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Le métal extrême entretient des rapports conflictuels avec la religion. Toutefois, ses rapports avec Dieu ne se limitent pas à la raillerie, au mépris ou à la dérision ; ils sont bien plus complexes que cela. Le présent article examine ces rapports, souvent sincères, quoique critiques, en fonction d’une approche qui me semble être particulière à l’éthos de ce genre musical. Cette approche consiste à déconstruire la mythologie chrétienne à partir des aspects paradoxaux de la religion — dans lesquels les éléments étiologiques d’un mythe sont fragilisés, non pas par une analyse rationnelle, mais par une répétition inversée des histoires et des mythes bibliques. Cette répétition a pour effet de créer une « inquiétante étrangeté » contrastante, où la critique de la religion consiste à inverser les théologies et les métaphysiques normatives, et à les dégrader.

Comment le métal extrême aborde-t-il sa critique de la religion ? Mes recherches m’ont permis de constater des similitudes entre les modes de critique de ce genre musical et ceux des courants anti-positivistes et des héritiers des Lumières. La question que j’examine est donc la suivante : sur quels critères la religion peut-elle être critiquée, compte tenu du fait que les critiques qui lui sont généralement adressées reposent soit sur une autre forme de métaphysique, soit sur l’utilisation des mêmes mythes et symboles que cette religion ? Il est possible de s’inspirer de Kierkegaard, qui a cherché à faire un travail similaire par rapport à l’abstraction de la médiation chez Hegel et d’autres intellectuels danois de son temps. S’affranchir des métaphysiques totalisantes et des éthiques abstraites nécessite de comprendre la vie comme étant une répétition d’« inquiétantes étrangetés » qui empêchent son appropriation par la négation (Stewart 2007 ; Kierkegaard 1983). Or, c’est précisément ce que certains groupes de métal extrême ont tenté de faire dans leur musique. Dans le présent article, j’analyserai les paroles de certaines chansons des groupes Celtic Frost et Antediluvian, car j’y vois une forme de critique qui, à l’aide des répétitions d’« inquiétantes étrangetés », des inversions et des interprétations bibliques transgressives, tente d’éviter de renforcer le métarécit normatif chrétien. Dans mon interprétation de Celtic Frost, j’avance l’idée selon laquelle le schéma narratif de leur dernier album, Monotheist (2006), prend la forme d’une critique de la métaphysique chrétienne axée sur une comparaison poignante entre Jésus et Lucifer. J’examinerai aussi attentivement les deux albums complets d’Antediluvian en m’attardant sur le dernier, intitulé λόγος (2013), ou « Logos », qui explore les implications métaphysiques du mythe de la création en décrivant le créateur comme un démiurge, une force diabolique et chaotique qui donne et reprend la vie d’une manière absurde, qui échappe à l’entendement. En définitive, mon hypothèse suggère que, en dépit de la fascination qu’éprouve le milieu du métal extrême pour la mort, l’abjection et la transgression, une certaine frange de ce milieu utilise ces thèmes comme un moyen pour critiquer la métaphysique religieuse et redécouvrir le corps.

1. Métal extrême, transgression et religion

La musique métal s’est développée à partir d’une fascination pour l’occulte, le grotesque, le choquant et le sombre, ainsi que pour les spiritualités alternatives, les expériences de profanation et le mal (Podoshen et al. 2018 ; Unger 2016 ; Partridge 2005 et 2006 ; Farley 2009 ; Christe 2004). Aussi la transgression et la critique de la religion constituent-elles une part importante du métal extrême depuis ses débuts. Ceci étant dit, le mode de critique de la religion dépend et varie, de manière générale, en fonction du genre de métal. En ce qui concerne le death metal, ses groupes fondateurs dépeignaient souvent, de façon plutôt grossière, la religion comme étant un délire de masse. Cherchant principalement à critiquer les courants dominants du christianisme et le télévangélisme, des groupes comme Death, Deicide et Morbid Angel ont fait de la critique du christianisme la pierre angulaire des paroles de leurs chansons depuis leur création dans les années 1980. Suivant l’avènement du genre goregrind au début des années 1990, la critique de la religion dans la musique death métal a pris une tournure plus sardonique et grotesque. Cette critique s’accompagne alors des thèmes de l’horreur, de la dystopie et de la religion en tant que moyen d’engendrer la violence et l’illusion (Purcell 2003). Bien que ces critiques n’aient été que de simples exercices rhétoriques pour plusieurs groupes de death métal, elles sont devenues sincères chez d’autres. Ces derniers sont passés de l’exploration des idées ésotériques à l’adoption d’une philosophie de vie. C’est le cas notamment de Morbid Angel, qui a été fortement influencé par les écrits fantastiques et horrifiques de H. P. Lovecraft. Le groupe a oscillé à plusieurs reprises entre la critique de la religion et le développement d’une pensée ésotérique, allant même jusqu’à créer dans ses albums une cosmologie et une philosophie particulières (Norman 2013).

De son côté, le black métal a longtemps comporté une critique de la religion qui s’est avérée être plus constante et soutenue que celle qui se retrouve dans le death métal. Il n’en reste pas moins que cette critique a été formulée selon divers degrés de sérieux, de subtilité et d’expression esthétiques. L’esthétique de la transgression, des ténèbres et du mal a été établie dès le début par la première vague de black métal, avec des groupes comme Venom, Mercyful Fate et Bathory. À l’origine d’un genre nouveau, ces groupes avant-gardistes ont mis l’accent sur l’impact de l’effet produit et, plus particulièrement dans le cas de Venom et de Mercyful Fate, sur la mise en scène, tout en créant une musique moins léchée, plus rapide et plus pesante que celle des groupes de heavy métal dominants à la même époque. Ces premiers groupes de black métal abordaient des thèmes axés sur Satan et l’horreur, en grande partie pour des raisons théâtrales et pour choquer (Patterson 2013).

La deuxième vague de black métal s’est, quant à elle, lancée dans une virulente critique de la religion, bien que, dans certains pays européens, elle ait initialement pris la forme d’un satanisme rudimentaire visant à choquer les chrétiens conservateurs. Ceci a contribué à une panique satanique qui a saisi la Norvège et les États-Unis du milieu à la fin des années 1980 (Hjelm et al. 2011 ; Moynihan et Søderlind 2003). Ces groupes, parfois (tristement) célèbres comme Mayhem, Immortal, Marduk, Emperor et d’autres des pays du nord de l’Europe, ont été fortement influencés par l’atmosphère satanique de Venom au début des années 1980. Pour cette sous-culture naissante qui tentait de s’implanter, l’esthétique de la transgression et des ténèbres a pris une importance capitale, qui s’est même traduite par de réels actes de violence (Phillipov 2011). Cependant, certains tenants de ce genre musical ont été confrontés à la difficulté d’utiliser les symboles et personnages de la mythologie chrétienne pour produire une image qui aurait l’air dangereuse, diabolique ou transgressive aux yeux du public. Par exemple, cette esthétique sombre qui se complait dans le satanisme et le macabre a parfois frôlé la caricature (Lesourd 2013). Bien que les paniques sataniques en Europe et aux États-Unis prouvent la valeur transgressive de ce genre musical, la problématique que je soulève est celle de savoir si ces formes de transgression constituent des modes de critique efficaces et théoriquement cohérents, ou si, au contraire, elles renforcent les structures chrétiennes hégémoniques. Ce paradoxe, dont certains musiciens se sont rendu compte, peut être résumé ainsi : Comment être fondamentalement transgressif sans renforcer ce qui fait l’objet de la transgression ? À quoi pourrait ressembler une forme de transgression efficace ? Quel est l’objectif de la transgression ? Le milieu du métal extrême s’y est pris de plusieurs façons pour répondre à la fois au besoin de transgression propre à ce genre musical, ainsi qu’au paradoxe qui consiste à transgresser tout en se servant des symboles-mêmes qui structurent ce que l’on cherche à contester. Certains ont tenté de légitimer des cosmologies et des mythologies alternatives en choisissant de ne pas faire référence aux symboles chrétiens, et en misant sur les structures ethniques et historiques nationales pour favoriser l’adoption d’une forme de spiritualité ou d’héritage qui ne sont pas chrétiens (Spracklen et al. 2014). Ceci dit, même à mesure que le black métal a mûri et que l’imagerie satanique du métal extrême a perdu de sa vigueur, la plupart des genres musicaux du métal extrême ont tout-de-même continué de critiquer la religion avec véhémence, tout en diversifiant leurs façons d’aborder la transgression, la religion, l’histoire et l’identité.

2. Méthodes et matériel

Pour effectuer la recherche présentée dans cet article, une approche qualitative mixte a été employée, réunissant observation participante, analyse de contenu et de discours, ainsi qu’une approche herméneutique du matériel esthétique et des paroles de certains albums de Celtic Frost et Antediluvian. Le premier de ces deux groupes est célèbre et reconnu par beaucoup comme étant l’un des fondateurs du métal extrême. Celtic Frost a indéniablement influencé de nombreux aspects de ce genre musical. Cela se traduit notamment par la présence de sous-genres hybrides qui incorporent divers éléments du doom métal, du death métal et du black métal. Le second groupe, Antediluvian, appartient à ce courant d’influence. Les entrevues que j’ai menées avec ses musiciens et un examen minutieux de leur matériel créatif m’ont permis de découvrir chez eux un rapport avec la religion qui semble exceptionnel pour un groupe de métal extrême. C’est pour cela que ce groupe a été retenu pour cet article. Les entrevues avec Antediluvian sont constituées d’entretiens semi-structurés et non structurés effectués au cours de l’année 2015 et durant l’été 2017, recueillis dans le cadre d’une étude ethnographique axée sur l’apprentissage (Downey et al. 2015 ; Lave 2011) que j’ai menée au sein du milieu métal extrême sur une période d’environ 10 ans. Selon une méthode inspirée par Harris Berger (1999), j’ai demandé à des musiciens (guitaristes et auteurs-compositeurs) de la scène d’Edmonton de m’enseigner leur musique (sous la forme de faux cours de guitare). Cette méthode avait pour but de faciliter, chez ces musiciens, l’expression de formes ésotériques de jugement esthétique, de motivations implicites, de connaissances scéniques et contextuelles, ainsi que d’influences et d’éléments de référence. Grâce à ces échanges, le genre underground du blackened death métal m’est apparu comme étant : a) un aspect particulier du milieu métal d’Edmonton, comportant des groupes renommés internationalement de ce genre musical, et b) un genre unique qui comporte ses règles esthétiques propres misant sur l’atmosphère, des thèmes sombres et un certain niveau d’engagement philosophique. En effet, c’est dans ce genre musical que l’intérêt philosophique pour la transgression et la religion s’est avéré davantage apparent et m’a semblé digne de recevoir une analyse académique plus poussée.

3. Modalités de la critique

La diversification des rapports du black métal avec la religion s’observe de par les nombreuses façons dont les spécialistes ont interprété les thèmes de la transgression, de l’identité et de la nation au sein de ce genre musical. Par exemple, on peut voir que sa critique initiale de la religion et du christianisme par le satanisme a évolué vers des expressions centrées sur les identités ethniques et nationales (Spracklen et al. 2014 ; Granholm 2011). En fait, l’intérêt initial de Bathory pour l’histoire viking semble avoir posé les premiers jalons du folk black métal, un genre musical qui a désormais une influence internationale auprès de groupes qui s’intéressent aux récits, ballades, racines folkloriques, à la spiritualité et à l’histoire populaires d’avant le christianisme. Par ailleurs, les spécialistes ont vu, dans les rapports du black métal avec les idées de l’au-delà et l’occultisme, un autre mode prédominant de critique de la religion, suivant une tendance plus sombre axée sur des mythologies de la théosophie, la gnose et l’horreur (Granholm 2011). Il n’est pas étonnant qu’une sous-culture qui se considère comme élitiste, misanthrope et individualiste soit fascinée par la mort, l’esthétique cadavérique, le sang et les fluides corporels (Podoshen et al. 2018). Cette esthétique sombre a été perçue par les théoriciens comme étant une forme de critique du statu quo passant par un rapport avec l’abjection. En réalité, la fascination pour la mort est une caractéristique importante qui se retrouve dans la majeure partie du black métal. Forme de transgression par excellence, elle confronte l’idée d’une vie tranquille axée sur l’humanisme et les formes normatives de communauté (Venkatesh et al. 2015). Les spécialistes du milieu académique ont avancé qu’une telle fascination pour la mort faisait partie de la nécessité du genre de « s’engager auprès des personnes aliénées associées aux forces réprouvées par “le bien moral public” en vue de constituer une référence alternative qui permette une identification subjective » des membres de la communauté sur des thèmes sombre et paradoxaux de la misanthropie (p. 78).

En réponse aux arguments de ces auteurs qui se sont penchés sur la fascination du métal extrême pour la mort, l’abjection, le grotesque et la transgression, je pose l’hypothèse que les rapports entretenus par ce milieu avec la religion reposent sur plusieurs modes de transgression. Le présent article vise à amorcer un dialogue à long terme avec ces spécialistes dans le but de comprendre les différentes façons dont le métal extrême interagit avec la religion selon ces divers modes de transgression. Je souhaite analyser ces modes de transgression en les regroupant selon les trois catégories suivantes : l’esthétique grotesque, les idéologies transgressives, et le symbolisme de la souillure. Je soutiens que ces modes de transgression ne s’excluent pas mutuellement, en ce sens qu’il ne s’agit pas de modes autonomes sur le plan historique ou structurel, mais qu’il existe entre eux des distinctions heuristiques permettant de comprendre les diverses implications de la critique de la religion. Ces distinctions semblent s’éclairer les unes les autres à des degrés divers, selon les règles esthétiques propres à chaque sous-genre. Ainsi, si je vois un objectif de souillure dans la plupart des discours sur la transgression au sein du métal extrême, il existe néanmoins différents niveaux d’expérience et de raffinement associés à l’interaction de ces modes de transgression. Je commencerai donc par décrire brièvement ces trois modes de transgression, puis j’analyserai de manière plus approfondie une critique de la religion qui représente, à mon avis, un rapport unique avec la souillure.

Le grotesque : le grotesque est un mode esthétique de critique sociale qui existe depuis la Grèce antique. Présent également au Moyen-Âge, ce mode esthétique a fait l’objet de plus en plus de contrôle social après le xvie siècle. Bakhtin (1968) considère qu’un des aspects du grotesque consiste à créer une inversion de l’ordre social qui aide à résoudre les paradoxes de l’ordre établi. L’importance du grotesque en tant que discours critique laisse entrevoir le rôle et la portée significative de l’esthétique dans l’expérience humaine, puisqu’elle peut considérablement faciliter la compréhension des discours, idées et penchants culturels actuels de la société. Si les écrits scientifiques sur le grotesque se limitent principalement à interpréter la littérature et les arts plastiques, il n’en demeure pas moins que la musique, notamment dans ses genres extrême et avant-gardiste, entretient une étroite relation avec le grotesque (voir Barasch 1993 ; Adams et Yates 1997 ; Harpham 1976 ; Meindl 1996 ; Krauss et Bois 1997). Des caractéristiques particulières identifiées par Mikhaïl Bakhtin (1968) et Wolfgang Kayser (1963) sont communes à l’art grotesque et aux pratiques sociales, et ces caractéristiques nous permettent de considérer le métal extrême comme ayant une esthétique grotesque. À partir des écrits de Bakhtin sur le grotesque, il devient possible de voir que cette esthétique s’exprime dans le métal extrême de plusieurs manières, parmi lesquelles on compte : l’abaissement intentionnel, la dévalorisation, l’inversion des standards et conventions, etc. ; l’évolution chimérique, la prolifération, la diffusion, l’hybridation, la transgression des frontières musicales et esthétiques ; ainsi que la fabrication du bizarre et de l’effrayant. Voilà pourquoi la plupart des groupes de métal extrême utilisent l’ironie, l’absurde, la folie et la dystopie pour critiquer la religion. Cette critique s’accompagne souvent de représentations satiriques et caricaturales de la religion, ainsi que de paroles évoquant des scènes d’horreur sanglantes combinées avec des paroles à caractère religieux (Purcell 2003 ; Halnon 2006).

La transgression : le métal extrême a tendance à formuler des critiques plutôt sérieuses et recherchées contre le judéo-christianisme, l’humanisme laïque et les autres conceptions religieuses du monde. Celles-ci vont de la critique violemment blasphématoire à des formes de critique qui frôlent elles-mêmes le discours religieux, spirituel ou occulte. La deuxième vague du black métal est l’archétype de ce mode de critique plus sérieux. Dans les paroles et l’esthétique de ce genre musical, le mode de transgression le plus courant consiste à avoir recours au satanisme. Le milieu black métal du nord de l’Europe puise particulièrement souvent dans le symbolisme satanique pour critiquer ce qu’il considère comme étant la corruption de la tradition païenne scandinave, considérée comme un symbole de force et d’authenticité. Satan sert à critiquer à la fois les traditions humanistes laïques de la pensée occidentale, et ce que les musiciens perçoivent comme l’impérialisme chrétien et l’oppression religieuse (Kahn-Harris 2007, 40 ; Clark 2003). Toutefois, l’iconographie satanique qu’utilise ce genre musical est variée, puisqu’elle va du satanisme laveyen — individualiste et laïque — aux formes de satanisme théistes, ritualistes et symboliques. Ces formes extrêmes de transgression et de symbolisme satanique (quelle que soit la sincérité de la croyance) semblent avoir motivé les quelque 50 incendies qui ont été allumés dans d’anciennes églises chrétiennes en Norvège (Introvigne 2016 ; Patterson 2013 ; Moynihan 2003). Ce mode de transgression et ce rapport avec le satanisme ont été à l’origine de la valorisation par la mise en récit des mythes et des histoires scandinaves par les groupes suédois Bathory et Amon Amarth, ainsi que par le groupe norvégien Enslaved. Ces groupes ont écrit sur l’histoire, les conquêtes, les batailles vikings, et plus précisément sur la relation parfois conflictuelle des Vikings avec le christianisme. Néanmoins, par souci de distanciation par rapport au courant dominant, la deuxième vague du black métal a délaissé les paroles explicitement sataniques pour s’intéresser davantage à l’abjection. Comme d’autres spécialistes l’ont constaté, l’abjection dans le métal extrême peut être perçue comme un pas vers une transgression qui va au-delà de la critique grotesque du statu quo. Plus exactement, le « milieu particulier du black métal est souvent à l’origine d’un discours sombre et autodestructeur empreint d’un individualisme introverti — se trouvant à la limite du solipsisme — et fait référence aux aspects nihilistes de la philosophie accélérationniste post-capitaliste » (Podoshen et al.). C’est dans ce mode de critique que la fascination pour la mort et l’abjection devient un important motif de transgression. Cette fascination se veut souvent une violente attaque contre le statu quo, les formes humanistes de la raison, les formes normatives d’être en communauté, et a elle tendance à se présenter comme une atteinte à la bienséance.

La souillure : la souillure est un symbole important sur le plan phénoménologique. Elle est à la base des expériences de la faute et de la culpabilité (Ricoeur 1967 ; Douglas 1966 ; Kristeva 1982). Dans ma monographie (2016), j’ai soutenu que la souillure gagnait en importance dans le contexte du nihilisme actuel, dans la mesure où les précédentes conceptions métaphysiques de l’éthique et l’ontologie subissent une déconstruction. Ricoeur décrit la souillure comme étant un système symbolique qui englobe les conceptions de la faute qui se trouvent à la base des symbolismes connexes de la culpabilité et du péché. En même temps, à la base de ces symboles connexes, se trouve l’expérience viscérale de la tache et de la tare, ou ce que Kristeva (1982) décrit comme l’abjection. Ricoeur écrit :

[L]a représentation de la souillure se tient dans le clair-obscur d’une infection quasi physique qui pointe vers une indignité quasi morale. Cette équivoque n’est pas exprimée conceptuellement, mais vécue intentionnellement dans la qualité-même de la crainte, mi-physique, mi-éthique, qui adhère à la représentation de l’impureté.

Ricoeur 1969, 35

En d’autres termes, la souillure est cette expérience viscérale initiale de l’abjection qui inspire les relations éthiques, la conception du bon et du bien, ainsi que les expériences actuelles du mal. Le métal extrême se complait dans la souillure, et évoquer ce type d’expériences sert, d’une part, à garder les non-initiés à distance et, d’autre part, à permettre l’exploration de sa richesse symbolique pour ceux qui sont à l’intérieur de la communauté (Unger 2016). Non seulement le métal extrême se sert de la souillure pour mettre en évidence les contraintes normatives de la société en montrant les limites de l’authenticité, de la morale et du bien, mais il influence également les règles esthétiques, pratiques, créatrices et uniques de ce genre musical. J’utilise ici le terme « souillure » pour mettre en lumière la manière dont les musiciens utilisent ces types de discours chargés symboliquement pour commettre une forme de transgression et d’abaissement qui examine, et possiblement renforce, les conditions culturelles du nihilisme. De cette façon, le métal extrême explore les conditions culturelles de la destruction de la métaphysique et tente d’exposer, d’explorer, de rabaisser et de dégrader cette métaphysique. C’est dans ce contexte que je vois un mode de critique de la religion qui va plus loin que dans le cas les deux premiers modes susmentionnés, le grotesque et la transgression. D’autant plus, la souillure permet d’exploiter les possibilités discursives d’un genre musical qui se consacre explicitement à la religion et à la transgression. Ce mode de critique comporte diverses caractéristiques, dont le nihilisme, la violence de la métaphysique et un rapport avec la religion par une forme particulière d’abaissement. Cette critique rappelle la stratégie de philosophes de la critique célèbres — de Sade à Deleuze — qui consistait à discuter sur la religion à partir de ressources religieuses, et ce grâce à différents mécanismes esthétiques, acoustiques et lyriques. Ce mode de critique explore les possibilités symboliques et les implications d’une époque où la religion s’est faite déconstruire, tout en dévoilant les contradictions de la religion et de la théologie, ainsi que les conditions qui ont mené Nietzsche (1974) à faire sa célèbre déclaration de la « mort de Dieu ». Ce genre de réflexions peut être perçu dans les écrits des années 1960 de Paul Ricoeur sur la philosophie des symboles et de la religion. Le philosophe croit que cette « mort de Dieu » s’est avérée être un événement culturel fondamental qui a été représenté dans la langue, les symboles et les relations éthiques. Avant cette époque critique charnière, les symboles et structures discursives religieux formaient le socle de la pensée, de la conception du monde et des relations éthiques. Cependant, la critique formulée par les herméneutes du soupçon comme Freud, Nietzsche et Marx, a transformé l’expérience de la religion en détruisant le dogmatisme des symboles. Pour Ricoeur, la mort de Dieu découle principalement du fait que les symboles religieux ont été affranchis de leurs racines étiologiques, et que les métarécits qui structuraient les relations éthiques ont été détruits. Les structures de sens, les rationalités et les relations éthiques, autrefois dictées par la tradition, la religion et les structures métaphysiques de l’autorité, ont été irrémédiablement transformées par la destruction des métarécits. Ainsi, l’époque de la critique s’est avérée devenir une critique, non pas de la religion elle-même, mais de ce que Ricoeur appelle les « points pourris de la religion » (Ricoeur 1974b, 437), soit une critique des motivations sous-jacentes et des significations archaïques faisant corps avec l’expérience religieuse. Dans le métal extrême, ce mode de critique explore, au niveau symbolique, les contradictions, points nébuleux, dilemmes éthiques et absurdités des métaphysiques chrétienne et philosophique. Paradoxalement, cette critique symbolique est à la fois un moyen de faire ressortir la complaisance, l’immobilisme et l’importance de la religiosité normative, tout en réaffirmant du même coup une forme d’incarnation particulière dont Nietzsche aurait pu faire la promotion à travers ses positions antimétaphysiques. En effet, le naturalisme que les universitaires ont attribué à Nietzsche donne à penser que sa philosophie s’inscrit dans une lignée intellectuelle particulière qui met l’accent sur la prépondérance du corps sur la raison, ou encore, qui conçoit le corps en tant que siège de la raison (Golden 2012 ; Blondel 1991). Le reste du présent article s’attache à suivre la lignée des penseurs qui s’opposent à la métaphysique grâce à leur critique souvent virulente des normes abstraites, de la morale et de l’éthique, dans le but d’aider à expliquer la critique de la métaphysique à laquelle se livre le métal extrême. Je soutiens que comparer les principaux commentateurs du marquis de Sade (notamment Georges Bataille et Gilles Deleuze) et le métal extrême permet, paradoxalement, de voir comment ce genre musical favorise une forme d’esthétique qui privilégie une découverte du corps, de la sensualité, de l’éthique et du désir par le truchement des tropes de la souillure, de l’abjection, de la mort et de la décomposition.

4. Celtic Frost : le Dieu agonisant qui ne peut pas mourir

Le premier groupe que je vais analyser est l’influent groupe de métal extrême suisse Celtic Frost. Il a été fondé à partir de Hellhammer, un des premiers groupes de métal extrême. Hellhammer, bien que faisant l’objet de controverses sur le plan musical, a eu beaucoup d’influence sur le black métal, le death métal et les autres genres de métal extrême qui étaient en essor à partir des années 1980. Le chanteur et guitariste du groupe, Tom Gabriel Fischer alias Tom Warrior, a fondé Celtic Frost dans le but d’échapper à la mauvaise presse que Hellhammer avait reçue par rapport au talent musical du groupe. Il souhaitait ainsi créer un nouveau groupe qui serait plus solide sur les plans de la composition des paroles et de la musicalité. Les premiers albums de Celtic Frost, Morbid Tales (1984) et To Mega Therion (1985), ainsi que le plus expérimental Into the Pandemonium (1989), sont considérés comme étant des albums majeurs du métal extrême, et ont influencé de nombreux groupes avec leurs pièces pesantes, atmosphériques et, pour l’époque, brutales. Appartenant à la première vague du black métal, Celtic Frost a incorporé des éléments du punk, du thrash et des débuts du heavy métal. Dépassant ces influences, le groupe a également eu recours à la musique classique, à des voix féminines et à d’autres styles expérimentaux.

Monotheist (2006) est un des albums de Celtic Frost les plus acclamés en raison de sa musicalité austère, de sa sonorité sombre et lourde, ainsi que de son retour à un style d’écriture plus proche de celui, salué, de leurs premiers albums. Cependant, s’il a été encensé, ce n’est pas simplement parce que le groupe a repris un style plus proche de celui de ses débuts, mais bien parce que Celtic Frost a enregistré un album authentique et novateur qui s’inscrit dans la lignée de ses créations plus lourdes. Il reste cependant tout à fait moderne avec ses guitares fortement distorsionnées et accordées très bas, sa lenteur et son atmosphère sombre qui oscillent vers le doom métal. Doté des caractéristiques qui ont permis à Celtic Frost de se démarquer dans les années 1980, comme l’utilisation sporadique de voix parlées féminines, tout en ayant recours à d’éminents chanteurs et musiciens de la deuxième vague du black métal, l’album est le fruit d’une entreprise ambitieuse qui s’est révélée être la dernière du groupe.

En revanche, les critiques de l’album et les intervieweurs du groupe se sont peu attardés aux paroles des chansons. Celtic Frost a toujours critiqué de manière particulière et raffinée la religion, notamment la religion organisée, en ayant recourt à des références occultes, métaphores et paroles abstraites. La thématique générale de l’album aborde les contradictions du monothéisme biblique à partir d’un mode d’écriture à la première personne, qui se trouve souvent à être le point de vue de Dieu, Jésus ou Satan.

D’une manière très semblable au groupe Antediluvian que j’examinerai ensuite, Celtic Frost met en doute la métaphysique chrétienne dans Monotheist. Cet album démontre, en employant un point de vue inverse par rapport à la divinité, que l’adoption de cette métaphysique chrétienne se pose nécessairement comme une question de perspective. Alors que la Bible est souvent écrite et interprétée dans une perspective axée sur la foi qui tient pour acquise la bonté de Dieu (même lorsqu’il se venge), cet album embrasse une position opposée. Autrement dit, Monotheist adopte la perspective d’un diable, une divinité destructive qui cherche à séparer les gens les uns des autres, ainsi que d’eux-mêmes. La métaphysique qui est alors dévoilée grâce à cette inversion en est une dans laquelle Dieu, sous le prétexte de la bonté, agit de manière à éliminer ce qu’il y a de plus humain : le désir, l’interconnexion, l’amour, la chair. Apparaît donc un Dieu qui donne priorité à une métaphysique construisant des cadres (sous la forme de perspectives, métaphysiques, récits) qui s’insèrent entre l’humain et l’expérience. La chair et le désir étant objets de honte, les humains se réinvestissent dans des principes abstraits, des histoires et des récits qui créent des divisions et perpétuent des jugements entre les gens. Il est intéressant de noter que cette perspective, qui se retrouve également chez Antediluvian, pourrait découler d’une interprétation particulière des textes bibliques. La perspective adoptée par Celtic Frost n’est donc pas nécessairement en contradiction avec les textes bibliques. Toutefois, en partant du principe que Dieu est destructeur, le groupe met en lumière la contingence ainsi que le caractère artificiel de la métaphysique, et remet ainsi en doute la véracité de ces cadres métaphysiques chrétiens.

Cet album de Celtic Frost sera analysé plus en détail ci-dessous afin de montrer sa structure performative et narrative. Dans Monotheist, un mouvement thématique cohérent décrivant la mort de Dieu se développe progressivement entre les chansons. La trame narrative de cet album semble donc posséder un caractère performatif qui se développe à travers les différentes étapes de sa critique sombre et pessimiste contre un dieu chrétien. La dernière chanson de l’album met à profit sa profondeur figurative et métaphorique pour renforcer l’idée de la mort de Dieu. Elle le fait en célébrant Lucifer, le porteur de lumière. En somme, l’album se divise en trois sections : 1) L’exploration de l’idée d’un Dieu agonisant, 2) Différentes explications métaphysiques d’une époque post-métaphysique et 3) La célébration du rabaissement de la métaphysique.

L’album s’ouvre sur un riff lourd, grave et saccadé, joué à tempo moyen, qui annonce l’atmosphère sombre à travers laquelle la métaphysique chrétienne sera explorée au cours de la première chanson Progeny. Inaugurant le premier thème de l’album, celui d’un Dieu agonisant, cette chanson parle du paradoxe de Jésus, étant à la fois fils de Dieu et Dieu lui-même, et examine ce que son sacrifice signifie dans le contexte de ce paradoxe. Plus précisément, Progeny explore figurativement les différents sens de la formule selon laquelle le fils de Dieu est à la fois Dieu et son fils. Elle commence par les mots « I am you/Stillborn/Into this state of being numb/And you, the womb from whence I came/I am you ». Ces mots peuvent être compris à travers plusieurs niveaux d’interprétation. Le premier niveau est celui de la compréhension par l’intermédiaire des textes bibliques, le second, à un niveau cosmologique, et finalement, à un niveau métaphorique. Autrement dit, ces mots peuvent être compris comme étant prononcés du point de vue de Jésus pour indiquer ce qu’il a vécu et, de façon plus abstraite, ce que peut signifier théologiquement l’idée que Jésus soit non seulement fils de Dieu, mais également Dieu lui-même ayant pris forme humaine et mourant physiquement. Ces thèmes ont des répercussions symboliques : le Dieu agonisant qui s’en remet à un fils rejeté d’une manière qui rappelle le rejet dont Lucifer a lui-même fait l’objet, est également le Dieu qui est vidé de son sens dans le présent post-métaphysique. Il agonise tant physiquement que figurativement.

D’après Progeny, les implications de cette mort sont nombreuses. Si la métaphysique structure les relations sociales à l’aide de discours sur la vérité qui permettent une rencontre éthique avec autrui ; et si les humains ne sont capables d’amour qu’en raison du récit qui dit que seul Dieu est Amour ; alors que se passe-t-il quand Dieu agonise dans l’ici-bas, domaine de la décomposition et de la mort ? Cette question s’exprime dans les paroles suivantes : « If I am you, no life is sacred in my hands/If I am you, no love will prosper in this world/If I am you, I am the faith to end all faith/If I am you, you shall not live to save yourselves ». Ces mots reflètent l’idée que les justifications métaphysiques de l’éthique ont possiblement disparu avec la crucifixion du Christ. Avec la transmutation de Dieu dans le corps du Christ, toute possibilité de transcendance meurt avec le Christ sur la croix.

Intitulée Ground, la deuxième chanson poursuit l’exploration de ces idées en tentant de comprendre l’expérience qui a amené Jésus, dans Mathieu 27,46 et Marc 15,34, à s’écrier « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Ce verset est repris en tant que lamento lent et pesant dans le refrain de la chanson, montrant la perspective d’un Jésus en colère, plein de ressentiment et déboussolé. La chanson exprime les états d’âme complexes et le sentiment d’abandon que Jésus a dû ressentir au moment de sa crucifixion et lors de la réalisation de son immanence. Les paroles suivantes sont : « I’m your shit, your verbal smut ». Similairement à la conception du « Logos » d’Antediluvian, le Verbe, ou la Parole, est ici inversé et considéré comme un excrément en tant que corps sacrifié. Cette formulation est renforcée par les mots « In my world, your love is death, a ravaging sickness that brings all to death. » Alors que son sacrifice est généralement considéré comme le sacrifice et l’acte d’amour ultimes, cet amour devient ici vide, sombre et douloureux au moment d’expier sur la croix.

Intitulée A Dying God Coming into Human Flesh, la troisième chanson pousse plus loin le thème du paradoxe de ce que signifie pour Dieu de s’incarner et d’assister à son propre sacrifice sur la croix. Il semble, dans cette chanson, que la mort de Dieu soit synonyme de la mort de la métaphysique, et possiblement le début d’un nihilisme selon lequel la métaphysique ne se représente que comme un néant : « Frozen is hell, frozen is heaven/And I m a dying God/Coming into human flesh/Frozen my heart/Frozen my soul/ Frozen my love ».

Passant directement à la cinquième chanson, Os Abysmi Vel Daath, celle-ci marque ce que je considère comme le début du deuxième thème de la structure narrative de l’album. Cette chanson fait référence aux écrits occultes d’Aleister Crowley et s’inspire d’un ouvrage particulier portant sur l’entrée dans l’abîme, c’est-à-dire la transition entre le monde matériel et le royaume des esprits. Toutefois, dans la chanson, l’auteur ne se contente pas d’explorer ce texte ; il utilise figurativement la référence à Crowley comme une métaphore pour étudier le paradoxe d’un Dieu agonisant qui ne peut pas mourir. L’auteur se sert de la métaphore de l’abîme pour explorer le règne de l’absurdité qui suit l’expérience souffrante de la mort d’un Dieu. Le texte de Crowley mentionné ci-haut a été écrit avec le but de prêcher la notion d’abîme aux gens. Ceci dit, si l’abîme présentée dans la chanson de Celtic Frost est métaphorique, que cherchent à prêcher les musiciens ? J’estime qu’il s’agit de la perte de sens qui découle de la mort de Dieu. Cette idée est renforcée par un aspect particulier de la performance que Celtic Frost livre dans ses spectacles depuis la sortie de l’album : la mise en scène de « prêches » rituels factices. Durant ces prêches, on peut voir Martin Ain, bassiste et co-auteur-compositeur du groupe, faire une prière solennelle qui annonce la mort de Dieu, juste avant de se lancer dans une chanson lente, pesante et sinistre. Dans ce contexte, l’abîme doit être placé dans le cadre de la mort de Dieu : le Dieu qui agonise mais ne peut pas mourir entre dans l’abîme, où l’on découvre le néant de la métaphysique, l’abandon de l’éthique et la disparition du sens.

Le troisième thème de l’album est représenté par trois chansons formant une trilogie intitulée Triptych, dont la première a pour titre Totengott. Ces chansons semblent célébrer la mort de Dieu et l’abaissement de la métaphysique. Par cette célébration, il s’agit de faire redescendre sur terre la mythologie qui divise, manipule, désoriente et détruit la possibilité de l’amour. La mort de Dieu laisse le champ libre à Satan, qui représente l’abaissement, à la terre et à la matérialité. Elle implique également l’existence d’une similitude ou d’un lien cohérent entre Jésus et Lucifer. En effet, les deux sont décrits comme des porteurs de lumière, les deux sont descendus du ciel, l’un envoyé sur terre, l’autre en enfer, et les deux doivent leur existence à un Dieu agonisant. D’une certaine façon, il semble que Celtic Frost fasse une association entre Jésus, Lucifer et la difficulté de l’incarnation dans la transcendance.

Un autre aspect intéressant de cet album se manifeste dans les entrevues de Tom « Warrior » Fischer au sujet de ce qui l’a incité à écrire ces paroles. En effet, dans les entrevues qu’il donne, Fischer insiste sur le fait que ses paroles sont profondément personnelles et métaphoriques (invisibleoranges.com, 2015). En gardant cet aspect personnel à l’esprit, on peut comprendre l’expérience symbolique comme étant toujours déjà incarnée, de telle manière que la critique de la métaphysique change notre relation à nous-mêmes par le langage. Étant donné que les paroles de Fischer sont écrites à la première personne, il est aussi facile de les voir comme un mélange d’éléments symboliques, personnels, métaphysiques et religieux. Comme l’a écrit Paul Ricoeur, on ne peut se connaître soi-même que par le détour de l’expérience symbolique et du langage, ce dernier jouant un rôle de médiateur dans notre expérience (Ricoeur 1967, 1974c). En définitive, l’album Monotheist exprime une trajectoire narrative qui commence par les paradoxes de la transcendance, mais ces paradoxes contiennent les germes de leur propre destruction et de l’affirmation du contraire de leur sens initial. La célébration de l’unification du Christ et de Satan comme étant un seul et même être, est également une célébration de la possibilité du lien avec autrui, de la différence et de l’existence charnelle de chacun.

5. Esthétique, transgression et métal extrême

Dans la section suivante, j’analyse les compositions et paroles du groupe Antediluvian, qui constituent une autre facette du mode de critique que j’appelle la souillure. Elles incorporent des aspects du grotesque, de la transgression et des symboles de la souillure. De frappantes similitudes existent entre les paroles des chansons de l’album Monotheist de Celtic Frost et celles des albums Through the Cervix of Hawaah (2011) et λόγος (2013) d’Antediluvian, en ce qui a trait à la formulation d’une critique de la religion fondée sur la perspective théologique des textes bibliques eux-mêmes. Toutefois, en plus d’explorer l’arbitraire de la métaphysique, Antediluvian accorde une grande importance à la transgression dans sa critique. Ce groupe le fait en exploitant les connotations sexuelles implicites dans les symboles de la création. Utiliser des métaphores de la sexualité et faire un amalgame des dichotomies opposant la création et la destruction, l’ordre et le désordre, ainsi que l’esprit et la matière, permet à Antediluvian de rendre sa critique de la religion plus abstraite et transgressive. Cette critique ressemble, par ailleurs, à celle que Bataille (1985) formule quand il assimile la métaphysique à la scatologie ou à l’hétérologie, un mode d’abaissement visant à faire redescendre sur terre ce qui était métaphysique.

L’emploi par Bataille du terme « scatologie » fait ressortir la critique selon laquelle toute métaphysique est une forme de violence qui aplanit les différences et nuit aux relations avec autrui. La religion est une des formes de métaphysique qui instaure :

à l’intérieur du domaine sacré une scission profonde, le divisant en monde supérieur (céleste et divin) et en monde inférieur (démoniaque, monde de la pourriture) ; or une telle scission aboutit nécessairement à l’homogénéité progressive de tout le domaine supérieur (seul le domaine inférieur résistant à tout effort d’appropriation). Dieu perd rapidement et presque entièrement les éléments terrifiants et les emprunts au cadavre en décomposition pour devenir, au dernier terme de la dégradation, le simple signe (paternel) de l’homogénéité universelle.

Bataille 1985, 96

En essence, la métaphysique qui tente d’aplanir les différences se compose des discours qui « se réduisent » à un seul mode de discours, ce qui le mène ultimement à sa propre « dégradation » en tant que corps qui dépérit. Cela rappelle le nihilisme constaté par Nietzsche, qui donne à penser que la cosmologie chrétienne comporte les conditions qui finissent par mener à sa propre déconstruction et à éliminer l’altérité de Dieu (Ricoeur 1974b). Dans l’extrait suivant, Bataille décrit le processus par lequel la métaphysique, grâce à une certaine forme d’appropriation, sépare l’esprit de la matière pour produire une image homogène du monde qui dénigre le monde matériel. La différence et l’hétérogénéité ne peuvent donc se retrouver que dans le domaine qui a été jugé comme inférieur. Bataille continue d’expliquer ce à quoi l’hétérologie et l’abaissement de la métaphysique pourraient ressembler :

L’hétérologie se borne à reprendre consciemment et résolument ce processus terminal qui, jusqu’ici, était regardé comme l’avortement et la honte de la pensée humaine. C’est par là qu’elle [l’hétérologie] procède au renversement complet du processus philosophique qui d’instrument d’appropriation qu’il était passe au service de l’excrétion et introduit la revendication des satisfactions violentes impliquées par l’existence sociale.

Bataille 1985, 97

En réponse aux philosophies métaphysiques, Bataille, tout comme le marquis de Sade, valorise une forme de pensée qui vise à rabaisser cette métaphysique. La scatologie fait donc référence aux discours et aux modes de pensées qui visent à abaisser la métaphysique et l’éthique abstraite, et elle permet à la différence, aux choses prosaïques et sentiments viscéraux, au corps, au désir et à l’instinct, d’exister. Pour Bataille, le marquis de Sade s’est lancé dans une forme de transgression littéraire destinée à montrer que la raison, notamment par la suspension du désir et de la subjectivité, mène à une forme de sociopathie ou de perversion dans laquelle la découverte de l’« épistémologie » des relations sexuelles rend impossible toute connexion avec la sensualité. Le matérialisme de Sade et son utilisation des textes bibliques à des fins d’abaissement, ou encore, d’« excrétion », comportent des analogies flagrantes avec le métal extrême. En effet, ce genre musical poursuit une forme de déconstruction visant à mettre en évidence la violence inhérente de la métaphysique, violence que Bataille et, après lui, Deleuze dans « Le froid et le cruel » (2013), ont analysée. D’après Deleuze, le paradoxe de la transgression est encore présent, mais Surmonté. Selon Deleuze et Bataille, Sade s’est intéressé à la question de la difficulté de la transgression efficace. Pour répondre à l’inévitable paradoxe de la transgression, cette contradiction chez Sade prend la forme de « natures » première et seconde, la nature première étant porteuse de la négation pure et la nature seconde étant constituée de petits actes de transgression qui ne font que renforcer le statu quo. La vraie transgression est, en elle-même, un mode de vie difficile à maintenir et réaliser. Pour l’accomplir, les personnages de Sade se livrent, de manière récurrente, à des actes individuels de transgression qui peuvent parfois être qualifiés de secondaire, mais qui, éventuellement, finissent par contribuer à la transgression première qui est négation pure. Ainsi, d’un côté, les actes individuels de transgression secondaires peuvent être de simples actes de violence qui n’ébranlent pas le courant de pensée dominant, en ce sens qu’ils sont susceptibles de renforcer les structures de pensée qu’ils cherchent à déstabiliser. En revanche, bien que, pris individuellement, ils n’ébranlent pas l’ordre dominant, certains de ces actes peuvent néanmoins contribuer à une forme de transgression première. La transgression première, c’est-à-dire la négation pure, est l’objectif fondamental des écrits de Sade (Deleuze 2013, 25-36).

Certains groupes de métal extrême se livrent à cette forme de transgression. Ils le font en s’engageant dans des réflexions sur les aspects contestables et les paradoxes de la métaphysique chrétienne. Ce faisant, ces groupes de musique sapent petit à petit les bases de cette métaphysique dans le but de déstabiliser l’ordre normatif. La critique formulée par Antediluvian me semble s’inscrire dans cette forme d’abaissement, puisqu’elle explore de la manière dont la métaphysique aplanit et dévalue les différences sociales et les aspects souvent contradictoires de l’existence incarnée.

6. Antediluvian : création/destruction

Antediluvian est un groupe de blackened death métal basé à Edmonton, en Alberta, qui existe depuis le milieu des années 2000. Depuis sa formation en Ontario en 2005, le groupe a été très prolifique puisqu’il a produit des démos, des albums split, des EP et deux albums complets, Through the Cervix of Hawaah et λόγος, ces derniers ayant été bien accueillis par la critique. Sa musique se caractérise par l’intégration d’éléments de groupes européens de black métal (comme Beherit et Mystifier) et de groupes américains de death-doom métal (comme Demoncy et Incantation).

Antediluvian adopte de l’éthos du black métal un côté sombre et l’accent mis sur la religion. Le groupe partage également l’esthétique acoustique suffocante des éléments les plus expérimentaux et avant-gardistes du métal extrême. Ce genre de musique métal hybride a reçu diverses appellations — cavernous death métal, gnostic chaos, blackened death métal, etc. — visant à décrire la manière dont il renouvelle le black et le death métal grâce à l’introduction d’éléments de l’un et de l’autre pour exprimer pleinement le côté morbide que les deux genres cherchent à refléter. Il résulte de cette recherche esthétique un délaissement de la virtuosité qui rappelle le groupe Celtic Frost de la première (et de la dernière) période : des voix gutturales incompréhensibles, une moins grande importance accordée à la précision d’exécution comparativement à la majorité des groupes de death métal actuels, mais un plus grand souci de créer des ambiances lancinantes et suffocantes (Kelly 2015).

Dans le cas plus précis d’Antediluvian, la particularité du groupe réside dans la manière abstraite et obscure dont ses paroles critiquent la religion. Cette critique diffère de celle des groupes de la deuxième vague du black métal, comme Immortal, Dark Forest ou Mayhem. Elle se distingue également des formes de nihilisme et de satanisme du black métal actuel et d’autres courants underground du métal extrême. Issu de l’underground, Antediluvian, tout comme Celtic Frost, sort des sentiers battus en exprimant une certaine forme de sincérité dans sa musique et ses paroles, et en adoptant également une esthétique plus sombre, viscérale et menaçante que les formations des genres plus communs de la deuxième vague du black métal. Cependant, Antediluvian se démarque d’un black métal plus pur en prenant la décision d’inclure à sa musique des influences de death métal underground, doom métal et de formes de métal extrême avant-gardistes. On peut donc décrire le genre de musique d’Antediluvian comme étant du blackened death métal, en ce sens qu’il emprunte certains éléments esthétiques et musicaux au black métal et la tonalité grave, agressive et les voix gutturales au death métal.

Un thème prédomine dans les paroles d’Antediluvian : celui de vivre des expériences antagoniques dans le but d’explorer et de comprendre le côté sombre de la vie humaine et de la métaphysique. Dans une entrevue que j’ai menée avec Tim Grieco, auteur-compositeur, chanteur et guitariste du groupe, il explique que vivre des expériences antagoniques constitue pour lui une source d’inspiration essentielle dans l’écriture de ses chansons. Il déclare :

Je crois que c’est comme les relations réciproques entre l’état de veille et l’état de rêve, comme être en dehors du domaine de l’inconscient, de l’irrationnel et de l’inconnu. Toutefois, la seule raison qui nous permette d’utiliser ces termes, c’est parce que nous les comparons au point de vue terre à terre quotidien que nous avons le reste du temps, pas vrai ? Quand nous sommes plus rationnels et éveillés et que nous vaquons à nos occupations, vous savez quand nous faisons un cauchemar, ce qui est terrifiant, c’est son absurdité en comparaison de la réalité […] C’est vraiment difficile de décrire l’un sans l’autre.

Antediluvian 2015

Grieco explore ces expériences antagoniques sur le plan lyrique et acoustique, en examinant les thèmes bibliques et les mythes de la création. L’élément qui me semble revenir particulièrement souvent dans ses paroles est le vide de la métaphysique, allant de la réécriture du mythe de la création, jusqu’à la mise en évidence du contenu normatif implicite des histoires bibliques grâce à l’inversion et à l’abaissement. Le type d’inversion pratiqué par le groupe vise à montrer que les histoires qui sont généralement tenues pour véridiques sont, en réalité, des fabrications de fortune pouvant être interprétées de multiples façons, et même inversées pour en faire ressortir les aspects sombres et arbitraires.

Par exemple, les récits, thèmes et histoires bibliques qui figurent dans leur premier album, Through the Cervix of Hawaah, y compris les symboles et la métaphysique relatifs à la création et à la procréation, sont utilisés dans des contextes transgressifs afin de fragiliser les postulats normatifs sur lesquels ils reposent. À première vue, l’évocation par Antediluvian des parties du corps et des fluides corporels peut sembler s’inscrire dans les règles esthétiques du métal extrême visant à choquer. À y regarder de plus près cependant, il semble y avoir une raison plus profonde à l’utilisation de ces images. Si les paroles visent à provoquer une réaction viscérale, elles sont également intégralement liées à l’unité thématique, philosophique et esthétique de la musique. Étant artiste visuel, Grieco a également créé une iconographie visuelle à la fois belle et sombre, qui est assortie à la musique des albums, de manière à exploiter le caractère expérimental et noir des images et du son.

Antediluvian a introduit dans son premier album, Through the Cervix of Hawaah, plusieurs thèmes qu’il a repris dans son deuxième album, λόγος. Cette seconde fois, il l’a fait en utilisant moins de références bibliques directes et en donnant aux paroles un caractère plus abstrait pour poursuivre l’exploration de l’arbitraire de la métaphysique. Ainsi, dans Through the Cervix of Hawaah, Antediluvian examine les aspects les plus absurdes et violents de l’Ancien Testament, d’une manière qui n’est pas sans rappeler l’album Monotheist de Celtic Frost. On retrouve également une critique de la religion reposant sur la formulation de récits alternatifs fondés sur les textes bibliques. La chanson intitulée Scions of Ha Nachash porte sur le conflit entre les anciens dieux, le démiurge et le nouveau dieu Élohim, tel qu’il pourrait être exprimé dans le Livre d’Isaïe. La chanson examine la relation entre la violence et la guerre, ainsi que le conflit entre les différentes structures métaphysiques. Intitulée Erect Reflection, la dernière chanson de l’album fait le lien avec l’album λόγος. Elle retourne le mythe de la création à l’envers en en faisant le moment qui apporte le chaos, les ténèbres et l’« abîme » plutôt que l’ordre. Qu’il s’agisse ou non de l’« abîme » dont parle Crowley, cette notion désigne l’exact opposé de tout ce qui est suggéré par le mythe de la création. Cela porte également à croire que ce mythe comporte un penchant gnostique qui comprend la chair et l’organique. La mise en opposition de contraires est flagrante dans cette chanson qui comporte des couples comme abîme/expansion (abyss/expansion), connaissance/ténèbres (knowledge/darkness), matrice/implosion (womb/implosion), pensée/fracture (thought/fracture) et lumière/ruine (light/blight).

Quant au plus récent album, λόγος, il contient une analyse plus poussée de la conception abstraite du vide de la métaphysique par l’examen de la conception gnostique du mythe de la création. L’un des principaux thèmes de cet album porte sur la mise en opposition du mythe chrétien de la création, selon lequel Dieu insuffle la vie au monde grâce au Verbe, ou à la Parole, et une interprétation de la création comme donnant naissance à un monde absurde et destructeur. Dans la première chanson intitulée Homunculus Daimon-Eon (Awakening), l’auteur décrit la naissance de Dieu, soit le moment où il prend conscience de lui-même : « The flow of words and thoughts/Encase reality/The Birth of God/Breathing…in, out/Cognizance of being ». Le couplet suivant semble décrire la tentative des humains de comprendre ce moment : « We reach back for that/Which preceded all thought and form/Then return/To the firmament ». Ces lignes annoncent le ton général de l’album. Λόγος examine comment, dans leur tentative de comprendre le commencement, les humains cherchent des réponses dans un désert dépourvu de sens, tout en créant néanmoins quelque chose à partir de cet espace vide. Les gens se forment une image d’eux-mêmes et justifient leur existence d’après ce néant : « Exegesis of God before men/The awareness passes on/An imposer granting the gift to impose ». Cela relève d’une tautologie, semble dire l’auteur, qui renchérit : « Cyclic revelation/Mirror of Orion glows above/Revealing self as god ». En d’autres termes, les humains créent Dieu à partir d’une projection narcissique d’eux-mêmes dans le ciel.

À l’instar d’un récit abstrait, la chanson suivante, Consumate Spellbound Synapses, pousse plus loin cette idée. Elle prend la forme d’un dialogue entre une entité divine créée de toute pièce et un être suprême. Cette chanson laisse entrevoir une conception gnostique de la création où un démiurge, étant par essence une force diabolique et malfaisante, aurait façonné l’univers matériel. Le dialogue commence par les mots : « Everything you are/Became because of me/Seed spray in menstrual catacombs/To curse this pane/With your becoming ». On peut voir dans ce couplet la continuation de la chanson précédente. Le mythe de la création est passé d’une exploration critique des raisons de la croyance, l’idée d’une projection, à une autre histoire de création dans le paradoxe du créateur. Dans cette chanson, les paroles deviennent une déclaration sur la manière dont le monde matériel est devenu diabolique et s’est séparé du monde des idées. La chanson se poursuit par une réponse du démiurge qui a été créé : « I knew nothing/Vestiges of nothing remain/I cannot separate/From that which became/Yet I was… unborn ». Non seulement l’être créé souffre d’avoir été créé de rien et est marqué par ce néant, mais il est également affligé par sa création, au lieu d’être une force bénie et bienveillante.

Le thème suivant exploré dans Consumate Spellbound Synapses est celui de la disparition de la dichotomie entre création et destruction : « Your undoing was done by my doing/Succulent flesh of the porous mother/Place of your doom in her hole ». Dans ce couplet et en divers autres endroits, les paroles font disparaître la distinction entre la création et la destruction, invalidant l’idée que la création ex nihilo comporte une valeur morale. L’être créé prend conscience qu’il est un « mal ». Cet album reprend, de façon récurrente, ce récit alternatif de la création dans le but de mettre en évidence le caractère arbitraire d’une métaphysique qui perçoit la création comme un bien. Alors que l’album Through the Cervix of Hawaah tente de montrer cela par l’intermédiaire des textes bibliques, le présent album, λόγος, le fait en opposant, de manière transgressive, des termes et des concepts qui vont de soi dans la mythologie chrétienne.

Cette idée est renforcée par une entrevue de Grieco, dans laquelle il explique certaines des motivations qui l’ont poussé à écrire la chanson suivante de l’album, Transept of Limbs :

C’est l’une des chansons les plus fâchées et frustrées qui parlent de l’idée que les gens trouvent la vie si belle, si agréable, si paisible, alors qu’il existe une perpétuelle tristesse sous-jacente. Et puis, si tu fais un peu d’introspection […] tout ça, c’est juste un sale tour. Le premier riff te donne une gifle qui te fait sortir de ton état méditatif […] en utilisant la méditation religieuse pour entrer en contact avec Dieu ou l’au-delà. La musique est donc là comme une gifle qui fait prendre conscience que la situation est catastrophique. Voilà pourquoi la musique est dissonante et désordonnée.

Antediluvian 2015

En effet, Transept of Limbs commence par une introduction calme et méditative qui ressemble à un air de chorale chanté par des femmes, à laquelle est juxtaposée une note fondamentale en bourdon dotée d’une forte réverbération. Derrière ces sons paisibles, on peut entendre une voix gutturale discrète mais angoissante qui déstabilise l’auditeur en faisant naître en lui un sentiment désagréable qui se rapporte au concept d’« inquiétante étrangeté ». Cette introduction troublante est brusquement interrompue par un riff violent et écrasant de guitare en double croche, oscillant entre la consonance et la dissonance.

Pour reprendre les mots de l’auteur, les paroles de cette chanson poursuivent l’exploration des idées de l’album en général. Je tiens à citer une partie entière d’une entrevue que nous avons faite ensemble :

La chanson parle d’une croix cassée et d’un créateur qui finit par être une figure diabolique abominable, comme un démiurge. Le fait qu’il soit né et ait acquis la conscience fait, en quelque sorte, sortir le monde matériel du néant dans une lutte presque confuse et chaotique, même s’il ne sait pas ce qui se passe, peut-être […] [La chanson] Transept of Limbs fait allusion à la couverture de l’album qui représente des formes phalliques brisées censées être […] une force créatrice vraiment déboussolée, issue d’une sorte d’abomination qui est aux antipodes de l’image que l’on se fait d’habitude d’un créateur bienveillant. Il s’agit plutôt d’un point de vue gnostique selon lequel le créateur fout la merde […] L’idée est que le chaos est en fait le royaume dans lequel nous sommes, un royaume absurde où la vie va dans tous les sens et dévore les autres formes de vie. L’idée que cet être est dégoûtant et blasphématoire est, en quelque sorte, le concept général de l’album.

Antediluvian 2015

Dans la dernière phrase musicale de la Transept of Limbs, deux chanteurs disent un charabia incompréhensible avec des voix gutturales. La fin de cette chanson renforce le thème de l’album selon lequel le créateur est une abomination. Towers of Silence, vient clore la discussion amorcée dans l’album de manière intéressante. Elle reprend le thème de la critique de la religion en dévoilant la nature artificielle de la métaphysique, de la séparation idéaliste de l’esprit et de la matière, ainsi que de la préséance de l’esprit sur la matière. D’une manière semblable à l’analyse que fait Derrida (1996) de la religion et des premières philosophies, la chanson intitulée Beyond Diurnal Winds semble décrire le lieu du commencement comme un désert, un endroit vide et oublié qui a été rempli de « sceaux embaumés » (Embalmed sigils) et d’« anciens rythmes » (ancient rhythms) et dans lequel la « lumière » (light) ne peut pénétrer. C’est l’endroit de la « charogne » (carrion) et de la mort ; l’endroit des vestiges en putréfaction d’un temps et d’un lieu qui précédaient la métaphysique.

Conclusion

J’ai exploré dans le présent article les implications d’un mode particulier et unique de critique de la religion au sein du métal extrême, un mode que j’ai appelé « souillure ». Je considère que le terme « souillure » décrit un rapport avec la religion qui dépasse la simple attaque. Le mot permet de s’engager sur le terrain de la transgression en déconstruisant les discours actuels sur la vérité, la métaphysique, ainsi que les présupposés culturels sur le bien, le vrai et le beau. En définitive, le métal extrême cherche à éroder la prédominance des récits normatifs sur la religion, l’éthique et le corps, grâce à une inversion sombre et créative des mythes et de la métaphysique chrétiennes. Plus exactement, en retournant à l’envers les histoires de la création, les importants récits religieux et les paradoxes de ces histoires, le métal extrême tient un discours hétérologique qui fait redescendre sur terre la métaphysique. À l’instar de la critique de Bataille sur la construction d’une conception du monde homogène, le nihilisme et la critique de la métaphysique nous permettent de considérer que la pensée puisse commencer avec l’expérience de la vie incarnée, et que l’expérience puisse consister à situer les mythes et symboles religieux dans des contextes historiques, sociaux et culturels particuliers. La cohérence entre Jésus et Lucifer montre Dieu comme une abomination, une souillure qui n’apporte que la destruction et la mort dans l’univers, et renforce le vide et l’arbitraire des métaphysiques que des penseurs comme Sade, Nietzsche et Bataille avaient à coeur de déconstruire. J’ai avancé qu’en faisant dialoguer le métal extrême avec ces penseurs, il devient évident que ces musiciens étaient eux aussi engagés dans un processus de destruction de la métaphysique, de la violence de l’éthique axiomatique et des métarécits qui ont structuré notre rapport au corps et au soi. Ce processus vise à permettre de finalement faire l’expérience de l’hétérogénéité du soi, de l’incarnation, de l’histoire et de la culture. En explorant des univers parallèles par le truchement de l’absurdité, des fluides corporels et de la sexualité, des groupes comme Celtic Frost et Antediluvian tentent de révéler le caractère arbitraire des théologies et cadres normatifs d’interprétation qui sont généralement tenus pour acquis. Chez Celtic Frost et Antediluvian, les inversions du mythe chrétien de la création révèlent des aspects du monde que ce mythe garde dans l’ombre : l’obscurité sous-jacente qui soutient la façade du bonheur et de la paix.