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En 1980, à l’occasion d’une exposition intitulée The Inuit Sea Goddess, Nelda Swinton a publié un catalogue très riche qui dresse la liste des dénominations, des conceptions et des pratiques liées à la femme de la mer. Le lecteur y découvre une multitude de représentations de ce personnage en provenance de plusieurs régions de l’Arctique canadien. Pour l’anthropologue, l’auteur se méprend cependant à conclure peut-être un peu vite que « cette relation magico-religieuse profondément ancrée, sacrée, entre les gens et la déesse de la mer et les esprits n’existe plus » (p. 5), le mode de vie et de survie des Inuits ayant été fortement altéré et que, du coup, « les oeuvres d’art contemporaines présentées dans cette exposition sont des illustrations des croyances traditionnelles plutôt que l’expression d’une dépendance sacrée, magico-religieuse, envers la déesse de la mer » (Swinton 1980, 6). En effet, ces croyances relatives à l’existence d’êtres non humains sont loin d’avoir disparu. Des recherches récentes sur les traditions orales inuites montrent que les rencontres avec les êtres non humains font encore partie intégrante des expériences contemporaines que vivent les peuples du Grand Nord. De nombreux aînés relatent régulièrement leurs rencontres avec ces êtres.

Originaire d’Iglulik, George Kappianaq a raconté en détail ses mésaventures avec des ijirait (le peuple invisible associé aux caribous) qui ont enlevé sa femme (Oosten et Laugrand 2001). Naujarlaq, originaire de Clyde River, a confié à B. Saladin d’Anglure qu’il avait depuis longtemps une fiancée chez les tarriassuit (des êtres qui habitent les rivages) et même une fille identique à celle qu’il avait dans la vie réelle. L’aîné a précisé qu’il recevait parfois la visite de sa belle-famille tarriassuit qui voyageait en voiture et lui décrivait tout ce qui existait chez eux. Un jour, il fit à son tour le voyage pour s’y marier avec sa fiancée, faisant remarquer que les tarriassuit disposent même d’églises, comme celles des humains, de pasteurs et de bibles (Saladin d’Anglure 2001, 218). En 2002, Peter Suvaksiuq, un chasseur expérimenté originaire d’Arviat, témoignait pour sa part : « Je ne sais pas vraiment qui détient le pouvoir sur les animaux marins. Seulement, l’année dernière, beaucoup de gens d’Arviat ont vu quelque chose avec des bras et de longs cheveux, et une queue comme celle d’un poisson » (Oosten et Laugrand 2007). Il se peut donc que les figurations de la femme de la mer et des autres créatures du peuple de la mer ne fassent pas que représenter des croyances traditionnelles, mais qu’elles expriment des expériences contemporaines. Aujourd’hui, plusieurs mouvements évangéliques continuent d’ailleurs à exploiter ces expériences en pratiquant dans des lieux dits « possédés », comme sur l’île de Marble Island, des exorcismes et des rituels de guérison de la terre (Laugrand et Oosten 2009, chapitre 11 ; 2010).

Nous devons pourtant reconnaître que les Inuits d’aujourd’hui s’identifient comme des chrétiens à part entière et que l’existence de la femme de la mer, des chamans, des esprits auxiliaires et de nombreux autres êtres représentés n’est plus reconnue, ni par les Églises chrétiennes ni par la science moderne. Des discussions avec des aînés inuits révèlent qu’ils admettent toutefois encore la valeur et la réalité des rencontres avec divers êtres non humains. Ceux-ci font donc toujours partie du quotidien des Inuits. Par bonheur, les artistes n’ont aucunement l’obligation de prendre position dans ces débats concernant l’existence ou non de ces créatures. Ils les représentent dans leurs sculptures et leurs dessins, mais ne sont pas obligés de dire s’ils ont réellement expérimenté une vision de tels êtres ou une rencontre avec eux. Ils ont la possibilité de laisser la représentation raconter elle-même l’histoire. L’artiste comme le spectateur demeure ainsi abandonné à ses propres spéculations. Les historiens d’art perçoivent à juste titre une forte connexion entre le passé et les sujets de l’art inuit moderne. Face à des artistes évasifs, ils n’ont d’autre option, eux aussi, que de spéculer. Mais il est clair que les traditions chamaniques ont pris une place importante dans l’art inuit, et que les artistes inuits entretiennent la vitalité des anciennes traditions en en représentant de nombreux aspects.

Chez les Inuits, la « femme de la mer » était considérée comme l’un des esprits, d’autres diraient des déités ou non-humains, les plus importants. Les premiers chercheurs et ethnographes ont également depuis toujours été fascinés par cette figure. La situation n’a pas changé. Dernièrement, l’auteur et réalisateur John Houston, fils de ce James Houston qui a tant contribué à développer l’art inuit dans les années 1950, lui a consacré trois films (voir la série Nuliajuk) dans lesquels il reliait les croyances et les pratiques des Inuits à sa propre quête de vérité. Plus récemment, en 2003-2004, les dirigeants de la NASA ont décidé de baptiser la dernière planète découverte par leurs télescopes, la planète 2003 VB 12, « Sedna ». Sedna est donc, à l’heure actuelle, la planète la plus éloignée du soleil et la planète la plus froide de notre système solaire.

Les livres d’art inuit regorgent de représentations de la femme de la mer. Celle-ci apparaît comme un véritable must, une figure incontournable. Nous lui avons nous-même consacré un livre intitulé The Sea woman. Sedna in Inuit Shamanism and Art in te Canadian Eastern Arctic (Laugrand et Oosten 2008) dans lequel nous avons mis en valeur une partie des oeuvres de la collection personnelle de Raymond Brousseau, aujourd’hui préservée au Musée national des Beaux-Arts du Québec.

L’iconographie consacrée à la femme de la mer est très riche et très diversifiée. Ces représentations continuent d’ailleurs de prospérer et de proliférer. Les interprétations des chercheurs apparaissent toutes aussi multiples, certains ayant même vu là une figure féministe avant l’heure ! Dans tous les ouvrages consacrés à de l’art inuit, peu de commentaires sont cependant donnés sur l’inspiration des artistes ou sur leur perception de cette entité. Un point redondant semble bien être le caractère ambigu de cet esprit, un aspect qui est congruent avec les données ethnographiques dont on dispose. Dans son ouvrage, Art and Expression of the Netsilik, la conservatrice Darlene Wight présente quelques sculptures de Nuliajuk (un autre nom de Sedna), réalisées par la célèbre artiste Maudie Okittuq, née à Ikpik (Thom Bay) en 1944. Toutes ces sculptures décrivent Nuliajuk soit comme un esprit bienveillant, soit comme un esprit mauvais. En pierre ou en os de baleine, Nuliajuk apparaît la plupart du temps sous la forme d’un être mi-humain, mi-animal. Elle arbore un visage humain, les cheveux ramassés en une tresse, une queue de phoque, et des yeux plus ou moins ouverts ; elle se tient en position couchée. Toutes ces représentations dégagent une certaine puissance. Elles expriment l’ambiguïté de cet être, personnage fort et menaçant. Les artistes inuits représentent en général des combinaisons d’éléments humains et animaliers, et non des thèmes mythiques tels que la transformation de ses doigts en mammifères marins, ou des thèmes rituels comme son harponnage par un angakkuq. Une sculpture de Nuliajuk réalisée par Joachim Kavik, de Rankin Inlet, représente une femme de la mer nue, à demi étendue, avec des seins proéminents[2].

Toutes ces représentations sont cependant classiques, comparées à la Sedna crucifiée (Sedna on cross) de Bill Nasogaluak, réalisée en 2006, et présentée dans le magnifique ouvrage de Gerald McMaster (2010, 216). Dans cet article, je voudrais montrer comment cette représentation originale ne marque pas tant le début d’une nouvelle période de l’art inuit qui continue à s’épanouir, qu’une nouvelle étape dans la culture visuelle chrétienne reliée à cette profonde réception du christianisme par les Inuits. Plus fondamentalement, elle montre comment ceux-ci perçoivent, peut-être mieux que nous, la part non naturaliste, donc analogique et animique de la Bible que nous, modernes convaincus, ne voyons plus[3]. L’hypothèse est ambitieuse, mais elle expliquerait pour quelles raisons les Inuits demeurent aujourd’hui très critiques face aux environnementalistes et aux biologistes qui, au-delà de leurs divergences, partagent la conviction naturaliste de pouvoir gérer le monde animal, alors que pour les chasseurs inuits, une telle entreprise est vaine. Mobile, l’animal reste pour eux une proie qui s’offre au chasseur tant que celui-ci lui montre son respect et fait bon usage de sa dépouille, une position qui rapproche les Inuits de groupes évangéliques qui font de l’animal un don de Dieu.

Dans cet article, je reviendrai dans un premier temps sur les représentations chrétiennes de l’art inuit afin de situer cette sculpture dans le contexte de la christianisation des imaginaires. On verra ici que cette représentation de Sedna crucifiée marque moins une rupture dans l’art inuit que le franchissement d’une étape de plus dans leur appropriation du christianisme, les Inuits prenant plus de liberté pour faire valoir leurs propres perspectives. Dans un deuxième temps, je traiterai plus à fond de cette oeuvre singulière en examinant ce qu’elle implique et les questions qu’elle pose, en revenant sur cette part animique du christianisme que de rares anthropologues et historiens médiévistes ont su identifier. Si tel est le cas, une contribution importante que les traditions inuits peuvent apporter à la théologie est peut-être celle d’un décentrement qui pourrait nous aider à sortir des ornières naturalistes.

1. La christianisation des imaginaires et les représentations chrétiennes dans l’art inuit

Dans l’Arctique, l’implantation du christianisme s’est traduite assez tôt par la production d’un art chrétien. En atteste cette figurine qu’Umik, un chaman du nord de la Terre de Baffin, s’était procuré à Chesterfield Inlet, dans les années 1920, et que l’archéologue Therkel Mathiassen, qui en a fait une photographie, n’a pas réussi à acheter à son propriétaire du moment — vraisemblablement plus intéressé par son usage rituel ou spirituel que pour sa valeur d’échange (voir Mathiassen 1928, 235). En dépit du succès de ces objets, il est difficile de savoir si d’autres modèles ont circulé et en quelle quantité, mais il est fort probable que des médailles, des effigies et des crucifix aient remporté une grande popularité à une époque où les chamans tentaient de s’approprier les nouveaux pouvoirs et les esprits qu’apportait le christianisme (Laugrand 2002 ; Laugrand et Oosten 2009). Un autre facteur important qui a influencé l’imaginaire inuit est l’ensemble de l’iconographie chrétienne qui apparaît dans des livres de prières, des projections d’images (voir la fameuse « Magic lantern » du Révérend E.J. Peck), des murales (dans les églises catholiques), des statues, des catéchismes[4] et autres imprimés[5]. La crucifixion, mais aussi les anges et la lumière, le démon et l’obscurité, l’enfer, la Vierge Marie, etc. sont ainsi des motifs très présents dans la culture visuelle chrétienne des Inuits.

Selon Jean Blodgett, une anthropologue qui s’est très tôt intéressé à l’influence du christianisme sur la production artistique des Inuits, les premiers objets représentant des scènes ou des personnages chrétiens ont été produits par les pensionnaires de l’hôpital de Chesterfield Inlet, ouvert en 1931 par les missionnaires oblats et les Soeurs Grises. Nous avons eu l’occasion de prendre connaissance de ces collections en découvrant une multitude d’objets et miniatures à Churchill, à l’Eskimo Museum, et aux archives des Soeurs Grises de Nicolet. D’après les informations contextuelles glanées dans les textes et la correspondance missionnaire, ces objets étaient produits par des malades ou leurs proches, parfois pour passer le temps dans les ateliers du sous-sol de l’hôpital, parfois pour servir de cadeaux de remerciement aux soeurs et aux missionnaires selon une logique tout à fait chamanique que nous avons décrite ailleurs, à l’occasion d’une recherche sur les miniatures (Laugrand et Oosten 2008, Laugrand 2009).

Si plusieurs objets fabriqués à Chesterfield Inlet datent des années 30, la plupart remontent plutôt aux années 50. La majorité représente des personnages de la Bible, comme Jésus (voir la sculpture de Mark Tungilik, datée de 1952 dans Brandson 1994, 186), la Vierge (voir la sculpture datée de 1952 dans Brandson 1994, 188), ou des anges. D’autres objets représentent des missionnaires que les sculpteurs ont connus, comme ces figurines à l’image du père Turquetil (Brandson 1994, 187), du père Henry (ca 1955 par Antonin Attark, voir Wight 2000, 17), ou des personnages qu’ils n’ont pas connus, comme cette sculpture du pape Pie XII datant de 1954 (par Antonin Attark, voir Blodgett 1988, 87), ou encore des personnages anonymes identifiés comme des missionnaires (sculpture d’Ovilu Tunnillie dans Blodgett 1988, 87). Presque tous ces objets sont fabriqués en ivoire avec, à l’occasion, des incrustations ou des éléments ajoutés. Des artistes ont enfin fabriqué divers objets rituels comme ce chapelet en ivoire (ujammik) produit dans la région de Repulse Bay, en 1962. Selon Janet Gibson (1998, 167), des missionnaires oblats, comme le père Roland Courtemanche, achetaient une partie de ces pièces pour leurs églises, encourageant les Inuits à vendre les autres pour se procurer des revenus.

Avec le développement de l’art inuit, à partir des années 1950, l’art chrétien des Inuits se diversifie. Des dessins et des lithographies viennent dorénavant s’ajouter aux sculptures en ivoire. Les matériaux se diversifient aussi avec un plus grand usage de la pierre à savon. L’art chrétien reste toutefois marginal, car d’autres thèmes paraissent beaucoup plus vendeurs, comme tous ces animaux et autres scènes de la riche mythologie des Inuits. Jean Blodgett (1988, 85) écrit avec raison que « Artworks showing shamans, dog sleds, or igloos are more popular than those of Christ, snowmobiles or pre-fabricated houses » et cette observation demeure toujours valuable !

Progressivement, cependant, à mesure que s’implante le christianisme dans les villages, dans les pratiques et les imaginaires[6], de nouvelles réalisations voient le jour. Ces objets résultent de l’inspiration directe des artistes qui vivent profondément le christianisme ou ont eu un accès au chamanisme, comme l’illustrent les cas de Jessie Oonark, Pudlo Pudlat, Marc Tungilik ou de Charlie Ugyuk étudiés par Gibson (1998). Parfois, ils sont cependant produits à la suite des demandes que réitèrent des missionnaires, catholiques et anglicans confondus, qui souhaitent « inuitiser » un peu les lieux de culte, en y plaçant des objets fabriqués par des artistes locaux. Plusieurs intérieurs d’églises, comme à Iglulik ou à Kugaaruuk, comportent une vaste gamme d’objets et de pièces artistiques représentant des scènes chrétiennes ou des objets de culte. Ici, on a placé un qamutik (un traîneau) en guise d’autel et un tabernacle en forme d’iglou (église d’Igloolik), là, une qulliq près du pupitre, ailleurs, on a fabriqué un sanctuaire en pierres pour y fonder un lieu de dévotion (à Chesterfield Inlet), etc. Pour les missionnaires, ces objets participent d’une certaine inculturation, mais certains Inuits s’interrogent sur le sens réel d’une telle démarche.

À partir des principaux ouvrages d’art inuit disponibles, il est possible de constituer un répertoire un peu plus complet des oeuvres qui ont un lien avec le christianisme. Des années 1950 à nos jours, les pièces recensées laissent apparaître trois grandes séries de représentations. Cette recension ne prétend nullement à l’exhaustivité, mais elle permet de dégager les principales tendances au sein de cette christianisation des imaginaires.

Une première série de représentations comprend des oeuvres qui illustrent des paysages et des scènes de la vie religieuse. Jean Blodgett (1988, 85) présente, par exemple, un dessin de Etidlooie Etidlooie, daté de 1980-81, sur lequel on voit l’église anglicane de Cape Dorset en 1956-1965, entourée de quelques tentes.

D’autres pièces artistiques illustrent des scènes de vie la religieuse. Blodgett (1988, 86) a reproduit une tapisserie de Mary Yuusipik, originaire de Baker Lake, qui représente la cérémonie de l’eucharistie ou, encore, une scène de prière sculptée par Antonin Attark à Pelly Bay et datée de 1954. Cette dernière illustre avec beaucoup de finesse une messe catholique. Situé à l’extrême droite du support, le père Henry préside la messe. Des fidèles le suivent, le dernier étant une personne âgée guidée par un enfant et la toute dernière figure étant un chien en train de hurler (Brandson 1994, 186). Ce détail tient peut-être à cette conception largement répandue en milieu inuit selon laquelle les chiens sentent la présence des esprits et se mettent à hurler pour prévenir les humains.

À cet égard, le thème de la confrontation entre le chamanisme et le christianisme a été rarement traité par les artistes inuits, explicitement tout au moins. Dans tous les ouvrages consultés, seul le dessin de Myra Kukiyaut, daté de 1996 et intitulé Shamanism and Christianity, illustre une scène de conflit entre un missionnaire et des Inuits, la partie gauche du dessin évoquant le passé chamanique. (Qamanittuaq drawings).

En définitive, ce sont donc les scènes religieuses qui dominent. Ruth Annaqtuusi Tulurialik a représenté une scène assez complète de Noël. On y aperçoit un grand iglou cérémoniel avec une multitude de personnages, jeunes et plus âgés, rassemblés pour l’événement. Devant, l’arrivée d’un traîneau à chien évoque ces déplacements, parfois très longs, que tous les Inuits d’une même région entreprenaient pour aller fêter Noël au poste de mission le plus proche. L’artiste a dessiné une série d’objets, principalement des outils et des armes, que les Inuits s’offraient en cadeaux lors de ces célébrations (Annaqtuusi Tulurialik et Pelly 1986 : np).

Jean Blodgett (1986, 62) présente enfin une oeuvre de Joseph Kautaq, originaire d’Arctic Bay, qui, en 1964, a dessiné la scène de l’annonciation à Marie. Les deux femmes qui apparaissent sur le dessin n’ont aucun trait inuit, mais la citation de l’évangile selon Luc (1, 31) qui accompagne l’oeuvre suggère que l’auteur a pu faire un rapprochement entre la Vierge et la figure de la femme de la mer, connue à Iglulik sous le nom de Uinigumasuitiq, « celle qui ne voulait pas se marier ». Selon plusieurs variantes du mythe, la femme de la mer n’avait en effet pas de mari, ce qui constitue le problème et le point de départ du récit. Cette situation réapparaît ici : « There was this Young woman who had no husband, just a future husband. She was told by an angel that she would have a child, that she would get pregnant with Jesus Christ. She said : « How is this to be since I have no husband and have known no man » (Blodgett 1986, 133).

Dans leur catalogue des oeuvres de Jessie Oonark, une artiste célèbre et fervente anglicane de Baker Lake, Jean Blodgett et Marie Bouchard (1986) valorisent plusieurs de ses réalisations qui portent sur des thèmes chrétiens. Ces représentations mettent toutes en scènes des personnages non inuits. Dans un dessin en couleur intitulé The Last Supper, Oonark représente ainsi des Qallunaat et non des Inuits (Blodgett et Bouchard 1986 : 45). Dans un autre dessin intitulé Giver of Life et produit lors de la visite du pape en 1984, Oonark ne va pas tellement plus loin (Wight 2012, fig. 76). Si l’on reconnaît bien Jésus représenté sur sa croix comme un non-Inuit, les autres personnages peuvent être vus comme des Inuits ou des Qallunaat. A contrario, la scène (sans titre) représentant la nativité (Blodgett et Bouchard 1986, no 34), datée de 1969-70, est beaucoup plus ambiguë. Elle présente trois personnages autour de Jésus dans son berceau, entouré de quatre chiens qui remplacent probablement le boeuf et l’âne, et un oiseau, symbole de reproduction, posé sur un objet. On y découvre plus bas les trois rois mages, chacun étant bien différencié.

La nativité a inspiré d’autres artistes. Originaire de Kugaaruuk, Emily Pangnerk Illuitok a fabriqué une sculpture intitulée Scène de nativitéinuit qui montre un accouchement dans un iglou. L’iglou a été coupé en deux pour en rendre l’intérieur visible et l’on aperçoit au premier plan trois personnages qui arrivent rendre visite à l’enfant. Près de la parturiente sont placés un personnage et trois chiens. Sans le titre, la scène pourrait n’évoquer qu’un simple accouchement (Brousseau et al. 2002, 97).

Originaire de Kinngait, Iyola Kingwatsiak a dessiné son interprétation de la scène d’Ève et du serpent. L’oeuvre date de 1968. Ève y apparaît nue au milieu d’animaux, d’ours et de morses, mais aussi d’autres entités difficilement reconnaissables, le serpent demeurant au sommet de la pyramide (Leroux, Jackson et Freeman 1994, 55).

Jean Blodgett et Marie Bouchard (1986, 46, fig. 11) présentent d’autres dessins de Oonark qui montrent des scènes bibliques et témoignent de sa profonde connaissance du christianisme, mais aussi de sa capacité à enchevêtrer les traditions. La figure 12 (Blodgett et Bouchard 1986, 50), que j’ai utilisée pour la couverture de mon ouvrage sur la réception du christianisme par les Inuits, est sur ce plan remarquable (Laugrand 2002). L’image représente un cercle dans lequel un choeur inuit est dessiné dans la partie supérieure, la partie inférieure donnant à voir une scène de danse au tambour, comme si le choeur chrétien, identifiable aux vêtements des choristes, chantait et accompagnait les danseurs. Oonark a donné cette interprétation dans un autre ouvrage (Jackson et Nasby 1987, 62), mais elle n’a jamais expliqué pour quelles raisons elle avait disposé douze oiseaux qui représentent probablement les douze apôtres. Cette oeuvre offre une illustration du dynamisme des cultures inuites, de la coprésence et de la compatibilité du christianisme avec les traditions des Inuits. Jusqu’ici, cette oeuvre peut être considérée comme l’une des plus explicites pour évoquer l’inuitisation du christianisme. On retiendra l’association des oiseaux aux disciples de Jésus.

D’autres artistes, notamment du sud de la terre de Baffin, où les traditions anglicanes sont implantées depuis plus d’un siècle, ont à leur tour produit des représentations de scènes bibliques. Certains ont pris plus de liberté encore, comme l’illustre par exemple cette lithographie de Pudlo Pudlat, un artiste de Cape Dorset qui, dès 1983, représente la descente d’un prophète d’un hélicoptère (Blodgett 1986, 84), une manière de rappeler combien certains missionnaires sont littéralement arrivés du ciel. Il suffit de penser au cas du Révérend Gleason Ledyard qui, dans les années 1950, circulait en avion dans la toundra. À Holman, à la même époque, Mark Emerak a, quant à lui, dessiné Simon de Cyrène portant sa croix (Mantel 2010, 143).

Dans leur livre sur l’oeuvre de Pudlo, Routledge et Jackson (1990) présentent plusieurs autres de ses dessins qui portent sur des thématiques chrétiennes, comme cette oeuvre intitulée Ecclesiast, datée de 1969, et qui illustre une femme habillée d’une robe et qui a la forme d’un ange (Routledge et Jackson 1990, 24). À la même époque, l’artiste a réalisé plusieurs représentations d’anges extrêmement originales, comme son Winter angel (Routledge et Jackson 1990, 112).

Une seconde série de représentations porte sur les non-humains chrétiens, notamment la figure démoniaque qui offre souvent l’occasion de présenter des entités connues, mais également des anges. Ces deux entités qui s’opposent dans la tradition chrétienne ont largement inspiré les artistes inuits, et autant les anglicans que les catholiques. Cette situation s’explique en bonne partie par les méthodes et les contenus de la pastorale des missionnaires qui ont fait une place importante à Satanasi, Satan, mais également par l’attrait que les anges ont suscité dans des traditions où les rencontres avec des figures non humaines sont fréquentes. De nombreux récits oraux en attestent et décrivent ces rencontres avec des messagers divins (Oosten et Laugrand 1999, 2002, 2007 ; Laugrand et Oosten 2009).

Décédé en 1976, David Alasuaq (Saladin d’Anglure 1978, 119-120) a produit l’une des premières représentations du diable, Satanasinnguaq, sous la forme d’un ange, les ailes ouvertes. Cette image montre que l’artiste est demeuré fidèle aux textes bibliques qui décrivent le démon comme un ange déchu. Sans le titre qui indique qu’il s’agit bien de la figure diabolique, le diable d’Alasuaq ressemble beaucoup à une autre qu’il a sculptée et qui représente un ange gardien, Piulissijunnguaq.

Dans les années 1980, Charlie Ugyuk, originaire de Taloyoak a représenté abondamment la figure démoniaque sous la forme d’un humain presque toujours armé d’un trident et, parfois, d’autres éléments comme une pipe, un asticot ou une bouteille d’alcool. Ses figures démoniaques évoquent des chamans, des êtres mi-humains mi-animaux dont les oreilles, les yeux et les narines sont particulièrement marqués (Wight 2000, 111-113 ; voir aussi la figure 164 dans Seidelman et Turner 1993, 194). On devine que l’artiste est anglican ou pentecôtiste, ces derniers associant souvent l’alcool et les maux sociaux à une emprise du démon.

Kiawak Ashoona, un artiste du sud de la Terre de Baffin, a représenté le diable dans une sculpture en stéatite, datée de 1961, laquelle exhibe une tête ronde avec des cornes (Hessel 1998, fig. 68, 89). Les cornes et les longues oreilles indiquent métonymiquement la présence démoniaque, les anges étant plutôt représentés avec des ailes et des formes arrondies. Pudlo Pudlat, un artiste du sud de la Terre de Baffin, a ainsi représenté un ange, en 1969, avec des ailes de grande taille (Ryan 2007, 194). Originaire de Baker Lake, Barnabas Arnasungnaaq en a sculpté un autre en lui donnant un corps humain avec des ailes ouvertes. Datée de 1975, son oeuvre apparaît dans Bouchard (2000, 23). Mark Tungilik a sculpté un ange en ivoire en 1980 sous la forme d’une miniature. Comparé aux autres, celui-ci a des formes moins rondes et plus pointues (Hessel 2006, 216). Cette représentation d’anges miniatures a visiblement séduit les Inuits, car de nombreuses sculptures de ce type ont circulé. En 1997, Oviloo Tunillie a pour sa part fabriqué un ange en pierre qui n’a plus les ailes déployées et dont la sobriété et le visage doux contrastent avec les sculptures précédentes (McMaster 2010, 209).

Une troisième série d’oeuvres d’art représente des intermédiaires religieux, principalement des ministres et des prêtres catholiques. Dans un livre magnifique, Ruth Annaqtuusi Tulurialik a par exemple représenté un ministre anglican au-dessus duquel elle a fait figurer une auréole, que les Inuits associent parfois à la qaumaniq (la clairvoyance) des chamans. Le ministre tient une bible dans la main droite et semble en train de prêcher, un groupe d’Inuits s’étant réuni autour de lui. Selon le texte qui accompagne la scène, le dessin représente ce que l’artiste a vécu à Baker Lake, sa communauté d’origine, lorsque le ministre anglican, le chanoine James, était responsable de la mission anglicane et qu’il avait nommé à son service le catéchiste Thomas Tapatai, père de l’artiste (Annaqtuusi Tulurialik et Pelly 1986 : np).

Pudlo Pudlat a dessiné en couleur la figure d’un prêtre et intitulé son oeuvre Isigajuak, vraisemblablement iksirarjuaq (« celui qui s’agenouille pour prier »), terme qui désigne le prêtre catholique. L’image représente une figure plutôt féminine, avec des cheveux longs et une robe, laquelle tient une figure plus petite, mais tout aussi féminine. Selon Pudlo, la petite figure ignore la présence de la grande. Routledge et Jackson (1990, 24) n’ont pas pu obtenir plus d’information de l’artiste et concluent qu’il s’agit probablement d’un sujet chrétien, comme une Madonne et son enfant, que l’artiste a pu voir dans une bible.

En 1991, Pudlo Pudlat a représenté cette fois un ministre anglican avec son étole rouge et en train de prêcher, d’où le titre de sa lithographie, Ajurituijijuak /High Priest. Avec sa barbe, le personnage évoque un qallunaaq, un Blanc, mais le dessin d’un chien placé au-dessus de lui laisse entendre que ce dernier incarne son esprit auxiliaire (Ryan 2007, 206). En 1993, Anakadlak Pootoogook a également sculpté en serpentine un prédicateur à l’oeuvre, les deux bras levés au ciel. Son visage est difficile à reconnaître de sorte que la figure peut être vue comme la représentation d’un qallunaaq ou d’un Inuk (Brousseau et al. 2002, 96).

Originaire du sud de la Terre de Baffin, Napachie Pootoogook a produit un dessin en noir et blanc intitulé Jayko l’évangéliste. Daté de 1995-96, celui-ci représente un Inuk habillé en vêtements traditionnels qui tient une bible dans la main droite et un couteau dans la main gauche, une femme étant accroupie en arrière-plan. La légende du dessin suggère une histoire d’abus de pouvoir et l’éditeur mentionne que l’artiste a sans doute voulu ici représenter un Inuk connu sous le nom de Keegak, qui a été le protagoniste d’un mouvement religieux, au tout début du siècle (Laugrand 2002) : « Jayko et sa femme prient pour le pardon de leurs péchés, et se tiennent comme d’habitude sur un bloc de neige représentant une bible. Ils finissaient par s’approprier les biens des personnes qu’ils avaient convaincues de se débarrasser de leurs possessions terrestres » (Pootoogook 2004, 82-83).

En 2002, Samonie Toonoo a pour sa part représenté, dans une sculpture intitulée Preacher, un de ces nouveaux missionnaires évangéliques ou pentecôtistes qui arrive dans un village du Grand Nord et prêche avec véhémence. L’artiste explique qu’il l’a représenté pour cela avec un bras levé vers le ciel. Le personnage n’est plus du tout un qallunaaq, même si la robe noire pourrait encore le laisser croire. Son visage est cependant identifiable et il s’agit bien d’un Inuk (Norton and Reading 2005, 50). En 2007, le même artiste a sculpté un Missionary Man qui évoque lui aussi un Oblat en raison de sa robe noire et de son imposante croix (Mantel 2010, 85).

En somme, l’évolution de ces dessins et sculptures traduit bien la christianisation des imaginaires. Dans la production de cet art chrétien par les Inuits, il est probable que les scènes religieuses ne se retrouveront pas en si grand nombre à l’avenir, car la nouvelle génération d’artistes inuits n’a pas connu cette irruption du christianisme ni l’univers chamanique qui le précède. En revanche, la question de l’héritage chamanique et de sa compatibilité avec le christianisme se pose pour les nouvelles générations. La Sedna crucifiée véhicule pourtant quelque chose de plus.

2. La Sedna crucifiée : indice culturel et geste politique ?

Le thème de la crucifixion apparaît comme un grand classique de l’art chrétien. La crucifixion de Jésus sur le Golgotha est d’abord rapportée dans les détails par les quatre évangiles. Pendant longtemps, l’art paléochrétien a évité de la mettre en image, de sorte qu’il faut attendre le ve siècle pour voir émerger les premières représentations connues. Le Christ y apparaît d’abord comme un personnage barbu, vêtu d’un pagne, avec les yeux ouverts. Plus tard, à partir du xie siècle, sous l’effet d’un mouvement de glorification, les représentations perdent leur simplicité et certains détails se modifient. Le Christ commence à être représenté comme un défunt, les yeux fermés et coiffé d’une couronne d’épines. À la fin du Moyen Âge, sa représentation évolue encore et on entre dans ce que les historiens nomment le Christ de pitié, la Pietà. Les siècles suivants voient la scène se complexifier avec la représentation de nouveaux personnages, comme un centurion, des soldats ou l’image de Marie en peine. Faute d’espace, nous n’aborderons pas davantage ici les représentations modernes et contemporaines de la crucifixion d’autant plus qu’elles ne cessent d’évoluer, souvent même vers une symbolique épurée et simplifiée, certaines oeuvres finissant par y supprimer tous les personnages et par confondre tout simplement la croix et la scène de la crucifixion.

Qu’en est-il chez les Inuits ?

Si la Sedna crucifiée de Nasogaluak est une première (les rares crucifixions précédentes mettent en scène le corps du Christ), l’oeuvre présente une crucifixion très sobre, mais complexe. En effet, la figure qui remplace celle de Jésus est la femme de la mer, connue sous le nom de Sedna dans les régions du sud de la Terre de Baffin. C’est par le titre Sedna on Cross, mais aussi par le corps mis en scène, que le spectateur découvre cette substitution. La femme de la mer y est représentée avec ses longs cheveux, les bras étendus, les mains ouvertes et clouées sur la croix. L’artiste a pris soin de mettre en exergue son corps de femme-poisson puisqu’on y aperçoit la partie inférieure représentée sous la forme d’une queue de poisson. Le visage de Sedna a des traits presque masculins, mais la poitrine proéminente rappelle qu’il s’agit d’une femme. Le visage a les yeux ouverts et paraît serein.

Dès 1989, Charlie Ugyuk avait sculpté un chaman portant la croix (Mantel 2010, fig. 168, 169), une scène qui montre bien comment du point de vue des Inuits, le Christ a parfois été considéré comme une sorte de « grand chamane », capable de multiples transformations, de voir les fautes que commettent les humains, mais aussi de guérir et de rétablir l’ordre sociocosmique.

En 2002, Johnnysa Mathewsie avait également réalisé une scène de crucifixion avec une oeuvre intitulée Arctic Christ, mais le jeune artiste s’était montré plus classique. Sa sculpture illustre plutôt l’arrivée d’une nouvelle génération, celle d’artistes inuits qui n’ont pas la même piété que leurs parents, bien au contraire :

I am not really a Christian and do not go to Church, although my mother and father do. I wanted to carve something different, and I had not seen someone do this before. It is an Inuk crucifixion, but I am not making a political or religious statement. I wanted to have Christ in Inuk clothing. It was my first religious piece, and I am very proud of it. I have carved an angel since. I like mixing stones in my carvings and used a piece of the white stone. I put INDI (sic) on the top of the cross because people told me that was always on there. The sculpture means more to me since I saw the movie The Passion of the Christ.

Norton et Reading 2005, 48-49

Comme celle de Nasogaluak, la sculpture de Mathewsie est très expressive. Elle montre la centralité du corps, véritable lieu et opérateur de transformation, un élément qui renvoie directement à l’ontologie animique. Un contraste se dégage aussi entre la tête du Christ, avec sa barbe qui évoque la figure du qallunaaq, et le reste de son corps qui évoque plutôt celui d’un chasseur inuit vêtu de son manteau de fourrure.

Ces représentations appellent plusieurs commentaires.

Elles confirment d’abord la véritable fascination que la croix a pu exercer sur les Inuits. Rose Iqallijuq, une aînée d’Igloolik, rappelle que les tout premiers chrétiens étaient jadis surnommés les Sanningajulirtut, « ceux qui font le signe de croix » (Laugrand 2002). Les missionnaires eux-mêmes ont arboré de nombreuses et imposantes croix à la taille qui ont certainement marqué les imaginaires et la culture visuelle des Inuits.

Les deux oeuvres représentent ensuite un personnage composite ou hybride, puisque dans les deux cas ses attributs appartiennent à différentes catégories : humains/animaux ; qallunaq/inuk, ce qui évoque une figuration animique, la transformation des corps étant omniprésence dans l’univers chamanique (Descola 2010).

En associant le Christ à une femme de la mer mi-humaine mi-animale, les Inuits télescopent donc profondément christianisme et chamanisme. Ils redonnent une place à l’animalité rappelant qu’à l’origine des temps, les animaux étaient eux aussi des humains. Résumons très brièvement, les deux grands mythes dans lesquels intervient la femme de la mer. Le premier récit fait d’elle la mère de tous les humains et des esprits ancestraux (tuniit et ijirait), tandis que le second lui donne le rôle de maîtresse du gibier marin, lequel est issu de son propre corps.

Le premier récit raconte comment une femme, qui ne voulait pas de mari, fut contrainte par son père de s’unir à un chien. Un soir, un homme étrange qui portait sur sa poitrine une amulette faite de crocs de chien entra chez elle et eut avec elle une relation sexuelle. La femme tomba enceinte et après quelque temps donna naissance à des enfants, dont certains avaient une forme humaine et d’autres, canine. Le chien apporta pendant un certain temps de la nourriture envoyée par le père à la famille. Lorsque le père décida toutefois de tuer le chien, personne n’apporta plus de nourriture à la famille qui, isolée sur une île, se mit à craindre la famine. La jeune femme décida alors d’envoyer au loin ses enfants. Elle mit ses enfants-chiens dans la semelle d’une botte, déposa des pailles en guise de mâts et leur annonça : « Vous deviendrez d’habiles fabricants d’armes. » Ils dérivèrent ensuite vers le large. On dit que l’homme blanc (le qallunaaq), est le descendant de ces enfants-chiens. Elle plaça ses enfants nés sous la forme humaine sur un morceau de cuir et les envoya errer sur la terre, ils devinrent, dit-on, les itqilit’t, les Amérindiens. D’autres enfants furent envoyés au nord et devinrent les tuniit tandis que selon d’autres versions encore, des enfants devinrent les ijirait, des esprits invisibles qui prennent la forme de caribous[7].

Le second récit met en scène la même jeune femme. Ici, celle qui ne souhaitait toujours pas se marier finit, par mégarde, par accepter les avances d’un homme qui était en fait un horrible pétrel. Le pétrel l’emmena vers une contrée lointaine et lorsque le père vint la chercher en bateau pour la reprendre, il les prit en chasse, créant avec ses ailes une violente tempête qui mit l’embarcation en danger. Terrorisé, le père lança alors sa fille par-dessus bord. Comme elle se cramponnait au bateau, il lui coupa les doigts au niveau de la première phalange et ceux-ci, tombant dans l’eau, se transformèrent en une multitude de phoques. Comme la jeune femme continuait à se cramponner, le père lui coupa la seconde partie de ses doigts et ceux-ci se changèrent en une autre espèce de phoques. Finalement, comme il lui coupa les dernières phalanges, ces morceaux se transformèrent en morses. La jeune femme coula alors au fond de la mer, où elle devint l’esprit possesseur de la mer et du gibier marin.

Depuis, c’est dans sa demeure sous-marine que doivent donc se rendre les chamans et leurs esprits auxiliaires pour négocier avec elle la fin des intempéries et le relâchement subséquent des animaux qu’elle peut retenir lorsqu’elle se fâche et que les humains ne respectent pas les règles auxquelles ils sont soumis. Ces règles sont multiples, mais elles portent pour la plupart sur des substances à ne pas mélanger — le sang menstruel avec le sang de l’animal, la chair des animaux terrestres avec celle des animaux marins —, comme si le but était de maintenir les cycles séparés.

Ces deux épisodes permettent de dresser plusieurs analogies : l’amputation des mains pour Sedna comme pour le Christ, la descente marine ou l’ascension du Christ, leur renaissance, mais nous préférons insister ici sur une transformation radicale, dans la mesure où la Sedna crucifiée inverse un message constamment réitéré par les tout premiers missionnaires qui, lors de leur arrivée, l’associèrent explicitement à une figure démoniaque (Carpenter 1955). Il n’y a pas si longtemps, des aînés, notamment des anglicans, l’associaient encore à cette figure satanique qu’est Satanasi (Laugrand 1999, 2002). Or, ici, cette association est définitivement ruinée, la femme de la mer devenant au contraire une figure christique.

Aujourd’hui, bien que ces mythes restent connus par les Inuits qui y voient parfois une valeur sociale (Inuaraq 1995), d’autres récits circulent et l’origine des humains comme des gibiers est plus souvent racontée par le biais de récits chrétiens comme celui de la Genèse que par ces mythes. Les animaux sont moins associés à la femme de la mer, mais surtout à Dieu qui les possède : « Animal were made by God to be food for humans », expliquait Rachel Uyarasuk à de jeunes Inuit (Oosten et Laugrand 1999, 126). J’ai également montré ailleurs comment le récit de la Genèse et celui d’Adam et Ève a eu tendance à reléguer au second plan les récits plus anciens des deux premiers humains Aakulugjuusi et Uumarnituq (Laugrand 1999, 2002).

Il n’en demeure pas moins que le schème animique reste largement prégnant dans ces sociétés pour lesquelles la chasse demeure une activité essentielle et à la base de l’identité. J’entends cette notion d’animisme, dans le sens que lui donne Philippe Descola (2005) qui l’oppose au naturalisme, cette cosmologie qui caractérise nos sociétés contemporaines qui, depuis le xvie siècle et la modernité, considèrent en effet à l’inverse des cosmologies animiques, que les humains partagent la même physicalité avec les animaux, mais pas la même intériorité, puisque les humains seraient les seuls à posséder une âme, une capacité réflexive, une culture et une pensée symbolique, etc. Faute de pouvoir élaborer ici sur ce point, rappelons que les Inuits d’aujourd’hui continuent de considérer qu’ils partagent au contraire la même intériorité que les animaux, puisqu’ils peuvent leur parler, que ceux-ci sont dotés d’isuma, d’une capacité de penser, d’une mémoire, d’une capacité de communiquer avec les humains, si bien que seules des physicalités différentes permettent de les distinguer des premiers. Ajoutons à cela qu’en dépit de leur équivalence de statut, les animaux restent pensés comme demeurant au service des humains. Ceux-ci en dépendent pour vivre et se reproduire, mais doivent respecter certaines règles ou accepter de payer le prix de leurs transgressions. Ces règles et injonctions rituelles ont certes largement diminué en nombre avec la conversion au christianisme (voir les rites du siqqitiq), mais elles n’ont pas disparu — et il suffit de sortir à la chasse pour se rendre compte de l’importance de certains gestes. D’autres se sont cependant transformées en des considérations morales du type : « Il faut respecter et ne pas gaspiller la viande du gibier ».

Dans un de ses articles qui confirme l’intérêt et la valeur de l’approche de Philippe Descola (2005) dans son effort à distinguer les cosmologies ou les ontologies, Jean-Pierre Albert (2009, 81-82) a montré avec talent comment la tradition biblique peut aussi se comprendre dans une autre perspective et que la simple vision naturaliste n’en épuise pas le sens. En d’autres termes, certains textes bibliques comportent des éléments qui se rattachent à une perspective analogique et animique dont la présence, dans le judaïsme ancien et diasporique comme dans certains aspects de la pensée chrétienne, a eu plus de poids qu’on ne l’imagine. Claude Lévi-Strauss refusait d’ailleurs d’analyser les textes bibliques en raison de leur matière composite, voyant là une juxtaposition d’unités et de données textuelles si variées et si profondément entremêlées qu’elle rendait l’analyse structurale impraticable. Depuis, d’autres ont relevé le défi avec plus ou moins de succès, mais on continue trop souvent à voir la Bible comme essentiellement naturaliste, les animaux étant présentés comme des êtres inférieurs au service des humains. La situation est bien évidemment beaucoup plus complexe. Jean-Pierre Albert avance avec prudence et ne remet pas en question la part naturaliste de la Bible, mais il relève certaines ambiguïtés, des détails et des passages parfois obscurs qui permettent d’induire la présence d’autres schèmes que celui du naturalisme, notamment les schèmes analogique et animique. L’auteur prend appui sur certaines observations de Mary Douglas qui a repéré comment de nombreux textes du Lévitique proscrivent, par exemple, la cruauté envers les animaux ou leur exploitation abusive, invitant les lecteurs à les traiter avec mansuétude (Albert 2009, 86). Ces orientations apparaissent dans des prescriptions, mais également dans d’autres indices, en particulier dans le texte de la Genèse où, le septième jour, Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image » et pour lequel Albert fait remarquer qu’il associe au principe d’individuation le principe équivalent de la ressemblance qui s’instaure entre créateur et créature : « un principe de similarité qui n’est du reste pas absent des autres actes de la création indirecte : chaque catégorie de vivants est associée de façon au moins métonymique à l’élément qui lui a donné naissance » (Albert 2009, 89). En poursuivant son analyse des récits de la Genèse, Albert identifie alors une pointe d’animisme :

Quant aux animaux, destinés à devenir les compagnons d’un homme encore solitaire, ils sont comme lui « modelés du sol » (2, 19) et, on peut le supposer, animés de la même manière. Mais les animaux s’avèrent des compagnons décevants. D’où la création de la femme, par bouturage, celle-ci étant reconnue semblable matériellement à l’homme originel : « À ce coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! » (2, 23). En quoi ces premiers humains se différencient-ils des animaux ? Comme eux, ils sont nus et n’en ont pas honte […] Au total, ce passage pose avec une assez grande netteté le principe d’une différenciation des physicalités qui concerne les animaux les uns par rapport aux autres et l’homme par rapport à eux, tous étant issus d’une suite d’opérations distinctes de modelage. Bénéficiant d’un même type d’animation, ils ne peuvent se distinguer que par la forme de leur corps.

Albert 2009, 90-91

Cette discontinuité des physicalités étant établie (le souffle divin instituant les différences), il ne reste plus qu’à prouver la continuité des intériorités pour retrouver la cosmologie ou l’ontologie animique telle que la définit Descola. Jean-Pierre Albert (2009, 91) s’y emploie, rappelant avec raison que les animaux édéniques possèdent le droit de parole, comme l’illustre le cas du serpent lors de l’épisode de la chute, serpent dont rien dans le texte n’indique qu’il est une incarnation du démon, mais qui est puni pour avoir péché donc transgressé des règles comme un humain.

Des médiévistes comme Michel Pastoureau (2004) qui a documenté ces procès d’animaux — la truie de Falaise, par exemple — montrent que cet animisme a connu des prolongements jusqu’assez tard dans l’histoire. Hormis les figures bien connues de saint Roch et son chien, de saint François d’Assise, patron des animaux, on peut encore mentionner ce culte au saint Lévrier, si bien documenté par Jean-Claude Schmitt (2004) et qui se prolonge jusque dans les années 1940. Jean-Pierre Albert (2009, 111) se montre plus téméraire encore, citant cet ouvrage un tantinet provocant, mais ô combien révélateur du théologien contemporain Eugene Drewermann qui, en 1992, publiait un traité intitulé De l’immortalité des animaux.

Sans aller plus loin dans la démonstration magistrale que fait Albert et qu’il étaye par des références scripturaires encore plus explicites, qu’il trouve dans l’épisode qui suit le déluge où il identifie un commun principe d’animation aux hommes et aux animaux (Albert 2009, 92-97), il est opportun de se demander si les Inuits n’ont pas, mieux que les modernes, lu et saisi ces nuances et ces passages ? Les aînés connaissent fort bien le Lévitique et à la lumière de l’importance des règles et des injonctions rituelles dans le chamanisme, il ne fait aucun doute que ces règles ont dû capter l’attention de lecteurs qui pouvaient aisément se sentir en terrain connu.

Bien avant les anthropologues, plusieurs missionnaires comme le père Robert Lechat (com. pers. 2013) ont su déceler ces points de jonction entre les traditions inuites et le christianisme, mais la véritable synthèse ne s’est jamais opérée si bien que Lechat appelle à une Église plus ouverte, qui accepte de se remettre en question et soit guidée par un esprit de liberté. Ces missionnaires ont bien vu combien leur Église demeure en quelque sorte toujours prisonnière de son imposant carcan gréco-romain.

Conclusion

Bien sûr, la seule existence de la Sedna crucifiée ne suffit pas à établir la part animique du christianisme. L’oeuvre s’inscrit d’abord dans la continuité d’une christianisation des imaginaires que nous avons décrite en première partie. Elle marque ici peut-être le franchissement d’une nouvelle étape. Mais la crucifixion de Sedna, dont les Inuits considèrent qu’elle est à l’origine des humains et des animaux marins, paraît tout à fait cohérente avec l’ontologie animique des Inuits. Elle l’est aussi avec sa nature polymorphe, cet esprit pouvant apparaître aux humains sous différents aspects, tantôt en humain, tantôt en poisson, de sorte qu’il est souvent difficile de savoir si un non-humain l’incarne ou non. Des témoignages publiés par Rasmussen laissent entendre que dans les années 1920 déjà, la question de l’identité de la femme de la mer faisait l’objet de discussions et de débats interminables parmi les Inuits qui indiquaient qu’elle pouvait aussi bien s’incarner dans Arnaq Pinga (« la femme d’en haut », que l’on nomme plus souvent Havna (« elle, ici en bas »), ou encore dans Hila qui est la même personne que l’on nomme Pinga et qui elle-même correspond à Nuliajuk des Inuits de la côte et donc à Sanna « celle-là » (Rasmussen 1930, 51-56 ; 1932, 72).

On le constate, il semble vain de chercher des catégories bien définies avec une entité comme celle de la femme de la mer. Au contraire, et comme nous le rappelle les artistes qui en multiplient les représentations, cette entité semble marquée par cette capacité à se transformer continuellement, au-delà de toutes les distinctions et des catégories, chaque figure en évoquant une autre ou mettant en valeur une de ses caractéristiques (Laugrand et Oosten 2008).

Les artistes d’aujourd’hui exploitent énormément cette flexibilité et ils représentent la femme de la mer de multiples manières, laissant à chacun le soin de s’interroger. Missionnaires, ethnographes et anthropologues ont longtemps été déroutés par ces combinaisons et ces variations, trop attachés à y chercher des catégories et des essences au lieu de privilégier des relations. Les missionnaires ont aussi diabolisé le personnage. Les premières générations d’Inuits ont souvent endossé cette vision, voyant chez elle une expression de Satanasi. De nos jours, il est cependant tout à fait pensable que cette femme de la mer, largement récupérée par les artistes qu’elle inspire, puisse prendre une tout autre forme, celle du Christ, les combinaisons possibles demeurant nombreuses.

En définitive, cette Sedna crucifiée laisse peut-être entendre que le christianisme doit être dépouillé de son vernis moderne et naturaliste pour s’ancrer dans l’univers des Inuits. Toutes générations confondues, ceux-ci considèrent encore qu’humains et animaux partagent bien des intériorités semblables alors qu’ils se différencient par des corps différents. En cela, cette substitution sur la croix du Christ humain par une femme mi-humaine mi-animale suggère moins le rejet du christianisme que sa profonde incorporation. Les chasseurs inuits considèrent Dieu comme le créateur et le possesseur du gibier (voir la déclaration ci-dessus de Rachel Uyarasuk) et leur respect du monde animal n’a rien à voir avec la deep ecology des environnementalistes radicaux (Laugrand et Oosten 2010). Au contraire, les Inuits entendent bel et bien maintenir leur position de prédateurs face à leurs proies animales, mais à certaines conditions et en respectant certaines règles. La femme de la mer ne saurait être associée à Mère nature, ce concept demeurant étranger à la pensée des Inuits qui savent que tout le territoire est peuplé d’humains et d’autres entités que sont les animaux avec lesquels ils interagissent, sans oublier bien entendu tous ces êtres non sociaux qui échappent aux règles des vivants. En gardant en mémoire la femme de la mer, dont le corps est à l’origine du gibier marin, les Inuits réaffirment donc un idiome ancien en même temps qu’ils relient leurs traditions à celle du christianisme. Ce faisant, ils rappellent qu’on ne saurait réduire ce christianisme à une simple cosmologie naturaliste, dans la mesure où il conserve des éléments animiques. Dans ce contexte, la Sedna crucifiée ne montre pas seulement la capacité des Inuits à développer un art chrétien. Elle indique qu’ils tournent le dos à la logique mimétique pour prendre plus de liberté encore et entrer peut-être dans le processus d’une réelle inculturation susceptible de faire réagir les modernes que nous sommes.