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Le 26 octobre 2019, le pape François clôturait à Rome le Synode sur l’Amazonie. Durant trois semaines, les évêques des neuf conférences épiscopales de la périphérie latino-américaine ont scruté ensemble, avec le successeur de Pierre, de nouveaux chemins pour l’Église comprenant une écologie intégrale pour ce vaste territoire. En faisant écho à « la clameur de la terre et au cri des pauvres », le document final du Synode, approuvé par une large majorité, met en exergue une série de questions ecclésiologiques qui correspondent au chemin parcouru par l’Église du sous-continent.

Particulièrement, il demande d’approfondir la conversion pastorale de cette portion de l’Église en devenant de plus en plus une Église missionnaire, samaritaine, miséricordieuse et solidaire (n° 20-22) ; une Église en dialogue oecuménique et interreligieux (n° 23-25) ; au visage indigène, paysan et afro-descendant (n° 27-28). Les pères synodaux veulent une Église inculturée (n° 51-53), avec une théologie (n° 54) et un rite liturgique propres (n° 116-119). Une Église avec une ministérialité qui correspond à la réalité et aux besoins des communautés locales. À cet effet, le Synode propose l’ordination presbytérale d’hommes mariés (n° 111), la reconnaissance officielle des ministères des laïcs (n° 95-96), spécialement ceux qui sont portés par les femmes (n° 99-102), allant jusqu’à demander de continuer à étudier la possibilité de leur ordination diaconale (n° 103). Le Synode s’est aussi longuement penché sur le besoin de chercher de nouveaux chemins pour une véritable « conversion synodale » de l’Église comprise comme un « horizon de communion et de participation » (n° 86-92 ; 112s).

Sans aucun doute, ce Synode et les nombreuses questions ecclésiologiques soulevées trouvent leur ancrage dans l’histoire postconciliaire de l’Église latino-américaine arrivée à une maturité certaine. Il s’agit d’une vraie décentralisation salutaire, qui a réussi à rester fidèle aux intuitions des pères de l’Église latino-américaine. Ce n’est pas sans importance que le synode a été présidé par un Pape issu de cette tradition.

Dans cet article, on propose un parcours en trois moments, d’abord autour du développement d’une Église au visage latino-américain ; ensuite un examen de l’essai de reprise en main du Vatican ; enfin l’avènement du pape François.

1. Vatican II. Un changement de paradigme ecclésial et la naissance d’une nouvelle conscience ecclésiale en Amérique latine

Depuis le début de l’évangélisation en Amérique latine, plusieurs conciles régionaux visant la concertation pastorale sur le continent ont eu lieu. Ainsi, par exemple, les conciles de Lima (1551) et du Mexique (1555) vont prendre des dispositions en faveur de la défense des Indiens. Néanmoins, la pratique pastorale de l’Église coloniale suivra fondamentalement le modèle ibérique (Dussel 1983, 91-114).

En 1899, le pape Léon XIII convoque à Rome les évêques du continent latino-américain pour un concile plénier dans le but de réorganiser et de revitaliser la vie de l’Église. Les 53 évêques rassemblés ont approuvé un document en quinze titres : la foi et l’Église catholique, les dangers pour la foi, les personnes ecclésiastiques, le culte divin, les sacrements et les sacramentels, la formation du clergé, la vie et l’honnêteté du clergé, l’éducation catholique de la jeunesse, la doctrine chrétienne, la cura animarum et la charité chrétienne, les bénéfices ecclésiastiques, les biens temporels, les choses sacrées, les procès ecclésiastiques, la promulgation et l’exécution des décrets. Les décisions du concile plénier, bien dans l’esprit de l’époque, vont orienter la vie de l’Église du continent jusqu’à Vatican II.

Néanmoins commence le lent tissage d’un réseau continental qui aboutira à la création du Conseil épiscopal latino-américain (CELAM). En 1908 naissent les conférences épiscopales du Mexique et de la Colombie. En 1942, le Secrétariat épiscopal de l’Amérique centrale (SEDAC) voit le jour. En 1945, le Vatican sonde l’épiscopat latino-américain sur l’opportunité d’un nouveau rassemblement continental semblable à celui du concile plénier. En 1952 est fondée la Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB), qui devient un des puissants moteurs de l’Église continentale. Entre les années 1956 et 1959, les autres conférences épiscopales verront le jour. En 1959 est fondée la Confédération latino-américaine de religieux/ses (CLAR).

En 1955, le secrétariat permanent de la CNBB[1] est chargé de l’organisation de la 1re Conférence générale de l’épiscopat latino-américain, qui aura lieu à Rio de Janeiro entre le 25 juillet et le 4 août, avec la participation de 96 évêques. Les principaux sujets de la conférence seront : (1) la pénurie de clergés, les vocations et la formation des séminaristes ; (2) la pastorale sociale : la défense des indigènes, les migrations et la jeunesse ; et (3) quelques pistes pour la pastorale : les évêques vont notamment conseiller la lecture de la Bible et, préalablement, la mise en circulation d’éditions populaires du Texte sacré. De même, on proposera la célébration d’« une journée nationale de la Bible » ainsi que l’organisation de cours bibliques. Cependant, la pastorale proposée ainsi que la théologie sous-jacente à Rio de Janeiro restent marquées par le paradigme ecclésiologique tridentin. Ce sera seulement avec Vatican II qu’une conscience et une identité proprement latino-américaine prendront corps sur le continent.

Il existe un large consensus sur le fait que la contribution majeure de la Conférence de Rio de Janeiro a été la décision de créer le CELAM et ses objectifs : (1) d’étudier les grandes problématiques communes aux églises du continent ; (2) de coordonner les activités pastorales ; et (3) d’organiser les prochaines conférences. La demande de la majorité des évêques de fixer le siège du CELAM à Rome permet bien de saisir la mentalité de l’épiscopat continental. Pourtant, le pape Pie XII a retenu Bogota en Colombie, la proposition de la minorité.

1.1 Les évêques latino-américains au concile Vatican II

La majorité des évêques participant au Concile est héritière du modèle épiscopal et pastoral des conciles de Trente et de Vatican I, où l’Église est conçue comme une sorte de grand diocèse gouverné par le pape et où les évêques représentent et exécutent les directives venues du pouvoir central. Cependant, lors du concile, ils ont pu faire l’expérience de réfléchir ensemble et de discerner l’avenir de l’Église. Ils ont pris conscience de leur coresponsabilité, en tant que successeurs des apôtres, sur l’Église entière (Alberigo, 2001). Cet exercice de collégialité épiscopale a permis l’avènement d’une conscience pastorale et missionnaire semblable à celle de la Pentecôte, quand les premières communautés chrétiennes ont été capables, sous l’impulsion de l’Esprit, de s’ouvrir au monde païen.

La définition de la collégialité a donné un nouvel élan à la vie des Églises locales et au ministère pastoral des évêques. Selon John O’Malley, la conquête de la collégialité, réalisée non sans difficultés ni fortes oppositions de la minorité conciliaire, est une des notes qui définissent l’esprit du Concile (O’Malley 2011, 69). D’après le témoignage de Hélder Câmara, les évêques latino-américains voyaient dans la définition de la collégialité « le point culminant du Concile », qui suffirait à lui seul à justifier la tenue de celui-ci (2007, 298). Pour Mgr Câmara, le fruit naturel de cette idée maîtresse du Concile est le renforcement des conférences épiscopales au niveau national et continental (Câmara 2007, 49, 61 et 261). La pratique postconciliaire sur le continent dévoile, en effet, une conscience et une pratique accrues de la collégialité dans une Église qui se comprend comme étant transversalement synodale.

Pendant le concile, presque 600 évêques latino-américains ont pu profiter du dynamisme du CELAM, fraîchement constitué, avec, à sa tête, des hommes d’une grande lucidité comme Mgr Manuel Larraín et Mgr Hélder Câmara. Majoritairement, les évêques latino-américains ont soutenu, aux côtés des évêques de la majorité, les grands efforts d’aggiornamento conciliaire (Câmara 2007, 577s).

Au début du Concile, le CELAM a facilement réussi à articuler les conférences du continent en vue de constituer rapidement des listes concertées pour la formation des nouvelles commissions. Cette action a permis d’avoir quelques évêques latino-américains dans chacune des commissions, avec un total de 33 élus. Le 28 novembre 1963, lors de la deuxième session, une nouvelle élection, répondant à la demande des pères d’ajouter quelques membres aux commissions en vue d’intégrer d’une façon plus conséquente les sensibilités présentes au Concile, permettra d’augmenter le nombre d’évêques latino-américains à 39.

Au-delà des commissions formelles, la participation des évêques latino-américains s’est cristallisée autour de l’activité de deux groupes informels d’importance : celui de l’Oecuménique aussi appelé la « Conférence des 22 » et celui de l’Église des pauvres, qui mènent souvent des actions ensemble.

1.1.1 L’Oecuménique ou « Conférence des 22 »

Il s’agit du rassemblement des évêques qui se rencontrent régulièrement à la Domus Mariae, lieu de résidence à Rome de la Conférence épiscopale du Brésil (CNBB), et qui deviendra un lieu d’articulation des évêques du monde (Grootars 1998). À l’origine, Mgr Câmara et Mgr Larraín pensaient à une collaboration avec l’Afrique, notamment en mettant en place une articulation CELAM-CELAF, avec l’intention d’encourager les évêques asiatiques à s’articuler de la même façon dans un Conseil Épiscopal pour l’Asie (CELAS). L’Oecuménique constituera une sorte de groupe d’avant-garde lucide et fraternel (Câmara 2007, 510s), représentatif de la majorité conciliaire, autour des grands sujets : la collégialité, la déclaration sur la liberté religieuse et le schéma sur l’Église dans le monde d’aujourd’hui.

1.1.2 Le groupe de l’Église des pauvres

Ce groupe a travaillé inlassablement tout au long du Concile en vue de « libérer l’Église de la richesse » et de concrétiser le souhait du pape Jean XXIII de faire de l’évangélisation des pauvres le centre du Concile (Martinez-Saavedra et Sauvage 2019). Ils sont environ 60 évêques à se rassembler régulièrement au Collège belge. Dans sa contribution ecclésiologique, ce groupe propose une réforme ecclésiale axée sur le retour à la pauvreté et à la simplicité évangélique qui rejoint le souhait du pape Jean de l’Église des pauvres. Un tout nouveau paradigme ecclésial auquel certains textes majeurs du Concile font écho (cf. LG 8 ou GS 1, par exemple).

Ces évêques sont rentrés dans leurs diocèses munis des textes conciliaires, mais, et peut-être surtout, forts d’une expérience d’Église à laquelle ils ne pouvaient pas rester indifférents. Imprégnés du paradigme de « l’Église peuple de Dieu », ouverte sur le monde et consciente de sa vocation de service « spécialement des pauvres et de tous ceux qui souffrent » (GS 1), ils ont la volonté de prendre au sérieux l’appel conciliaire à devenir des Églises adultes (AG).

1.2 De Vatican II à l’Église des pauvres en Amérique latine

En 1966, le CELAM demande au pape la convocation de la IIe Conférence générale en vue de la réception du concile sur le continent. La réunion sera convoquée à Medellín (Colombie), entre le 26 août et le 6 septembre de 1968. Le « petit concile » de Medellín (Scatena 2007, 429-510), intitulé L’Église dans l’actuelle transformation de l’Amérique latine à la lumière du Concile, suscite une véritable conversion pastorale de l’Église sur le continent (Martinez-Saavedra 2011), et fait de lui un évènement qui marque un avant et un après (Comblin 1987). Les conclusions de la IIe Conférence sont devenues une sorte de « symbole », dans le sens des symboles de l’Église ancienne, qui imprègne de son esprit et marque irrévocablement l’après-concile sur le continent. En ce sens, Medellín va au-delà de la simple application et adaptation des grandes lignes conciliaires[2] : il donne naissance à une Église au visage latino-américain qui se laisse évangéliser par les pauvres et dépasse ainsi l’Église de la chrétienté préconciliaire. Si lors du Concile l’Église s’est ouverte au monde et s’est située en servante de l’humanité, à Medellín l’Église latino-américaine s’engage sur un chemin sans retour :

Que le visage d’une Église authentiquement pauvre, missionnaire et pascale, déliée de tout pouvoir temporel et audacieusement engagée dans la libération de tout homme et de tous les hommes, devienne de plus en plus manifeste en Amérique latine.

Document de Medellín, Jeunesse n° 15

Par sa lucidité prophétique, Medellín a ainsi « inauguré une nouvelle période » pour l’Église du continent (Document de Puebla, Message n° 1), à travers la pratique pastorale de milliers de prêtres et de religieuses partout sur le continent ; et elle a été aussi confirmée par le martyre de douze évêques et d’un grand nombre de prêtres et de religieuses, ainsi que d’un très grand nombre de laïcs. Contre vents et marées, le cap tracé à Medellín reste l’horizon du cheminement ecclésial latino-américain, durant lequel la mission est comprise comme l’annonce de la Bonne Nouvelle aux pauvres (Lc 4,18). L’« option pour les pauvres » de Puebla (1979) est devenue « un des traits qui marque le visage de l’Église latino-américaine et des Caraïbes » (Document de Aparecida n° 391).

Cette « option pour les pauvres », est au coeur la théologie de la libération (TdL) ; une théologie qui surgit de la praxis ecclésiale et qui cherche à répondre aux nouvelles questions — sur Dieu, sur le salut et sur l’Église — que cette nouvelle praxis pose à la foi. À partir d’un regard de compassion-miséricorde sur la réalité des crucifiés de l’histoire (Sobrino 1994), la TdL accompagne le processus de discernement spirituel, pastoral et théologique des communautés chrétiennes qui cherchent à scruter la réalité pour y discerner « ce que l’Esprit dit aux Églises » (Ap 2,7). Ce courant libérateur — il se développe avec un grand dynamisme partout sur le continent — rencontre une forte opposition de la part des milieux plus conservateurs, fortement ancrés dans la société latino-américaine et au centre romain. Le conflit ne sera pas mineur (Cheza et coll. 2017, 574-600).

La IVe Conférence générale de l’épiscopat latino-américain à Saint-Domingue (1992) s’est développée dans un contexte ecclésial différent (voir infra). Rome a mis en place une machine bien huilée pour pousser les évêques à rompre avec la tradition inaugurée à Medellín. Par exemple, des 360 participants, un tiers est nommé par Rome, dont le choix s’est porté sur des évêques n’ayant pas été retenus au sein de leurs conférences épiscopales et qui représentent l’aile la plus conservatrice. Un grand nombre d’évêques porteurs des options de Medellín ne sont plus là ; à la suite de la politique de nominations menée par Jean Paul II, un basculement de l’épiscopat s’est opéré vers les options restauratrices pré-vaticanes ; les mesures à l’encontre de la TdL et de la CLAR ont semé le désarroi parmi le secteur plus progressiste des évêques et des théologiens. À ceci s’ajoute la prise en main de la Conférence par la curie romaine et l’interdiction aux évêques de se faire accompagner par des théologiens « suspects » (Brighenti 1993).

Après une éprouvante course aux compromis, les évêques ont réussi à s’arrêter sur un texte final assez inégal, mais pas trop éloigné de la tradition Medellín-Puebla. Le fait que les évêques aient réussi à confirmer l’option pour les pauvres comme intuition fondamentale de la tradition Medellín-Puebla témoigne clairement de la prise de conscience de l’identité de l’Église latino-américaine postconciliaire. Une partie importante des évêques va tout faire en son pouvoir pour assurer la continuité avec les options de Medellín et de Puebla[3]. Des 28 commissions, 23 se sont prononcées pour « l’option pour les pauvres » comme étant l’option prioritaire pour l’Église continentale. Ainsi, malgré toutes les pressions vaticanes, les pasteurs latino-américains ont réussi à sauvegarder leur engagement avec « l’Église pauvre » (Document de Saint-Domingue n° 178b) et à réaffirmer leur option pour les pauvres :

Nous faisons nôtre la clameur des pauvres. Nous assumons avec une force renouvelée l’option préférentielle pour les pauvres, en continuité avec Medellín et Puebla. Cette option, qui n’est en aucun sens exclusive, devra, à l’imitation de Jésus Christ, illuminer toute l’action évangélisatrice.

Document de Saint-Domingue n° 296[4]

Malgré le peu de marge de manoeuvre dont ils disposaient, les pères de la IVe Conférence ont réussi à conjuguer l’idée de la « nouvelle évangélisation » véhiculée par Jean Paul II, à l’option pour les pauvres[5]. Ainsi, en ratifiant l’option pour les pauvres, « ferme et irrévocable » (Document de Saint-Domingue n° 178 ; 296), ils approfondissent la vocation de l’Église continentale en vue d’une véritable évangélisation inculturée. Contrairement au souhait de la faction conservatrice, soit d’imposer la question de l’inculturation comme solution de remplacement à l’option pour les pauvres, les pères de Saint-Domingue ont préféré voir en celle-ci une continuité et un approfondissement du chemin entrepris à Medellín, parce que pour eux : « l’un des buts de l’évangélisation inculturée sera toujours le salut et la libération intégrale d’un peuple » (Document de Saint-Domingue n° 243c).

À la suite du goût amer que la Conférence de Saint-Domingue avait laissé dans la mémoire des épiscopats locaux, beaucoup de pasteurs du continent croyaient fort improbable la réalisation d’une Ve Conférence. Ce malaise venait surtout de deux faits : le premier, l’intervention directe des membres de la Curie Romaine à la IVe Conférence, ce qui a fait dire à certains évêques que Saint-Domingue avait été plutôt une « Conférence pour les évêques » qu’une « Conférence des évêques » latino-américains (Valentini 1993) ; et, le deuxième, l’annonce faite par Jean Paul II que, dorénavant, il y aurait des « synodes continentaux ». Or, la dynamique des synodes aboutit à un document du pape qui peut prendre ou non en considération les « propositions » des évêques. De plus, on devinait bien que la proposition d’un synode continental visait aussi une dilution de l’identité de l’Église latino-américaine se distinguant des puissantes églises de l’Amérique du Nord qui ont une tout autre problématique pastorale. De fait, le synode sur l’Amérique de 1997 insistera fortement sur le slogan « Une seule Amérique, une seule Église ».

Néanmoins, en 2004, la présidence du CELAM demande à Rome de fêter en 2005 les 50 ans du CELAM avec la réalisation d’une Ve Conférence générale. Avant de donner son Placet, le secrétaire d’État, le cardinal Sodano, a consulté les cardinaux latino-américains et les présidents des 22 conférences épiscopales sur le genre d’assemblée que l’on souhaitait : soit une « assemblée élargie du CELAM » ou une « assemblée du Synode des évêques pour l’Amérique latine et les Caraïbes » semblable au Synode pour l’Amérique de l’année 1997, ou encore une « Cinquième Conférence générale ». Soixante-quinze pour cent ont demandé la réalisation d’une Ve Conférence générale. À la même époque, on a demandé qu’elle soit tenue à Quito (Équateur), mais en raison de la santé chancelante du pape, elle a été fixée à Rome. Le pape Benoît XVI, récemment élu, a finalement choisi le sanctuaire d’Aparecida au Brésil.

Après deux années de préparation, marquées par une large participation de toute l’Église continentale des différents niveaux, la Ve Conférence s’est tenue du 13 au 31 mai 2007. Le thème retenu par le Pape a été Disciples et missionnaires de Jésus Christ, pour que nos peuples aient la vie en Lui. Les témoignages des participants illustrent que le climat de la rencontre a été plutôt fraternel. La présidence de la Conférence a contribué à créer cette ambiance, notamment par la transparence des procédures, le respect pour le plenum organe de décision de la Conférence, la valorisation des groupes de travail et des commissions thématiques et l’accueil de toutes les perspectives présentes à Aparecida, même celle des théologiens de la libération groupés autour du collectif Amerindia, admis à participer directement aux travaux[6].

La rencontre s’est ouverte par une série d’exposés prononcés par les plus hauts responsables des dicastères romains : ceux-ci ont plaidé surtout pour une Église qui prend à bras-le-corps le problème du départ massif de catholiques vers des sectes ainsi que la défense des valeurs gravitant autour de la famille, de l’éducation chrétienne et de la défense de la vie « dès sa conception à la mort naturelle », en accentuant les questions sur l’avortement et l’euthanasie. La réintroduction du latin a aussi été demandée par le cardinal Castrillón Hoyos, président de la commission Ecclesia Dei.

Après les exposés des représentants de la Curie romaine, ce fut au tour des 22 présidents des conférences épiscopales de prendre la parole. Majoritairement, ils se sont prononcés sur l’importance, en raison des nouveaux défis continentaux, de rester en continuité avec Vatican II et les Conférences précédentes et la manière dont ils comptaient s’y prendre, soit, de reprendre la méthode voir–juger–agir qui avait été remise en question lors de la Conférence de Saint-Domingue ; de confirmer l’Option préférentielle pour les pauvres en élargissant les « visages » de la pauvreté et de confirmer également les communautés ecclésiales de base (CEBs) comme un don de l’Esprit à l’Église du continent. À plusieurs reprises, les évêques insistent sur l’importance de se situer en continuité avec les Conférences précédentes :

La Ve Conférence générale de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes est un nouveau pas dans le chemin de l’Église, spécialement depuis le Concile Oecuménique Vatican II. Elle poursuit et en même temps récapitule le chemin de fidélité, de renouveau et d’évangélisation de l’Église latino-américaine au service de ses peuples, ce qui a été exprimé en son temps lors des Conférences générales de l’Épiscopat […] En tout cela nous reconnaissons l’action de l’Esprit.

Document d’Aparecida n° 9[7]

Malheureusement, il y a une ombre au tableau, le traitement fait à Rome du document final d’Aparecida. Le document signé par le Pape ne correspondait pas à celui approuvé par la Conférence ; des changements ont été introduits, des changements qui touchent le contenu du document, notamment son ecclésiologie autour des CEBs, tellement importantes pour la consolidation de l’identité de l’Église latino-américaine. Il s’agissait là d’un fait inédit, car les documents conclusifs des conférences précédentes ont toujours été respectés au moment de leur publication officielle. Suite à la forte réaction de la part des théologiens mais aussi des évêques, l’un des présidents de la Ve Conférence, le cardinal primat du Brésil, Geraldo Majella, Archevêque de São Salvador de Bahía a exigé de rétablir le texte original. Le cardinal Errázuriz — qui venait de quitter sa fonction de président du CELAM — a reconnu, dans une déclaration publique, que la responsabilité des changements reposait sur les « collaborateurs directs » du pape au Vatican. Mais, en même temps, il reconnaissait bien sûr au Saint Père le droit d’intervenir dans le texte, vu que l’assemblée des évêques demeurait une entité collégiale cum Petro et sub Petro. Une déclaration dans le même sens a été faite par le nouveau président du CELAM, Monseigneur Raymundo Damasceno.

Après une décennie marquée par le recul de l’Église des pauvres à cause de l’intervention du centre romain, Aparecida est vécue par les pasteurs et les théologiens fidèles à la tradition de Medellín comme la « renaissance d’une espérance » (Amerindia 2008). La Ve Conférence confirme et s’engage à continuer d’être l’Église des pauvres sur le continent :

Nous nous engageons à travailler pour que notre Église latino-américaine et caribéenne continue à être, avec plus de force, compagne de route de nos frères les plus pauvres, y compris jusqu’au martyre. Aujourd’hui, nous voulons ratifier, en lui donnant encore plus de poids, l’option d’amour préférentiel pour les pauvres, proclamée lors des conférences précédentes. Qui dit « préférentielle » dit que cela doit traverser toutes nos structures et priorités pastorales. L’Église latino-américaine est appelée à être sacrement de l’amour, de la solidarité et de la justice parmi nos peuples.

Document d’Aparecida n° 396

1.3 La tradition ecclésiale latino-américaine et la collégialité

Medellín a aussi été très attentif au vécu de la collégialité épiscopale, déclinée au niveau national et continental. Pour les pères de Medellín, les conférences épiscopales sont « l’expression concrète de l’esprit de collégialité inscrit en chaque évêque » (Document de Medellín, Pastorale d’ensemble n° 22). Le ministère épiscopal ne se comprend pas dans sa plénitude si on ne tient pas en compte de cette dimension collégiale, qui implique, par exemple, le développement de la pastorale d’ensemble à tous les niveaux de la vie ecclésiale (Document de Medellín, Pastorale d’ensemble n° 3e ; 22-28). Dans les conclusions de Medellín, il est question à 16 reprises des conférences épiscopales pour souligner leur importance dans les domaines centraux de la vie de l’Église comme la liturgie, et notamment son inculturation : on y demande explicitement que les conférences épiscopales « disposent de plus larges facultés […], afin de pouvoir mieux procéder aux adaptations nécessaires en fonction des exigences de chaque assemblée » (Document de Medellín, Liturgie n° 9-10), de l’engagement social (Document de Medellín, Justice n° 18-19 ; 22), de l’apostolat des laïcs (Document de Medellín, Laïcs n° 19), de l’attention au clergé (Document de Medellín, Prêtres n° 27 ; Formation du clergé n° 28), de la relation avec les religieux (Document de Medellín, Religieux n° 28).

Cette collégialité vécue permettra à l’Église latino-américaine de garder son identité au moment crucial de l’épreuve et de la persécution. D’ailleurs, cet exercice collégial du ministère épiscopal va orienter, réalimenter et fortifier la pratique d’un grand nombre d’évêques latino-américains. Forts de l’assurance magistérielle de leur action collégiale en faveur de l’Église des pauvres et par leur liberté de parole dans la défense des exclus, ils vont devenir les vrais « saints pères de l’Église en Amérique latine » (Comblin 2005)[8].

Aparecida confirme cette dimension collégiale de l’Église latino-américaine qui « se construit comme une communion des Églises particulières » (Document d’Aparecida n° 182). Les différentes structures de coopération qui expriment la sollicitude pastorale pour toutes les Églises — provinces ecclésiastiques, conférences régionales ou autre forme d’association interdiocésaine à l’intérieur de chaque nation ou entre pays d’une même région ou continent — sont saluées comme stimulant avec vigueur les relations de fraternité :

Les évêques, en plus du service de la communion qu’ils rendent dans leurs Églises particulières, exercent cette tâche conjointement avec les autres Églises diocésaines. De cette façon, ils réalisent et manifestent le lien de communion qui les unit entre elles. Cette expérience de communion épiscopale, surtout depuis le Concile Vatican II, doit se comprendre comme une rencontre avec le Christ vivant, présent dans les frères qui sont réunis en son nom. Pour grandir dans cette fraternité et dans la coresponsabilité pastorale, les évêques doivent cultiver la spiritualité de la communion dans le but de faire grandir les liens de collégialité qui les unissent aux autres évêques de leur propre Conférence, mais aussi, avec tout le collège Épiscopal et avec l’Église de Rome, présidée par le successeur de Pierre : cum Petro et sub Petro. Dans la Conférence épiscopale, les évêques trouvent leur espace de discernement solidaire pour les grands problèmes de la société et de l’Église, et le stimulant pour offrir des orientations pastorales qui encouragent les membres du Peuple de Dieu à assumer avec fidélité et décision leur vocation d’être disciples missionnaires.

Document d’Aparecida n° 181

Aparecida salue le CELAM « comme un organisme ecclésial d’aide épiscopale fraternelle dont la préoccupation fondamentale est de collaborer à l’évangélisation du Continent ». Il ne fait aucun doute qu’il s’agit bien d’une revendication et d’une défense de cette importante structure de collégialité, reconnue comme « une instance prophétique » (Document d’Aparecida n° 544), qui leur a permis de vivre la fraternité « entre les évêques du continent », et de produire « une réflexion théologique dans un langage pastoral commun qui favorise la communion et l’échange entre Églises » dont ils se sentent dépositaires et garants (Document d’Aparecida n° 183).

2. La reprise en main par le Vatican : l’Église latino-américaine mise à l’épreuve

Sous le pontificat de Jean-Paul II, on voit apparaître un frein à l’élan de l’Église en Amérique latine. Il y a eu une sorte de reprise en main, dont un aspect central a été la politique romaine envers les conférences épiscopales et les évêques porteurs de l’Église des pauvres. Dans le cas des évêques, cela se révèle par la politique de nomination : au fur et à mesure que les pasteurs de la tradition Medellín-Puebla atteignent la limite d’âge, ils sont systématiquement remplacés par des évêques conservateurs alignés sur Rome et réfractaires aux choix pastoraux de Medellín et Puebla. Ainsi un nombre important des diocèses ont vu arriver à leur tête des évêques qui allaient à l’encontre du chemin parcouru par l’Église locale.

Ce recadrage pastoral mettra l’accent sur la défense de la doctrine traditionnelle, notamment celle qui concerne la morale sexuelle et familiale véhiculée par l’Encyclique Humanae vitae du pape Paul VI : l’adhésion à celle-ci deviendra l’un des critères clés dans l’élection des nouveaux évêques. Dans ce cadre se situe aussi l’intervention dans les séminaires et les centres de formation théologique, qui se voient forcés de fermer leurs portes aux théologiens de la libération et d’exclure de leurs programmes tout contenu apparenté à ce type de réflexion. La suspicion à l’endroit de tout ce qui pourrait constituer un risque de déviation doctrinale, en raison d’une possible infiltration du marxisme, entraîne des incompréhensions qui empêchent le dialogue serein. Les deux Instructions du cardinal Ratzinger sur la TdL d’août 1984 et de mars 1986, ainsi que la rude politique envers la CLAR — sur le point d’être supprimée alors qu’elle avait fait preuve d’une grande fidélité aux options de Medellín (Martinez-Saavedra 2011, 43-57) — s’inscrivent dans ce contexte.

D’autre part, dans son projet pastoral de « nouvelle évangélisation », le pape Jean-Paul II va donner la priorité et son soutien à une série de mouvements plutôt conservateurs qui sont aux antipodes du Concile et des options de la tradition postconciliaire latino-américaine. Cet ensemble de prises de position a permis le renforcement d’un modèle anti-conciliaire qui a réussi, dans la pratique, à faire obstacle à la réception de Vatican II initiée par l’Église latino-américaine. De plus, cette politique d’intervention remplie de soupçons et d’accusations a été une lourde épreuve pour les évêques, les prêtres, les théologiens, les religieuses et les laïcs promoteurs de l’Église des pauvres sur le continent.

Cet essai de reprise en main par le Vatican correspond aussi à un fort centralisme romain qui vient freiner le développement de la collégialité proposée par le Concile, notamment en cherchant à affaiblir les conférences épiscopales. En effet, plutôt que d’avancer dans une dynamique plus synodale, le pape Jean-Paul II entreprend un renforcement du pouvoir de la Curie et limite celui des évêques, notamment en réduisant les possibilités d’action des conférences épiscopales nationales et régionales (Sesboüé 2001)[9]. Le cardinal Ratzinger, en parlant des prétendues dérives libérales du Concile et du « problème des conférences épiscopales », reproche à celles-ci d’aller à l’encontre de la mise en valeur de l’épiscopat opéré au Concile. Pour lui, les conférences épiscopales ne sont pas des organes de décentralisation ou de collégialité elles n’ont, selon lui, aucun fondement ecclésiologique ; leur rôle se limite à celui de simples organes de concertation (Ratzinger 1985, 66s).

En conséquence, les conférences épiscopales et le CELAM, des lieux de débat et de recherche collégiale, sous l’impératif de l’unité de l’Église — trop souvent confondu avec uniformité et obéissance aux directives romaines —, se voient contraints à se faire plus proches de la doctrine et de la pastorale conçues dans les bureaux du Vatican pour toute l’Église (Legrand 2001, 245). Mis en demeure par la parole venant du Saint-Siège, les évêques et leurs différentes instances collégiales auront beaucoup de mal à lui opposer une résistance. Planera sur eux la peur d’être mal compris et d’être accusés à Rome de rompre l’unité et la communion à l’intérieur de l’Église. Certains évêques auront le courage de résister et de garder leur parole prophétique et leur liberté évangélique ; mais le prix à payer a été lourd[10]. Dans ce contexte, certains évêques et certaines conférences ont fait le choix d’un repli tactique afin de sauver au moins une partie du chemin parcouru et dans l’attente de temps meilleurs.

3. L’avènement du pape François et la décentralisation salutaire

Le pape François, grâce à son programme visant à faire de l’Église une « Église pauvre et pour le pauvre », et son souhait d’une « décentralisation salutaire », est en train de déverrouiller la machine mise en branle pour contrecarrer la collégialité voulue par Vatican II. Le pape Bergoglio, un enfant de la tradition postconciliaire latino-américaine, renoue ainsi avec l’esprit du Concile.

Créé cardinal le 21 février 2001, il assume, entre novembre 2005 et novembre 2011, la présidence de la Conférence épiscopale argentine. À ce titre, il participe à la Conférence d’Aparecida où il préside la commission de rédaction. De ce fait, il est l’un des acteurs majeurs de cette Conférence et l’un des grands « architectes » ayant permis que cet événement ecclésial aboutisse à un document final de grande envergure. Nul doute que, pour lui, l’intervention autoritaire dans le Document final de la Ve conférence n’est pas passée inaperçue !

Depuis son élection, le pape François a montré une conception de la papauté bien différente de celle de ses deux prédécesseurs. Dans ses premières prises de parole, il s’est présenté à l’Église universelle comme étant, avant tout, l’évêque de Rome. Comme celui qui préside dans la charité la communion des Églises. C’est comme un serviteur de ses frères dans l’épiscopat qu’il conçoit son ministère pétrinien. Il promeut la collégialité et, par conséquent, une façon de gouverner l’Église qui tient compte des communautés chrétiennes locales éparpillées de par le monde dans les différentes cultures et réalités pastorales.

Du moment que je suis appelé à vivre ce que je demande aux autres, je dois aussi penser à une conversion de la papauté. Il me revient, comme Évêque de Rome, de rester ouvert aux suggestions orientées vers un exercice de mon ministère qui le rende plus fidèle à la signification que Jésus-Christ entend lui donner, et aux nécessités actuelles de l’évangélisation. Le Pape Jean-Paul II demanda d’être aidé pour trouver une « forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission ». Nous avons peu avancé en ce sens. La papauté aussi, et les structures centrales de l’Église universelle, ont besoin d’écouter l’appel à une conversion pastorale. Le Concile Vatican II a affirmé que, d’une manière analogue aux antiques Églises patriarcales, les conférences épiscopales peuvent « contribuer de façons multiples et fécondes à ce que le sentiment collégial se réalise concrètement ». Mais ce souhait ne s’est pas pleinement réalisé, parce que n’a pas encore été suffisamment explicité un statut des conférences épiscopales qui les conçoive comme sujet d’attributions concrètes, y compris une certaine autorité doctrinale authentique. Une excessive centralisation, au lieu d’aider, complique la vie de l’Église et sa dynamique missionnaire.

EG 32

Cette décentralisation de l’Église n’est pas encore suffisamment mise en place. Plusieurs signes et paroles du pape François s’inscrivent dans la dynamique de coresponsabilité de cette Église plus collégiale et plus horizontale : la réforme du Synode des évêques[11] ; la mise en place du Conseil des neuf, puis six, cardinaux ; l’habitude de constamment faire référence, dans son magistère, à l’enseignement des conférences épiscopales[12] ; ses discours aux membres de la curie romaine, où il leur rappelle que leur rôle est de lui prêter main-forte dans l’exercice de son ministère de communion et d’unité, et ce, sans interférer entre le successeur de Pierre et ses frères du collège épiscopal. Sa compréhension du ministère pétrinien montre bien combien son ecclésiologie synodale est plus en syntonie avec Vatican II :

Je ne crois pas qu’on doive attendre du magistère papal une parole définitive ou complète sur toutes les questions qui concernent l’Église et le monde. Il n’est pas opportun que le Pape remplace les Épiscopats locaux dans le discernement de toutes les problématiques qui se présentent sur leurs territoires. En ce sens, je sens la nécessité de progresser dans une « décentralisation » salutaire.

EG 16

Peu à peu, et comme il le peut, il est en train de mettre en place les instruments permettant de réaliser son souhait de progresser sur le chemin d’une « décentralisation salutaire ». Son discours, lors du cinquantième anniversaire de l’institution du Synode des évêques (17 octobre 2015), est un chef-d’oeuvre de synodalité ; il rappelle que « ce qui concerne tout le monde doit être discuté et approuvé par tout le monde » et que la synodalité est constitutive de l’Église :

La synodalité, comme dimension constitutive de l’Église, nous offre le cadre d’interprétation le plus adapté pour comprendre le ministère hiérarchique lui-même. Si nous comprenons que, comme le dit saint Jean Chrysostome, « l’Église et le synode sont synonymes » — parce que l’Église n’est autre que le « marcher ensemble » du troupeau de Dieu sur les sentiers de l’histoire à la rencontre du Christ Seigneur — nous comprenons aussi qu’en son sein personne ne peut être « élevé » au-dessus des autres. Au contraire, il est nécessaire dans l’Église que chacun s’« abaisse » pour se mettre au service des frères tout au long du chemin.

Le Motu proprio Magnum Principium de 2017 rétablissant le droit des conférences épiscopales à veiller sur les adaptations de la liturgie manifeste un autre pas en avant[13] ; tout comme la récente publication de la Commission théologique internationale intitulée La synodalité dans la vie et la mission de l’Église, approuvée à l’unanimité par les membres de la Commission et qui, par la suite, a obtenu l’approbation du pape (2 mars 2018). Le document revient sur les conférences épiscopales qui sont traitées à l’intérieur du « kairos de la synodalité », en appelant à une conversion à la synodalité de l’Église dans son ensemble :

[Les conférences épiscopales] en manifestant la collégialité épiscopale, ont pour objectif principal la coopération entre les évêques pour le bien commun des Églises qui leur sont confiées, au service de la mission dans leurs nations respectives. Leur importance ecclésiologique a été rappelée par le pape François qui a également invité à en étudier les attributions, y compris dans le domaine doctrinal (EG 32). Cet approfondissement doit se faire par une réflexion sur la nature ecclésiologique des conférences épiscopales, leur statut canonique, leurs attributions concrètes en référence à l’exercice de la collégialité épiscopale et à la mise en oeuvre d’une vie synodale mieux articulée au niveau régional. Dans cette perspective, il faut prêter attention aux expériences qui se sont développées durant ces dernières décennies, ainsi qu’aux traditions, à la théologie et au droit des Églises orientales.

n° 89

Le 12 février 2020, l’exhortation post-synodale Querida Amazonia a vu le jour. Fait nouveau : dans l’introduction, qui donne « le sens de l’Exhortation », contrairement à l’habitude, le pape déclare d’emblée qu’il ne prétend « ni remplacer ni répéter » le document final du Synode, mais seulement « fournir un bref cadre de réflexions […] qui aide et oriente vers une réception harmonieuse, créative et fructueuse de tout le chemin synodal » (n.2). Et, il ajoute que son exhortation présente « officiellement » le document final du Synode et que, pour cette raison, il ne le cite pas mais il invite à le « lire intégralement » :

Je veux présenter officiellement ce Document qui nous expose les conclusions du Synode auquel ont collaboré de nombreuses personnes qui connaissent, mieux que moi et que la Curie romaine, la problématique de l’Amazonie, parce qu’elles y vivent, elles y souffrent et elles l’aiment avec passion. J’ai préféré ne pas citer ce Document dans cette Exhortation parce que j’invite à le lire intégralement

n.3

L’invitation à se laisser « enrichir et interpeler » par le synode est fait non seulement à l’Église locale, mais à l’Église universelle et à toutes les « personnes de bonne volonté » (n.4). C’est la mise en oeuvre d’un magistère papal qui correspond au souhait d’une « décentralisation salutaire », dans laquelle le successeur de Pierre confirme ses frères dans la foi.

Conclusion : pour aller de l’avant

Pour l’ecclésiologie du Concile, c’est l’unité dans la diversité des Églises locales qui réalise la catholicité de l’unique Église : « Cette variété des Églises locales montre avec plus d’éclat, par leur convergence dans l’unité, la catholicité de l’Église indivise » (LG 23). Les conséquences pratiques, notamment dans le domaine de la liturgie et de la discipline ecclésiastique, sont énormes. La « catholicité » de l’Église n’est pas synonyme d’uniformité ; les Églises incarnent la foi dans une pluralité rituelle et théologique, disciplinaire et ministérielle, en accueillant la pluralité des cultures et des peuples. C’est dans la réussite de son incarnation multiforme que rayonne la vocation catholique de l’Église. Il s’agit de la naissance de véritables Églises particulières selon le souhait du décret Ad Gentes tout au long de son chapitre III. Et cette démarche revient, « dans le cadre de chaque grand territoire socioculturel », aux conférences épiscopales invitées à « s’unir de manière telle qu’elles puissent, en plein accord et en mettant en commun leurs avis, poursuivre ce projet d’adaptation » (AG 22). Le lien de communion avec Rome qui se concrétise lors des échanges entre les Églises locales, rassemblées en conférences régionales, nationales ou continentales et la curie vaticane, doit contribuer à la réalisation de ce souhait du Concile. En ce sens, l’esprit de collégialité, à la façon des anciens patriarcats[14], doit être gardé et mis en exergue pour la réalisation de la catholicité de l’Église entière.

Vatican II a donné l’élan pour l’émergence d’une nouvelle conscience d’Église en Amérique latine. Le temps postconciliaire a été sur le continent une période d’accouchement non sans douleur d’une Église au visage particulier. Les grandes intuitions et les choix prophétiques de Medellín sur l’Église et sa mission ont ouvert des horizons insoupçonnés pour le vécu collégial du ministère épiscopal et pour la vie de l’Église dans sa catholicité comprise comme unité dans la diversité, ce dont témoigne l’avènement du pape Bergoglio, cet évêque de Rome venu de ce « bout du monde ».

Avec le pape François, nous sommes en train de dépasser une ecclésiologie de chrétienté grâce au paradigme d’une Église de communion et de participation. En ce sens, ce que le Pape dit à propos de l’inculturation dans Evangelii Gaudium, sa feuille de route, peut également s’appliquer à la « décentralisation salutaire » dont il est porteur :

La [décentralisation] ne menace pas l’unité de l’Église… [l’Esprit Saint] construit la communion et l’harmonie du peuple de Dieu… C’est lui qui suscite une grande richesse diversifiée de dons et en même temps construit une unité qui n’est jamais uniformité mais une harmonie multiforme qui attire. L’évangélisation reconnaît avec joie ces multiples richesses que l’Esprit engendre dans l’Église. Ce n’est pas faire justice à la logique de l’incarnation que de penser à un christianisme monoculturel et monocorde.

n° 117