Corps de l’article

La situation migratoire en ce début de xxie siècle pousse les chrétiens à se repenser, à se comprendre de manière renouvelée. D’abord, eux-mêmes dans leur identité chrétienne et aussi dans leur rôle en tant que chrétien dans un monde en mouvance. Ce qui s’était retrouvé confiné à n’être qu’une pratique monastique refait surface et nous fait re-poser la question : qu’est-ce que l’hospitalité chrétienne ? Et comment ce fondement de la vie chrétienne passe au premier plan pour témoigner de la foi dans un monde en transformation ?

C’est en quelque sorte ce à quoi nous tenterons de répondre. D’abord, en dégageant les préceptes de l’hospitalité évoqués dans le récit de la théophanie de Mamré et, ensuite, en analysant sa réception chrétienne dans sa pratique de la philoxénie. Essentiellement, l’hospitalité renvoie à un mode d’être en relation avec un autre que soi. Nous la concevons donc ici comme une dynamique relationnelle. Au-delà de l’accueil d’un individu par un autre lui offrant à manger, à boire et un gîte, cette dynamique instaure une manière collective de faire communauté par l’entrée en communion avec les autres.

Ce que nous proposons ici, c’est de comprendre le fait d’être à l’autre dans un rapport d’hospitalité par le biais d’un modèle spécifique de compréhension des relations hypostatiques de la Trinité, soit la périchorèse. Cela nous amènera à explorer comment cette périchorèse est conçue par différents théologiens et à en saisir sa pertinence en vue d’une pratique chrétienne de l’hospitalité face aux réalités migratoires contemporaines.

La première partie portera sur la dimension relationnelle de l’hospitalité. Nous étudierons les paramètres de celle-ci à partir de deux traitements théologiques qu’en fait le corpus scripturaire, soit celui du récit de la théophanie de Mamré et celui qui s’opère à travers l’utilisation du mot grec philoxenia dans les traditions épistolaires néotestamentaires. En deuxième partie, nous nous intéresserons au modèle périchorétique de la compréhension de la Trinité, fondé sur les relations entre les hypostases et la communion que celles-ci provoquent, afin de saisir l’applicabilité de ce modèle dans la pratique chrétienne de l’hospitalité.

1. L’hospitalité comme dynamique relationnelle

L’hospitalité, et de manière particulière lorsqu’on l’identifie à une « dynamique relationnelle », ne saurait être un geste unidirectionnel. L’invité n’est pas seulement accueilli par l’amphitryon[1], il l’accueille aussi dans sa bonne volonté, ses imperfections et ses différences culturelles qui peuvent parfois donner l’impression à l’invité que l’amphitryon n’est pas doué dans sa tâche. Monge comprend la relation entre l’invité et l’amphitryon selon trois niveaux de pratique hospitalière (2008, 505-506). Il y a d’abord un niveau individuel, il s’agit de l’hospitalité accordée à un individu par un autre individu. Ensuite, un niveau, collectif : l’hospitalité est considérée, d’une certaine manière, comme viciée au sens où elle remplace l’attitude individuelle d’accueil par un mécanisme de prise en charge par la société :

Il s’agit d’une hospitalité qui perd progressivement sa qualité originaire de lien entre les hommes, qui n’est plus le devoir premier de chaque individu ou bien la marque d’honneur par excellence propre au chef de tribu et que le chef de tribu seulement pouvait octroyer à quelqu’un d’autre dans son clan. La prise en charge des indigents ou des étrangers sort progressivement du domaine de la vertu pour entrer dans le domaine du droit social : l’accueil se professionnalise et s’institutionnalise. Cette hospitalité au niveau social est fondamentalement unilatérale, octroyée comme un service parmi d’autres jusqu’à devenir parfois même payante. Dès lors, elle entre dans le système de consommation.

Monge 2008, 506

L’appréciation de Monge doit ici être nuancée. Il a certes raison d’avertir du danger qui guette la prise en charge collective de l’hospitalité, mais le risque n’est pas une fatalité. Pour notre part, nous considérons que c’est davantage l’étatisation qui comporte ce danger et, de fait, l’État ne pratique pas l’hospitalité envers les étrangers mais l’accueil. Il n’est d’ailleurs jamais question de politique d’hospitalité mais plutôt de politiques d’accueil. L’hospitalité ne saurait être réduite à n’être qu’un mécanisme d’attribution de documents normalisant l’existence d’êtres humains dans un pays d’accueil ou offrant des services. L’attitude empathique et solidaire d’un individu envers un autre est intrinsèque à l’hospitalité, et ce même, voire surtout, dans sa dimension collective.

L’État n’a pas le monopole de l’action collective. L’Église constitue une collectivité dont les individus, pour être conformes à leur foi, se doivent de pratiquer l’hospitalité envers d’autres individus et d’autres groupes d’individus[2]. Une telle pratique collective de l’hospitalité ne provoque pas une perte de sa qualité originaire de lien entre les personnes mais, au contraire, en garantit son maintien et son développement parce qu’elle est plus ponctuelle « en cas de besoin » et devient un mode de vie étant le pilier du vivre-ensemble en société.

Enfin, le troisième niveau d’hospitalité dont parle Monge est sa dimension théologale, tant l’hospitalité de Dieu accueillant ceux qu’Il a élus dans son royaume que l’humain qui accueille Dieu comme son sauveur à travers ceux qui, dans l’histoire, ont besoin d’être accueillis. Cela se manifeste dans l’exemple concret de « Yahvé donnant l’hospitalité à Israël dans le cadre de l’élection ou la recevant des hommes comme dans l’accueil d’Abraham près du chêne de Mambré » (Monge 2008, 506).

Peu importe le niveau d’hospitalité, celle-ci a pour exigence première une entrée en relation, soit avec l’autre, avec les autres ou avec le tout autre. Tous ces « autres » sont en fait une seule et même réalité.

1.1 La théophanie de Mamré

1.1.1 La présentation du récit

Le texte de la Genèse portant sur la théophanie ne peut se lire en théologie pratique sans l’Évangile de Matthieu, dans lequel Jésus dit aux justes : « J’étais un étranger et vous m’avez recueilli » (Mt 25,35)[3]. Les justes lui répondirent : « Quand nous est-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir [ ? ] » (Mt 25,38) « Et le roi leur répondra : “En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait” » (Mt 25,40). Ces bribes de l’Évangile de Matthieu conditionnent l’entendement de la théophanie de Mamré où le sujet de l’histoire, c’est-à-dire l’exclu, est, en un sens, non figuré et non métaphorique Dieu présent dans l’histoire. La théophanie de Mamré est dans ce sens une préfiguration de l’Incarnation, la présence de Dieu dans l’histoire, à cause des lois de cette dernière, qui exige qu’Il soit accueilli. N’étant pas de ce monde, même s’Il en est le créateur, Il se présente au monde en tant qu’étranger ; Il a immigré dans l’histoire et s’Il en fait partie, c’est en tant qu’immigrant. Dans cette perspective, tous récits sur les théophanies ou sur l’Incarnation sont des récits migratoires.

Au chêne de Mamré, ce qu’Abraham aperçoit, ce sont trois êtres humains[4] qui ont, à peu de choses près, les mêmes besoins[5] que les nécessiteux protagonistes du texte de Matthieu (Mt 25, 31-46). Abraham reconnait Dieu à sa vulnérabilité. La vulnérabilité du migrant est une composante de l’hospitalité, car elle induit l’amphitryon à aller vers l’autre pour lui offrir son hospitalité. En allant vers « l’autre », Abraham se rend à son tour vulnérable en se plaçant dans une position, tout comme celui qu’il reçoit, où il peut ne pas être accueilli. Il prend un risque, le même que prend celui qu’il accueille, celui du rejet. Abraham pousse l’empathie et la solidarité avec le migrant qu’il accueille au-delà des limites habituelles en se mettant dans la même situation que celui-ci, et ce, face à ce dernier. L’hospitalité est ici bidirectionnelle. Elle crée un lien si fort qu’elle donne lieu à une réitération de l’Alliance : « Je dois revenir au temps du renouveau et voici que Sara ta femme aura un fils » (Gn 18,10).

La migration d’Abraham est devenue le « moment » du renversement du croire. La foi d’Abraham se caractérise non pas, comme cela était le cas à « son époque[6] » par un croire en un mythe quelconque d’un passé fondateur, mais plutôt en une promesse (voir Bellerose 2009, 147-157). Avec Abraham, croire n’est plus orienté vers le passé, mais plutôt vers l’avenir, et il s’articule autour de quelque chose qui n’est pas encore, ou du moins qui n’est pas encore en plénitude. Mais surtout, ce type de croire que l’on appelle « foi » découle d’une insatisfaction par rapport à l’ordre des choses du moment présent. C’est l’insatisfaction qu’Abraham vit à Harrân[7] avec son père Tèrah, fabricant d’idoles, qui le rendra sensible à l’appel de Dieu : « Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir. Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai » (Gn 12,1-2). Quelques versets plus loin, la promesse « tombe » alors que le Seigneur dit à Abraham, une fois ce dernier arrivé en terre de Canaan : « C’est à ta descendance que je donnerai ce pays » (Gn 12,7). Non seulement la promesse n’est pas accomplie, et ce, dès les premières lignes du récit, mais le cynisme est poussé à l’extrême lorsque la promesse aussitôt faite est révisée et dirigée à ses enfants, lui qui, d’un âge avancé, n’en a toujours pas. L’appréciation que la Lettre aux Hébreux fera de cette situation place la foi au centre du mouvement migratoire, car c’est la foi qui assure l’accomplissement de la promesse : « Dans la foi, ils moururent tous, sans avoir obtenu la réalisation des promesses, mais après les avoir vues et saluées de loin et après s’être reconnus pour étrangers et voyageurs sur terre » (He 11,13).

La foi, dans sa dimension eschatologique, implique une relation constante avec Dieu à travers ce qui est déjà là, et qui permet de considérer la promesse plausible, et ce qui n’est pas encore, que l’on formule grâce à la révélation et qui, par sa facticité non vérifiée dans l’histoire humaine, rend la foi possible par le doute, sans quoi il ne s’agirait pas de foi mais d’un constat.

Cette foi se développe donc à travers un dialogue, le dialogue de l’attente, ou l’espérance de la promesse, dialogue qui est l’expression d’une relation, dans lequel Dieu est présent, qui se manifeste concrètement sans toutefois qu’on en perçoive toute la splendeur. Dieu est lui-même à l’image de sa promesse et se dévoile à travers un processus de pérégrination qui est une forme historique de réalisation de la promesse. C’est dans le cadre de ce dialogue que Dieu apparait à Abraham à Mamré.

1.1.2 Le texte Gn 18 définit et balise l’hospitalité

L’hospitalité est entendue comme l’accueil d’un autre « tout autre », l’altérité semble même être une dimension essentielle à la particularité de la relation qui se développe dans l’acte d’hospitalité. Dans le cas d’Abraham, tout comme dans les cas néotestamentaires que nous explorerons, si l’amphitryon a une identité différente de la personne qu’il accueille, il partage toutefois intimement sa condition anthropologique d’étranger et de migrant. Ce que nous avons en Gn 14,13, « et un fuyard s’en vint porter la nouvelle à Abram l’Hébreu, qui demeurait au chêne de Mamré l’Amorite, frère d’Eshkol et de Aner : ils étaient les alliés d’Abram », est traduit dans la Septante par « Abram le migrant » (Ramírez-Kidd 1999, 124). Les mots « hébreu » et « migrant » sont synonymes. Philon d’Alexandrie explique le sens d’« hébreu » lorsqu’il aborde l’hébraïcité de Joseph, petit-fils d’Abraham, et donc fruit de la promesse de descendance faite à Abraham : « [I]l [Joseph] a été fier de son appartenance à la race des Hébreux (Gen. 40,15), qui toujours voyagent du sensible vers l’intelligible (hébreu se traduit par “émigrant”) » (Philon 1965, 107).

Les trois hommes qui vont visiter Abraham sont trois migrants, tout comme Abraham. En offrant l’hospitalité aux trois hommes, il offre ce que lui-même avait reçu de Mamré. L’accueillant a aussi été accueilli. Abraham partage avec les visiteurs une certaine réciprocité et un rapport d’égalité, il s’adresse à eux en disant « mon seigneur » (Gn 18,3) et Sara s’adresse à Abraham en disant « mon maître » (Gn 18,12) et « mon seigneur » (1P 3,6). À propos du rapport d’égalité entre l’accueillant et l’accueilli, Pierre-François de Béthune précise :

Quand un riche accueille un pauvre, la relation risque toujours d’être inégale. Jésus explique comment en ce cas la réciprocité n’est plus possible : le riche oblige son hôte qui ne peut pas lui rendre le même service (Lc 14, 12-13). À la limite, il en fait un « otage » (autre dérivé de la racine host !).

Béthune 2007, 160

Les caractéristiques de l’hospitalité offerte par Abraham sont : le fait qu’il court à leur rencontre, qu’il se prosterne devant eux et qu’il leur demande qu’ils ne passent pas loin de lui (voire qu’ils s’arrêtent chez lui), qu’il leur offre de l’eau pour se laver les pieds, ainsi qu’une aire de repos à l’ombre, du pain et un repas. Pour leur part, les visiteurs offrent une promesse à Abraham (voir Gn 18,1-15). L’entrée en relation et la réciprocité sont éminentes dans ce texte.

En allant vers les visiteurs, Abraham se place dans une position où lui aussi demande à être accueilli. De cette façon, l’hospitalité qu’il leur offrira ne saurait être un acte de condescendance qu’il pourvoirait à des nécessiteux. En se plaçant dans une telle position, Abraham prend le risque d’être rejeté par les visiteurs. Ceux-ci sont tour à tour accueillants et accueillis dans cet épisode. Une description de l’événement demeure étrange : « Il [Abraham] leva les yeux et aperçut trois hommes debout près de lui. À leur vue il courut de l’entrée de la tente à leur rencontre » (Gn 18,2). On se pose cette question : comment peut-on courir vers quelqu’un qui se tient déjà debout près de soi ? Il s’agit probablement, pour l’auteur, d’une façon d’insister sur le rapport de réciprocité et d’égalité entre les trois hommes et Abraham. Étant debout près d’Abraham, ils se montrent à son service tout comme lorsqu’Abraham leur apporta leur repas : « [I]l se tenait sous l’arbre, debout près d’eux » (Gn 18,8). Cette réciprocité et cette égalité rendent l’hospitalité possible.

Si, pour notre part, nous suggérons que l’égalité des personnes et la réciprocité de la capacité d’offrir l’hospitalité sont à la source de la promesse faite dans ce chapitre (Gn 18,10), certains auteurs, comme Walter Vogels, avancent que la promesse, de manière générale, est une forme de rétribution :

Le Dieu d’Abraham est un Dieu capable de rendre l’impossible possible. Puis il donne un ordre à Abraham : « Marche en ma présence et sois parfait. » Doit-on comprendre qu’Abraham jusqu’ici n’a pas toujours marché dans la présence de Dieu ? En effet, il a montré bien des faiblesses humaines. Comme souvent dans le cycle, après un ordre vient une promesse, ce qui suggère que l’accomplissement de la promesse est lié au comportement d’Abraham.

Vogels 2010, 26

La position de Vogels et la nôtre ne s’opposent pas, mais elles sont néanmoins le résultat de deux compréhensions différentes. Pour notre part, c’est la réciprocité dans l’accueil qui est rendue possible grâce à l’égalité des sujets qui se rencontrent dans l’acte d’hospitalité. Abraham a accueilli Dieu à Mamré et s’est laissé accueillir par Dieu aussi. Abraham peut maintenant recevoir la promesse. Dans la perspective de Vogels, c’est l’agir d’Abraham, son obéissance aux ordres qui donneront lieu à une récompense. Cela suggère une hiérarchie entre celui qui donne les ordres et celui qui obéit, entre celui qui récompense et celui qui est récompensé. Cette lecture est tout à fait valable, mais dès que nous lisons le texte dans la perspective d’une théologie de la migration et que nous jetons un regard sur l’hospitalité qui y est pratiquée, nous ne pouvons hiérarchiser la relation d’accueil, car nous entrons en contradiction avec le reste du message biblique. L’hospitalité se trouverait réduite à une oeuvre caritative et le texte de la théophanie de Mamré ne saurait de cette façon inspirer le Nouveau Testament dans sa compréhension de l’étranger, de l’immigrant.

La richesse du texte sur la théophanie de Mamré se trouve dans sa description de la relation entre l’humain et Dieu, dont la caractéristique première est de se déployer dans un récit essentiellement migratoire. Il l’est parce qu’il a vraisemblablement été écrit durant l’exil à Babylone (voir Carr 2014, 91-109) et parce qu’il relate l’histoire d’un protagoniste lui-même migrant et immigrant, vivant des réalités relatives à la migration : il offre et reçoit l’hospitalité, il cherche une terre qui pourrait devenir sienne et de sa descendance, il se laisse guider par Dieu dans ses décisions de partir.

1.2 La philoxénie néotestamentaire

Nous nous intéressons ici à trois passages néotestamentaires où l’on parle de philoxénie[8] qui est généralement traduit par le mot « hospitalité » (Rm 12,13 ; He 13,2 ; 1P 4,9).

Le lien le plus évident entre la philoxénie du premier siècle du christianisme et la théophanie de Mamré est sans doute He 13,2 : « N’oubliez pas l’hospitalité, car grâce à elle, certains sans le savoir ont accueilli des anges. » L’allusion à Abraham est évidente. Cette association charge le vocable d’une signification importante. Lorsque l’on veut définir ce que signifie la philoxénie dans le Nouveau Testament, nous ne pouvons ni la dissocier de la théophanie de Mamré, ni des autres acceptions que l’on trouve dans le corpus épistolaire.

Dans les trois textes néotestamentaires ci-haut mentionnés, la philoxénie est présentée comme la mise en action de l’amour. En Romains, Paul exhorte : « Soyez solidaires des saints dans le besoin, exercez l’hospitalité avec empressement » (Rm 12,13). Tout juste avant d’inviter à pratiquer l’hospitalité, Paul insiste à deux reprises sur l’amour d’abord, « que l’amour soit sincère » (12,9), et ensuite, « [q]ue l’amour fraternel vous lie d’une mutuelle affection ; rivalisez d’estime réciproque » (12,10). Le schéma se répète dans la Première épitre de Pierre : « Pratiquez l’hospitalité les uns envers les autres, sans murmurer » (1P 4,9) et tout juste au verset précédent : « Ayez avant tout un amour constant les uns pour les autres » (1P 4,8). Encore une fois, dans la Lettre aux Hébreux, l’exhortation à l’amour précède celle à pratiquer l’hospitalité : « Que l’amour fraternel demeure. N’oubliez pas l’hospitalité, car grâce à elle, certains, sans le savoir, ont accueilli des anges » (He 13,1-2).

Dans les trois cas, la philoxénie, ou la pratique de l’hospitalité, est une conséquence de l’amour (agapè) ou de l’amour fraternel (philadelphia). Chaque fois que l’amour est évoqué, on précise un type de relation recherché et on insiste sur la bidirectionnalité de l’amour. En Romains, il est précisé : « amour fraternel, mutuelle affection, estime réciproque ». L’épitre pétrinien mentionne « l’amour les uns pour les autres » et en Hébreux on parle « d’amour fraternel ». Chaque fois qu’on évoque l’amour ou souligne un aspect relationnel, on met en évidence la réciprocité et la bidirectionnalité de celui-ci.

La relation qui s’établit dans l’acte d’hospitalité est à l’image des relations divines, elles sont porteuses d’amour. L’Esprit saint étant identifié à l’amour, il joue donc un rôle dans la relation Père-Fils et, conséquemment, dans la relation amoureuse avec l’humanité. Partant d’une affirmation de Thomas d’Aquin, Emmanuel Durand explique de manière précise le rôle de l’Esprit-amour dans la relation évoquée :

Il est tout à fait remarquable que Thomas puisse aller jusqu’à affirmer : « Dans l’Esprit se trouve impliqué en tant qu’il est Amour, le rapport du Père et du Fils » ; en effet, cela signifie que la corrélativité du Père et du Fils doit être explicitée au principe même de la procession de l’Esprit en tant qu’amour. L’interpersonnalité aimante du Père et du Fils caractérise alors la relation paterno-filiale au principe de la procession de l’Esprit.

2005, 262

Cette lecture du type de relations qui se meut dans la Trinité dite immanente n’est pas encore au stade d’une compréhension périchorétique ne serait-ce que parce que l’on entend l’Esprit à travers une procession qui le place dans une relation hiérarchisée par rapport aux deux autres personnes. Ce que nous comprenons aujourd’hui de la périchorèse, comme modèle trinitaire, est davantage communionnel et ne laisse pas de place à un entendement par procession. Néanmoins, ce que relève Durand dans la citation ci-haut mentionnée, identifie clairement le rôle précis de l’Esprit dans la relation d’amour Père-Fils et par analogie, dans les relations amoureuses par des termes, comme agapè ou philadelphia qui aura comme conséquence une pratique de l’hospitalité (philoxénia).

Le Christ s’étant fait frère des êtres humains dans son Incarnation, il les a fait filles et fils adoptifs du Père, et il leur communique l’amour paterno-filial qui devient amour fraternel. Et si « [l]’Esprit peut apparaitre, sinon comme l’agent, du moins comme celui en qui se réalise l’immanence mutuelle du Père et du Fils » (Durand 2005, 340), l’Esprit est aussi l’agent de l’amour fraternel qui se concrétisera entre autres à travers la praxis hospitalière des uns envers les autres.

Dans une lecture plus périchorétique du rôle de l’Esprit dans la relation paterno-filiale, il présente l’Esprit non comme principe, mais plutôt comme « condition » de l’amour paterno-filial :

De la qualité et l’implication « aimante » de la similitude entre le Père et le Fils, l’Esprit est comme le « signe » hypostatique, en tant qu’il procède de leur amour mutuel. Dans l’Esprit, qui est le terme personnel de l’amour du Père et du Fils, apparaît la qualité de son origine paterno-filiale ; la similitude, caractéristique de la relation d’image entre le Père et le Fils, révèle en lui sa vraie propriété : être à l’origine (non comme principe mais comme « condition ») de l’amour qui accompagne la génération comme donation.

Durand 2005, 336

Ce qui du Père est donné au Fils, tout comme ce qui du Père est donné à l’humanité, a pour « condition » l’action de l’Esprit en tant qu’amour. Parmi les dons de l’Esprit, nous retrouvons des qualités divines reçues par un être humain et dont il est rendu capable par une présence et une communication de l’Esprit en lui. Non seulement les trois textes mentionnés du corpus épistolaire identifient l’amour comme source de la pratique chrétienne de l’hospitalité, mais deux de ces trois textes accompagnent l’exhortation à l’amour et la pratique de l’hospitalité d’une liste des dons de l’Esprit.

Dans la Lettre aux Romains (12,6-8), la liste des dons précède l’exhortation à l’amour sincère (agapè, v.9), l’amour fraternel (philadelphia, v.10) et la pratique de l’hospitalité (v.13). Dans la Première épitre de Pierre, la courte liste des dons suit l’exhortation à l’amour et la pratique de l’hospitalité et laisse la place à comprendre cette dernière comme faisant partie des dons de l’Esprit[9]. L’hospitalité s’avère une forme pratique d’amour qui communique historiquement une réalité divine ; en ce sens, elle est le prolongement de l’action de l’Esprit. Le même Esprit qui est au coeur de la relation intra-trinitaire Père-Fils est au coeur d’une relation entre les humains qui communiquent l’amour divin.

L’hospitalité ne serait donc pas un don spécifique, mais plutôt un don transversal. Parce qu’elle est amour en soi[10], elle convie tous les croyants à la pratiquer, c’est-à-dire à concrétiser l’amour dans une praxis qui lie les membres de l’Église du Christ entre eux en construisant la communion ecclésiale.

2. Le modèle périchorétique de compréhension trinitaire

En suivant les lignes directrices de la pratique de l’hospitalité inspirée par les Écritures en première partie, nous avons insisté sur la dimension relationnelle de l’hospitalité. Dans ce qui suit, nous nous appliquerons à relever la réalité communionnelle de l’hospitalité grâce à une clé de réception théologique : la périchorèse comme modèle trinitaire pour comprendre la pratique de l’hospitalité comme communion humaine et ecclésiale à l’image de Dieu. Si, dans la première partie, notre discours était davantage de l’ordre de la théologie biblique, cette fois-ci nous nous inscrivons dans le registre d’une systématisation d’ordre contextuel. L’acception attribuée aujourd’hui au terme « périchorèse » diverge de celle de ses premières utilisations. Nous allons donc situer l’expression dans ses origines, pour ensuite arriver à ses compréhensions contemporaines et, finalement, voir en quoi le modèle trinitaire dont elle rend compte peut aider à comprendre la pratique de l’hospitalité face aux situations migratoires du xxie siècle.

2.1 La périchorèse : une idée en évolution

Bien que la paternité du vocable « périchorèse » revienne à Jean Damascène[11], le sens qu’on lui attribue aujourd’hui est bien différent. Par la périchorèse trinitaire, le damascène voulait signifier l’immanence mutuelle des trois hypostases, c’est-à-dire que chacune des hypostases est inhabitée par les autres (Durand 2005, 26). Cette compréhension est, avouons-le, plutôt statique et ne semble évoquer aucun dynamisme relationnel.

Pour expliquer cette interpénétration qui assure l’unité divine tout en distinguant les composantes hypostatiques mises sous le vocable « périchorèse », Jean Damascène a repris l’argumentation christologique de Grégoire de Naziance pour expliquer la double nature du Christ sans que cela n’altère son unité hypostatique (voir Beeley 2008, 122-143). Jean Damascène cherche à refléter, à travers l’expression « périchorèse », la consubstantialité des hypostases telle qu’Athanase l’avait fait quelques siècles auparavant en parlant de l’homoousion du Père et du Fils (Durand 2005, 35). Les deux Pères articulent théologiquement la déclaration johannique : « [L]e Père est en moi comme je suis dans le père » (Jn 10,38 ; 14,10 ; 17,21).

La traduction latine du Moyen-Âge exposera le terme à une possible évolution. Les deux acceptions qu’avait prises le mot « périchorèse » devaient en latin être traduites de deux manières différentes. D’abord, le terme « circuminsessio », en français « circuminsession[12] » qui, plus proche du sens original attribué par Jean Damascène qui « signifie compter sur un autre, inhabiter (demeurer dans un autre), être avec un autre. Il s’agit d’une situation de fait, statique » (Boff 1990, 160). L’autre acception de « périchorèse » est rendue par « circumincessio », circumincession[13] en français. Par cette expression, on met l’accent sur la mutuelle interpénétration entre les personnes, comme le souligne Leonardo Boff, « [c]ette explication veut exprimer le processus des relations vivantes et éternelles que les personnes divines entretiennent d’une manière intrinsèque ; de sorte que chacune d’elles pénètre toujours dans les autres » (1990, 160). La circumincession insiste donc sur le caractère relationnel de la Trinité.

La somme, voire l’intégration, de ces deux perspectives, passive et active, intrinsèques à la périchorèse trinitaire, nous propulse vers une compréhension renouvelée de celle-ci. Nous ne comprenons donc plus la périchorèse comme ayant « deux acceptions », mais comme en ayant une double, intégrant ainsi la dimension passive et active. De cette façon, nous incorporons deux manières de voir la présence d’une hypostase. Celle-ci n’est ni limitée à la seule inhabitation (statique), ni à une relation provenant d’une altérité hypostatique s’interpénétrant entre elles (active). Elle est les deux à la fois et c’est là où l’on peut en arriver à une compréhension de la périchorèse comme modèle praxique d’hospitalité.

Ce faisant, on dépasse le focus relationnel que nous avions précédemment abordé pour considérer aussi l’interaction entre les différentes relations. La multiplicité relationnelle dépasse le « centrement » sur ce qui lie une personne à une autre et cherche à saisir l’interaction de l’ensemble des relations là où se produit la communion. Même si la réflexion sur la Trinité a commencé d’abord par s’intéresser à la relation éternelle entre le Père et le Fils, la lecture périchorétique de la Trinité a mené à une compréhension qui tient compte de l’ensemble des relations trinitaires, de même qu’en considérant ce modèle l’hospitalité ne peut plus être entendue comme la relation entre un amphitryon et un accueilli, mais force à comprendre que l’amphitryon est aussi un accueilli, et l’accueilli est aussi un amphitryon et que l’amphitryon accueille d’autres personnes et est accueilli par d’autres personnes. La simple relation interpersonnelle est de fait dépassée et devient un ensemble de relations pouvant provoquer une communion, c’est l’hospitalité dans sa dimension sociale et collective.

La seule référence à l’immanence mutuelle des personnes trinitaires n’était pas suffisante pour rendre compte de l’interaction hypostatique :

Si l’on peut formuler une première forme de réciprocité trinitaire comme le retour de l’Amour rendu au Père par le Fils, cette approche demeure néanmoins limitée au registre d’un modèle d’émanation, le modèle relationnel s’avère indispensable pour rendre compte de la foi trinitaire.

Durand 2005, 331

L’amalgame d’une compréhension de la présence d’une hypostase à une autre par immanence, ou inhabitation, avec celle par relations est essentielle à la fois pour exprimer la foi trinitaire et pour en développer une intelligence communionnelle. Pour Boff, l’interpénétration des hypostases est le principe même de l’union trinitaire et « par la périchorèse-communion, on prétend mieux exprimer que par d’autres formules l’unité trinitaire, en conservant le spécifique de l’expérience chrétienne de Dieu comme Père, Fils et Saint-Esprit » (1990, 161).

Les théologiens qui développent leurs travaux sur la Trinité dans le cadre d’études patristiques, comme Boff, parleront souvent de « l’unité » divine — et pour cause. L’arianisme, le trithéisme et d’autres courants qui ne comprennent pas les personnes divines comme possédant la même essence sont ceux qui, à l’ère des Pères de l’Église, menacent le monothéisme chrétien. Dans ce contexte, parler de l’unité des personnes divines est des plus pertinents. Dans une perspective contemporaine, il nous apparait plus juste de parler de communion divine plutôt que d’unité, car la communion suppose une pluralité, une diversité d’éléments qui entre en relation et en communion. D’autant plus que dans le cadre d’une théologie de la migration, il est important d’insister sur la pluralité et la diversité des sujets en communion, qu’il s’agisse des hypostases divines ou des personnes qui composent une société humaine que l’on souhaite communionnelle.

Parce que Dieu est essentiellement communion, il n’a pas d’autre essence que les relations qui « soudent » les hypostases entre elles. En conséquence, ces relations sont la substance divine que toutes les hypostases partagent entre elles. De la même manière que la société des humains n’existe qu’à travers les relations de ceux et celles qui la composent.

Une telle lecture trinitaire exempte de toute subordination et de toute hiérarchie exclut autant la monarchie du Père que le modèle filioquiste de procession et cela s’étend donc au modèle d’organisation des humains en société. Aucune particularité des différents sujets humains qui entrent en relation n’est justifiée de se placer dans une hiérarchie du savoir et de la communication de la grâce, ce type de relations étant extrinsèque à une compréhension périchorétique moderne.

Boff en arrive donc à définir la périchorèse-communion contemporaine d’une manière schématique et synthétique qui, bien qu’imparfaite, a le mérite d’être utile pour la théologie de la migration et particulièrement dans la relation d’hospitalité qui est à sa base une

[e]xpression grecque qui signifie littéralement qu’une personne contient les deux autres (sens statique) ou que chacune des personnes interpénètre les deux autres ou réciproquement (sens actif) : l’adjectif périchorétique veut désigner le caractère de communion qui existe entre les personnes divines.

Boff 1990, 285

Force est d’admettre que l’articulation contemporaine de la périchorèse ne bénéficie pas d’un consensus chez les théologiens. Les réceptions sont multiples et parfois très divergentes.

Pour Durand, le regard que Boff jette sur la périchorèse trinitaire lui apparait insuffisant et Boff a, nous semble-t-il, une certaine tendance à globaliser et à vouloir clore le débat après avoir opiné. Mais plus qu’un macro-modèle, la périchorèse se réfère au micro, explique une relation précise en tenant compte des autres relations spécifiques existantes et cet aspect important favorise l’application de ce modèle de compréhension de la Trinité à une praxis de l’hospitalité.

2.2. L’applicabilité de la périchorèse à la pratique de l’hospitalité

Cette applicabilité dépend d’une autre application, celle du modèle trinitaire périchorétique à l’Église et à la société. Durand en parle comme d’une analogie sociale. Il avertit que cette analogie n’est valide que dans une certaine mesure :

À savoir que cette analogie opère de façon rigoureuse dans la mesure où elle est précédée par l’analogie fondamentale de la connaissance et de l’amour de soi, qui représente la consubstantialité trinitaire, et par l’analogie de l’amour mutuel, qui fonde une lecture interpersonnelle — et non pas seulement collective — de l’analogie sociale.

Durand 2005, 387

C’est précisément ce que permet une pratique concrète de l’hospitalité. Dans la mesure où on lui a d’abord restitué sa dimension et sa portée collective, l’hospitalité renvoie à un acte interpersonnel ; le geste ne peut être anonyme et ne peut provenir d’une masse ou se diriger vers une masse. Il s’agirait dans ce cas d’une pratique d’accueil fonctionnarisée, telles celles pratiquées par des instances administratives. L’hospitalité exige une rencontre entre personnes, des personnes qui se laissent émouvoir, des personnes sensibles et aussi irritables.

Ce que nous allons chercher dans le modèle trinitaire périchorétique pour une praxis de l’hospitalité, c’est la rencontre, le faire communion entre des altérités plurielles, où le ciment social ne se trouve pas dans une structure, qu’elle soit étatique, nationale ou autre, mais dans la relation. Par essence, l’hospitalité représente pour l’État ou la nation une disjonction identitaire. Le seul champ identitaire qui est conforté par l’exercice de l’hospitalité est l’identité religieuse, la foi. Sans exclure aucune autre religion, la foi chrétienne trouve dans la pratique de l’hospitalité, comme nous l’avons vu précédemment dans cet article, l’essence même de ce qu’elle est, tout comme la condition migrante du pèlerin-croyant est en soi la condition chrétienne.

En marge de ce qu’affirme Durand, lorsque l’on applique la périchorèse, non pas à un modèle social, mais à une praxis qui s’inscrit dans un modèle social trinitaire, il ne s’agit pas que d’une analogie, mais d’une présence (une sorte de théophanie ou d’Incarnation continue dynamisée par l’Esprit) de Dieu en acte dans la pratique de l’hospitalité.

Ce qui lie les altérités et enrichit la pluralité parce qu’elle accentue les altérités à travers une dynamique communionnelle de la périchorèse, est ici l’essence même de la société humaine qui se bâtit par l’acte d’accueillir le tout autre humain et le tout autre divin à travers l’humain. Ce qui revient à dire que l’essence des sociétés humaines est l’hospitalité, car sans un accueil mutuel, il est impossible de former une communauté, une société.

L’extraordinaire qui ressort de la périchorèse est ceci : « Comment est-il possible que deux réalités soient imbriquées en symbiose totale, et cependant ne se fusionnent pas entre elles, mais au contraire, chacune d’elles y rencontre son identité la plus profonde ainsi que la plénitude de son existence[14] ? » (Cambón 2000, 19, nous traduisons). C’est la question que se pose Enrique Cambón en disant qu’y répondre, c’est dire comment à travers la périchorèse on en arrive à comprendre la Trinité comme modèle social.

Dans la question posée, ce qui est observé rend compte d’une périchorèse s’appliquant non seulement à Dieu, mais aussi à la société. Pour notre part, nous ajoutons que cette symbiose avec l’autre, à travers une relation qui se construit, chacune des personnes renforce son identité et sa plénitude humaine, et n’est-ce pas cela l’hospitalité ? N’est-ce pas cela qu’Abraham vit avec les trois visiteurs de Mamré et ce que les premiers chrétiens ont vécu dans la persécution en s’accueillant mutuellement, vivant ainsi la philoxénie, l’amour de l’étranger dans la plénitude humaine ?

Ayant dit que ce qui soude les personnes de la Trinité tout comme les êtres humains entre eux, sont les relations d’amour qu’elles maintiennent, dans le premier cas et qu’ils développent, dans le deuxième cas, nous préférons voir dans cet acte amoureux la construction d’une communion plutôt que d’une unité, et ce, qu’elle soit divine, sociale ou ecclésiale. Cambón signale, en se référant à Salvati et Duquoc, qu’

[i]l y a une exigence intrinsèque à toute relation de type trinitaire […] il s’agit de « laisser l’autre être autre ». « Dans la vie intradivine, le Père “laisse de l’espace” au Verbe qui est son égal sur le plan de l’essence, et cependant réellement distinct de lui, alors que les Deux (le Père et le Fils), dans la fécondité et la réciprocité de leur amour, “donnent lieu” à un Autre distinct, l’Esprit Saint, qui lui aussi possède l’essence divine. En d’autres mots, la vie du Dieu trinitaire est un incessant “laisser de l’espace” à l’autre ». Plus encore, une caractéristique typique du Dieu trinitaire est que non seulement il n’annule pas [l’autre], mais plutôt — selon l’heureuse expression de C. Duquoc — « il suscite les différences ». L’amour, en Dieu, ne se limite pas à « accepter l’autre », mais le fait exister, il le crée constamment, le soutient afin qu’il arrive à être pleinement lui-même[15].

Cambón 2000, 98-99, nous traduisons

Les personnes de la Trinité ne prennent pas le risque d’uniformisation que suggère l’idée d’unité. En échange, parler de communion implique un respect de la pluralité et de ce qui distingue les uns des autres. Un acte d’amour, tel celui d’offrir l’hospitalité, en tant qu’il reflète l’amour divin, tient compte des critères mentionnés dans la citation.

Une praxis chrétienne de l’hospitalité ne saurait tendre vers un modèle d’intégration-assimilation ; le maintien des distinctions entre ce que l’autre est et ce que « je suis » ou « nous sommes » est fondamental. En même temps, l’hospitalité qui reflète l’amour trinitaire permet à l’autre d’être lui-même et non pas ce qu’il a été ou ce qu’il aurait dû être. L’amphitryon, un peu à la manière du colonialiste, « exotise » celui qu’il reçoit tant individuellement que collectivement. L’immigrant est mis dans un carcan qui le force à être autre chose que ce qu’il est ou souhaite être. La construction du « bon immigrant » ou du « bon réfugié » dans l’imaginaire collectif des pays récepteurs y est pour quelque chose. À titre d’exemple, ceux-ci comprennent l’immigrant comme étant celui qui lutte pour sa survie et ils ne sauraient accepter de sa part une attitude arriviste, ce dont il a le droit d’être, ou le réfugié comme celui qui lutte pour « une bonne cause » et si ce n’était pas le cas, ils seraient justifiés de remettre en cause leur hospitalité. Ces attitudes ne sont pas en conformité avec une pratique de l’hospitalité qui s’inspire d’une lecture périchorétique de l’amour trinitaire.

Dans cette perspective, l’hospitalité ne peut avoir de but de subordination de l’un à l’autre, ni de la part de la personne reçue, ce qui serait compris comme une attitude colonialiste, ni de la part de la personne qui reçoit, ce qui serait une attitude paternaliste. Et ce, suivant un modèle périchorétique de la Trinité, où l’initiative divine ne peut être limitée au Père parce que toutes les personnes agissent librement et en communion. L’égalité des personnes qui se reçoivent mutuellement est aussi fondamentale dans ce que nous pourrions appeler une « hospitalité périchorétique ». Soit une hospitalité qui considère une réciprocité dans l’acte hospitalier, une égalité des sujets impliqués dans l’acte et une identité propre à chacun des sujets, qui ferait en sorte qu’une identité ne saurait disparaitre au profit de l’autre, mais plutôt émergerait grâce à l’autre parce que l’autre reconnait l’apport de ce qui le distingue de lui-même dans la construction collective, que ce soit de Dieu, de la société ou de l’Église.

Il s’agit de développer une hospitalité qui « suscite » les différences de l’autre qui sont nécessaires à une collectivité plurielle, car « il n’existe pas d’hospitalité dans un monde où tous se ressemble, où le lointain est absorbé sous la qualité du proche » (Le Blanc et Brugère 2017, 74-75). Une pluralité sans laquelle une quelconque forme de communion demeure absolument impossible.

Pour que l’autre puisse être différent et que cette différence soit valorisée, il a besoin d’un espace. Laisser de l’espace à l’autre devient aussi une condition de l’hospitalité. Cela est vrai dans les relations trinitaires tout comme dans celles qu’engendre l’hospitalité entre les êtres humains. Par exemple, s’il n’y a pas un espace propre pour l’action rédemptrice de Dieu, il ne serait pas possible de voir cette action distincte de l’acte créateur et de l’acte sanctificateur et donc de voir le Fils comme différent du Père et de l’Esprit. De la même façon, l’immigrant a besoin d’espace pour s’approprier la société avec laquelle il doit composer afin ni de s’y fondre ni d’y former un ghetto qui l’en isolerait.

C’est à un principe de la sorte que le livre du Deutéronome se réfère lorsqu’il y est dit : « Tu ne livreras pas un esclave à son maître s’il s’est sauvé de chez son maître auprès de toi ; c’est avec toi qu’il habitera, au milieu de toi, dans le lieu qu’il aura choisi dans l’une de tes villes, pour son bonheur. Tu ne l’exploiteras pas » (Dt 23,16-17).

Cette péricope exprime de façon précise l’attitude de l’amphitryon qui respecte la différence de l’autre tout en le considérant comme son égal, rendant possible le principe de réciprocité. Elle exprime aussi la nécessité de laisser de l’espace à l’autre pour qu’il puisse être ce qu’il est parmi les autres avec lesquels il vit. N’est-ce pas là l’essence d’un vivre ensemble en communion que recherche une praxis chrétienne de l’hospitalité ?