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1. Le choix d’Ézéchiel 16

Cet article s’inscrit dans une démarche relativement originale et l’exercice sur Éz 16 est inédit à plus d’un titre. Plusieurs auteurs ont fait l’exégèse de ce texte d’Ézéchiel mais aucun n’en avait fait jusqu’ici une analyse processuelle. Inédit aussi parce l’analyse processuelle se fait sur un texte discursif du corpus prophétique et représente un volet complémentaire significatif pour l’herméneutique processuelle sur des textes de la Première Alliance[1]. Enfin, l’analyse porte sur tout le chapitre de 63 versets. Ceci a l’avantage d’apporter une quantité appréciable d’éléments utiles et révélateurs qui s’inscrivent dans un ensemble du texte que l’hagiographe voulait complet et cohérent[2].

Éz 16 présente deux particularités qui compliquent à mon avis l’étude, ce qui rehausse le défi herméneutique. D’abord, le texte hébreu recèle une ambiguïté référentielle de la racine znh (se prostituer, prostituée, prostitution)[3], que l’hagiographe semble alimenter en l’associant tout autant à l’idolâtrie avec différents rites cananéens (« hauts lieux », sacrifices d’enfants), qu’aux traités politiques avec les pays voisins (Égypte, Assour et Chaldée), à l’adultère avec l’étranger qui lèse l’époux de « sa propriété », et à la prostitution professionnelle tout à fait légale et relativement acceptée chez les Israélites[4]. Comment expliquer cette ambiguïté sur le thème central du chapitre sinon par l’aménagement d’un fourre-tout qui favoriserait, par l’évocation ambigüe de diverses abominations, la participation des auditeurs à « l’enflure » du péché ? L’autre caractéristique est le langage direct et cru du discours divin qui soulève différents points de vue sinon différents malaises et tollés quant à sa teneur pornographique[5] / on peut penser que c’est là l’explication de l’exclusion systématique de ce chapitre dans la pastorale et la liturgie chrétienne et juive[6]. Pour les auteurs consultés, la forme provocatrice du propos pourrait découler de la réaction outrée du prophète à constater que ses coreligionnaires mettent le blâme du désastre de 597 et de ses suites sur le Dieu d’Israël[7]. C’est ce que le livre d’Ézéchiel s’emploie à déconstruire, pour affirmer au final que le Dieu d’Israël n’a pas abandonné son peuple et qu’il est omnipotent. Cette relative unanimité des auteurs sur le propos, tout autant que le tumulte des débats sur les éléments référentiels culturels et « pornographiques », m’ont stimulé à considérer le texte d’Éz 16 comme « résolument théologique », et à investir la méthodologie herméneutique du professeur David pour sortir des sentiers battus et explorer de nouveaux horizons[8].

2. Méthodologie

J’ai utilisé les outils d’une herméneutique processuelle, que Robert David (2006) a élaborés dans Déli_l’ÉCRITURE. Il faut préciser que l’herméneutique processuelle n’a pas développé de nouvelles méthodes exégétiques à proprement parler ; en conséquence, sa particularité repose sur sa nouvelle perspective plutôt que sur un nouvel outillage processuel d’exégèse. C’est une approche inclusive, ouverte aux méthodes existantes d’exégèse, ainsi qu’à la Tradition. J’ai d’ailleurs abondamment consulté et utilisé les auteurs qui ont travaillé sur Éz 16, notamment dans l’élaboration des clefs d’interprétation avec les études diachroniques, et dans la compréhension de la structure du texte pour les études synchroniques. Cette ouverture, tant sur les méthodes que sur le contexte de l’interprétation, aide à ne pas « forcer » le texte dans le créneau d’une méthode et encourage à en utiliser une autre pour explorer ce qui « échappe » aux précédentes.

L’avantage du canevas de travail que propose Robert David (2006), est qu’il circonscrit les notions de la théologie du procès (Process Theology) dans une application d’éléments clefs sur le texte, en huit étapes :

  1. identifier les personnages littéraires avec leur héritage et leur potentiel :

    soit les entités actuelles qui sont autant « d’occasions d’existence » qui composent l’univers[9],

  2. mettre en évidence la transition de chacune depuis son hier vers son devenir :

    ce qui relève du processus de concrescence, c.-à-d. leur trajectoire d’un instant à l’autre,

  3. préciser les offres de l’Entité Divine et leurs préhensions par les autres entités :

    ce sont les buts initiaux divins et les buts subjectifs des entités,

  4. repérer chez des entités actuelles si elles répètent le passé ou le transforment :

    ce qui invite à considérer les impacts et les conséquences de leur liberté à choisir le conservatisme ou les avancées créatrices, à considérer leur structure d’existence[10],

  5. faire ressortir les propositions du texte au lecteur :

    ce sont les appâts de l’auteur-texte et l’adversion ou l’aversion qu’ils suscitent chez les auditeurs de l’époque et chez le lecteur d’aujourd’hui,

  6. dégager les points de convergence et les divergences entre le texte et le lecteur :

    ce qui permet de réfléchir sur les contrastes entre ces deux acteurs pour faire ressurgir davantage de « possibles », sans nécessairement les éliminer,

  7. cerner les influences individus-collectifs du texte :

    ce qui amène à dégager les éléments de la Tradition des éléments nouveaux,

  8. dé-voiler le Dieu qui se manifeste par cette étude :

    les considérations anthropologiques, cosmologiques et théologiques qui émergent de l’étude.

L’article ne présente pas le détail de cette analyse que j’ai menée systématiquement, mais regroupe les données issues du parcours d’analyse, qui permettront de proposer une interprétation cosmologique, anthropologique et théologique du texte.

Il me faut préciser deux notions clefs de cette méthodologie : les propositions qui émanent du texte, et les contrastes. En herméneutique processuelle, le texte est considéré essentiellement comme des propositions de possibles dans un événement à venir. Ainsi, le texte a un rôle actif, celui d’appâter le lecteur afin qu’il considère ces possibles[11]. Mais le lecteur a lui aussi un rôle actif, celui d’interpréter, justement parce que le texte est analogique, imprécis et chargé-gorgé de sens. Le sens d’un texte ne vient pas de l’auteur, ni du texte, ni du lecteur seuls. C’est un sens qui émerge pour ce lecteur à un moment particulier. La notion des contrastes[12] affirme que les éléments problématiques de la démarche herméneutique ne sont pas écartés, au contraire, ils seront identifiés et exploités pour l’étude. Ces contrastes sont considérés comme des moments catalyseurs produisant du sens alors qu’ils demandent à être explorés, sans pour autant, ici non plus, « forcer le texte » dans un sens ou l’autre puisqu’il est admis que la question puisse rester « ouverte », sans conciliation… pour le moment.

3. L’univers d’Éz 16

Avec le prophète Ézéchiel, nous nous retrouvons au coeur de l’histoire du drame et de l’espoir du Peuple élu. Avec le chapitre 16, nous sommes au coeur du péché d’Israël dénoncé depuis l’Exode et les Prophètes : l’idolâtrie découlant du contact avec les nations et leurs dieux étrangers. Contrairement aux textes prophétiques qui l’ont précédé, Éz 16 n’est pas une semonce adressée à Israël pour qu’il change afin d’éviter le courroux divin, mais une exhortation à accepter le jugement divin dans ce qui viendra. Nous verrons que Dieu, ici, juge avant tout à l’aune d’une alliance qui favorise le devenir et l’accomplissement humains, alors qu’on est porté à voir surtout des châtiments qui vont ramener la femme Jérusalem dans le giron des lois. Dans le chapitre 16 du livre d’Ézéchiel, YHWH reproche à son épouse Jérusalem de s’être conduite comme une prostituée adultère, lui annonce les conséquences qui en découlent, mais l’assure en même temps de sa fidélité éternelle sans attendre qu’elle s’amende. Le contexte historique est clair : alors que les exilés à Babylone se plaignent d’avoir été abandonnés par YHWH, le prophète réplique : c’est Israël qui a brisé l’Alliance[13] ! De prime abord, le ton est sans appel et la virulence du propos refoule l’auditeur vers une cause qui semble entendue d’avance. Se profile déjà ce que l’exégèse traditionnelle a conforté dans une théologie des textes de la Première Alliance, soit celle d’un Dieu omnipotent et omniscient, guidant ultimement le monde vers un achèvement inéluctable qu’Il présidera.

Dans ce qui décrit essentiellement l’expérience matrimoniale entre YHWH et Jérusalem, l’époux divin relate une suite d’évènements contribuant à cerner ce qui fait exister Jérusalem comme épouse, comme prostituée, comme adultère. Ces évènements sont considérés par le procès comme les éléments réels (non identifiables à une substance) qui élaborent l’univers et font exister Jérusalem et YHWH. On dépasse ici les résultats d’une méthode d’analyse pour explorer des données ontologiques qui ressortent du texte. Pour faire comprendre ce qui se passe entre YHWH et son épouse, le texte évoque non pas des entités en soi mais des liens qui se tissent, se défont et se refont, faisant exister une réalité nécessairement en mouvance. De ce point de vue, le texte présente des éléments qui surprennent : un oeil qui s’apitoie (verset 5a) comme s’il avait une autonomie propre, des seins qui se forment et des poils pubiens qui poussent (v. 7e et 7f), qu’on se surprend à penser qu’« ils » auraient pu ne pas se développer (du moins suffisamment), et qui sont liés au fait que Jérusalem devienne nubile et à ce que YHWH la prenne pour épouse. Se révèle alors une cosmologie particulière où il n’existe rien en soi, chaque élément étant constitué des multiples liens qui le créent ; et chaque élément, du plus petit au plus complexe nous dit le procès, que ce soit un souffle, une pierre ou un humain, apporte une spécificité complémentaire à l’univers. Dès lors, l’approche adoptée dans cette étude d’Éz 16 convie à considérer, par exemple, que des seins aient contribué au devenir de Dieu comme époux de Jérusalem… Bref, d’un point de vue métaphysique, on nous invite à considérer l’univers comme un ensemble tissé serré, où tout est nécessairement interrelié et interdépendant.

L’acte de lecture participe à l’élaboration de cet univers tout en liens : le texte d’Éz 16 présente des appâts élaborés par l’auteur afin d’attirer le lecteur vers des propositions à saisir, à discriminer et à faire siennes mais dans une adaptation à ses propres réalités. Dans le procès d’Éz 16 auquel je vous convie dans cet article, il revient à chacun d’accepter ou non les propositions qui seront présentées. Dans une perspective processuelle, cette démarche intime, propre à chacun, fait partie intégrante de l’univers d’Éz 16 et contribue à l’actualisation du cosmos ainsi qu’au devenir et à l’accomplissement de chacun.

4. Le sujet humain dans Éz 16

L’épouse-Jérusalem représente le peuple d’Israël en lien avec YHWH : l’enfant-Jérusalem abandonnée par ses parents (versets 2-3), que YHWH sauve et fait prospérer pour qu’elle devienne grande et nubile (v. 4-8c), la jeune femme-Jérusalem qui devient à YHWH et dont le texte décrira les années de jeunesse heureuses et glorieuses dans un premier temps (v. 8d-14). Puis, la Jérusalem prostituée-idolâtre-adultère (v. 15-35) qui mourra par châtiment divin (v. 36-51) afin que soit rétablie la Jérusalem pardonnée (v. 52-63). Pour l’auditeur d’aujourd’hui, le texte interpelle l’humain à travers la figure de Jérusalem, dans son lien avec Dieu. Il est aussi particulièrement révélateur de la nature humaine et de ses conduites.

Les versets 8-14 illustrent l’accomplissement optimal de Jérusalem quand elle accepte de se lier intimement (mariage) avec YHWH : toujours nue (c.-à-d. sans avenir) et sans vêtement (sans lien avec son univers proche) bien qu’elle soit devenue jeune femme (v. 7g-8c)[14], Dieu s’oblige envers elle (v. 8d-8i), pose des gestes permettant une nouvelle naissance (v. 9), s’acquitte de son engagement d’époux avec ce qu’il a de meilleur (v. 10). Et au final, la pleine réalisation humaine (la beauté / v. 13c) contribuant au devenir des autres éléments de l’univers (la royauté / v. 13d). Nous verrons qu’il en est autrement quand l’épouse choisit de faire confiance à sa beauté (le péché d’orgueil bien connu / v. 15-34) et de rompre son lien avec Dieu. Dans Éz 16, le sujet humain se présente dans sa capacité d’expérimenter, de choisir, de discriminer ; il lui revient de saisir ou de s’approprier les données et les avenues qu’il considère pertinentes pour s’accomplir. Il y a ici l’affirmation d’une responsabilité pleine et entière de son devenir, assimilable à une liberté sans compromis, dans son interdépendance avec les autres composantes tout autour, et avec Dieu[15].

Mais dès ses premiers moments d’existence (v. 3-5), le texte révèle que le poids des origines cananéennes de Jérusalem compromet son devenir :

[…] ton origine et ta naissance sont du pays de Canaan, ton père l’Amorite et ta mère une Hittite. Au jour où il a été fait en sorte que tu naisses, ton cordon n’a pas été coupé, tu n’as pas été rendue lavée [[16]], ni frottée de sel, ni emmaillotée. Aucun oeil ne s’est apitoyé sur toi pour te faire une de ces choses par compassion. Tu as été jetée au champ avec répugnance le jour de ta naissance[17].

Si les héritages du passé s’offrent à l’humain comme une avenue possible à réactualiser parmi d’autres, le texte met en lumière que le sujet humain a tendance à se laisser influencer par ses expériences passées et à les répéter au détriment des nouvelles voies que Dieu lui propose[18] : la Jérusalem rejetée à la naissance par ses parents (v. 4-5), qui, une fois adulte, sacrifiera ses enfants (v. 20-21) ; une épouse qui exècre son mari comme l’a fait sa mère (v. 44-45) ; une femme qui se corrompt comme ses soeurs (v. 46 et ss.). Cette tendance mortifère de répétition, qui ressort de l’analyse du texte, prend valeur de donnée anthropologique fondamentale et agit de façon déterminante dans l’ensemble des actualisations du devenir humain. Par ailleurs, elle met en lumière l’apport spécifique de Dieu qui consiste à proposer du neuf et à favoriser les liens qui créent l’univers : « Vivre se traduirait ainsi par la nouveauté qui domine sur l’habitude. » (David 2006, 137)

5. Le cheminement du sujet humain présomptueux

Ce qui ressort des propositions des versets 15 à 23 associés à l’idolâtrie de l’épouse Jérusalem est l’utilisation perverse (prostitution), c.-à-d. détournée de son sens, par le sujet humain de son lien personnalisé avec Dieu, pour parvenir à ses fins par ailleurs sans valeur et sans avenir (v. 16d). Cette transition dans la déviance de Jérusalem s’est amorcée avec l’orgueil que le sujet humain a éprouvé en s’accomplissant, symbolisé par sa beauté : « Tu as mis à profit ta beauté. Tu t’es prostituée grâce à ta renommée » (v. 15), pervertissant ainsi le lien qu’elle avait établi avec son entourage, soit son renom parmi les nations (v. 14a). Rien n’est épargné, dans l’insistance du texte à montrer le gaspillage des bénéfices du lien avec Dieu, pour nourrir des chimères (les idoles) :

Tu as pris de tes vêtements […] Tu as pris tes bijoux provenant de mon or et de mon argent, tu t’es fabriqué des images de mâle. Tu as forniqué avec elles […] mon huile et mon encens, tu les as placés devant elles. Mon pain que j’avais fait en sorte que tu manges, tu l’as offert comme une odeur d’apaisement […] Tu as pris tes fils et tes filles que tu as enfantés pour moi, tu les as tués pour les sacrifier aux idoles […] Tu as fait en sorte de les brûler »

v. 16-21

Ainsi, à la fin de cet épisode, nous découvrons un des thèmes importants dans Éz 16 sous une formule inédite : ce n’est pas tant ici le reproche du péché d’orgueil qui est mis en évidence (tradition chrétienne), ni l’adultère qui lèse Dieu d’un lien privilégié avec l’humain (tradition juive) mais prioritairement la perversion (prostitution) et l’avilissement (fornication) de ce qui actualise pleinement l’humain, pour son plus grand malheur (dimension mortifère / vs 23) :

Et à cause de toutes tes abominations et de tes fornications, tu ne t’es pas souvenue des jours de ta jeunesse, nue et sans vêtement, te noyant dans ton sang. Alors, après toutes tes méchancetés : Malheur ! Malheur à toi ! […]

Après les projets idolâtres, une seconde séquence (v. 24 à 30) s’amorce avec des projets de prostitution ; puis une troisième suivra (v. 31 à 34) avec la prostituée adultère, toujours sous le signe de la perversion et de l’avilissement, dans une suite d’événements qui se complexifient de plus en plus. Ainsi, les liens s’actualisent non plus dans des accomplissements porteurs de « neuf » pour le sujet humain et son entourage, mais selon une répétition compulsive de concupiscence[19] : une trajectoire de vie qui structure son existence non plus vers une beauté (accomplissement) et une royauté (rayonnement) comme le soulignait le v. 13, mais dans une folie : « Certes, ta raison est en péril ! » (v. 30a).

Tu as fait de ta beauté une abomination. Tu as rendu tes jambes ouvertes à tout passant. Tu as fait en sorte d’intensifier ta fornication […] avec les mâles de l’Égypte, tes voisins aux grands pénis, […] en allant vers les mâles d’Assour […] avec les marchands de Chaldée

v. 25-30

On atteint le fond de cale, le texte insistant explicitement par deux fois (v. 34a et 34c-d), sur un sujet humain qui en arrive même à pervertir la perversion :

À toutes les prostituées, on donne habituellement un cadeau. Mais toi, tu donnes tes cadeaux de ton époux à tous ceux que tu rendais amants (de toi). Tu les soudoyais, pour qu’ils viennent de tout côté vers toi pour forniquer. Tu faisais le contraire des femmes adultères dans tes fornications.

Le texte qui témoigne d’une connaissance et d’une sensibilité remarquables de la conduite humaine déviante, révèle à l’analyse qu’en agissant de la sorte, l’humain contribue au chaos du monde. Les versets 46 à 51 traduisent que c’est au chapitre de l’injustice sociale[20] que se situerait la plus grande abomination du sujet humain, c.-à-d. le sacrilège qui inspire à Dieu le plus d’horreur (v. 50b-c) :

Et ta grande soeur, Samarie […] et ta petite soeur à côté de toi […] Sodome […] Tu as fait en sorte de te corrompre plus qu’elles dans tous tes chemins […] la faute de Sodome, ta soeur arrogante : sa suffisance et son orgueil […] elle n’a pas fait en sorte d’améliorer le sort de l’affligé et du démuni, […] J’ai fait en sorte de les rejeter […] »

À l’origine de cette profanation de ce qui devrait être digne d’un respect absolu, c’est la même confiance arrogante (v. 49b) qui avait présidé au déclenchement des prostitutions au v. 15 et à l’élaboration d’une structure d’existence perverse. Au plan de la cosmologie processuelle, l’interprétation n’en est pas moins grave : le sujet humain contribue ici, comme élément constitutif de l’univers, non seulement à sa propre perte mais à la destruction de ce qui l’entoure[21].

6. Les deux pôles de la nature divine

En suivant le cheminement déviant de l’épouse Jérusalem, le texte révèle certaines émotions vécues par Dieu alors qu’Il décrit ses abominations. Explicitement dans le texte, nous pouvons identifier que YHWH a été « irrité » (v. 26b), et de son aveu même « en colère et jaloux », puis qu’Il en a été « apaisé » (v. 42). On peut repérer aussi d’autres émotions implicites, notamment dans les différentes intonations du texte que rendent les formes exclamatives et interrogatives du discours divin : outré, sans doute, dans le « Tu fus à lui ! » (v. 15d) et le « Était-ce si peu découlant de tes fornications ? » (v. 20d) suivant le sacrifice de ses fils et filles ; désolé et peut-être quelque peu déconcerté de constater au v. 30a que Jérusalem « met sa raison en péril ! ». Certains passages, de par l’intensité de leur contenu, suggèrent une incontournable charge émotive comme aux v. 17a et suivants alors que son épouse ajoute l’insulte à l’injure en utilisant les dons de son époux pour ses fornications. Enfin, comment ne pas comprendre que YHWH ait été séduit, subjugué par Jérusalem alors qu’Il lui dit « Tu étais très très belle » au v. 13c, Dieu se réjouissant d’autant à voir l’humain s’accomplir.

Cette panoplie de sentiments qui habitent Dieu dans différentes situations révèle à la fois que ce dernier est en attente de l’actualisation humaine, et qu’Il réagit à ce que le sujet humain fait advenir pour lui-même et les autres autour : Il n’est pas à distance, pas seulement intéressé mais impliqué jusqu’aux tréfonds de son être, de par son essence même. Si à la première lecture d’Éz 16, nous identifions plutôt un Dieu en colère qui sévit, la progression des sentiments de l’époux divin quand Il voit Jérusalem cheminer vers son anéantissement, dévoile essentiellement un Dieu qui souffre : pour qui cherche à aider l’autre à s’accomplir, le voir se ‘dés-investir’ dans ce qui est sans valeur et sans avenir est particulièrement douloureux… et particulièrement pénible de le voir utiliser ce qu’on lui fournit (vêtements, bijoux, pain, miel : v. 17-21) pour l’actualiser. On découvre alors que le véritable enjeu de l’Alliance pour le sujet humain s’avère être son accomplissement alors qu’on parle le plus souvent de son infidélité envers un « Dieu jaloux ». Ces passages mettent en lumière la nature contingente de Dieu, l’autre pôle le plus souvent voilé derrière le pôle absolu qui prend toute la place quand il est question de Dieu. De ce fait, Dieu se positionne dans le monde comme un élément parmi d’autres qui constituent et élaborent l’univers : Il chemine, évolue, s’accomplit et pour s’actualiser, Il a besoin du monde[22]. Par ailleurs, ce pôle contingent de sa nature divine conserve en lui « la totalité du passé, alors que les entités actuelles temporelles limitées [comme l’humain] ne peuvent rendre compte et préhender […] qu’une infime partie des possibles » (David 2006, 223). Rien n’est perdu, tout est ainsi immortalisé en Dieu.

En ce qui concerne le pôle absolu, le procès propose un rôle divin particulier, essentiel à l’avancée du monde : contenant toutes les potentialités pour actualiser des événements et des liens, Dieu les ordonne en valeur d’accomplissement pour chacun et les propose aux autres constituants de l’univers, ce qui concourt à leur réalisation optimale. Les versets 6-14 illustrent éloquemment ce rôle primordial que joue Dieu dans le devenir de Jérusalem quand elle fait siennes les propositions divines, et s’accomplit dans une avancée créatrice (sa « beauté et royauté » du v. 13c-d) :

Je me suis juré à toi, j’ai fait une alliance avec toi […] Tu es devenue à moi […] J’ai fait en sorte de te vêtir d’habits colorés […] Je t’ai rendu couverte de riches tissus. Je t’ai parée de parures […] J’ai donné un anneau sur ton nez et des anneaux sur tes oreilles et une couronne de splendeur sur ta tête […] Tu étais très très belle. Tu as prospéré en une royauté. Un nom a surgi pour toi parmi les nations avec ta beauté, car elle était parfaite avec ma splendeur que j’avais mise sur toi.

7. Un Dieu qui propose ou qui impose ?

Les versets 15 à 30 montrent par ailleurs que l’humain peut répondre à d’autres appels que ceux du divin (dont à celui de la répétition mortifère), et courir après des chimères. Le texte illustre tout aussi éloquemment que, tout irrité que soit YHWH, l’action divine n’a guère enrayé l’insatiabilité de son épouse, au contraire, et qu’elle n’en fait qu’à sa tête.

Tu as multiplié tes fornications pour faire en sorte que je sois irrité. Et voici, j’ai étendu ma main contre toi. J’ai diminué ton statut. Je t’ai livrée aux filles des Philistins qui t’haïssent […] Tu t’es prostituée en allant vers les mâles d’Assour, insatiable sexuellement. Tu as forniqué avec eux, et encore, tu n’as pas été rassasiée. Tu as fait en sorte de multiplier tes fornications avec les marchands en Chaldée et là encore, tu n’as pas été rassasiée […] Ces agissements sont dignes de la conduite d’une prostituée n’en faisant qu’à sa tête.

v. 26b-30c

La toute-puissance divine trouve ici sa limite dans l’autocréation du sujet humain, mais pourrait se définir autrement, notamment par son inlassable pouvoir de persuasion.

Dieu ne fait pas tout ce qu’il veut, ni ne réussit toujours ce qu’il entreprend. Loin de correspondre à son dessein, l’homme manifeste une résistance, s’oppose et peut finalement refuser de suivre les impulsions divines. Les humains ont le pouvoir de s’opposer à l’action divine, et de lui faire obstacle. Dieu ne contraint pas. Il convainc. La persuasion se caractérise par le fait qu’elle peut échouer.

Gounelle 2000, 163

Le texte évoque explicitement cette façon d’agir divine en utilisant des formes verbales où il faut penser à deux sujets, YHWH et son épouse, interagissant de façon particulière (14 sur 52 verbes où YHWH est le sujet) : la forme verbale hiph’îl qu’il convient de traduire en français par Dieu fait en sorte que les choses arrivent, et la forme pi’elDieu rend l’autre dans un nouvel état. Ainsi, au v. 41c, nous avons la locution verbale « Je ferai en sorte que tu te désistes d’être une prostituée » ; au v. 37d, « je rendrai rassemblés eux [les amants de Jérusalem] de tout autour contre toi »[23]. La formulation ouvre la porte à une action divine à tout le moins modérée, soucieuse d’un « faire ensemble » où l’autre a son mot à dire.

Dans d’autres passages d’Éz 16, il y a certes une notion de coercition divine dans le texte qu’on ne peut écarter et qui se place clairement en porte à faux avec la figure divine que nous venons de définir. Nous repérons spécifiquement cet élément aux v. 27, 38b et 39a : « Et voici, j’ai étendu ma main contre toi. J’ai diminué ton statut. Je t’ai livrée aux filles des Philistins qui t’haïssent […] / […]Je te donnerai un sang de rage et de jalousie / […] Je te livrerai dans leurs mains. »

On y voit Dieu se présenter comme tout-puissant, maître de l’histoire et des nations : l’hagiographe met ici en évidence le recours divin à la menace et au châtiment typique des écritures de la Première Alliance (voir Thiriart 2001), afin de provoquer un revirement salutaire chez ce peuple « à la nuque raide » (Ex 32,9). Dans l’analyse processuelle, ce contraste concernant deux façons d’agir de Dieu appelle l’exégète à élaborer une compréhension, sans pour autant forcer le texte dans un sens ou dans l’autre. À la lueur de ce qui a été élaboré jusqu’ici, il est raisonnable de considérer d’abord que l’appât propositionnel du texte aux auditeurs de l’époque est bien à la mesure de ce que leur terreau culturel permet de faire sens pour eux[24] ; et en cela, le texte témoigne de la détermination de Dieu à actualiser pleinement son rôle primordial dans l’accomplissement du monde, en tenant compte des affinités de ceux à qui il s’adresse. Mais considérant que tous les verbes hébreux des versets du jugement (35 à 42) sont à l’inaccompli et qu’ils s’inscrivent donc dans ce qui va advenir, comme une prophétie, le texte se présente aussi comme une proposition divine à l’humain déviant. Reste à voir comment, au-delà de la virulence du propos, ce qui est proposé à l’humain l’appelle non seulement dans son devenir mais dans son accomplissement.

Le détail de l’analyse du v. 38b montre que le « sang de rage et de jalousie » que YHWH donnerait éventuellement à la Jérusalem prostituée adultère n’est pas le sien : « Je te donnerai un sang de rage et de jalousie »[25]. Le texte ouvre un espace pour proposer que ce « sang » soit ce que la conduite perverse de l’épouse a édifié tout autour et dont YHWH a été le premier atteint (v. 42) conformément à ce que nous avons défini de sa nature contingente. En lien avec ce qu’Odell décrit à la note 13, Jérusalem devient elle-même victime de ce qu’elle a édifié tout autour puisqu’elle devient l’arroseur arrosé de tous les liens pervers tissés avec les autres (amants, passants, époux, filles d’Aram et des Philistins, etc.). Ainsi, Dieu est aussi pris dans le mal (c.-à-d. ce qui conduit à la mort) que nous. Et dans le mal, Dieu doit nécessairement faire ce qu’il fait inlassablement : il crée du neuf, il travaille à ce que le mal devienne occasion de vie : « J’ai dit pour toi dans ton sang : Vis ! » (v. 6).

Dieu ne se résigne pas à sa défaite. Il l’utilise et la transforme en victoire en lui adjoignant des éléments nouveaux, et en créant une synthèse qui les englobe. Il insère les négativités dans un ensemble plus vaste, et leur donne, une valeur positive. Il ne détruit et n’annule rien de ce qui se passe dans le monde, même le mauvais. Il le sauve […] La nature conséquente de Dieu reprend et transforme tout. Elle ne laisse rien perdre. Toutefois, elle ne conserve pas les choses telles quelles. Elle les transfigure.

Gounelle 2000, 164

Dieu fait du neuf avec tout, y compris avec ce qui le désole et l’irrite, il est-devenant ; et le devenir de Dieu ne s’embarrasse pas du passé, ni de rancune, il est déjà dans ce qui se transforme[26].

8. La proposition divine d’un pardon inédit

Alors que les versets 35-42 anticipent la mort du sujet humain pervers, Dieu continue dans les versets qui suivent, de se compromettre vis-à-vis l’humain.

Dieu sauve et pardonne. Son salut consiste en une création nouvelle qui nous transforme, et non en un acte juridique qui nous mettrait en règle avec lui. La fidélité ne consiste pas à répéter des paroles anciennes, et à reproduire des comportements du passé. […] Il ne s’agit pas tant d’apurer un passé que d’ouvrir un avenir.

Gounelle 2000, 161 et 163

Quel est donc cet avenir que Dieu ouvre dans Éz 16 au sujet humain après la ruine à laquelle ce dernier a contribué ? Le jugement divin est essentiellement Dieu dans son rôle de favoriser les liens qui créent les composantes de l’univers et qui se créent entre elles par ces liens. D’une part, Dieu ne peut annihiler les événements que le sujet humain a établis tout autour de lui puisque c’est là que se joue la liberté humaine. D’autre part, Il n’a guère le choix de favoriser à ce que les effets de ces liens s’actualisent puisque c’est là son rôle, même si on a identifié ces effets comme un « sang de rage et de jalousie »[27]. Ce faisant, Dieu s’actualise dans un évènement non pas qui punit l’humain pervers, mais qui l’appelle à répondre de sa conduite, à répondre de sa liberté. « J’ai placé ta conduite sur la tête » (v. 43c), cette volonté divine s’inscrivant dans une visée bien claire : « Moi aussi, je ferai en sorte que tu te désistes (d’être) une prostituée » (v.43c)[28]. Ainsi, le pardon divin s’amorce d’abord par la remise des fautes au fautif, c.-à-d. être mis devant les conséquences néfastes que sa conduite a engendrées (le sang de rage et de jalousie).

Puis, suit une proposition divine qui a des allures d’exhortation alors que Dieu la répètera à plusieurs reprises (v. 52b ; 52f-g ; 54a-b ; 58a ; 61b ; 63b-c) : « Porte ta disgrâce et sois honteuse », une supplique à assumer les conséquences des choix de vie et à se remettre en lien avec les autres éléments de son univers. Le tout en opposition à la suffisance présomptueuse qui a présidé aux prostitutions et aux injustices pires que celles de Sodome (v. 49). Là est le véritable enjeu pour Dieu[29]. Proposition de délivrance éminemment intéressante : il n’y a pas de passe-droit ni de miracle, Dieu encourage et soutient une démarche profondément humaine en respectant jusqu’à son terme le libre arbitre de la personne impliquée dans chaque orientation de sa vie. Dans le cadre d’un retournement ici, le pardon de Dieu est inconditionnel et se manifeste avant tout dans son support envers la personne à assumer ses conduites et leurs conséquences pénibles dans le présent, et à faire sentir ainsi Sa présence auprès d’elle (v. 62) dans ce qui apparait une expérience transformatrice. Ce serait là la puissance créatrice d’un Dieu têtu qui propose inlassablement du neuf (la vie) à partir de ce qui était un héritage et une répétition compulsive mortifères élaborant une structure de vie déviante (v. 63).

Je ferai en sorte d’établir mon alliance avec toi. Tu sauras que je suis le Seigneur. Ainsi cette fois-ci, tu te souviendras. Tu seras honteuse […] à cause du dévoilement de ta disgrâce et du sentiment d’être rendu pardonnée pour tout ce que tu as fait.

La proposition de base qui ressort ainsi de l’analyse du texte trouve ici son aboutissement, et ouvre un avenir plein d’espoir : C’est en assumant pleinement nos cheminements, même les plus aberrants, qu’on se re-lie (pardonné) à Dieu, et qu’on devient disponible à écouter ce qu’Il propose pour notre meilleur devenir.

Nous découvrons ici l’intrication de la responsabilité découlant de la liberté humaine, avec le pardon divin : un mariage humain-divin qui travaille à la transformation créatrice du péché en une occasion d’accomplissement qui favorise la vie dans ce qui allait vers la mort. Le pardon se définit alors avant tout comme une alliance axée sur ce qui devient et non sur le mea culpa d’un passé.