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« “Penser […], dit Certeau, c’est passer” (Certeau 1987a, 52), c’est “passer à l’autre” »

Dosse 2003, 1

Préambule

Quelque chose de cet autre initie notre propre démarche, où lecture et mouvement d’écriture déploient une disponibilité, un élan vers, voire une disposition à penser, à passer… Participer de ce mouvement, c’est s’atteler à ne jamais en figer les moindres contours, se récuser de tout savoir, car le mouvement appelle une rencontre, c’est-à-dire que de part et d’autre de la rencontre — de ce qui entretient l’ouverture et l’assigne — il y a quelque chose de ce qui fait lien, sans pour autant en suturer la disparité, faisant appel au creuset d’une béance. Mouvement, où il s’agit bien d’une lecture/écriture de la différence : va-et-vient, écart, retrait, suture/coupure se conjuguant, poussée en tant que vif de l’élan s’exhibant dans le présent d’un futur antérieur. Cet autre qui passe et altère, nourrit en creux les intériorités d’un propre, un en soi singulier invité à se déchausser à la manière d’un va-nu-pieds prenant la route, sans attaches, délogé de son lieu, habité et conduit par un « désir d’autre » (Dosse 2003, 1).

Dans ce « penser » la théologie de l’altérité chez Certeau, il nous faut engendrer à notre tour ce « passer » à l’autre, prendre la route. Penser, ce peut être prendre corps avec l’autre en ce que de l’identique déporte les frontières altérées, enfourche les traverses en tant que chemin de vie. Penser, parce qu’il y a bien rencontre… itinérance comme lieu sans lieu dans les traces du « marcheur blessé » (Dosse 2002).

Introduction

Nous considérons cette présente démarche comme une amorce à la question de l’altérité chez Michel de Certeau. Notre propos traite de la théologie certalienne dans son rapport à l’altérité par le biais de quelques repères émis par des commentateurs contemporains qui interrogent l’apport théologique de Michel de Certeau. Notre démarche, bien que non exhaustive, relève la réception de l’apport théologique de Michel de Certeau. Mais l’on constate rapidement qu’entretenir une telle démarche débouche sur l’interrogation de l’acte proprement théologique. Le « penser » l’acte théologique en sa contemporanéité, c’est se mettre dans le mouvement même que Certeau a éprouvé dans son questionnement sur l’altérité. Nous proposons comme hypothèse de travail en son redoublement, d’une part, que nous pouvons qualifier la théologie de Michel de Certeau de théologie de l’altérité et, d’autre part, que la question de l’altérité chez Certeau a donné un nouveau souffle à la théologie contemporaine, héritière des ruptures engendrées par la modernité. Ce premier survol nous permet de poser que ce qui qualifie la théologie certalienne révèle une nouvelle manière de faire de la théologie, car les rapports à l’autre et à l’Autre avec lesquels elle s’entretient portent en son creuset un mouvement d’altération, l’acte théologique prend figure d’un « penser » énonciatif bien plus qu’un dire énoncé sur la question de Dieu. Théologiser, c’est « passer à l’autre », parce qu’il y a bien rencontre de la parole se recevant de l’Autre.

Nous tentons d’analyser à cette présente étape le mouvement certalien pour cerner la question de l’altérité avec la terminologie de l’« exil » et du « non-lieu » empruntée aux théologiens Claude Geffré (1991b) et Joseph Moingt (1991). Nous considérons comme hypothèse de travail que le langage certalien, pour cerner l’altérité, utilise les formes conceptuelles de la psychanalyse. Et c’est par ce biais que nous pouvons, à notre avis, rendre compte de son apport théologique et du déplacement épistémologique qui le sous-tend. Cette remarque peut sembler anodine, car qui ignore que Certeau a participé de près aux travaux et séminaires de la psychanalyse lacanienne ? Cela nous permet de souligner que la question de l’altérité chez Michel de Certeau est au fondement de sa démarche théologique et qu’elle noue inséparablement la question d’un sujet en quête de son désir et en ce qu’il se reconnaît comme manque à être. L’acte théologique pose désormais l’acte d’un sujet qui se met en mouvement et en travail de désir d’autre et de l’Autre. L’acte théologique loge au creuset d’une béance, il appartient à l’histoire singulière d’un sujet qui se reçoit de l’autre parce qu’il y a bien de l’Autre. Dès lors, l’acte théologique porte en lui-même le fruit d’une altération, il signe un singulier et non point une totalité, il introduit essentiellement une différence dans ses facettes inédites. L’oeuvre de Michel de Certeau nous place au coeur de ce mouvement d’altération.

1. (Dé)marche théologique : du « penser » à l’« acte »

Comment qualifier l’oeuvre théologique de Michel de Certeau, d’une part, et que nous révèle l’articulation théologie/altérité chez Certeau, d’autre part ? Nous prenons en considération, cependant, que ces deux points ne constituent pas une cloison hermétique, au contraire, l’un et l’autre se répondent. Les travaux d’un colloque (Geffré 1991b) portant sur Michel de Certeau ont retenu notre attention. Des commentateurs attentifs à la démarche certalienne apporteront quelques jalons sur le rapport altérité /théologie chez ce penseur.

Dès le départ, Geffré nous éveille à la difficulté d’interroger Certeau dans son rapport à la théologie, voire de lui faire porter le titre de théologien :

[…] il a toujours refusé en effet de se laisser définir par un lieu, une institution, une école, un espace public. […] Et il aurait sans doute ressenti comme la pire des disgrâces le fait de devenir lui-même un objet d’étude pour théologiens professionnels dans une collection de théologie.

Geffré 1991a, 7-8

Et que dire de « sa » théologie ? Geffré de renchérir : « la “théologie” de Michel de Certeau […] expression qui a toujours quelque chose d’impropre dans son cas » (Geffré 1991a, 9). Il semble que chez Certeau, cette difficulté de se définir en tant que théologien est de connivence avec sa conception de la théologie. Ses travaux en historiographie et ses analyses sur les mystiques du xvie et du xviie siècles apportent un nouveau regard sur la pratique théologique. Depuis la modernité, quelque chose s’est rompu. La rupture même fait office de lieu théologique. Pour Certeau, la théologie devient un chemin de rencontre de l’autre et de l’Autre[2], elle débouche sur une expérience de l’altérité qui est bien autre chose qu’un énoncé doctrinal de notre rapport à Dieu, bien plus qu’un travail conceptuel ou d’ordre dogmatique. L’expérience demeure essentiellement rencontre, elle est dialogale, c’est-à-dire sans lieu propre, car mettre en dialogue c’est se saisir d’un écart, mieux encore c’est ne plus s’appartenir dans une saisie univoque mais s’ouvrir et partager la singularité de l’autre.

La rupture, l’écart, c’est peut-être l’unique lieu où peut habiter le Dieu de Michel de Certeau. Reprenant les propos d’Hoelderlin dans son introduction au Guide spirituel pour la perfection de Jean-Joseph Surin, Certeau illustre bien cette faille qui apparaît lorsque le langage séparé de son socle devient le signe avant-coureur qu’il y a désappropriation d’un lieu : « Un signe, voilà ce que nous sommes, privé de sens… Et nous avons presque perdu la Parole à l’étranger » (Surin, texte présenté par Michel de Certeau 1963, 19 note 1). Dès lors, relève Certeau, quelque chose de ce qui peut parler n’a plus de répondant dans ce temps de la modernité en l’effritement des assises régulatrices.

2. La route de l’« exil » comme lieu théologique certalien

Un exil des langages et des pratiques, peut-on dire avec Certeau, fait obstacle au nivellement du discours théologique, la théologie n’est pas uniquement plurielle parce que diversifiée mais plutôt à teneur différentielle. La théologie loge désormais dans le sans-lieu et les cent lieux d’une expérience chrétienne qui a pris les chemins diversifiés d’un ailleurs. Ce dernier n’est pas pour autant une dérive, mais un exil, parce que les signes ne parlent plus. Et tout autant, la rupture n’ouvre pas sur un « nulle part » mais sur un autre en sa différence. Prendre le chemin de l’« exil », c’est partir à la découverte de ce qui peut parler encore. La théologie chez Certeau a pour nom « rupture instauratrice » (Certeau et Domenach 1974, 94), la coupure est ce qui est apte à accueillir l’ouverture de l’inédit de l’autre, parce qu’elle impose un déplacement des acquis et bouleverse la tranquillité de nos frêles assurances. Ses analyses théologique, historiographique, mystique et ses travaux portant sur l’« invention du quotidien » (Certeau 1990, tome 1) se marquent de ce mouvement d’« exil » et de cette déprise en regard des assises de nos lieux entérinés. Ainsi Geffré peut affirmer : « Même si Michel de Certeau n’a jamais eu l’ambition d’appartenir au corps des théologiens professionnels (il redoutait trop de devenir un “fonctionnaire de la vérité”), toute son oeuvre a une signification théologique » (Geffré 1991, 11). Qu’est-ce à dire ? Nous posons la question.

Geffré discerne par ce propos la portée théologique de la démarche certalienne, laquelle se trouve irrémédiablement liée à cette démarche fondamentale, à cette posture spécifique du refus à donner corps à ce qui fige le mouvement, ou le freine. Chez Certeau, le dynamisme de l’élan du marcheur demeure fondamental. L’intransigeance de la mise en route empruntant le chemin de l’« exil » préconise une coupure : ne pas s’arrêter à ce qui capture, à ce qui rompt le mouvement dans le but de l’éteindre, ne pas se soumettre au ramassis de ce qui fige. Le « théologique » chez Certeau, dirons-nous, c’est un incessant aller vers… c’est une poussée dans le sens dynamique du terme, voire physique, en sa matérialité. C’est un corps qui se met en mouvement, en mouvement d’écoute et d’accueil, à la fois instable et insatiable. Le « théologique » qualifie une disposition d’ouverture au creuset de la rupture, ainsi se justifiant de se raviver sous le vocable d’« instauratrice », rejoignant l’axe de la non-fixité mais du plein renouvellement. Le « théologique » chez Certeau semble nous orienter, suite à la remarque de Geffré, vers ce qui peut donner corps aux possibles de l’« exil », c’est-à-dire, il en offre en sa matérialité une lecture, voire un mouvement d’écriture. Le « théologique » est le qualifiant qui fait lien entre l’in-sensé d’une béance[3] et le trop-plein d’un ad-venir[4]. Ce que nous appelons la matérialité de l’acte théologique dans son rapport à l’altérité, tel qu’on le conçoit chez Certeau, donne corps à l’usufruit de la rupture, d’où un « non-lieu » s’incorpore de la différence qui lui est adressée ; le « lui » tenant ici la place du lieu théologique qui offre une possibilité de lecture et ouvre un mouvement d’écriture. Ce qui parle (ce qui peut parler encore…) c’est ce qui se rompt par ce qu’il instaure ; ce qui s’absente, ce qui n’est plus, n’est-il pas le nom que Certeau donne au possible d’un ad-venir ?

Mieux encore, cette « rupture instauratrice », nous la qualifions de nouvelle épistémè pour la théologie certalienne, elle inaugure une mise au travail et un mouvement incessant de déprises des savoirs, lesquels tendent à se refermer sur eux-mêmes, rendant caduque le dialogue. Cette rupture, cette faille est porteuse d’une Parole instauratrice, une énonciation imprégnée de traverses inouïes de l’altérité. Elle inaugure une mise en route dans un corps en quête d’autre.

Bien que, selon Moingt, la démarche de Michel de Certeau ne peut se refermer sous le vocable de théologique, celui-ci n’hésite pas à caractériser son parcours « dans son intégralité, […] de théologique » (Moingt 1991, 132). Elle se qualifie de théologie de l’exil : « théologie de l’exil dans une culture qui ne parle plus le langage chrétien, mais aussi en exil dans une chrétienté qui ne parle plus la langue de sa culture » (Moingt 1991, 132). Un appel au déplacement et un appel au dépaysement constituent le nouveau terreau théologique. L’« exil » marque le redoublement d’un écart : d’une part, sous l’axe du devenir du christianisme se pose inséparablement la question de sa nature et, d’autre part, sous l’axe de l’ici maintenant, se pose du même coup la question de ce que signifie aujourd’hui être chrétien : « Se poser le problème de son devenir, ce n’est pas parier sur les chances d’avenir du christianisme ou sur ces risques de déclin dans nos sociétés sécularisées, c’est se demander ce qu’on doit faire pour rester chrétien, car la vérité du christianisme est une vérité à faire. » (Moingt 1991, 136) La modernité a rompu le lien entre le dire et le faire en régime chrétien, la démarche certalienne interroge le redoublement de la coupure, car l’avenir et l’ici maintenant du christianisme participe de l’inédit de la rupture dans sa prise en charge du lien innovateur entre le dire et le faire de son « exil ». Tant historiquement que de par sa nature même, le christianisme ne peut se déployer, avec Certeau, qu’en usant d’innovations et de risques : ce que les ruptures dévoilent porte en relief la nouveauté d’un dire et d’un faire à engendrer. Ces ruptures ne sont pas uniquement disjonctives mais « instauratrices », « car cette sève est l’appel à prendre le relais du passé pour rendre le christianisme vivable et pensable dans l’aujourd’hui de la société et de la culture » (Moingt 1991, 139). L’« exil » est ce qui fait parler ce qui manque et ce qui peut faire lien tout à la fois en regard d’un ad-venir.

Certeau, dans ses travaux en historiographie, nous montre bien l’infranchissable d’une tradition avec ses origines ; l’origine demeure imprenable… que des découpages historiques, épistémologiques, théologiques et culturels repèrent au présent des tracés. Ce qui n’est plus, ce qui s’absente, devient le fondement d’une origine nouvelle, qui se qualifie de « rupture instauratrice ». Nous retenons la terminologie de l’« exil » de Moingt pour qualifier la théologie certalienne dans son rapport fondationnel. La fondation ici n’est pas inscription figée ni retour au même, mais arrimage avec ce qui peut ad-venir, fondationnel dans le sens non pas d’une captive, d’une fixité, mais d’une entaille instigatrice décrétant une mise en route. L’origine s’absente, mais l’absence est ce qui met en route : « L’événement de Jésus n’est devenu l’événement fondateur du christianisme que par l’acte de Jésus de s’absenter de l’historicité ; il est origine parce qu’il nous manque […] » (Moingt 1991, 140).

Les deux dimensions du redoublement dont nous parlions sur la question du devenir du christianisme et de sa nature se recoupent puisque ce qui les relie ne peut faire qu’un par subsomption de l’un et de l’autre : le devenir du christianisme et sa nature même s’éprouvent dans l’acte d’une mise en « exil », chemin de l’écart, voie de l’altération puisque que l’absence ouvre à la parole parce qu’il y a de l’autre en qui parle l’Autre. Ainsi le devenir du christianisme (premier versant) ne peut faire qu’un avec sa nature (second versant) : l’un et l’autre participant à ce qui les rallie (« pas sans l’autre[5] »). L’exil n’est-il pas ce lieu énigmatique d’où peut se révéler ce qui manque et ce qui peut advenir tout à la fois ? Moingt souligne :

Reconnaître sa particularité, pour le christianisme, c’est reconnaître l’existence des autres, leur droit à exister dans leur différence, le droit de dire et de faire eux-mêmes le sens de leur histoire et la vérité de leur existence. Mais le chrétien peut-il exister, peut-il être lui-même sans les autres, peut-il être vrai sans confesser la vérité des autres et avouer qu’elle lui manque ? Michel de Certeau accepterait, je crois, que sa conscience de l’identité chrétienne soit résumée en ces termes : “pas sans les autres”. »

Moingt 1991, 142

Nous pouvons poser pour le moment que chez Certeau, la particularité du christianisme ne peut s’affirmer sans le singulier de l’autre, et des autres. La rencontre avec l’autre n’est point un recours à un consentement vain ni à un nivellement des différences, il s’agit plutôt de rencontres transversales dans le propre des singularités de chacun à même la pénombre de leur chemin d’exil, dirons-nous. Cette traversée d’exil laisse sa marque et a la particularité d’apposer une inscription indélébile, irremplaçable, c’est se savoir atteint par l’autre, c’est se laisser apprivoiser, c’est s’abandonner au surgissement de l’Autre. La singularité, paradoxalement, est une invitation à l’ouverture et au déplacement, elle déloge tout repliement ou enfermement, car autrement elle demeure inerte et sans lendemain, voire incommunicable. Si l’origine est le fait brut d’être passé, la singularité de la rencontre entretient le creuset d’un insondable manque, d’un manque qui en ravive la soif en un désir d’autre. Ce qui est passé s’absente mais des rencontres singulières en relancent ce qui en dynamise le manque, ainsi l’autre agit comme entaille, il donne à voir autrement à la manière des rainures sur un diamant. Ce sont les coupures qui en donnent la structure désormais, l’originaire du diamant n’existe plus. En christianisme, Ancien et Nouveau Testament en illustrent le mouvement :

Le Nouveau n’est pas la réplique jalouse de l’Ancien, il n’est pas la vérité parfaite dont l’Ancien ne serait qu’une pâle image, il est l’aveu de ce qui lui manque, il est proprement son aliénation, le mouvement qui pousse l’Ancien sur les routes de l’exil au-devant de l’autre.

Moingt 1991, 146

3. Les prérogatives d’un « non-lieu » : l’altérité, chemin de désappropriation

Si pour Moingt, la théologie de Michel de Certeau se marque du mouvement de l’exil, pour Geffré (1991b, 157), elle se pose en termes d’un « non-lieu » théologique. Qu’est-ce à dire ? Quelle est cette spécificité que relève Geffré ? Quelle en est l’articulation avec le mouvement d’exil dont on vient de parler ?

D’abord, selon Geffré, de Certeau n’a pas laissé de théologie : « Il ne nous fournit aucune théologie disponible. Mais il fait mieux » (Geffré 1991b, 160). C’est autre chose qu’il nous lègue : « […] il y a chez Certeau une “fable théologique” qui nous fait croire que le christianisme est toujours “pensable” et toujours “vivable” dans un monde irrémédiablement potschrétien » (Geffré 1991b, 160). Geffré, pourtant, n’hésite pas à affirmer que son oeuvre peut être qualifiée de théologique : « [e]t pourtant, c’est l’ensemble de son oeuvre qui a une portée théologique dans la mesure même où elle témoigne de sa quête interminable de Dieu » (Geffré 1991a, 8). Et sa quête de Dieu ne peut être que le mouvement même qui donne l’élan au marcheur, celui-ci se trouvant sans lieu qui lui soit propre, occupant une impossible place, restaurant à chaque fois le manque de l’autre, place irrémédiablement intenable mais lisible dans les interstices des ruptures : « la mort, l’absence, libère la parole à la manière d’une suture recherchée de la douleur ressentie » (Dosse 2002, 25). Ruptures, parce que l’Autre est parole instauratrice, il déloge l’énoncé de ses assises.

Certeau parle à partir d’un autre lieu qui n’est pas celui des conventions, ainsi « [l]a parole ne vient plus illustrer un modèle, mais le bousculer, en changer les contours » (Dosse 2002, 281). La théologie de Michel de Certeau, nous dit Geffré, est à chercher ailleurs que dans les discours académiques traditionnels de la théologie. Il y a bien une théologie et des théologies qui se sont inscrites au sein de nos cultures et sociétés, il y a bien des tentatives d’aborder la question de Dieu dans un renouvellement des langages et des herméneutiques, des construits posés en ouverture avec de nouveaux questionnements et parcours de réflexion dont s’est enrichie la théologie par un dialogue fructueux avec les sciences humaines[6]. Chez Certeau, il s’agit de prendre acte du fait que nous ne pouvons fonder notre rapport à Dieu qu’au sein d’un présent qui nous interpelle. Nous avons à faire le deuil des énoncés figés et statiques, car ils demeurent évidés du mouvement qui les a vus naître, c’est-à-dire du rapport à l’inédit de l’autre dans ce mouvement déconcertant où se joue l’accueil du surgissement de l’Autre. Ainsi dit Geffré à propos de la théologie certalienne : « Il s’agit d’un cheminement plus souterrain qui ressemble au travail du deuil » (Geffré 1991b, 160). Faire son deuil, cela n’a-t-il pas à voir avec quelque chose d’une mise à distance, de ressentir que nous habitons dans les interstices d’un « non-lieu » comme égaré de nous-mêmes, que nous devenons notre propre « exil », de prendre la route d’un déplacement instaurateur sur un chemin non pavé d’avance, se savoir porté à la fois par l’inouïe et l’insoutenable de l’absence.

Qualifier de « non-lieu » la théologie de Michel de Certeau, c’est introduire un rapport à la différence, c’est assumer le chemin de traverse à même les cent lieux qui en dérivent, c’est-à-dire, que le non-lieu est essentiellement condition de possibilité d’une ouverture, l’incessante mise en route, donnant « lieu » aux multiples possibilités de rencontres. En déterminer « le lieu », c’est déjà être affligé d’une retenue, faire marche arrière, revenir à soi pour articuler un rapport se justifiant à même un passé qui n’est plus. Et tout autant au prix d’un présent qui continue de faire entendre la répétition d’un passé en inhibant ce dernier de la nouveauté dont il peut être porteur. Le passé ne peut s’inscrire dans la dynamique du mouvement que parce qu’il peut ouvrir à un ad-venir. Il est passé définitivement… L’inédit ne peut se dire qu’à partir d’un présent qui a fait le deuil de ce qui n’est plus. Le travail du deuil porte sur un présent qui ne se supporte plus d’appartenir à une continuité qui ne le fait plus vivre, le travail du deuil appartient à un « non-lieu » en quadrillage d’« exil ». Autrement, sans cet écart, sans cette discontinuité, le passé apparaît sans s’être affranchi de la « rupture instauratrice » d’un présent en quête de ses ailleurs pouvant l’ouvrir à d’autres horizons. Ce qui donne corps au passé, c’est un présent en rupture, en deuil.

L’« exil » de Moingt, c’est la maison familière du « non-lieu », dirons-nous. Être en « exil », c’est se savoir sans lieu, parce que l’ad-venir est ce qui se trace à même les cent lieux ; l’exilé n’habite pas de lieu fixe, il est celui qui est traversé par ce qui l’habite et le met en route, il est celui dont l’écart entretient une détermination et une mise au travail, c’est-à-dire, de ce « non-lieu », il en constituera « un lieu » sans pour autant s’en approprier l’espace et la jouissance, car sa posture d’exilé lui refuse toute accréditation, toute appartenance à un lieu ; ce ne sera jamais son lieu mais celui qu’il déploie, qu’il ouvre en partage parmi les multiples rencontres : « La théologie est un “non-lieu” parce qu’elle a de plus en plus de mal à trouver sa place parmi les divers savoirs sur le monde et sur l’homme. Mais en même temps, la théologie est une utopie qui travaille secrètement tous les autres lieux de savoir » (Geffré 1991, 160). Faut-il souligner ici que le « non-lieu » ne transige pas, pour autant, avec une abstraction ; bien au contraire, c’est le corps du monde qui en donne forme dans ses dimensions historique, sociale et singulière : « Il n’y a pas d’autre corps que le corps du monde et le corps mortel » (Geffré 1991, 161).

Le « non-lieu » constitue un « tenant lieu » de la différence dans un corps. Le « non-lieu » est ce qui peut se recevoir de l’autre par l’Autre, où se recevoir marque un geste d’abandon à l’Autre parce qu’il est parlé d’une singularité dans une lisibilité qui s’écrit. Le corps porte l’entaille de la différence en sa matérialité. Ainsi, prendre le chemin de « l’exil » dans son acception de « non-lieu », c’est attendre de l’autre une possibilité de vie, une vie dans un corps. Et, pour y parvenir, cela exige d’être hors lieu, d’être déposséder de ses propres assises, de prendre en considération la posture du mendiant, car l’exilé ne porte pas d’auréole, il ne peut être qu’un corps en position d’ouverture, d’accueil et de manque et, pour nous, c’est l’autre nom de l’altération. On comprend avec Certeau l’importance de la dimension du corps[7], qu’il soit dit social, ecclésial ou sujet de désir. L’altération du corps est ce qui met en relief la singularité de la rencontre, elle porte les stigmates du manque inscrits dans un corps, et, tout autant, cette altération peut parfois en révéler la dissonance des langages qui ne peuvent l’atteindre du « non-lieu » de la différence d’où elle parle ; dès lors, le « non-lieu » peut devenir écriture[8] :

La métaphore du corps dans son rapport à l’écriture a toujours joué un rôle fondamental dans l’oeuvre plurielle de M. de Certeau. On ne peut comprendre son diagnostic sur le destin du christianisme qu’à la lumière de sa perception très vive de la désarticulation entre le corps social de l’Église et son langage.

Geffré 1991, 165

Le « non-lieu » ne transige pas avec une abstraction pour autant, bien au contraire, il porte le corps du monde en ses dimensions historique et sociale, voire singulière de l’autre dans son rapport à l’Autre. Il inaugure une mise à distance pour que les rencontres demeurent signifiantes et possibles.

L’altération en canalise la marque laissée sur le corps (mortel, social, ecclésial), laquelle ne peut s’inscrire que par l’écriture d’un singulier. Ainsi dirons-nous, en renouant avec Geffré et Moingt, que l’« exil » transige avec la singularité du « non-lieu » lequel fait oeuvre d’écart, et l’altération du corps en donne une lisibilité. S’il y a désarticulation du corps social de l’Église et de son langage, c’est bien parce qu’il y a « exil » en la singularité d’un « non-lieu ». L’écriture ne vient en aucun temps fermer ou suturer le « non-lieu » ; paradoxalement, elle en exploite l’impossible fermeture, c’est ce qui scande la marche du mouvement certalien. La désarticulation est ce qui rend possible le fait de dire autrement notre rapport à Dieu, la théologie adoptant l’usufruit épistémologique d’un « non-lieu », un lieu (im)-possible sur lequel une démarche théologique s’instaure en « la faiblesse de croire » et, nous l’avons déjà souligné, il n’y a aucune auréole mais plutôt le tracé d’une cicatrice, car la démarche ne peut être que rencontre fragile, démesurément sans pouvoir et marquée par le glaive de l’absence ; tel est l’(im)-possible lieu théologique.

Disons quelques mots sur ce corps altéré engendrant une écriture singulière. Ce qui est relevé ici par Geffré, c’est la manière dont Certeau saisit cette désarticulation du corps (corps social, institutionnel, individuel…), désarticulation qui est mise en rapport avec la place de la théologie elle-même dans le champ des sciences humaines.

Il y a chez lui une décision épistémologique lourde de conséquences, […]. Il ne s’agit pas seulement d’affirmer que les phénomènes religieux doivent être étudiés à la lumière des procédures d’analyse de la sociologie, de la psychologie, de l’économie. Il faut plus fondamentalement faire état d’une nouvelle situation épistémologique qui modifie le statut du comprendre.

Geffré 1991, 165

La désarticulation entre le corps et le langage est la résultante de la sécularisation du « pensable » dans le corps social mais que la question du « religieux » n’en n’est pas abstraite pour autant. Comprendre s’inscrit dans l’ordre du langage, dans un procès différentiel, dirons-nous : le fait brut est un construit langagier, il se bâtit par ce qui peut s’articuler dans les interstices de pratiques opératoires ralliant méthodologie et praxis, bref, le « comprendre » s’organise à partir d’un lieu de production. Telles peuvent être définies brièvement les pratiques des sciences humaines.

Poursuivons la démarche en interrogeant la place de la théologie parmi les sciences humaines.

Certeau nous dit : « Il y a toujours un lieu de production, mais il n’est plus avouable par le discours qui se veut théologique. Il s’agit toujours de l’Église, mais c’est désormais un corps représenté, un produit du discours » (Certeau 1987b, 271). La théologie n’appartient-elle pas au même redoublement de la coupure du « dire » et du « faire » dans l’ici/maintenant de sa nature et de son devenir ? N’avons-nous pas déjà relevé, avec Geffré, que la théologie chez Certeau travaille les lieux de savoir ? Les lieux de production du discours théologique se construisent en « exil » de ses assises. Son discours entretient un « non-lieu » inassimilable à la mouvance du « dire » et du « faire » en quête d’un faire lien ; le religare révèle des avenues impromptues. Et quelle est donc la nouvelle situation épistémologique qui altère le statut du « comprendre » ? Y répondre revient peut-être à retenir cette question. La rupture épistémologique est l’organisation du « pensable » hors du champ du religieux : « Un nouveau statut du “comprendre” s’édifie sur la cohérence entre les procédures de l’analyse, les postulats qu’elles impliquent et les objets qu’elles déterminent » (Certeau 1987b, 196). Et Certeau de renchérir :

Si l’objet « religieux » perd de sa spécificité propre et se trouve redistribué selon les formalités distinctes de la praxis sociologique, économique ou psychanalytique, c’est que, dans une société qui a cessé d’être religieuse, les sciences ne peuvent plus l’être. Or, il n’y a « scientificité » que là où une problématique définit des pratiques, se donne ses objets et crée les pertinences qui lui sont propres. Ce n’est plus le cas des sciences religieuses.

Certeau 1987b, 195

Ainsi l’analyse de cette désarticulation passe chez Certeau par une coupure épistémologique en regard des sciences religieuses ; la théologie ne peut plus s’articuler en maîtrise et en isolement de son objet, elle se met en dialogue avec les sciences humaines, en arrimage avec une sécularisation. Mais il y a plus encore, c’est le statut même de la théologie qui se trouve changé par la démarche certalienne : l’autre dans sa rencontre de l’Autre entretient un rapport de non-coïncidence entre les mots et les choses, la désarticulation mentionnée plus haut constitue paradoxalement la coupure qui fait lien, signifiant l’échappatoire au définitif de nos mainmises et de nos maîtrises corroborant le pouvoir de nos savoirs. Le dialogue entre les sciences humaines en relèvera les méprises de nos captures. Le « non-lieu » est (in)-appropriable : « cet autre, l’historiographie peut le désigner par ce qui du “réel” autorise la représentation, mais ne lui est pas identique » (Certeau 1975, 23). Et, chez Certeau, l’écriture de l’histoire, l’écriture mystique et l’écriture théologique appartiennent au même mouvement d’altération.

Cette écriture « est une fable qui fait croire » (Geffré 1991b, 179). « C’est une “fable”, de la même manière que Dieu “n’est qu’un mot” » (Certeau 1987b, 289). « Fable » qualifie l’écriture théologique, en ce sens qu’elle se trace une voix parmi les savoirs. Ces chemins de savoirs sont des traversées des insaisissables « non-lieux », où le savoir n’a pas l’assurance de son lieu propre. Ainsi, l’(im)possibilité de poser l’autre en objectivation ou d’accéder à ce qu’il en est, c’est bien de ce « non-lieu » pourtant que le discours théologique en pose le rapport du tracé de sa différence, rapport, nous soulignons, en tant que ce qui se maintient en écart et y subsiste. Le langage en produit sa fiction[9], laquelle ne signifie point de l’(ir)-réel ou ce qui s’oppose à l’ordre du vrai, mais bien justement de ce qui essentiellement ne se supporte que du poids du signifiant en l’Autre du langage comme résistance au dit de l’énoncé.

L’écart en souligne la non-coïncidence et le discours théologique en devient le témoin d’un construit représentatif. La théologie donne corps à de l’autre, elle ne le possède pas, elle ne peut que le représenter, son « dire », en ce sens, peut être dit fiction de l’autre pour en marquer le « non-lieu » de ce qui demeure non appropriable. L’autre de la rencontre maintient l’impossibilité de parler en son nom, d’en étayer le Réel[10], voire de le circonscrire. Son écriture ne peut être que de l’ordre de la fiction, c’est-à-dire détachée de son objet car l’autre demeure insaisissable, et pourtant, repérable dans ses effets de sens, embrasé par l’Autre dans le furet de la marche d’un sujet désirant et non pas sujet de savoir. Ainsi le langage théologique, dans le « non-lieu » de la rencontre avec l’autre en réponse au surgissement de l’Autre en construit la fiction comme acte d’énonciation, Dieu est l’(im)-possible d’une nomination :

La fiction est [enfin] accusée de ne pas être un discours univoque, autrement dit de manquer de « propreté » scientifique. Elle joue en effet sur une stratification de sens, elle raconte une chose pour en dire une autre, elle se trace dans le langage dont elle tire, indéfiniment, des effets de sens qui ne peuvent être ni circonscrits ni contrôlés. À la différence de ce qui se passe dans une langue artificielle, en principe univoque, elle n’a pas de lieu propre. Elle est « métaphorique ». Elle se meut, insaisissable, dans le champ de l’autre. Le savoir ne s’y trouve pas en lieu sûr […].

Certeau 1987a, 56

Nous ne pouvons passer sous silence la réticence de Geffré à propos de la portée de cette rupture épistémologique pour la théologie. Voici son interrogation : « Nous ne savons pas si, selon Certeau, la mutation du “comprendre” réserve encore une place à la théologie au-delà de l’histoire et des sciences humaines ou bien si l’instruction de son procès aboutit à un non-lieu » (Geffré 1991b, 166-167).

Poursuivons alors notre démarche sur la question de la théologie qui cherche à faire sa place parmi les savoirs. Elle ne peut être que ce « non-lieu » lui adjoignant de ne plus s’appartenir mais de se rendre disponible à l’éveil de rencontres signifiantes. Son articulation ne supporte pas tant un savoir sur la rencontre elle-même, car comment énoncer ce qui peut ad-venir sans devenir partie prenante de ce « non-lieu », l’autre ne peut être que rencontre, il met le marcheur en situation d’énonciation au lieu de l’Autre, le dehors ne se porte point en objectivation mais en intime d’une intériorité. La théologie cherchant son espace indique ainsi une orientation de recherche particulière, une démarche distinctive en regard des autres savoirs : que l’objet du savoir peut être le sujet dans son désir d’autre parce qu’il y a de l’Autre le signifiant, qu’il n’appartient pas au cumulatif des savoirs mais à l’intransigeance des jours de celui qui devient guetteur de l’aube et qui se marque des temps de l’attente dans une non-saisie. Le résultat de ce savoir est une quête, il n’est point une appropriation mais une aliénation/séparation[11] où se déploie le rapport du sujet à l’Autre, dès lors, la théologie devient désinvolture et non pas énoncés bruts.

Le « non-lieu » théologique chez Certeau est le mode sur lequel, paradoxalement, une démarche théologique peut prendre forme, se posant toujours en différence parmi les champs opérateurs de savoir. À la manière de l’exil, le non-lieu révèle une ouverture dans son mouvement de surgissement vers l’autre (l’Autre), instituant coupure et altération.

Geffré (1991b, 167) relève trois principaux points qui lui permettent de fonder cette rupture épistémologique, et conséquemment d’arborer ce changement de statut que suscite la théologie avec Certeau. On peut les résumer ainsi :

  • La théologie ne peut pas reprendre les anciens modèles, car la société ne s’inscrit plus en diapason avec l’ordre religieux pourvoyeur de sens ; le passage à la sécularisation conditionne non seulement les lieux (qui équivalent à un « non-lieu »), mais aussi l’articulation même du discours théologique (passage de l’énoncé à l’acte d’énonciation, soit un corps altéré).

  • La théologie ne peut être que dialogale, en demeurant attentive aux autres discours des sciences dites humaines, cherchant à dire l’autre à leur tour. Ainsi, un classicisme théologique ne peut s’ingérer en maître dans ce rapport à l’autre et récupérer pour ses fins leurs démarches.

  • Ce deuxième point introduit la question du réel et de la vérité impliquée dans le rapport aux sciences humaines et de la théologie : « L’objet des sciences humaines en effet, ce n’est pas l’homme lui-même mais le langage. […] De même, la question de la vérité n’est pas une question pertinente en sciences humaines. Il vaut mieux parler d’“effets de sens” » (Geffré 1991b, 167). L’ordre symbolique, c’est-à-dire le langage, inscrit un tenant-lieu représentatif de l’objet, il ne peut être l’objet lui-même. Et nous ajouterons, pour faire suite à notre propos, que le réel et la vérité sont des construits, des produits sociaux langagiers, mais qui s’inscrivent dans le procès inouï d’un sujet désirant, c’est-à-dire altéré parce que se recevant de l’Autre.

Brièvement, nous pouvons relever que l’« exil » est cette mise à l’écart nécessaire et fructueuse pour mettre en marche et alimenter en sa différence le discours théologique ; il lui donne accès à l’insondable de ce qui alimente son mouvement de lecture et d’écriture. Le discours théologique instaure un acte d’énonciation à même le « non-lieu » de l’ad-venu de l’autre dont des fictions de langage déplieront les fruits d’une écriture de l’Autre en son surgissement pour en marquer l’ineffable rencontre.