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Le mouvement du hospice care naît dans les années 1970, alors que des soignants se donnent la mission d’adoucir la douleur totale de la personne en fin de vie, comme le propose son initiatrice Cicely Saunders. Se soucier de toute la personne que l’échec des traitements anticancéreux entraîne vers la mort caractérise l’hospitalité offerte par l’ensemble de l’équipe soignante, du médecin au bénévole. Depuis, ce service a pris le nom de soins palliatifs et s’est largement imposé, mais non sans quelques difficultés. La question de la douleur demeure un sujet difficile, suscitant bien des débats. La façon de la maîtriser ne fait pas consensus. C’est dans ce contexte que le concept de souffrance existentielle s’est ajouté au lexique des soins de fin de vie. Mais pourquoi a-t-il fallu créer un nouveau concept ? À quel besoin répondait-il ? Quel enrichissement représentait-il aux yeux des promoteurs du terme ? Tel est le point de départ de la présente réflexion, réflexion qui m’avait été demandée pour le congrès 2019 de l’AQSP (Association québécoise des soins palliatifs).

Au début des années 2000, la question de l’acceptabilité d’une sédation profonde et continue jusqu’au décès, advenant que les douleurs du patient lui soient insupportables, a fait l’objet de réflexions et de débats. En effet, le recours à la sédation palliative pour résoudre la souffrance existentielle ne fait pas l’unanimité. Pour les uns, cette pratique soignante s’impose dans certaines circonstances, de manière à ne pas condamner la personne malade à des souffrances intolérables. Elle est alors considérée comme un moindre mal. Pour d’autres, cette sédation constitue une réponse boiteuse à une véritable situation de détresse profonde, elle appelle d’autres approches. La France connaît des débats particulièrement difficiles à ce propos, l’euthanasie étant interdite en ce pays, le recours à la sédation est la seule option disponible pour alléger des situations terminales intolérables pour les malades (Sainton 2019).

La première partie de l’article présente rapidement l’état actuel du vocabulaire à propos, d’une part, de la souffrance existentielle et, d’autre part, de la sédation palliative. Dans la deuxième partie, je cherche à cerner la notion de douleur totale créée par Cicely Saunders, de même que certaines difficultés que pose sa composante spirituelle. Ces précisions étant faites, la troisième partie tirera, d’une part, les leçons du débat sur la sédation palliative pour raison de détresse existentielle et proposera, d’autre part, quelques orientations en vue de faire de la souffrance existentielle de fin de vie le coeur de l’engagement de tous les intervenants.

1 L’état du vocabulaire

Dans le cadre des soins palliatifs actuels, de quoi parle-t-on lorsqu’il est question de souffrance existentielle et de sédation palliative ? Pour présenter ces termes, je me réfère d’abord à deux revues de littérature sur la question. La première étude (Claessens et al. 2008) porte sur la sédation palliative qui consiste à utiliser des médicaments sédatifs pour soulager des symptômes réfractaires en abaissant le niveau de conscience. Elle examine systématiquement les articles de recherche publiés de 1966 à juin 2007 sur les pratiques de sédation palliative. Un des constats de la recherche concerne la diversité des pratiques et des définitions. Pour les auteurs, le manque de consensus autour de la définition reflète bien la variation des pratiques de sédation palliative. Depuis cette étude, bien que des progrès aient été accomplis — particulièrement en ce qui a trait aux concepts et aux lignes directrices (SFAP 2014 ; CMQ 2016) —, l’absence de consensus demeure toujours d’actualité (Morita et al. 2017 ; Twycross 2017).

La seconde étude s’intéresse à la manière dont la souffrance existentielle des personnes en phase terminale pour qui la vie n’a plus de sens, de but ou d’espoir est discutée dans les soins palliatifs. Ici encore, l’expression est disputée. En vue d’établir un consensus, certains auteurs suggèrent de distinguer le phénomène de détresse existentielle de celui plus général de souffrance existentielle. Le concept de détresse existentielle, une forme particulière de souffrance existentielle, devrait être réservé aux personnes en phase terminale (Schuman-Olivier et al. 2008). De fait, cette orientation est de plus en plus acceptée dans le champ de la médecine palliative (CMQ 2016). Ces remarques de vocabulaire témoignent de la complexité du sujet.

Les auteurs cités plus haut invitent à un travail de précision du vocabulaire. Pour ma part, je considère qu’une question préalable s’impose : pourquoi la situation de souffrance existentielle n’entre-t-elle pas dans l’idée de douleur totale avancée par Cicely Saunders ? Dans cette deuxième partie, je présenterai d’abord le concept de douleur totale, puis certaines difficultés rencontrées lors de sa mise en application en milieu clinique.

2 Prendre soin de la douleur de fin de vie

En 1967, le St Christopher’s Hospice que vient de fonder Cicely Saunders accueille son premier malade. C’est un événement marquant pour les services de santé : la personne mourante est placée au coeur du soin. Si les récents progrès de la médecine permettaient de prolonger la vie des malades, en particulier des patients cancéreux, ces succès n’étaient pas sans inconvénient ; le prolongement se faisait souvent au prix de grandes souffrances physiques et morales. Pour Saunders, reconnaître la mort prochaine de ces personnes devenait un devoir. D’où l’idée de cet hospice qui germait dans son esprit depuis plus d’une dizaine d’années et qui s’affermissait à force de côtoyer des malades en fin de vie. À ce propos, Cicely Saunders écrit que, lorsqu’elle préparait St Christopher’s, une patiente qu’elle admettait à l’hôpital où elle travaillait lui décrivit ainsi l’attitude de ses médecins, de ses voisins et même de sa propre famille : « C’est tellement étrange ; personne ne veut me regarder » (Saunders 1996). En choisissant le terme hospice, Cicely Saunders s’inscrivait dans une longue tradition d’hospitalité et de soins qui remontait déjà au 4e siècle : « À cette époque, les pèlerins et les voyageurs ainsi que les malades et les démunis étaient accueillis. […] Ceux qui avaient besoin de soins devaient être accueillis et servis avec honneur et respect » (Saunders 1996).

St Christopher’s repose sur une philosophie de soins où la personne, parce qu’elle est, compte jusqu’au dernier moment de sa vie (Brignall 2003) et, par conséquent, sa condition nécessite des soins spécialisés inconnus jusqu’alors. Adoucir la condition de toute la personne exige non seulement le soulagement des symptômes douloureux et spécifiques, mais le réconfort des soins globaux répondant aux multiples besoins de l’individu, qu’ils soient physiques, sociaux, psychologiques ou spirituels. Aussi, favoriser la relation avec la famille et les bénévoles, en plus des soignants, constitue un élément essentiel de cette hospitalité (Lindheim 1981). Dans le contexte de ce nouvel hospice, l’enseignement et la recherche cliniques sont tout aussi incontournables que l’environnement de vie favorisant l’activité créatrice de la personne malade (West et al. 2017).

L’expression soins palliatifs apparaît en 1973 lorsque le chirurgien Balfour Mount cherche à introduire le modèle de St Christopher’s dans un grand hôpital général, le Royal Victoria de Montréal. Le rapide succès des soins offerts à l’hospice londonien conduit le médecin montréalais, suivi par bien d’autres soignants, à implanter ce modèle de soulagement de la douleur dans l’hôpital même, lieu de décès de la majorité des citoyens (Mount et al. 2006). Pour lui, le rôle de la médecine ne se limite pas à guérir et à prolonger la vie, mais aussi « à améliorer la situation des personnes pour qui le seul but des traitements consiste maintenant à améliorer la qualité de leur vie » (Mount 1976). Malgré les défis, l’introduction de cette approche à l’hôpital représente une chance immense pour les patients y recevant des soins de fin de vie. La conviction de Mount n’était cependant pas partagée par tous comme le montre un rapport du Sénat du Canada de 2010 (Carstairs 2010). C’est dans ce contexte que le service de soins palliatifs de l’Hôpital Royal Victoria ouvre ses portes en 1975. Dès lors, le concept s’impose.

Que l’engagement ait lieu dans le cadre d’un hospice, d’un hôpital ou même de la maison, les soignants se préoccupent au plus haut point de la nature débilitante et démoralisante de la douleur. Cette dernière se manifeste ainsi parce que ses composantes sont physiques, sociales, psychologiques et spirituelles. D’où le concept de douleur totale, mis de l’avant par Cicely Saunders et maintenant intégré à la définition même des soins palliatifs. L’OMS inclut maintenant dans sa description des soins palliatifs ces différentes composantes de la douleur totale : « Les soins palliatifs cherchent à améliorer la qualité de vie des patients et de leur famille, face aux conséquences d’une maladie potentiellement mortelle, par la prévention et le soulagement de la souffrance, identifiée précocement et évaluée avec précision, ainsi que le traitement de la douleur et des autres problèmes physiques, psychologiques et spirituels qui lui sont liés » (WHO 2002).

Si cette perspective est aujourd’hui reconnue (Bendelow et Williams 1995), elle était à peu près inconnue dans les années 1960. Au cours de cette décennie, Saunders, forte de sa pratique et d’une volonté de faire avancer le savoir sur la douleur, parvient à deux convictions majeures : il faut prescrire des narcotiques dès que l’impose la condition du malade et accorder une attention particulière à la détresse mentale chez les patients mourants (Clark 1999). La définition actuelle de l’International Association for the Study of Pain (IASP) reprend cette perspective : « sensation désagréable et expérience émotionnelle en réponse à une réelle ou potentielle atteinte tissulaire, ou décrite en ces termes » (IASP)[1]. Cette définition de la douleur affirme, avec une remarquable clarté, l’unité de l’être humain : la personne qui souffre de douleurs est touchée dans son être parce qu’elle est touchée dans son corps. Pour Saunders, « il était communément admis que “les sentiments sont des faits dans cette maison” [Saint Joseph’s] » (Saunders 1962).

Ainsi fut esquissé le concept de douleur totale. À ce sujet, Clark fait remarquer : « Les disciplines de la médecine, des soins infirmiers et du travail social, ainsi que l’influence des idées philosophiques, sont identifiables, souvent combinées, dans ses travaux ultérieurs sur les soins palliatifs et particulièrement, comme nous le verrons, dans ses idées relatives au concept de douleur totale » (Clark 1999). Il ajoute que, dans les publications professionnelles de la pionnière des soins palliatifs, « le langage chrétien n’est pas non plus absent » (Clark 1999). Le concept apparaît lié à son histoire de vie.

C’est la raison pour laquelle il est curieux que la douleur totale ne semble pas inclure la souffrance existentielle et qu’il ait fallu ajouter cette dernière lorsqu’il est question de sédation palliative. L’analyse plus précise de l’expression douleur totale et de la compréhension qui s’en dégage peut, en partie du moins, donner quelques éléments de réponse. Cet examen servira de conclusion à la deuxième partie de ce texte.

Durant des siècles, en Occident du moins, le spirituel a été identifié au religieux. Il appartient au monde de l’âme, de la vie religieuse, distinct des réalités du monde sensible. Ainsi, dans les établissements de santé, les soins spirituels relevaient des Églises. Ce n’est plus le cas, la dimension spirituelle ayant acquis un statut distinct, ce qui n’évacue pas nécessairement le religieux du spirituel. Ainsi le terme spirituel comporte de multiples sens, d’où le fréquent manque de clarté à son propos. Dans son article Spiritual Pain paru en 1988, Cicely Saunders se demande vers quoi doit se tourner la personne qui veut être capable de laisser aller sa vie avec un certain degré de paix et de satisfaction, la douleur spirituelle provenant d’un sentiment d’absence de sens et de lien. La façon de trouver cette paix dépendra des différentes sources de l’histoire de cette personne. C’est pourquoi l’auteure ne limite pas son analyse de la composante spirituelle de la douleur au seul angle religieux, bien qu’elle y accorde une place centrale. Ce choix se comprend bien, compte tenu de ses propres valeurs, mais aussi du lien particulier de la culture anglo-saxonne avec le christianisme à la différence du contexte français (Roquebert 2009).

Je me demande parfois si la tendance à amalgamer spirituel et religieux n’a pas conduit de nombreux intervenants de soins palliatifs à ne pas trop savoir comment intégrer le spirituel aux autres besoins reconnus en soins palliatifs. À ce propos, Tanguy Châtel écrivait en 2006 : « Si la souffrance spirituelle du malade en fin de vie est aujourd’hui reconnue par principe, la question de savoir en quoi elle consiste réellement — et donc comment l’accompagner — est encore prudemment évitée et laissée dans une ombre aussi incertaine que confortable » (Châtel 2006). Pour nombre de personnes, la composante spirituelle de la douleur est une autre expression pour dire le religieux avec ses diverses facettes. Le religieux étant ainsi l’objet du spirituel, il devient possible d’intégrer ce dernier aux trois autres éléments. Dans les années 1980-1990, Charles-Henri Rapin, médecin genevois qui s’est démarqué dans le développement des soins palliatifs, faisait parfois la remarque qu’il pourrait se voir refuser des soins palliatifs complets puisqu’il s’opposerait à ce qu’on se préoccupe de sa dimension spirituelle, étant non religieux. Aujourd’hui encore, je constate que, lorsqu’un patient soulève un souci spirituel, les soignants se tournent immédiatement vers le spécialiste qu’est l’intervenant spirituel ou l’aumônier, un tel problème les dépassant. Ce serait donc à cet expert de répondre au besoin spirituel de la personne malade qui, grâce au secours de la religion, pourra retrouver une certaine paix.

Peut-être faut-il pousser plus loin la réflexion ? Cette difficulté à intégrer le spirituel dans la totalité de la douleur que l’équipe cherche à adoucir n’est-elle que la pointe de l’iceberg concernant le défi de la douleur totale ? Cette question me conduit à la troisième partie de ma réflexion qui portera sur le sujet de la souffrance existentielle qui semble déborder le cadre de la douleur totale, et ce, même si la douleur spirituelle est une de ses composantes. Pour débuter cette partie, je pousserai plus loin l’analyse critique du concept de douleur totale déjà commencée à la fin de la partie précédente.

3 La souffrance existentielle

L’interprétation souvent étroite de la composante spirituelle de la douleur totale a sans doute nui à une véritable prise en compte de la souffrance dans les soins palliatifs. En privilégiant la notion de douleur plutôt que celle de souffrance, Cicely Saunders rejoignait les nombreux soignants favorables au soulagement de la douleur, mais perplexes face au spirituel. De plus, la conception de la dimension spirituelle, un élément parmi les 14 besoins fondamentaux de la personne qui sont au coeur d’une des philosophies historiquement importantes des soins infirmiers, facilitait la combinaison du spirituel et du religieux. En effet, Virginia Henderson, la fondatrice de cette philosophie du soin, décrivait ainsi le besoin spirituel : « besoin de pratiquer sa religion et d’agir selon sa conception du bien et du mal » (Henderson 1967). Dans son texte Spiritual Pain, Saunders rejoint cette perspective, tout en reconnaissant la dimension de la recherche de sens (Saunders 1988). Dans une entrevue publiée dans Besoins spirituels, deux médecins belges assimilent les besoins spirituels à la religion : lors de la crise de fin de vie, il importe de prendre en charge cette dimension (Butcher 2016).

Les soignants sont à l’aise dans le monde de l’objectif. La douleur et le spirituel, comme envisagé au paragraphe précédent, sont sur le même pied. Le recours au concept de souffrance fait apparaître une tout autre dimension, celle d’une « souffrance irréductible à toute réponse physiologique, psychologique, ou sociale… » (Roquebert 2009). Dans Le lambeau, Philippe Lançon résume ainsi son expérience de blessé grave et survivant à l’attentat du 7 janvier 2015 contre le journal satirique Charlie Hebdo : « Eux souffraient, je le voyais, mais moi, je ne souffrais pas : j’étais la souffrance » (Lançon 2018). L’expérience de Philippe Lançon rejoint cette phrase de Paul Ricoeur : « Réduit au soi souffrant, je suis plaie vive » (Ricoeur 1994). Tel est le sens premier de souffrance existentielle qui est apparu dans les soins palliatifs au début des années 2000.

L’expression correspond d’ailleurs très bien à la pensée de Paul Ricoeur qui a toujours insisté pour que soient distinguées douleur et souffrance tout en reconnaissant « les hésitations du langage ordinaire : nous parlons de douleur à l’occasion de la perte d’un ami, mais nous déclarons souffrir d’un mal de dents » (Ricoeur 1994). Une fois cette réserve émise, la distinction se décline de la manière suivante : le terme douleur est réservé « à des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier », alors que le terme souffrance exprime « des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement » (Ricoeur 1994). Chapman et Gavrin adoptent un point de vue semblable, cette fois en langage médical : « La douleur est une menace perçue ou une atteinte à l’intégrité biologique. La souffrance est la perception de menace grave ou de dommages à soi-même, et émerge lorsqu’un décalage se crée entre ce que l’on attend de soi et ce que l’on fait ou est » (1999). Ils ajoutent cette remarque importante pour la discussion : « La souffrance est un concept nébuleux pour la plupart des médecins et son lien avec la douleur n’est pas clair » (Chapman et Gavrin 1999). Dans un célèbre article publié en 1982, Eric J. Cassell, médecin de santé publique, écrivait pourtant que « l’obligation médicale de soulager la souffrance humaine remonte à l’antiquité », tout en concédant que la médecine d’aujourd’hui lui accorde peu d’attention (Cassell 1982). À lire le sens des deux termes, on se rend bien compte que la douleur renvoie davantage au monde de la clinique alors que la souffrance s’ancre dans l’expérience humaine du souffrir.

Ces derniers paragraphes ouvrent des pistes intéressantes pour comprendre la naissance de la problématique de la souffrance existentielle et de la sédation terminale. Pour soulager la détresse physique et psychologique de certains patients qui arrivaient en fin de vie, les spécialistes des soins palliatifs ont assez facilement reconnu l’acceptabilité de la sédation palliative (Rodrigues et al 2018), définie comme « l’utilisation de médicaments sédatifs pour soulager des symptômes réfractaires en abaissant le niveau de conscience » (CMQ 2016). Mais qu’en est-il lorsque la personne vit la souffrance, c’est-à-dire sa destruction imminente ou la menace de sa désintégration ? Les événements que vit cette personne menacent alors son intégrité (Cassell 1982). La sédation palliative est-elle appropriée en situation de souffrance existentielle ?

La médecine moderne est mal à l’aise avec le concept de souffrance existentielle, un concept mal pensé qui s’explique autrement. Ne pourrait-il pas s’agir de facteurs psychologiques sous-estimés par les soignants et nommés souffrance existentielle ? Ne s’agirait-il pas d’un pauvre contrôle de la douleur qui conduirait le patient à s’exprimer à travers le langage de la détresse ? La définition de la douleur de l’IASP citée plus haut, n’impliquerait-elle pas que la souffrance existentielle n’a pas à être prise en compte lorsqu’il est question de soulager la douleur (Strang et al. 2004) ? La position prise par le National Ethics Committee of Veterans Health Administration (VHA 2007) est un bel exemple du malaise médical. Il en va de même de l’avis donné par le Council on Ethical and Judicial Affairs de l’AMA (CEJA 2008). Ces prises de position témoignent d’une « vieille distinction médicale dépassée entre l’esprit et le corps » (Cassel et Riche 2010).

Il vaut la peine de se tourner vers les questions discutées par le National Ethics Committee of Veterans Health Administration pour en arriver à refuser la sédation terminale comme une bonne pratique médicale pour un patient en état de souffrance existentielle. Les membres du comité ont soulevé trois questions de nature éthique. La première était la suivante : comment peut-on clairement distinguer la souffrance existentielle des affections psychiatriques traitables, telle la dépression ? En réponse à la question, le comité affirme que la médecine parvient difficilement à déterminer si elle peut nommer souffrance existentielle cette détresse du patient qui naît des pertes irrémédiables causées par la maladie et des agressions au sens de soi. De là, une deuxième question : le soulagement de la souffrance existentielle doit-il être considéré comme un objectif médical majeur qui justifie une sédation palliative ? Même ceux qui répondent par l’affirmative reconnaissent le malaise des praticiens qui y sont favorables lorsque la souffrance existentielle d’un patient n’est pas associée à une détérioration physiologique importante. Pour les opposants, un pareil geste de sédation implique que les praticiens posent des jugements subjectifs concernant le bien-être existentiel des patients ; ils craignent qu’en s’engageant dans cette voie cela ouvre la porte à des abus de sédation palliative qui constitueraient un danger pour la santé des patients. Cette double réponse du comité montre son profond malaise à recourir à la sédation palliative en cas de souffrance existentielle. La question la plus intéressante pour le débat me semble la troisième : les professionnels outrepassent-ils leur rôle s’ils recourent aux médicaments pour traiter semblable souffrance ? Tenter de soulager la souffrance existentielle au moyen d’une intervention clinique spécifique, telle que la sédation palliative, est-elle une activité appropriée pour les professionnels de la santé ? Certains auteurs ont posé la question de manière plus radicale encore : « On peut sérieusement se demander si la médecine devrait s’arroger la tâche d’alléger toutes les souffrances humaines, même en fin de vie » (Snyder et al. 2001), ouvrant ainsi la porte à l’euthanasie. Ces trois questions témoignent d’un conflit latent entre médecine et soins palliatifs, celui-là même auquel Cicely Saunders s’était attaqué avec sa vision de total pain.

Les analyses précédentes montrent que la question de la souffrance déclenche un conflit d’interprétation entre, d’une part, la médecine moderne, demeurée plutôt dualiste malgré l’adoption du modèle biopsychosocial (Engel 1977) et les soins palliatifs à la Cicely Saunders centrés sur l’unité de la personne.

Pour bien comprendre ce conflit, il est éclairant de revenir au « problème spirituel » maintenant reconnu en soins palliatifs (WHO 2002). Comment l’analyser ? Le monde du soin considère désormais le besoin de transcendance comme une caractéristique fondamentale de la personne, d’où le lien avec le religieux. Il y a un risque cependant que cette explication ne puisse rendre compte de l’ampleur du spirituel qui est relégué au même niveau que les autres dimensions habituellement évaluées à l’hôpital. Ainsi bon nombre d’intervenants chercheront à répondre à ce besoin de la personne en fin de vie, par le biais de la religion, naturelle ou surnaturelle, apportant son secours. La foi, la prière, les rites soutiennent et pacifient le patient oppressé par la mort qui vient. Le modèle ici suppose qu’une fois le besoin satisfait, la souffrance s’évanouit. Cette approche du spirituel est aujourd’hui fortement critiquée dans certains milieux, non pas en raison du changement affectant le religieux, mais parce que l’approche par le besoin « risque de réduire le mouvement d’existence à du trop petit, de rester à la surface à l’ici-maintenant, à du trop “ego-centré” » (Terlinden 2016).

Réduire la souffrance à un besoin à satisfaire correspond-il à ce que vit le malade souffrant d’une souffrance existentielle ? Cette souffrance, quelle est-elle ? En raison de la limite de l’approche par les besoins, les auteurs ont recouru à cette expression afin d’exprimer l’expérience de perte, d’annihilation de toute la personne. Cette souffrance n’est pas propre à la personne mourante perdant ses repères, elle est aussi celle de la personne âgée mise à l’écart et qui ne rencontre plus âme qui vive pour partager ses richesses de vie. Cette remarque d’une nonagénaire est particulièrement éclairante à ce sujet : « Je vis, de cela je suis sûre, même si je ne me sens plus tout à fait vivante. » L’enfant et la famille de l’enfant qui reçoit un diagnostic de cancer vivront ce même sentiment de destruction : ils ne savent plus qui ils sont dans l’univers. Ces deux histoires montrent bien que, confronté à la perte de sa vie, c’est tout l’être humain qui est souffrant.

À l’approche de la mort, cette souffrance de la personne risque d’être encore plus tragique puisque tous les efforts déployés pour grandir dans son être au cours de sa vie peuvent apparaître un échec. Cette situation déclenche une réaction de crise, normalement qualifiée de crise psychologique ou traumatique, bien qu’en dernière analyse, il s’agisse d’une crise existentielle profonde (Sand et Strang 2006). Dans un tel contexte, le point de départ de la rencontre des soignants avec un malade n’est pas de déterminer les besoins de cette personne, mais d’accueillir cette personne vulnérable qui fait appel à leur aide pour qu’elle leur indique comment ils peuvent l’aider. La souffrance existentielle transforme l’approche du prendre soin.

Qui est cette personne et comment allons-nous pouvoir l’aider ? Une recherche américaine menée auprès d’équipes interdisciplinaires en soins palliatifs et en gériatrie montre les difficultés de ces équipes à rejoindre les patients souffrants lorsque les membres se transmettent diverses informations spécialisées, mais n’écoutent pas les histoires de ces malades. Au contraire, lorsque tous les membres d’une équipe, y compris les médecins, fondent leur pratique en partageant, en premier lieu, l’histoire psychosociale du patient, la rencontre avec ce dernier est transformée. La pratique de la narration offre à cette équipe un formidable outil de soins à l’égard du patient qui se sent reconnu comme une personne encore vivante (Goldsmith et al. 2010).

Lorsque tous les membres d’une équipe écoutent ensemble les récits de vie des patients, ils ne peuvent que discerner la souffrance existentielle des patients et en faire le coeur du prendre soin. Dans ce contexte où l’enjeu est de soulager la personne dans son intégralité, les médecins ne peuvent plus se couper du phénomène de la souffrance existentielle. Pour en prendre soin, ils doivent, en équipe de soins, réévaluer régulièrement les objectifs de traitement des malades. En ce sens, les équipes doivent, d’une part, apprendre comment leurs patients définissent et expérimentent leurs souffrances et, d’autre part, reconnaître les seuils de tolérance aux sources de la détresse de chaque patient (Fegg et al. 2005). C’est dans ce contexte que chaque professionnel doit situer sa tâche propre. Ainsi, le patient n’est plus seul dans son cheminement. Les liens qu’il tisse avec les personnes qui l’accompagnent peuvent amadouer sa solitude et le soutenir.

La communauté de pratique qui est au coeur des soins palliatifs tels que les envisageait Cicely Saunders me paraît un élément décisif qui transforme le débat concernant l’enjeu de la sédation pour soulager la souffrance existentielle. Depuis quelques années, il est proposé de remplacer l’expression souffrance existentielle par détresse existentielle qui s’appliquerait aux personnes en phase terminale (Schuman-Olivier et al. 2008). Les autorités médicales soutiennent, en effet, qu’il est difficile d’évaluer objectivement ce type de souffrance. En privilégiant le terme de détresse, les médecins se trouvent en territoire familier. La lutte est au coeur de l’imaginaire médical et une crise est un phénomène qui se résout. La souffrance existentielle, ce sentiment accablant d’être coupé de son humanité, rejoint mal la sensibilité médicale, ce qui peut expliquer le malaise d’une partie de la communauté médicale quant à son utilisation. D’où le rôle central de la communauté de pratique qui place la souffrance de mourir au premier plan. La détresse ne serait qu’une forme de souffrance.

Au terme de cette réflexion, il me paraît que le projet initial de Cicely Saunders, c’est-à-dire adoucir la douleur totale de la personne en fin de vie, demeure toujours d’une grande actualité. Ce projet visait à réformer la visée de la médecine en ce qui a trait aux soins à prodiguer à l’approche de la mort. Balfour Mount, animé du même idéal pour l’hôpital moderne, était bien conscient des défis qu’allait rencontrer une telle entreprise. Bien que, depuis lors, des progrès considérables ont été accomplis, la question de la sédation dans le contexte de la souffrance existentielle met en relief les difficultés de la médecine pour être à la hauteur de l’idéal de ces premiers artisans des soins palliatifs. En ce sens, m’inspirant d’un texte de S. Lawrence Librach (Librach 1988), il me paraît préférable d’utiliser l’expression soins palliatifs — exprimant la perspective globale — plutôt que médecine palliative — mettant l’accent sur la spécialité — pour désigner l’accompagnement des personnes en fin de vie et leurs familles.

Préférer l’expression soins palliatifs à médecine palliative ou communauté de pratique à équipe multidisciplinaire n’est pas un caprice, c’est un moyen d’affirmer que la souffrance existentielle de la personne est le coeur du soin. Cette reconnaissance de la souffrance détermine alors toute l’action médicale. Dans ce contexte, l’accompagnement de la personne et l’attention portée à sa condition globale sont des conduites aussi centrales que les autres actions médicales. Nous retrouvons alors l’idée d’hospitalité si chère à Cicely Saunders. En ce sens, le refus du National Ethics Committee of Veterans Health Administration (VHA 2007) d’accepter la sédation palliative dans tout contexte de souffrance existentielle me paraît trop rigide. Selon Schuman-Olivier et ses collègues (2008), les interventions psychothérapeutiques devraient être les réponses les plus appropriées selon les cas. J’ajouterai aussi qu’il en va de même pour les interventions spirituelles. La meilleure communauté de pratique pourrait cependant se retrouver dans des situations où la détresse de la personne qui en est à ses derniers moments ébranle les efforts d’accompagnement et de soutien les plus remarquables. Si la situation d’exception doit être retenue, la condition de souffrance existentielle de la personne en fin de vie doit toujours être le souci premier de toute communauté de soins palliatifs.