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1 Introduction

J’ai eu le privilège de rencontrer et d’écouter Jean-Marc Ela à trois occasions : à l’Université Catholique de Louvain en 1996 lorsqu’il est venu nous dispenser le cours Théologies hors d’Europe ; en 1998, lors d’une conférence qu’il a animée au sein de la même Université après la réception de son titre de Docteur honoris causa à la Katholike Universiteit de Leuven. Il est revenu à l’Université de Louvain en 2001, invité en Belgique pour une série d’interventions aux Grandes Conférences à Bruxelles. Deux choses m’ont frappé :

D’abord, sa verve oratoire dans une grande liberté de pensée et d’expression. Jean-Marc Ela ne savait pas seulement écrire, il savait aussi exprimer oralement sa pensée. Là, je découvrais un intellectuel éminent, de très haut niveau, un penseur et un prêtre convaincu et convaincant. De mémoire, j’ai retenu quelques-unes de ses phrases phares. Il disait par exemple que « si l’Afrique disparaissait, le monde s’en apercevrait à peine », ou encore « le mal africain, c’est le mal des élites africaines qui gouvernent ces pays ». Je l’entends encore tenir courageusement des propos du genre : « Ces gens sont bardés de diplômes. Rentrés au pays, ils ont considéré que le pouvoir était le pouvoir de s’enrichir. Nos ressources ont été pillées par nos gouvernants. Ils ont introduit la violence dans le gouvernement, la corruption dans l’administration et l’injustice dans les tribunaux ». Mais s’il ne ménageait pas ses critiques envers les élites des pays africains, il n’épargnait pas non plus les Occidentaux quand il évoquait par exemple « la puissance prédatrice des pays du Nord ». On ne peut donc pas s’étonner qu’il ait été considéré par le pouvoir camerounais comme un théologien dangereux et qu’il ait été contraint à l’exil quand on sait qu’il s’exprimait sans détour, et que dans le quartier populaire où il prêchait à Yaoundé, il attirait des milliers d’auditeurs à cause de la pertinence de ses propos et de ses prises de position, surtout après l’assassinat du Père Engelbert Mveng. On n’est pas près d’oublier, écrit un doctorant en sociologie, ses homélies du samedi soir à la paroisse de Melen où accouraient même ses étudiants musulmans, munis de leurs blocs-notes, parce que ses homélies étaient des cours de sociologie et de théologie du changement. On a pu dire que l’Abbé Jean-Marc Ela était la science et la dissidence incarnée (Leka Essomba 2008, 6). Ensuite, son traditionnel boubou. On dit qu’il avait la modestie comme principe cardinal de vie. Ainsi était-il toujours vêtu en djellaba sahélienne avec à l’épaule une sacoche de paille. La djellaba est une longue robe portée en Afrique du Nord. Lorsqu’il est venu nous enseigner à l’UCL, j’écrivais mon mémoire de licence (Master) en théologie. Ce mémoire m’a conduit à étudier en profondeur une expérience de lecture de la Bible réalisée par Yves Saoût[1] au Nord Cameroun, expérience que Jean-Marc Ela va prolonger à sa manière. Christian Aurenche que je lisais à cette époque parlait souvent du théologien en boubou (Aurenche 1996). J’étais alors heureux de rencontrer en personne cet homme de conviction, simple, passionné pour l’Afrique et respectueux de ses cultures. C’est justement autour de la passion de ce grand intellectuel pour l’Afrique des villages que j’ai choisi d’articuler ma contribution. Celle-ci examine ce que peut être notre héritage de la théologie et de la pastorale de J.-M. Ela. Dans cette perspective, mes réflexions développeront d’abord le monde d’en bas selon J.-M. Ela. Elles situeront ensuite la foi et la libération dans la christologie de J.-M. Ela avant d’approfondir la théologie sous l’arbre et la pastorale du grenier. Mes réflexions s’achèveront enfin par des perspectives pour l’avenir.

2 Jean-Marc Ela et le monde d’en bas

Il semble important de rappeler même brièvement que le théologien et sociologue camerounais est né le 27 septembre 1936 à Ebolowa au sud du Cameroun. Titulaire de trois doctorats (Théologie, 1969 ; Anthropologie, 1978 ; Sociologie, 1990) obtenus à Strasbourg et à la Sorbonne, Jean-Marc Ela a laissé une oeuvre bibliographique immense avec environ vingt-cinq livres traduits en plusieurs langues. On peut citer parmi les plus emblématiques : Le Cri de l’homme africain. Questions aux chrétiens et aux Églises d’Afrique (1980) ; Ma foi d’Africain (1985) ; Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère (2003). Il a écrit de nombreux articles publiés dans les revues scientifiques les plus cotées. Scientifique fécond et prolifique, il est décédé le 26 décembre 2008 à Vancouver (Canada) à l’âge de 72 ans.

Intellectuel de haut vol intéressé au monde d’en bas ! Pourquoi ? Quel est ce monde ? Le monde d’en bas est celui du petit peuple qui vit généralement en milieu populaire. Il est composé de gens simples, qui ont été formés plus par leur vie ordinaire en famille, au travail, dans la société que par les études. Leur principale référence est l’expérience de leur vécu quotidien (Ela 1998). Ces gens constituent une des sources fondamentales de la théologie de Jean-Marc Ela. Lui-même affirme qu’un des événements « déterminants » qui a fait surgir sa théologie est sa vie au milieu des paysans du Nord-Cameroun où il a vécu une expérience pastorale de quatorze ans avec les Kirdis. Il a partagé avec eux, dans cet endroit frontalier au désert, leur détresse et leur misère causées par des pouvoirs qui oppriment et appauvrissent. Il a vécu la douloureuse situation des milliers de paysans qui sont contraints d’arracher les tiges de mil qui commencent à pousser pour semer le coton qui ne nourrit personne. Il a lutté avec eux pour qu’ils survivent. C’est cette situation qu’il évoque lorsque, dans l’avant-propos de Ma foi d’Africain, il écrit :

Les réflexions que je propose ici sont nées d’une pratique de terrain parmi les paysans affrontés à la famine, à la sécheresse et à la maladie. Longtemps mêlé à la vie des villages, écrasés par le poids de l’injustice et de frustrations profondes, j’étais amené à partager les difficultés et les interrogations des communautés qui s’éveillent à l’écoute de la parole de Dieu […] Au milieu des contraintes diverses et des tensions, des incompréhensions et des menaces, l’Évangile devient une source d’eau vive où nous puisons la force pour marcher en avant. Il éclaire les grandes questions de l’existence et nourrit l’espérance des pauvres. Cette lecture de l’Évangile avec les yeux du petit peuple constitue l’arrière-plan de toute ma réflexion. Ou encore : « Le lieu de naissance des réflexions qui traversent cette étude, ce sont ces villages de plaine ou de montagne où nous allions à pied, avec, comme seul bagage, la natte, la Bible, notre coeur et la passion des pauvres ».

Ela 1985, 19-20

Jean-Marc Ela a laissé une oeuvre monumentale, façonnée par sa triple formation en théologie, en sociologie et en anthropologie. Il est indéniable que sa passion pour les sciences sociales s’enracine dans la même logique de la réflexion théologique. Jean-Marc Ela a su articuler sciences humaines et science théologique pour construire une théologie qui vise à la fois Dieu et l’homme. On ne peut parler de Dieu sans parler de l’homme. En d’autres mots, il n’y a pas de théologie sans anthropologie ou, plus précisément, comme l’affirme Karl Rahner, toute théologie est une anthropologie. Ainsi, faire de la théologie une science de Dieu indépendante de l’intelligence de l’homme, c’est méconnaître l’unité de la Révélation et oublier la signification humaine du mystère chrétien, car « Dieu et l’homme sont liés dans la dynamique de la Révélation [...] Nous ne pouvons donc pas nous dérober à la tâche qui consiste à dégager “l’intention” ou la visée anthropologique qui anime toute théologie digne de ce nom » (Ela 2003, 12-13).

Telle est la manière de faire la théologie que Jean-Marc Ela indique aux chercheurs africains. C’est une démarche qui, soutenue par les sciences humaines, prend en compte la réalité vécue des gens et aide de cette manière le chercheur à ne pas produire une théologie qui se contenterait d’être un simple exercice académique, désincarné, peu significatif parce que déconnecté de la vie. Jean-Marc Ela fait la théologie à partir d’une écoute attentive des questions, des requêtes et des besoins des hommes et des femmes qui formaient les communautés chrétiennes du Nord-Cameroun. En même temps, sa théologie s’appuie sur le fait que le Dieu auquel les Africains croient, celui qui s’est révélé en Jésus-Christ, n’est pas un être abstrait, mais incarné dans une histoire, celle de l’humanité. Cette manière de théologiser constitue un défi important pour la recherche en théologie africaine.

On peut donc comprendre que s’il a choisi d’aller vivre au milieu des petits, des pauvres, des marginalisés, cette option n’était pas un hasard. C’était motivé par la préoccupation de l’intellectuel camerounais de trouver une voie d’inventer des stratégies pour la libération de ces populations laissées pour compte et appauvries.

3 Foi et libération dans la pensée de Jean-Marc Ela

La foi et la libération sont au coeur de la théologie de Jean-Marc Ela. Pour lui, la foi de l’Africain doit se construire et se manifester autour de la question de la libération des pauvres en Afrique. La foi conduit à la libération et celle-ci doit être le reflet permanent et dynamique de la foi. Toutes deux supposent un engagement et une lutte en faveur des opprimés et des marginalisés qui doivent devenir un lieu théologique en Afrique. La raison de tout cela est, selon Jean-Marc Ela, que Dieu révèle toujours à l’homme que son salut est déjà à l’oeuvre bien que sa réalisation en plénitude soit encore à venir. Ainsi, on ne peut pas reléguer le bonheur des hommes, la justice et la liberté dans un au-delà sans lien avec les réalités et les situations du monde présent (Ela 1985, 36-56 ; 136-139 ; 2003, 133-149).

Par une conscientisation à partir de l’Évangile, Jean-Marc Ela a essayé de conduire le monde d’en bas à puiser, pour sa libération, dans ses problèmes de sécheresse, de famine, d’exploitation, de chômage, de santé… – bref, dans sa misère humaine –, l’espérance d’une vie meilleure, la foi en Celui qui est venu pour donner la vie, la vie en abondance (Jn 10, 10). Pour Ela, l’objectif est de redécouvrir le Dieu des pauvres, le Dieu du Magnificat, le Dieu qui libère, par une rupture radicale avec le Dieu dominateur, le Dieu qui écrase (Ela 2003, 224-231). Le Dieu du Magnificat est celui de la théologie africaine. Il se laisse connaître en allant en aide à la veuve et à l’orphelin, on le rencontre sous les traits de l’étranger, de l’affamé, du pauvre, du malade et du prisonnier ; il se laisse toucher par la médiation d’autrui (Mt 25, 35-45). Une lecture attentive de ses écrits permet de percevoir le souci du théologien en boubou de « montrer que la Révélation de Dieu en Jésus-Christ trouve sa pleine signification en Afrique lorsque l’Église fait mémoire de l’Évangile de libération » (Ela 2003,11). Dès lors, ce qui devrait compter pour l’Église d’Afrique aujourd’hui, c’est qu’elle soit réellement un sacrement, un signe de salut.

Ainsi dans son travail ministériel, Jean-Marc Ela s’est-il totalement investi dans une pastorale du salut de l’homme à travers la lecture de la Bible avec les gens simples, l’alphabétisation, la formation des animateurs des communautés. Pour lui, il s’agit d’un nouveau type de présence d’Église à partir d’une expérience évangélique au milieu d’un peuple. Il n’y a là rien à « transplanter ». « Ce qui importe, c’est d’être là et de tenter de vivre en profondeur sa foi parmi les autres croyants, sans cette obsession de bâtir et de remplir les Églises qui tend à absorber les énergies missionnaires » (Ela 2003, 201).

Cette attitude montre qu’il ne suffit pas d’être un bon théologien pour annoncer l’Évangile de façon crédible. Il est important aussi de connaître la réalité du milieu et le cheminement des croyants, et d’en être solidaire. Cela exige un engagement effectif du théologien dans la vie et l’expérience de foi des communautés chrétiennes. En ce sens, J.-M. Ela écrit :

On voit des prêtres parcourir les villages pour donner les sacrements, le plus souvent au plus grand nombre de chrétiens possible. La vie de l’Église est ici essentiellement tournée vers le culte, les dévotions, la morale, le catéchuménat, les sacrements. On trouve rarement les ecclésiastiques parmi les paysans autour des problèmes de leur travail dans les plantations.

Ela 1985, 186

Par sa vie, sa parole et ses écrits, Jean-Marc Ela a milité avec force pour la dignité des laissés-pour-compte, partageant leur détresse, leur misère, et luttant avec eux pour la survie. Il a travaillé pour l’avènement d’un monde politique, économique et social qui repose sur la solidarité et le respect des droits de l’homme. Il rappelle ainsi que sur un continent où l’existence confronte l’Africain à des drames qui exposent constamment sa vie à la mort, le théologien, le pasteur, l’Église doivent se mettre du côté de l’homme, particulièrement de l’opprimé et défendre sa cause. Bref, la science et la théologie de Jean-Marc Ela sont entièrement au service de la vie. Dans cette perspective, le théologien camerounais a proposé des stratégies pour la libération de l’Afrique, notamment la « théologie sous l’arbre » et la « pastorale du grenier ».

4 La « théologie sous l’arbre » et la « pastorale du grenier »

En Afrique, faire de la théologie en lien avec le monde d’en bas, c’est réfléchir sur Dieu, c’est dire Dieu à partir des réalités qui constituent l’essentiel de la vie sur ce continent. C’est faire de la théologie à partir des luttes diverses que mènent les peuples noirs d’Afrique.

La proximité de J.-M. Ela avec l’Afrique d’en bas lui a inspiré une manière pertinente de faire la théologie. C’est « la théologie sous l’arbre », celle qui s’élabore dans le coude à coude fraternel, là où les chrétiens partagent le sort d’un peuple ou d’une communauté qui veut prendre en mains sa destinée et travailler à la transformation de ses conditions de vie. Il s’agit d’une théologie qui « arrache le christianisme à l’insignifiance pour lui rendre sa pertinence dans les lieux de tension où se retrouvent les accoucheurs de l’avenir et les témoins de la liberté » (Assogba 2000, 216-218).

Dans le contexte de misère en Afrique, « la théologie sous l’arbre » veut privilégier un vivre-ensemble de solidarité, de fraternité, de partage. Dans cette perspective, Jean-Marc Ela invite tout théologien à quitter le bureau climatisé pour rejoindre le peuple là où il respire, car la vie donne matière à la théologie. « La théologie sous l’arbre » se comprend finalement comme une démarche, un processus qui fait de la vie quotidienne des personnes le « lieu » même de l’élaboration théologique. Cette théologie veut soutenir et défendre l’espérance des pauvres en Jésus-Christ. Elle est une théologie de la solidarité dont la source se trouve en Jésus-Christ lui-même qui s’est fait solidaire des pauvres en acceptant le bois de la croix. Elle rappelle ainsi non seulement l’arbre de la croix du Christ, mais aussi l’arbre à palabres qui est un symbole, un lieu authentiquement africain de concertation, d’échange et de débat par la parole en groupe (Ela 1985, 215-218).

Le théologien du coude à coude avec les pauvres, avec les sans-dignités, affirme d’ailleurs que sa théologie est née sous l’arbre à palabres dans les montagnes du nord du Cameroun où, les soirs, il se retrouvait avec les paysans et paysannes, pour lire la Bible avec leurs yeux d’Africains (Ela 1985, 19). Cette théologie n’est pas née entre quatre murs de béton (Assogba 2000, 63). Il est vrai de dire que cette théologie est une démarche qui fait de la vie quotidienne des personnes un lieu de réflexion théologique. C’est une relecture de l’Évangile avec les yeux du petit peuple, pour essayer de répondre au « cri de l’homme africain ». Ainsi l’oeuvre de Jean-Marc Ela témoigne-t-elle d’une interaction féconde entre réflexion théologique et expérience de terrain. Autrement dit, si l’érudition de Jean-Marc Ela est impressionnante, sa science n’a rien de livresque ; elle est plutôt le fruit d’une recherche à partir d’une observation participante, d’une immersion dans la vie du peuple. Il semble d’ailleurs que c’est la colère d’une femme kirdi, au cours d’un débat sur Dieu, qui a aidé Jean-Marc Ela à formuler la question fondamentale de sa recherche théologique : « “Dieu, Dieu, et après ? Que signifie Dieu pour les gens qui sont dans les situations de pauvreté, de sécheresse et de famine, d’injustice et d’oppression ?” Depuis cette nuit-là, la colère de la femme kirdi hante toute ma théologie » (Ela 2003, 8).

Cette connexion entre pensée et action éloigne des discussions abstraites et théoriques au profit des questionnements enracinés dans le vécu des sociétés africaines. En accentuant l’importance de la vie quotidienne comme point d’ancrage, point de départ et d’arrivée de sa théologie, notre théologien nous invite à apprendre à réfléchir sur Dieu à partir des tensions, des défis et des urgences réelles de nos milieux : économie, politique, écologie...

Cette manière de théologiser qui prend en compte la vie humaine dans toute sa diversité a conduit le théologien et sociologue en boubou à la « pastorale du grenier », une stratégie pour éduquer les gens simples à se prendre en charge. Cette pastorale est celle qui, à partir de la solidarité avec les pauvres et les opprimés, génère la force provocatrice et libératrice de l’Évangile. En fait, radicalement opposé à la politique de la culture du coton contre celle du mil, une idéologie dangereuse du développement qui affamait le peuple kirdi au profit des nantis, le théologien camerounais a choisi la pastorale du grenier qui conserve la nourriture pour refuser catégoriquement un système qui produisait des greniers vides et donc annonçait la mort. Il écrit ceci :

Quelque part en Afrique noire, des milliers de paysans sont contraints d’arracher les tiges de mil qui commencent à pousser pour semer le coton. Nous sommes à l’entrée du Sahel, dans ces régions tropicales où les producteurs agricoles n’ont qu’une récolte par an, et où la soudure est toujours difficile, livrant les femmes et les enfants à un état de famine chronique.

Ela 1980, 7

Comme Jésus avant lui, Jean-Marc Ela a dénoncé de cette manière l’exploitation des exclus, des pauvres paysans du Nord-Cameroun, exigeant de nouvelles formes de rapport avec ces hommes en lutte contre tout ce qui les empêchait de vivre dignement.

Bref, la théologie de Jean-Marc Ela est une théologie pratique. Elle est une praxis fondamentalement engagée et engageante au service de la vie quotidienne en Afrique. Il convient d’essayer maintenant de décrypter les appels concrets que le théologien camerounais adresse aux Africains aujourd’hui.

5 Quelles leçons pour l’avenir ?

De l’oeuvre de Jean-Marc Ela, notamment de sa prise en compte du monde d’en bas, nous pouvons tirer un certain nombre d’exigences et de conséquences pour la théologie et la pastorale en Afrique. Je voudrais en évoquer quelques-unes ici :

– D’abord un appel à découvrir et à faire découvrir celui qu’il appelle le vrai Dieu, le Dieu du Magnificat, qui n’est pas un Dieu neutre, mais qui prend la défense de l’opprimé, qui s’indigne quand la vie humaine est menacée, qui proteste face à une situation qui ne correspond pas à sa volonté. Ce Dieu « renverse les puissants de leurs trônes, et élève les humbles » (Lc 1, 52). Ce sont cette théologie et cette pastorale qui sont capables de révéler que Dieu fait signe à chacun de nous dans ses rencontres avec ses frères et soeurs en détresse.

– Ensuite, l’exigence de recentrer la théologie et la pastorale autour des questions et des défis majeurs qui se posent à l’Africain aujourd’hui. La théologie africaine interrogera donc l’Écriture et la Tradition à partir du décryptage de « la banalité africaine », « à partir d’une expérience d’écoute des questions et des besoins des hommes et des femmes d’Afrique » (Ela 2003, 14). Pour les théologiens et les agents pastoraux, l’attitude qu’il convient d’adopter consiste à renoncer à observer passivement les scènes horribles, les injustices, les maux qui déchirent et déshumanisent le quotidien des peuples africains. Car exercer la fonction théologique ou pastorale ne constitue pas seulement un jeu académique abstrait, il s’agit aussi d’un itinéraire spirituel qui conduit à un face-à-face avec des personnes vivantes. Jean-Marc Ela engage les Africains à une théologie et à une pastorale du changement et de la responsabilité du peuple : il s’agit d’abord d’une prise de conscience par le peuple de sa misère injuste ; ensuite, d’un engagement responsable à transformer ses conditions de vie. Ici, la théologie et la pastorale auront comme tâche d’aider les populations à se réveiller, à s’indigner, à se révolter, à s’insurger contre leur situation dégradante pour la changer effectivement.

– En outre, l’urgence d’opter pour une recherche théologique et pastorale porteuse d’espérance pour les pauvres d’Afrique. En effet, personne n’ignore que le drame de notre temps, c’est que nous vivons dans un monde devenu une espèce de jungle globale où les plus forts écrasent les plus faibles. Nos Églises, nos communautés chrétiennes et humaines sont invitées par l’Évangile à être humbles, évangélisatrices, libérées, c’est-à-dire disposées à se débarrasser de tout triomphalisme ; à écouter Dieu en assumant les questions qui viennent ou que posent les enfants de la rue, les pauvres, les exclus, les défavorisés (cf. Mt 25). Concrètement, le théologien et le pasteur doivent devenir inventifs en créant des mécanismes qui peuvent aider les populations africaines à marcher véritablement sur leurs propres pieds au lieu de les maintenir dans la dépendance. Dans ce contexte, l’annonce authentique de l’amour de Dieu à l’homme, l’annonce radicale de la fraternité et de l’égalité entre les hommes doit faire percevoir aux pauvres et leur faire prendre conscience que la situation dans laquelle ils se trouvent est contraire à l’Évangile. Cette prise de conscience pourrait les éveiller à rechercher eux-mêmes les changements à apporter dans leurs manières d’être et de faire dans le monde. C’est dire qu’avec le Christ ressuscité, les Africains doivent travailler à leur propre résurrection, c’est-à-dire devenir des agents efficaces de leur propre transformation. Dans le travail d’évangélisation, il s’agira de passer d’une politique d’assistance à une démarche de promotion humaine.

– Enfin, Jean-Marc Ela invite à passer d’une pastorale d’institution à une pastorale de solidarité et de présence prophétique assurée par des individus ou de petites communautés. Une telle pastorale aura comme perspective que c’est à l’intérieur de la réalité africaine (sociale, politique, économique, culturelle…) que les peuples du Continent noir doivent chercher et apprendre à dire Dieu et son projet salvifique en Jésus-Christ. C’est toute une conception de Dieu et de l’homme qui doit être mise en oeuvre. Car l’Évangile a beaucoup à dire et à éveiller dans nos pays assoiffés de dignité humaine. Pour cette raison et comme le souligne Jean-Marc Ela :

Il n’est plus possible de lire la Bible en Afrique du haut de la chaire sans se mettre à l’écoute de ce qui se dit de Dieu quand les affamés et les exclus se mettent à parler [...] Il faut renoncer à tous les discours prononcés d’en haut pour permettre à notre peuple de trouver le sens de la foi, là où il affronte les forces de la mort. (Ela 1985, 163)

6 En guise de conclusion

Jean-Marc Ela a enseigné dans les amphithéâtres comme sous l’arbre. Sa science est profondément humaine et fondamentalement humanisante. Sinon comment travailler à la libération de l’homme qu’on ne connaît pas ? Comment annoncer l’Évangile à l’homme qu’on ignore ? Comment changer les conditions de vie de l’homme qu’on ne comprend pas ? Il s’agit là d’un immense service qu’il a rendu et qu’il continuera de rendre à la science et à l’homme.

Les préoccupations théologiques et pastorales majeures qui ont animé la recherche, l’enseignement et l’apostolat de Jean-Marc Ela demeurent actuelles. Aussi longtemps que « le cri de l’homme africain » n’aura pas trouvé la réponse de vrais témoins du « Dieu qui libère », le théologien africain ne doit pas arrêter de réfléchir sur les questions que pose le christianisme africain en articulation avec la vie. Il devra valoriser l’interdisciplinarité. En ce sens, le « théologien et sociologue en boubou » a ouvert un champ que les chercheurs devront labourer pour prolonger et approfondir en des termes nouveaux les divers thèmes qu’il a étudiés depuis la publication de ses premiers ouvrages (Soede 2009, 101).

En somme, la contribution théologique de Jean-Marc Ela déborde le cadre de l’Afrique. Son immense culture, sa connaissance des problèmes du monde et sa maîtrise des dossiers brûlants de la théologie chrétienne imposent son entreprise à l’attention de toutes les Églises. On retiendra surtout, en Afrique et ailleurs, deux conditions indispensables pour que le Règne de Dieu soit annoncé et commence à prendre corps dans le monde : la relecture critique de l’Écriture et de la Tradition des Pères à partir des questions, des angoisses et des espoirs des hommes et des femmes de son temps, et le témoignage d’une vie de foi profondément marquée par l’Évangile en faveur de la libération des pauvres.