce que d’autres analyses montrent que l’État moderne lui-même est patrimonial (Mény 1992) et non moins criminel, par exemple, dans le fonctionnement de ses services secrets (Cavanaugh 2009b).

Mais ce qu’on essaie de montrer ici, c’est la logique du point de vue ethnologique qui consiste, en colonisation comme après, à tenter de conduire le primitif, souvent par une sincère générosité, à faire la route jusqu’au moderne. Mais quand il a trainé le pas, et souvent il a trainé le pas, simplement parce qu’il ne comprenait pas ou ne voulait pas, on a sorti la chicote et le martinet pour qu’il comprenne jusque dans son corps ce dont il s’agissait et qu’il avance un peu plus vite. Or, plus le primitif se modernise, plus le moderne lui-même se modernise aussi, figurant un récit de « transition à jamais tristement incomplet » (Chakrabarty 2009, 85) : l’écart qu’on veut combler demeure béant et le risque de la chicote n’est jamais loin et là réside le paradoxe et de la colonie et de la postcolonie. À moins de taxer les hommes d’un cynisme précisément inhumain, les affres de la colonisation ainsi que les terreurs de la postcolonie ne paraissent pas compréhensibles si on ne les resitue pas sous cet horizon.

3.3 Théologie : politique ?

Le second problème qui va se révéler parallèle au premier est le suivant : ce ne sont pas seulement les ethnies qui ne sont pas prises au sérieux comme forme politique originale ; l’Église ne l’est pas non plus. Personne ne prend l’Église au sérieux lorsqu’elle ose affirmer qu’elle est politique, dans le sens où elle est une réponse originale à la question politique première telle qu’on a proposé de la formuler. Souvent, on lui montre les guerres de religion et on lui dit : regarde ce que ça donne une Église (qui se mêle de) politique.

Le récit des guerres dites de religion (et la mise en scène contemporaine de ce qu’il est convenu d’appeler l’irruption publique des religions) forme comme le récit fondateur de notre modernité politique qui justifie ainsi ses prétentions sotériologiques. Le problème, on le pressent, n’est donc pas seulement « africain » ; à le circonscrire ainsi, l’on ne le comprendrait qu’à moitié et il servirait peut-être alors à nourrir quelques ressentiments improductifs. Les rivalités religieuses toujours présumées, ainsi que les rivalités ethniques (le Rwanda sert souvent ici d’équivalent à la Guerre de Trente ans) sont un puissant instrument pour nier les prétentions politiques ou de l’ethnicité ou de l’ecclésiologie et surtout pour légitimer l’offre que s’attribue toute domination, à savoir la pax, qu’elle soit romaine, coloniale, étatique, etc. Il est possible de déconstruire historiquement ce récit en montrant que l’État n’est pas arrivé après la guerre pour pacifier, mais que la pacification elle-même dans son sens moderne est une guerre d’État pour s’instituer (Cavanaugh 2009a). Autrement dit, que l’État a fait la guerre pour se faire (Tilly 1985) — ce qui apparaît très clairement dans la constitution de l’État dans les colonies (Trotha 1994).

Pour y revenir, l’Église, elle non plus, n’est donc pas prise au sérieux dans son statut de corps politique sui generis. Mais il y a plus encore : il est arrivé qu’elle-même ne prenne pas au sérieux ce que cela signifie pour elle d’être politique (voir Lubac 2009). C’est ce qui s’est passé lorsque le mot religion, de vertu chez saint Thomas d’Aquin, en est venu à désigner dans le savoir moderne une région de réalité précisément soustraite à la politique. Cette soustraction, qui s’est opérée également juridiquement sous forme de séparations, n’est d’ailleurs qu’apparente : on n’a généralement pas abouti à deux pouvoirs qui seraient séparés mais, comme on le voit d’ailleurs chez les meilleurs théoriciens de la politique moderne comme Hobbes, à une autorité qui soumet tout le reste. Les figures liminaires de ces arrangements s’appelèrent anglicanisme, joséphisme, gallicanisme, etc. (Perreau-Saussine 2011) ; on a cru même en tracer la généalogie jusque dans le constantinisme (Roth 2013) ; et il faudrait en voir d’autres figures dans les arrangements par lesquels les papes confièrent les missions aux empires coloniaux (Prudhomme 2004) ; ou lorsque la théologie dira par exemple qu’il faut être politique en chrétien, le en tant que chrétien ne l’étant donc pas, opérant ainsi la soustraction par elle-même (Koyré 1945)[2].

Sur le plan de l’imaginaire, cette soustraction s’est aussi cristallisée dans le puissant récit de la sécularisation, ou la thèse du désenchantement, dont l’intrigue assez simple affirme qu’un monde parvenu à sa maturité avait peut-être besoin de « spiritualité » mais n’avait plus besoin d’Églises, celles-ci allant d’ailleurs vers l’effacement d’elles-mêmes. Une partie de ce discours a trouvé une légitimation théologique auprès de ceux des théologiens qui estimaient par exemple que la sécularisation elle-même était un aboutissement de l’incarnation, c’est-à-dire une théologie qui s’ignore (Gogarten 1970).

Mais une théologie qui s’ignore, en est-elle encore une ? Du moins une Église devenue religion à ce point perd la visibilité qui lui est propre. Et dans tous les cas, l’on aboutit à des situations où l’Église se cache à l’ombre du souverain, profite de la visibilité de celui-ci pour exister, de son pouvoir pour évangéliser, de sa force pour résoudre ses problèmes, de sa violence protectrice pour se dire non-violente. Toute sa politique, si elle en a encore une, sera donc de participer à la politique de l’État, de faire pression sur lui pour qu’il applique les idées qu’elle lui fournit généreusement, de lui administrer de la correction « morale » de temps en temps, ce qui est d’ailleurs une façon d’être intégrée à sa machine et une tâche que Montesquieu, par exemple, trouvait tout à fait dérisoire (cité par Spector 2013, 147)[3]. Ce en quoi des historiens du politique ne se trompent pas lorsqu’ils estiment qu’il faut y voir une sorte de néo-gallicanisme caractéristique de l’existence ecclésiopolitique moderne et contemporaine (Perreau-Saussine 2011). Telles sont les difficultés que Karl Barth (1969, 41-45) a identifiées comme les conséquences lointaines d’une réduction de l’Église à une religion ; ce que Simone Weil (1999, 1100-1101) condense en ces phrases suggestives :

Quand l’Église commit l’erreur irréparable d’associer son sort à celui des institutions monarchiques, elle se coupa de la vie publique. Rien ne pouvait mieux servir les aspirations totalitaires de l’État. Il devait en résulter le système laïque (sic), prélude à l’adoration avouée de l’État comme tel en faveur aujourd’hui. Les chrétiens sont sans défense contre l’esprit laïque (sic). Car ou ils se donnent entièrement à une action politique, une action de parti, pour remettre le pouvoir temporel aux mains d’un clergé, ou de l’entourage d’un clergé ; ou bien ils se résignent à être eux-mêmes irréligieux dans toute la partie profane de leur propre vie, ce qui est généralement le cas aujourd’hui à un degré bien plus élevé que les intéressés eux-mêmes n’en ont conscience.

Simone Weil résume assez bien le problème : pour une Église qui néglige sa consistance politique propre, les deux options qui restent sont soit le rêve d’un nouveau Clovis ou d’un Constantin, soit l’effacement — deux figures qui se ramènent à une seule : l’impossibilité d’exister à côté, d’être réellement séparées, ce qu’on a nommé plus haut la difficulté à prendre au sérieux le caractère typiquement politique de l’Église. Nous nous retrouvons encore ici, au niveau de la théologie à l’instar de l’ethnologie, dans une situation où bien souvent l’Église se trouve « colonisée » par l’État. Les colonisés africains en seront des témoins blessés et s’interrogeront dans le contexte des indépendances : où était l’Évangile de liberté pendant que nous étions sous oppression ? Si l’on suit l’hypothèse développée ici, cet Évangile était invisible parce qu’il était précisément dans la même posture que les colonisés eux-mêmes, sous la coupe du Léviathan.

3.4 Théo-politique africaine

Si l’on ajoute maintenant que la théologie politique africaine, ayant hérité du même modèle politique moderne, a également hérité de la théologie politique qui lui servait de support, ce n’est pas tant pour nier toute historicité que pour montrer en quoi il n’est pas question ici d’une situation typiquement africaine et comment, au contraire, ces deux situations s’éclairent mutuellement. La théo-politique en Afrique, l’engagement politique de l’Église catholique en particulier, semble parfois paradoxalement renforcer les prétentions sotériologiques de l’État moderne, beaucoup plus sans doute que ce n’est le cas ailleurs. Prétentions par lesquelles l’État tente d’occuper la place symboliquement vide du pouvoir (Lefort 1981, 92) — vide parce que revenant à Dieu seul (Akotia 2012, 191).

Sur un continent dont on ne commence presque jamais à parler sans faire un chapelet interminablement misérabiliste de « malheurs » — comme s’il n’y en avait pas ailleurs sur terre —, l’on s’est convaincu également peu à peu que ces « malheurs » étaient dus à la faillite de l’État, à son enfance, à sa maturité non encore atteinte, à sa croissance toujours perturbée par les reliquats d’une ethnicité belliqueuse. Et il n’est pas étonnant que l’essentiel de l’engagement politique de l’Église consiste à aider cet État à se redresser. Régulièrement, des hommes d’Église sont appelés comme adjuvants quand des héros politiques sont en difficulté ; l’Église fait office de suppléant des failles de l’État dans son action sociale — négligeant le lieu même où elle fait ainsi politique alternative — et semble attendre le jour où l’État se lèvera enfin et verra tous les problèmes comme résolus (Katongole 2011). La tâche de l’Église est, pour prendre une image sportive, une tâche d’entraînement en attendant le vrai match. Le fait est que depuis plus de cinquante ans, le match n’a pas lieu et les énergies semblent s’user à l’entraînement : mais le récit moderne étant inépuisable, l’oracle annonce continuellement : « Patience mes frères, regardez les progrès accomplis en deux siècles : c’est bientôt fini », figurant l’écart impossible à combler que représente ce qu’on a nommé le point de vue ethnologique. L’imaginaire théo-politique se structure dans l’attente d’un absent qui risque fort pourtant de ne pas être le Christ en son retour glorieux.

Car quand la revendication politique de l’Église s’adresserait à l’État, et que celui-ci deviendrait l’oreille de sa parole publique, quelque chose n’aurait-il pas été perdu ? N’est-ce pas à Dieu d’abord que les chrétiens sont censés s’adresser ? N’est-ce pas Dieu qui est l’oreille de leur prière publique et commune ? Serait-ce qu’ils ont perdu Dieu et qu’il ne leur reste que l’État à qui s’adresser ? Serait-ce que pour les chrétiens eux-mêmes Dieu est mort et qu’il ne reste pour eux que ce que Nietzsche appelle la nouvelle idole ? Le geste qui annonce chez Nietzsche de façon concomitante la mort du Dieu de la Croix et la naissance de l’État idole doit être pris au sérieux et n’est pas ici d’un moindre service.

Si l’action politique de l’Église, si l’existence politique des chrétiens « en tant que chrétiens » se résumait à cela, aurions-nous vraiment besoin d’être chrétiens pour le faire ? Il suffirait juste, on en conviendra, d’avoir quelques bonnes idées ; mais sur les bonnes idées, il faut avoir l’humilité de reconnaître que les chrétiens n’ont aucun monopole. Ce qui revient à dire que ce qui caractérise les chrétiens en tant que tels, politiquement, est ailleurs que dans ce rôle religieux que le Léviathan leur ménage à son ombre. Une Église qui voudrait autant donner corps à ses idées à travers l’État serait une Église menacée d’oublier qu’elle est elle-même un corps et une société, et oublieuse de se prendre au sérieux comme corps politique.

4. Question 2

On n’abordera pas ici la question de savoir en quoi consiste ou devrait consister cette existence politique propre de l’Église — cela rallongerait cet article au-delà des limites raisonnables (voir par exemple Katchekpele 2016, 329-439). On se contentera d’avoir suggéré en quoi une méprise sur ce caractère politique propre engendre des difficultés théologiques, non moins que des interrogations politiques qui nous sont venues du passage par la postcolonie de nos rêves de Constantin. Bornons-nous, pour la suite, à soulever une interrogation qui fait apparaître la seconde question politique principale : que signifierait pour la politique de prendre au sérieux le caractère politique de l’ethnicité et/ou de l’Église, par exemple (et des nombreux autres corps qui peuvent composer une communauté politique) ? C’est-à-dire, pour un État (à venir), d’acquiescer, selon la très belle formule de Chantal Delsol, à gouverner les hommes ès-dignité (Millon-Delsol 1992, 12) ; c’est-à-dire aussi en renonçant à la répétition de cet écart qui s’institue entre leur être actuel et l’horizon moderne où seulement ils mériteraient d’être pris au sérieux ? Comment faire tenir à un second niveau, celui de l’État territorial que nous avons en héritage[4], ce qui déjà tenait ensemble ? Une fois qu’on a reconnu la pluralité des politiques, la pluralité des demeures de l’homme, comment les faire con-vivre ? Comment faire pour que l’État, l’Église, la Mosquée et les Ethnies puissent cohabiter ensemble ?

4.1 Tiers-espace

Une des réponses qui a tendu à s’imposer dans la tradition des États libéraux, c’est ce qu’on pourrait appeler la logique du tiers espace. Elle consiste à dire à peu près ceci : puisque x et y risquent de ne pas s’entendre, il convient de les conduire sur un terrain z qui est neutre où ils pourront se parler. C’est la dynamique à l’oeuvre dans la construction des États-nations en Afrique : les ethnies diverses se fondront dans un creuset unique et la paix sera gagnée ainsi, « du nord au sud, de l’est à l’ouest », comme le répète à souhait la rhétorique politique. C’est la même raison qui guide la pensée de la sécularisation : à l’horizon, toutes les religions, dans leur diversité toujours présumée conflictuelle, se liquideront dans une eschatologie qui verra le triomphe de l’homme sans qualité, pour qui les places seront confondues et interchangeables (Arendt 2009, 98), une humanité sans homme singulier, partout à demeure, parce que de nulle part (Mbembe 2013, 14).

Ce tiers espace, reposant sur une eschatologie purement séculière, n’est pourtant jamais neutre. La démonstration ne s’impose guère dans des formes politiques où, tout en promouvant une neutralité laïque, on la sature de « valeurs » qui minent la neutralité présumée de l’espace public. La question reste d’ailleurs de savoir si l’on peut construire une politique sans que la communauté s’assigne un bien : le tiers espace n’est-il donc pas impossible, pour le bien de la politique elle-même ? Carl Schmitt, que l’on ne peut ignorer quand il s’agit de théologie politique, a montré, entre autres, que promouvoir la neutralité suppose toujours d’avoir érigé la neutralité en valeur suprême ; que l’on ne répudie jamais tout absolu qu’en érigeant en absolu la non-absoluité (Schmitt 2009). John Milbank a montré, pour sa part, que la « sécularisation » repose elle-même sur une décision théologique : par exemple sur une théologie renversée de la création qui, faisant des hommes des individus en compétition, voit une violence ontologique là où Dieu vit que tout était bon. Loin donc d’être neutre, elle aurait des fondements religieux constitués des restes d’un certain type de théologie (Milbank 2004). Et Alasdair MacIntyre a montré, avec pertinence, comment le libéralisme, tout en promouvant la neutralité par son refus d’assigner à la communauté politique un « bien » à atteindre, transforme pourtant la recherche des procédures de gestion des préférences individuelles en une « fin », « en suggérant que si l’on n’a pas encore découvert l’ensemble de principes pertinents [de la justice], néanmoins cette découverte reste un objectif essentiel de l’ordre social » (MacIntyre 1993, 369).

La logique du tiers espace est donc une logique qui ne fonctionne pas. D’ailleurs, qui est celui qui possède ce point de vue surplombant, capable de déterminer le terrain z neutre où conduire x et y ? Ou alors serait-ce l’un des deux ? Mais alors n’y a-t-il pas une sorte de tricherie si, dès le départ, l’une des deux parties se sait acquis le terrain z — ou un tour de passe-passe si les deux sont convaincues qu’il n’y a qu’un seul terrain au bout du compte ?

L’on peut ici revenir à un théologien évoqué plus haut qui a repéré cette structure du tiers espace dans ce qu’il nomme la stratégie apologétique de la nomination de Dieu dans la théologie africaine. Le point de vue ethnologique avait également régné dans la théologie de l’époque coloniale. On y estimait par exemple qu’il était également dans la nature du primitif d’être constitué par le fait d’avoir une religion polythéiste, de rendre honneur à une multitude d’entités qu’on peinait à identifier. Entre cette situation et l’horizon de la pureté du monothéisme, un écart était ainsi creusé à l’instar de celui qu’il y avait entre l’ethnie et l’État. Quelques-uns des premiers théologiens africains, dans leur stratégie d’auto-défense contre cette thèse apparemment dégradante, tentèrent de montrer qu’en réalité les religions d’Afrique étaient monothéistes et connaissaient un « Dieu » unique qui était seulement dissimulé au regard non averti des étrangers. Cette théologie fut caractérisée par son refus d’admettre que le Dieu de Jésus-Christ puisse être étranger aux cultures africaines.

Bède Ukwuije (2008), s’appuyant sur d’autres auteurs africains, a montré qu’une telle stratégie n’était en réalité qu’une stratégie ; et que « Dieu », non pas en tant que Dieu de Jésus-Christ mais en tant que figure d’un hypothétique monothéisme africain, était davantage une « invention » de la théologie africaine naissante, ainsi que de quelques missionnaires, pour trouver un terrain commun, un « tiers espace », entre les religions africaines et la théologie chrétienne. Aussi, conclut-il, nommer le Dieu-de-Jésus-Christ dans ce tiers espace, c’était faire voler celui-ci en éclats et redécouvrir peut-être la figure de ce qui nous est étranger et qui, en tant que tel, n’en constitue pas moins une bonne nouvelle.

4.2 Hospitalité

Refuser la solution du tiers espace, qu’il soit théologique, sociologique ou politique — entre autres parce qu’elle est impossible et ne considère jamais l’homme ès-dignité mais toujours en vue de l’horizon qu’elle lui assigne — c’est s’exposer à accueillir le réel comme un étranger, donné à notre hospitalité.

Le tiers espace, c’est l’effort continuel pour dépasser le point de vue ethnologique, pour réduire la pluralité des voix à une seule voix, la pluralité des demeures à une unique demeure protégée par une muraille fortifiée : nous autres modernes, nous regardons toute histoire comme marchant vers nous ; pour emprunter les mots à Pierre Manent, nous applaudissons le cortège et nous nous applaudissons d’applaudir. Mais qu’en est-il des histoires qui ne marchent pas vers nous, ou qui ne le voudraient pas ? En réintégrant ce point de vue ethnologique, en affirmant qu’il est indépassable, en l’appliquant à tous sans partage, nous découvrons peut-être que notre monde n’est fait que d’ethnê dont les récits, dans leur pluralité, ne cherchent pas tant à être remplacés par un récit plus grand, fût-il moderne, qu’à s’adapter à un monde qui change et à trouver les moyens de pouvoir cohabiter ensemble.

Dire que le monde est fait d’une pluralité irréductible d’ethnê, c’est affirmer du même coup qu’en lieu et place du tiers espace, l’hospitalité pourrait représenter une réponse originale à ce que nous avons formulé comme la seconde question politique fondamentale. Ses ressources politiques resteraient encore à développer, non pas seulement, comme cela semble être le cas aujourd’hui, face à la situation des migrants de par la planète (Deleixhe 2016), mais en termes de vertu civique fondamentale qui permette à des peuples, parfois prisonniers de frontières tracées au fouet[5], de co-habiter, dans un nouvel imaginaire étatique qui rende réelle cette possibilité.

Si elle reste encore à penser, on peut ici indiquer la raison pour laquelle l’hospitalité semble pertinente, raison qui constitue en même temps une piste qui en ouvre la possibilité et nous ramène à la théologie et au service qu’elle peut et doit rendre dans toute société où elle pose sa tente de pèlerine. L’existence même d’une communauté nommée Église, lorsqu’elle prend au sérieux sa constitution en corps du Christ, introduit d’emblée dans chaque société une pluralité de fait qui rend inévitable l’hospitalité comme mode de co-existence.

L’Évangile selon saint Matthieu, en particulier, y ramène toute la geste missionnaire. Les disciples partant en mission n’ont pas à prévoir ce qui leur permettrait de se passer de leurs hôtes pour survivre : ni or, ni argent, ni monnaie ; ils doivent se contenter de se faire recevoir dans les maisons qui les acceptent (Mt 10). En « contrepartie », lors du jugement, précisément, dans le célèbre tableau du chapitre 25 où, chose souvent trop peu remarquée, tous les gestes concernent la réception de l’étranger (donner à manger, à boire, vêtir…), les ethnê[6] seront jugés sur l’hospitalité qu’ils auront accordée (ou non) aux disciples partis les mains nues.

Si la venue de l’étranger, y compris aussi dans la natalité (Arendt 2005), est ce qui renouvelle une communauté politique, l’Église par sa nature devrait constituer cet étranger intérieur à tous les ethnê et veiller à rendre l’hospitalité toujours indérogeable entre eux. Étant pèlerine et pouvant par conséquent s’adapter à tous les ethnê de la terre, elle peut devenir ainsi l’agent, non de leur reductio ad unum, mais de leur diversité réconciliée. Il ne faut donc pas croire que nous nous éloignons ici de la question politique en revenant ainsi à l’ecclésiologie. En réalité, c’est ce statut d’étrangère qui, seul, permet à l’Église de conserver son potentiel de critique politique — donc de construction politique[7].

Les premiers chrétiens Romains, devenus par la grâce de leur conversion étrangers à leur propre empire, ont gagné depuis la croix un point de vue qui leur permit de voir l’empire comme il ne se voyait pas. Comme la société Igbo (Nigéria) dont Ukwuije explique que, s’étant retrouvée devant le discours sur le Dieu un et trine qu’elle ne comprenait guère, elle s’est vue soumise comme « à un séisme » dont les effets n’ont pas tardé à se faire sentir, politiquement, dans le sens où « du jour au lendemain, des orphelins, des esclaves et des veuves se sont retrouvés ensemble avec des notables dans une même communauté, à chanter que tous sont frères et soeurs » (Ukwuije 2008, 430).

C’est également pour cette raison que la stratégie néo-gallicane qui consiste à chercher la protection du souverain et donc à profiter de sa force, trahirait quelque chose de ce qui constitue l’Église en tant que telle. Car, si elle doit pouvoir trouver demeure auprès des ethnê de la terre, elle ne peut qu’adopter la posture anti-souveraine, non-souveraine qui est celle de la modestie, celle de l’hôte et du subalterne, celle de la politique paradoxale de son Seigneur mourant sur la croix pour livrer en spectacle les autorités et les dominations (Col 2,15), révélant que, loin d’être le mandant de la puissance divine, le roi en réalité est nu, a besoin lui-même du salut qu’il prétend offrir ; salut dont, en réalité, la politique se trouve ailleurs.

Lorsque les Apôtres, leurs successeurs et les coopérateurs de ceux-ci sont envoyés pour annoncer aux hommes le Christ Sauveur du monde, leur apostolat prend appui sur la puissance de Dieu qui, très souvent, manifeste la force de l’Évangile dans la faiblesse des témoins. Il faut en effet que tous ceux qui se vouent au ministère de la parole divine utilisent les voies et les moyens propres à l’Évangile qui, sur bien des points, sont autres que ceux de la cité terrestre. Certes, les choses d’ici-bas et celles qui, dans la condition humaine, dépassent ce monde, sont étroitement liées, et l’Église elle-même se sert d’instruments temporels dans la mesure où sa propre mission le demande. Mais elle ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil.

Gaudium et spes, 76,4-5

Bien plus encore, disait Augustin, le fait de ne pas « placer son espoir dans les privilèges du pouvoir civil » est le gage du salut pour le pouvoir civil lui-même. Reste à développer la nature de cette politique qui utiliserait les moyens propres à l’Évangile : mais on l’a dit, il s’agit là d’une tâche que l’espace de cet article se révèlerait trop court à contenir. Il est toutefois possible de conclure par où l’on a commencé.

5. Épilogue : théologie et négritude

Si l’on nous concède que ce qui a été avancé en ces lignes, en matière d’ecclésiologie et donc de politique, dépasse le cadre du « typiquement africain », la concession vaudrait un argument en faveur de l’hypothèse d’une théologie africaine en diaspora que nous avons formulée en prologue. Ukwuije, que nous y avons évoqué, a montré en quoi la prise en compte de l’étrangeté du christianisme permet de comprendre les entailles qu’il a faites dans la culture africaine, comment il a tenté de s’y loger et comment la précipitation théologique peut vouloir parfois trop tôt en récolter les fruits ou orienter la direction.

Reste à mesurer également la forme que l’hôte a donnée à l’étranger, c’est-à-dire ce qu’on pourrait dire de la théologie après son passage par l’Afrique, de la façon dont elle ressort de ce passage. Si Ukwuije analyse par exemple des romans comme Le monde s’effondre de Chinua Achebe (1966) qui montre bien ce que le christianisme fait à l’Afrique, au prisme du pays Igbo, il néglige la force d’autres romans comme Le pauvre Christ de Bomba, de Mongo Beti (2007), où le mouvement inverse montre ce que l’Afrique a fait aux missionnaires, l’entaille qu’elle a faite dans leur flanc. Mais ce que Mongo Beti lui-même interprète comme un échec de la mission, n’est sans doute que l’histoire d’une rencontre à laquelle, on l’a dit, l’interprète doit se garder de fixer trop tôt une direction. Il s’agit donc plutôt d’un mouvement d’entailles réciproques que Lamin Sanneh a, par exemple, finement analysé à travers les traductions de la Bible en Afrique par lesquelles, estimait-il à juste titre, les missionnaires ont « imposé » autant qu’ils se sont fait dérober le Texte (Sanneh 1989)[8].

Malgré tout, ce que l’épreuve du passage par la postcolonie de nos rêves de Constantin nous enseigne en définitive, selon Mongo Beti, par exemple, c’est que le récit moderne a toujours besoin de son « nègre », mot qui ne désigne plus ici ni la couleur d’une peau, ni les confins d’un continent, mais un peu comme le rédacteur d’un livre qu’un autre s’approprie, celui (et cela) qu’on tient au prime commencement de l’écart que le moderne est obligé de créer pour se raconter — rendant l’histoire possible sans jamais pouvoir y figurer qu’en fantôme. On l’a vu dans notre exemple, la modernité (ici politique) en tant que telle, ne sait pas raconter son histoire sans décrire un « nègre » [9] (l’ethnie), celui/cela qui est différent d’elle, préalable à elle, et donc reconductible à elle. Et si la théologie a parfois suivi le mouvement, c’est sans mesurer combien elle était elle-même « négrifiée », par exemple, dans le récit de la sécularisation. Voilà donc que, par une forme de renversement, le primitif et le religieux se trouvent assignés au même site et se découvrent une gémellité insoupçonnée.

Qu’ils se découvrent aussi, par cette assignation même, un appel à la solidarité qui contraindrait la théologie à habiter radicalement (et non plus provisoirement) le site de cette négritude et l’on y aura gagné au-delà du simple constat. Car le nègre en tant qu’il est la figure de l’étrange(r), du non-souverain et qui, n’étant pas à demeure, ne sait pas mettre à demeure ; mais qui, en se laissant accueillir, finit par questionner les habitudes de son hôte, pourrait devenir ici une parabole de l’Église dont nos temps ont besoin, elle qui a pour cela le temps qu’il faut, c’est-à-dire la vie éternelle. Mais il ne s’agirait là que d’une exigence à laquelle le passage en postcolonie aura ramené une Église née sur la Croix, dont le site est donc toujours une position subalterne, et dont le Seigneur avait pour réputation de fréquenter les « nègres » de son temps.