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To become a translator in the West today is to agree to becoming fully subservient: to the client, to the public, to the author, to the text, to the language itself or even, in situations of close contact, to the culture or subculture within which the task is required to make sense.

Simeoni, 1998, p. 11-12

L’hypothèse selon laquelle la servitude fait partie de l’habitus du traducteur (Simeoni, 1998, p. 14) a été amplement débattue (Inghilleri, 2003 ; Prunč, 2007 ; Wolf, 2007, entre autres). Plusieurs traductologues ont interrogé la portée d’une telle affirmation et cherché les manifestations de cette servitude (Inghilleri, 2003 ; Prunč, 2007 ; Sela-Sheffy, 2006). Il restait à documenter la présence réelle de cette disposition chez les traducteurs professionnels. À ce titre, l’étude conduite par Rakefet Sela-Sheffy en Israël de 1999 à 2004 est sans doute la plus approfondie qui existe à ce jour (Sela-Sheffy, 2006 ; Sela-Sheffy and Shlesinger, 2008). Celle-ci a révélé que les traducteurs savent que leur métier est perçu comme « un poste auxiliaire de second ordre ayant pour fonction de remplir une tâche tout aussi secondaire » (Sela-Sheffy, 2006, p. 243, ma traduction). Sela-Sheffy soutient de plus que les traducteurs appartiennent à « une culture périphérique ambitieuse » (ibid.) qui, malgré les contributions qu’elle apporte aux échanges interculturels, ne jouit guère de prestige professionnel. Quel que soit leur domaine de spécialisation, ajoute-t-elle, tous les traducteurs

tend to complain about being undervalued, ignored and underpaid, and dependent on unfair market forces. They often talk in interviews about the lack of public awareness and clients’ low appreciation of the peculiar expertise and skills demanded by their profession and the difficulties imposed by it. In short, they resent the fact that their occupation is regarded as semi-professional, with undefined requirements and criteria and unclear boundaries, failing to gain recognition as either a formal ‘profession’ or an individual ‘art’ form.

ibid., p. 244

Cependant, l’auteure souligne aussi que les traducteurs cherchent à accroître leur prestige et leurs assises en tant que professionnels. Enfin et surtout, ils s’efforcent à la fois de se doter d’un statut dans la société et de faire reconnaître leur expertise dans leur propre champ de compétence. De cette double lutte émergent « different and opposing attitudes and strategies of action for establishing their own distinctive symbolic capital » (ibid., p. 243).

Ce dernier constat est particulièrement intéressant, car il indique que les traducteurs professionnels sont conscients de la nécessité de se doter d’une forme distinctive de capital symbolique. En même temps, il suggère la nécessité d’élargir le modèle bourdieusien de façon à penser l’habitus sur un mode plus dynamique et pluriel.

Afin de découvrir à quel point ces attitudes différentes et parfois opposées qui caractérisent les traducteurs étudiés par Sela-Sheffy se manifestent aussi dans un échantillon transculturel, j’ai entrepris d’interviewer des traducteurs professionnels au Canada – plus précisément en Ontario – ainsi qu’à Cuba, à La Havane. Cela m’a amenée à envisager la possibilité de partir d’un modèle qui postule d’emblée la pluralité des habitus des traducteurs, dans la mesure où les gestes de ces derniers sont apparemment guidés par une quête de reconnaissance à la fois au sein de leur champ et dans la société en général.

La théorie de l’acteur pluriel de Bernard Lahire (2001, 2002, 2003) revisite le concept d’habitus tel que défini par Pierre Bourdieu afin de le nuancer. Elle vise plus particulièrement à déterminer « le degré d’homogénéité ou d’hétérogénéité des “dispositions intériorisées” que portent les acteurs individuels, selon leur histoire de vie et leurs expériences de socialisation » ainsi qu’à examiner « les relations entre les dispositions et le contexte dans lequel elles s’actualisent (ou non) » (Lahire, 2002, p. 597, ma traduction). Selon Lahire, la théorie de Bourdieu ne permet pas de rendre compte adéquatement des pratiques et des acteurs doublement différentiés, sur les plans interne et externe, qui caractérisent les sociétés postindustrielles et capitalistes (Lahire, 2001, p. 42-43). Dans ces sociétés, les acteurs individuels présentent des modes comportementaux hétérogènes qui, parfois, peuvent devenir « opposés et contradictoires » (ibid., p. 50). Non seulement ces acteurs sont-ils habités par une « pluralité interne » (ibid., p. 79), mais ils acquièrent et expriment cette pluralité de façon dynamique. En d’autres mots, les dispositions sont acquises au fil d’expériences vécues dans une multitude de contextes. Les modes comportementaux que ces dispositions génèrent peuvent donc changer avec le temps et d’une situation à l’autre. En somme, Lahire estime que les personnes portent en elles une pluralité de dispositions acquises dans une pluralité de contextes sociaux (Lahire, 2003, p. 343).

Si l’on accepte que les traducteurs sont des acteurs pluriels ou, autrement dit, des agents dotés d’un habitus pluriel et dynamique (en constante transformation), comment interpréter l’affirmation suivante de Daniel Simeoni?

[I]t is not so much the activity of translating, nor the translator himself, nor objective norms as such, but the internalized position of the translator in his field of practise which may turn out to be the single most determining factor.

1998, p. 12 ; je souligne

Le traductologue qualifie de diverses façons cette secondarité (de la pratique et de la position traductives). Il y voit tantôt une forme de servitude, tantôt une dépendance ou une soumission. Simeoni ne distingue pas clairement ces trois états, car son argument est ailleurs. Or, cette ambivalence indique déjà, selon moi, la pluralité des positions à partir desquelles s’exercent les pratiques de traduction. Si les trois termes évoquent l’idée d’un déséquilibre de forces avec lequel les traducteurs doivent composer, ils suggèrent aussi des relations et différences potentielles entre les traducteurs au sein de leur champ et dans la société en général. De plus, ces trois termes ne sont pas synonymes : les deux premiers – servitude et dépendance – ne présupposent aucun consentement de la part de l’agent, contrairement au troisième – soumission. Cela ne signifie pas que Simeoni considère ces termes comme interchangeables. En fait, il affirme :

[t]he issue is that for historical reasons that ought to be made clearer, translators seem to have been not only dependent, but willing to assume their cultural and socio-economic dependence—to the point that this secondariness has become part of the terms of reference for the activity as such.

ibid., p. 11-12

Mon étude a donc cherché à découvrir en quoi les traducteurs de deux pays – le Canada et Cuba – affichent et assument cette soi-disant dépendance, ou comment (et à quel point) ils en sont venus à accepter de « devenir entièrement asservis » (becoming fully subservient).

Une étude de cas transculturelle

Mon objectif était de découvrir les croyances et attitudes des traducteurs, la façon dont ils perçoivent leur rôle et leur statut en tant que membres d’un groupe professionnel. De plus, j’espérais pouvoir documenter en quoi des facteurs sociétaux plus larges (de type économique, politique, historique, entre autres) pouvaient contribuer à façonner des habitus traductionnels pluriels et dynamiques. C’est pourquoi j’ai choisi deux contextes dont le caractère distinct est assez évident. Le Canada et Cuba sont souvent caractérisés l’un par rapport à l’autre sur un mode binaire : nord/sud, capitaliste/communiste, développé/en voie de développement, bilingue/unilingue, etc. J’ai fait l’hypothèse qu’en observant la façon dont une valeur telle que la servitude se manifestait chez des traducteurs professionnels de ces deux pays, on pourrait mieux comprendre la façon dont se construit l’identité professionnelle des traducteurs, de façon plus générale.

La question que je me suis posée comportait trois volets. Premièrement, comment les traducteurs professionnels définissent-ils leur rôle ? Leur tâche consiste-t-elle, à leurs yeux, à communiquer un sens « stable » entre un locuteur et un récepteur ? Se voient-ils plutôt comme les médiateurs d’un échange dialogique qui crée du sens ou comme des agents remplissant d’autres fonctions politiques ou sociales ? Deuxièmement, dans quelle mesure les traducteurs d’aujourd’hui acceptent-ils d’être entièrement serviles – ou soumis – au client, au public, à l’auteur, au texte, à la langue, à leur culture ou à leur sous-culture ? Troisièmement, est-ce que des récits et affirmations de ces traducteurs se dégage un ensemble à la fois pluriel et dynamique de valeurs partagées et intériorisées ?

S’inspirant de Lahire, Reine Meylaerts reconnaît la nécessité d’élargir et d’adapter le concept d’habitus, de façon à ce que celui-ci reflète la nature transculturelle de la traduction et des agents qui la pratiquent :

the actors’ plural and dynamic (intercultural) habitus forms a key concept for understanding the modalities of relationships. It can reveal how (intercultural) actors interiorize dynamically and variably (institutional and discursive) normative structures of the source and target fields and indeed their mutual contacts and intersections. […] Translators are always more than mere translators. A socialized individual cannot be reduced to a profession.

Meylaerts, 2008, p. 94

Cette insistance sur la nature « plurielle et dynamique » de la traduction comme pratique sociale et des traducteurs comme acteurs sociaux fait écho à la définition proposée par Maria Tymoczko, pour qui la traduction constitue une catégorie floue (cluster concept). Selon elle, la traduction est une catégorie ouverte qu’on ne peut définir a priori, mais plutôt par l’observation et la description des similarités que présentent un ensemble diversifié de pratiques (Tymoczko, 2007, p. 86). À la recherche d’une « catégorie déterminée au sein des cultures et sur un plan transculturel par des recoupements et similarités partielles » (ibid., p. 85, ma traduction), Tymoczko voit dans la traduction un « concept flou », une « famille » au sens où l’entend Wittgenstein. Et dans la mesure où la traduction est une activité sociale entreprise par des personnes susceptibles d’assumer des rôles et positions très divers, on pourrait tout aussi bien envisager les traducteurs comme une catégorie ou « famille » du même ordre. Cela permettrait de considérer des éléments très distincts (tels que les normes en vigueur, la finalité de la traduction, les marchés de la traduction) tout en recherchant l’expression de valeurs et croyances apparentées sur le plan transculturel.

Mon étude repose sur des entretiens semi-dirigés conduits auprès de huit traductrices canadiennes et cubaines[2] qui ont reçu leur formation en traduction dans les dernières décennies du vingtième siècle et qui exerçaient encore leur métier pendant la première décennie du vingt et unième siècle. En tant que professionnelles et membres d’une association professionnelle, ces traductrices sont susceptibles d’avoir intériorisé des éléments d’un ensemble, encore indéfini, de valeurs professionnelles, y compris celle de la servitude. Dans ces entretiens, je me suis intéressée aux expressions et manifestations discursives de ces valeurs, à commencer par celle de la servitude. Mon analyse a porté plus particulièrement sur la responsabilisation des traducteurs (empowerment) ainsi que sur l’ensemble des savoirs qui peuvent sous-tendre les principes théoriques régissant la formation en traduction.

Sur le plan méthodologique, mon engagement dans cette étude se fonde sur plusieurs approches développées par des chercheurs qui ont exploré la pertinence de conjuguer les points de vue des observateurs « internes » et « externes ». En particulier, le point de vue de l’intérieur adopté ici s’apparente à l’approche proposée par Hélène Buzelin :

ethnography […] presupposes an exchange (and, thus, close collaboration) between the actors engaged in the phenomena under study and the researcher. […] It rests, ultimately, upon an epistemology that is essentially inductive in nature, viewing the object in such a way as to allow for the emergence of new questions and new categories that exceed pre-constructed oppositions.

Buzelin, 2007, p. 143

La polysémie du terme traduction a constitué le premier défi épistémologique de l’étude. Les traducteurs en activité sont constamment confrontés à des affirmations qui englobent deux pratiques assez différentes : la traduction de textes écrits et celle de textes oraux. Ces deux types d’échanges servent des fonctions distinctes et ont des esthétiques différentes (Tymoczko, 2007, p. 61). Lorsque ces échanges sont réalisés par des professionnels, ils requièrent chacun un savoir-faire spécifique : le savoir-faire du traducteur et celui de l’interprète. Dans de nombreux contextes, y compris au Canada, la formation et la pratique se concentrent sur l’une ou l’autre de ces deux formes de communication interculturelle. Ainsi, rares sont les praticiens qui affichent ces deux compétences sur une même carte d’affaires : on est rarement traducteur et interprète.

La situation est bien différente à Cuba, où la formation conjugue ces deux types de traduction. Le professionnel est donc souvent désigné sous l’étiquette traductor-intérprete, ce qui reflète la croyance selon laquelle les membres de ces deux catégories professionnelles participent à un processus interculturel. Elle met aussi l’accent sur la notion de « communication transculturelle », laquelle renvoie à une activité qui se pratique à l’oral comme à l’écrit. C’est pourquoi, et tenant compte des différences spécifiques au Canada et à Cuba, j’utiliserai ici le terme traduction comme hyperonyme, suivant en cela le théoricien allemand Otto Kade (Snell-Hornby, 2007). De la même façon, par traducteurs, je désignerai les « traducteurs et interprètes ». Cette décision se fonde aussi en partie sur la réflexion de Maria Tymozcko, pour qui la traduction est un concept aux contours flous (2007, p. 83-100). En effet, l’existence de ressemblances, ou de ce que Wittgenstein nommait un « air de famille », entre les traducteurs et les interprètes laisse déjà entendre que l’hyperonyme traduction est une catégorie floue. De plus, dans le cadre d’une recherche transculturelle, il aurait été contre-productif de souligner une distinction (entre traduction et interprétation) susceptible d’être pensée et formulée différemment d’un contexte culturel à l’autre.

Les traductrices qui ont participé à l’étude ont été sélectionnées de façon aléatoire : deux à Toronto, deux à Ottawa (une francophone et une anglophone dans chaque ville) et quatre à La Havane (hispanophones). Invitée à participer à un entretien d’environ une heure, chacune pouvait choisir la langue de communication. Les participantes cubaines ont choisi de s’exprimer en espagnol, tandis que deux des participantes canadiennes ont opté pour le français et les deux autres, pour l’anglais. J’ai envisagé les entretiens avec ces traductrices comme des conversations, c’est-à-dire comme une activité à la fois collective et individuelle, conduite dans un contexte précis. Mon analyse cherchait plus précisément à découvrir l’expression discursive de différentes activités professionnelles propres à la catégorie « traducteur » dans chacun des deux pays. J’ai ensuite comparé les conversations conduites avec les traductrices cubaines et celles conduites avec les traductrices canadiennes en vue de dégager des éléments confirmant que les habitus « s’expriment différemment selon les contextes de formation et de pratique » (Inghilleri, 2003, p. 245, ma traduction).

Partant de l’hypothèse que, en tant que membres de la catégorie des « traducteurs professionnels », les participantes cubaines et les participantes canadiennes devaient partager quelques traits d’un ensemble spécifique d’intérêts, de compétences, de valeurs, de croyances et de considérations, j’ai élaboré les entretiens de façon à offrir aux participantes la possibilité : 1) de dresser une liste des attributs qu’elles valorisent le plus chez elles et chez d’autres traducteurs ; 2) de faire part des aspects les plus agréables et les plus déplaisants de leur pratique professionnelle ; 3) de réfléchir aux éventuels points communs entre les expériences vécues par les traducteurs dans ces deux contextes nationaux. Dans une courte présentation au début de l’entretien, j’ai souligné quelques caractéristiques de base qui me semblaient pouvoir résonner chez toutes les traductrices : l’amour des langues, une fascination pour les échanges interculturels, une sensibilité à l’importance du contexte dans toute activité traductive. Cette introduction visait à préparer le terrain pour encourager l’expression d’un « nous » au fil de l’entretien. De fait, la rapidité avec laquelle les participantes ont décrit au « nous » leurs expériences, plaisantes ou déplaisantes, montre que cette stratégie a bien fonctionné. Un indicateur de ce succès est la récurrence, dans toutes les conversations, d’affirmations spontanées telles que celle formulée ci-dessous en réponse à la question suivante : « À votre avis, quelle importance les traducteurs/interprètes ont-ils dans votre société ? »

bueno, yo considero que en nuestro país el labor del traductor-intérprete es muy importante. aunque tristemente hay que decir que no siempre son bien valorados.

Participante cubaine 4, L 369-371

[Eh bien, je pense que dans notre pays le travail du traducteur-interprète est TRÈS important, même si, malheureusement, il faut admettre qu’ils ne sont pas toujours bien appréciés.]

Dans cette citation, la traductrice cubaine a la certitude que je pourrai – en tant que membre de la catégorie des « traducteurs » – comprendre son affirmation, mais elle la nuance légèrement par la formule « dans notre pays », qui m’exclut.

La plupart des entretiens contiennent des passages, souvent assez longs, attestant que l’idée de « culture périphérique ambitieuse » relevée par Sela-Sheffy dans le contexte d’Israël vaut également pour les traducteurs du Canada et de Cuba.

Alors que je prévoyais aborder la question du statut vers la fin de l’entretien, dans plusieurs cas, les participantes ont évoqué ce sujet spontanément et beaucoup plus tôt dans la conversation. Dans leurs récits, et notamment lorsqu’il était question d’expériences déplaisantes, ces traductrices ont exprimé, de façon directe ou indirecte, leurs croyances relatives au statut de la profession. Le fait que nombre de ces réflexions sur le statut sont en lien avec des énoncés portant sur la traduction en tant que « service » est particulièrement significatif, car cela semble accréditer l’hypothèse de Simeoni selon laquelle « to become a translator in the West today is to agree to becoming fully subservient » (1998, p. 11-12 ; je souligne). Mais fournir un service ne suppose par pour autant faire acte de soumission.

Traduire la parole des traductrices

YA, ya no nos conformamos con el anonimato […] y eso me imagino que sí que lo tengan en común todos, no?

Participante cubaine 3, lignes 634-637

[PLUS JAMAIS, plus jamais nous n’acceptons l’anonymat […]. Et ça, j’imagine que c’est quelque chose que tous les traducteurs ont en commun, non ?]

De tels énoncés visent indéniablement à valoriser la traduction en tant que pratique et à affirmer un sentiment de fierté à exercer cette profession. Ils indiquent aussi la valeur symbolique de ce travail et la volonté d’y associer une forme de capital culturel. En rappelant à plusieurs reprises les fonctions sociales de la traduction, les traductrices interrogées ont mis en relief le fossé qui existe entre la valeur de l’activité traduisante et le peu de reconnaissance qu’elle génère. C’est dans ces segments, où le rôle du traducteur dans un contexte national spécifique passe au premier plan, que les discours de type émancipatoire ont été les plus manifestes. La tension entre cette perception de la traduction en tant que service (requérant tact, diplomatie, modestie et d’autres attributs) et le fait que les personnes extérieures à la profession associent cette caractéristique à une forme de servitude est ressorti de tous les entretiens. Les extraits suivants sont particulièrement représentatifs :

NADIE o muy pocas personas los consideran. El traductor es una herramienta. Yo lo uso y lo dejo ahí y ya me olvidé de que en un momento determinado me SIRVIO. Y me sirvió bien y me sirvió de mucho.

Participante cubaine 1, lignes 307-309

[Personne ou peu de gens les apprécient [les traducteurs]. Le traducteur est un outil. Je m’en sers et je le laisse là. Et j’ai déjà oublié qu’à un moment donné, il m’a servi. Il m’a bien servi, il m’a même beaucoup servi.]

Cette idée de servir (procurer un service, être utile), exprimée avec insistance et de façon répétitive, contraste avec la notion déshumanisante de herramienta (un outil). Si le traducteur est perçu non pas comme un membre à part entière et actif d’une équipe ou même d’une communauté, mais comme un instrument – tel que défini par les concepts de l’ère industrielle –, il est réduit à l’état d’objet. De fait, l’idée du traitement déshumanisant réservé aux traducteurs et celle de la faible rémunération ont été évoquées par toutes les participantes cubaines et par la plupart des participantes canadiennes. De plus, l’invisibilité, définie par les participantes comme le fait de ne pouvoir insérer ses propres idées et opinions dans une traduction, est apparue comme la pierre angulaire d’une pratique traductionnelle éthique[3]. Les traductrices interviewées ont évoqué cette invisibilité notamment en parlant de la facilité avec laquelle leur contribution pouvait être rejetée, leur présence oubliée. « You have to be prepared to be an unsung hero. […] That’s just the way it is. » (Participante canadienne 1, L375-376).

Pourtant, la majorité des participantes – mais pas toutes – se sont défendues avec force d’être soumises ; elles refusent d’accepter cet état de servitude qui se manifeste dans la façon dont les personnes extérieures à la profession confondent service et servitude. Ce point est significatif en ce qu’il reflète un désir de faire reconnaître la valeur du travail de traduction en tant que service. Même quand une participante canadienne ne se positionnait pas explicitement « au bout de la chaîne alimentaire », elle soulignait l’échec d’une culture – qui a pourtant besoin de la traduction – à reconnaître le rôle que le traducteur pourrait jouer en amont du processus, lorsque se prennent les décisions relatives à la nécessité de traduire plutôt que de résumer certains documents. Tous les énoncés dans lesquels les traductrices rejettent une vision imposée de l’extérieur, vision qui les confine à un rôle périphérique, montrent implicitement à quel point celles-ci ont la conviction d’exercer un travail humain et social à la fois utile et productif, dont le but est de fournir un service répondant à un besoin. En effet, on peut conclure que si la plupart des activités de traduction ont pour objectif de négocier « des conventions viables, de résoudre des conflits en équilibrant des intérêts concurrents » (Pöllabauer, 2006, p. 153, ma traduction), la contribution des traducteurs à la production du savoir devrait être comprise et reconnue.

Pour les traductrices interviewées, l’absence de statut est corrélée à un manque de compréhension plus général de ce qu’est la pratique de la traduction de la part du public, autrement dit, de la part de ceux et celles qui déterminent les conditions dans lesquelles ce travail est créé, qui commanditent et utilisent le produit de ce travail, qui en déterminent l’utilité et la valeur. Au Canada, ont expliqué les participantes, les clients des secteurs privé et public ne comprennent pas la traduction : ils planifient mal sa place dans le processus de production, ce qui donne souvent lieu à des échéances plus courtes que ce qui avait été négocié ; ils mettent en doute la qualité du produit à partir de critères purement subjectifs ; ils apportent des changements injustifiés qui détériorent les traductions ; enfin, ils ne voient pas les traducteurs comme des membres de leur équipe et ils ne les respectent pas. À Cuba, ont affirmé les participantes de ce pays, les clients ne comprennent pas la traduction : ils ne perçoivent pas les traducteurs comme une catégorie de professionnels ayant des compétences spécialisées ; ils demandent des traductions inutiles, dont certaines vont directement à la poubelle ; enfin, ils ne reconnaissent par les traducteurs comme des membres de leur équipe et des professionnels dignes de respect.

Ces affirmations ne sont pas de simples observations. Elles font partie d’un discours émancipatoire qui, dans la plupart des cas, s’accompagne de mesures susceptibles de favoriser un changement. Les participantes des deux pays ont souligné la nécessité de sensibiliser les clients et les donneurs d’ouvrage. Selon elles, les traducteurs sont les seuls à pouvoir assumer une telle responsabilité. De l’intérieur, ces traductrices ont brossé un portrait très nuancé de la traduction, un portrait dans lequel le traducteur, tout en adhérant à des principes qui reflètent sa conviction de fournir un service, refuse d’être soumis. Ainsi, des initiatives visant à assurer une meilleure compréhension de leur rôle auprès du public pourraient permettre à ces traductrices d’atteindre trois objectifs en partie liés. Tout d’abord, une clientèle plus avisée intégrerait le traducteur aux prises de décision relatives aux contrats de traduction, y compris la planification des échéances, et fournirait au traducteur des renseignements sur le destinataire final de la traduction. Ensuite, la reconnaissance des compétences spécialisées du traducteur accroîtrait le capital social de celui-ci. Enfin, et corollairement, ce statut social bonifié se traduirait par une meilleure rémunération.

Le dernier de ces trois indicateurs – le salaire des traducteurs – n’a pas été exploré suffisamment dans le cadre de cette étude, en grande partie parce que j’avais moi-même intériorisé l’idée qu’une condition financière précaire était le lot de tout traducteur, quelque chose « qui va de soi ». Cette question a néanmoins été soulevée par les huit participantes, dont six qui ont associé leur condition financière précaire à l’absence de capital social. Sur ce point, le discours des participantes cubaines a été particulièrement intéressant, car, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, il n’était pas entièrement exprimé en termes de disparités nord/sud. Si cette dimension n’était pas absente, en particulier chez celles qui avaient eu l’occasion de rencontrer des traducteurs européens, la question de la faible rémunération était le plus souvent présentée en lien avec des considérations domestiques. Selon ces traductrices, l’objectif d’une augmentation de salaire ne pourrait être atteint qu’à condition de catégoriser les traducteurs comme des « professionnels » et non plus comme des « techniciens », car les échelles salariales et les possibilités de formation et de développement professionnel dépendent de ces catégories.

Deux participantes canadiennes ont évoqué la nécessité d’éduquer le client, voire la population dans son ensemble, en des termes qui positionnent également la traduction selon une catégorie spécifique. La première attribuait le manque d’éducation à l’unilinguisme. Ce faisant, cette traductrice soulignait son rôle dans la promotion, l’explication, la défense et la mise en oeuvre de la politique linguistique officielle du Canada, tout en affirmant son identité en tant que membre de la minorité francophone. Un trait particulièrement évocateur de son récit est le fait qu’elle définisse ses collègues comme des anglophones unilingues. Compte tenu de la démographie canadienne, on peut supposer que son environnement de travail compte en fait d’autres groupes linguistiques. Ainsi, « unilingue » dans ce cas renvoyait au concept de bilinguisme propre au Canada :

De travailler dans un milieu anglophone souvent unilingue et d’avoir souvent à se justifier. D’avoir à constamment sensibiliser le demandeur, qui est souvent unilingue et qui donc ne comprend pas le processus de traduction.

Participante canadienne 4, lignes 41-45

Comme l’a expliqué une des participantes, l’Association professionnelle des traducteurs et interprètes cubains (ACTI : Asociación cubana de traductores e intérpretes) a fait de « petites avancées » sur ce plan. L’ACTI a commencé à inviter les représentants d’organismes d’État à des conférences de traducteurs, afin qu’ils puissent « entendre » ce en quoi consiste le travail des traducteurs et en « apprécier la valeur » (Participante cubaine 4, lignes 451-456). Cette initiative confirme l’idée selon laquelle il serait nécessaire d’accroître le capital social, conviction exprimée par les participantes tant canadiennes que cubaines. Une des participantes cubaines associait ce manque de capital à une forme de vulnérabilité :

El traductor está en una posición muy difícil. Y por lo general muy vulnerable. Se le puede CULPAR de muchas cosas que no son responsabilidad suya.

Participante cubaine 1, lignes 253-255

[Le traducteur est dans une position très délicate. Et en général très vulnérable. Il peut être accusé de bien des choses qui ne relèvent pas de sa responsabilité.]

Bien que volubile sur la plupart des autres sujets, cette traductrice n’en a pas dit plus sur cette question. Ce passage est la seule référence explicite à la vulnérabilité du traducteur. Il est significatif, dans la mesure où cette affirmation a été faite en lien avec la nécessité pour le traducteur de veiller à ne pas teinter son travail de sa propre subjectivité. Pour la traductrice interviewée, être moins vulnérable imposait de maintenir une « distance » entre son travail et elle-même, aussi passionnant que soit ce travail (Participante cubaine 1, lignes 251-273).

Pour une autre des participantes cubaines, la responsabilisation ne peut venir que de l’intérieur. C’est ainsi qu’elle a évoqué la nécessité d’« imposer le respect » :

Y ese respecto SOLAMENTE lo va a imponer el traductor. Más nadie porque es el que más conoce de su profesión y sabe cómo funciona todo el mecanismo, todo el proceso, cómo es, CUÁN difícil es. Y, si no, eso no lo van a entender las personas que tienen necesidad de su servicio. No lo va a hacer más nadie.

Participante cubaine 3, lignes 371-375

[Et ce respect, seuls les traducteurs peuvent l’imposer. Personne d’autre ne le peut, car ce sont eux qui connaissent le mieux leur profession, ce sont eux qui en connaissent le mécanisme, le processus et à quel point il est difficile. Sinon, les gens qui ont besoin de leurs services ne comprendront absolument pas. Personne d’autre ne peut le faire.]

Dans tous les entretiens sauf deux, les participantes ont exprimé la conviction que le traducteur est dans une position infériorisée et qu’il souffre d’un manque général de reconnaissance. À propos du statut, deux participantes canadiennes ont évoqué à plusieurs reprises la reconnaissance dont elles bénéficient, formulant cette idée en des termes éminemment canadiens qui valorisent la politique linguistique officielle[4]. Le fait que ces traductrices ne se sentent aucunement vulnérables atteste de la valeur qu’elles accordent à leur pratique : en tant que traductrices, elles se font véritablement l’image de l’identité linguistique officielle du Canada. C’est pourquoi elles sont extrêmement satisfaites de leur statut et de leur salaire. Même si elles se plaignent des personnes (non-traducteurs) qui se permettent d’intervenir sur leur travail, ces plaintes rejoignent avant tout la nécessité d’éduquer le client.

Conclusions

1. Sur l’éthique du traducteur

L’analyse des entretiens avec les participantes a révélé deux constats importants liés à l’éthique. Tout d’abord, en ce qui a trait à la position de tous les agents participant à la communication interculturelle, les traductrices ont affiché une sensibilité particulière au partage inégal du pouvoir et de l’autorité, non seulement au moment de traduire, mais tout au long du processus (de la réception du mandat jusqu’à la remise du produit fini). En même temps, la plupart de ces traductrices manifestent leur allégeance à un parti plutôt qu’à l’autre : tantôt une culture minoritaire (non-anglophone dans le contexte canadien), tantôt la culture cubaine dans le cas des participantes de Cuba. Cet engagement peut être interprété à la fois comme le signe d’une intériorisation de l’idéologie nationale – laquelle présente ces deux communautés (les francophones du Canada et les Cubains) comme des groupes minoritaires – et d’une appropriation de ce marqueur d’identité nationale comme valeur professionnelle.

Par ailleurs, six des huit participantes partagent la conviction que le statut du traducteur n’est pas proportionnel à la valeur de son travail. En d’autres mots, l’acquisition d’une compétence spécialisée, d’un capital de formation ne génère pas pour autant un plus grand capital économique ou social. Ceci corrobore la nécessité d’élargir le concept d’habitus, tel que défini par Bourdieu, de façon à inclure des dispositions plurielles et dynamiques.

L’intériorisation par les traductrices de construits idéologiques propres à la culture dans laquelle elles ont reçu leur formation et reçoivent la plupart de leurs mandats est mise en relief lorsque ces traductrices se font les représentantes de ces cultures. De façon plus ou moins directe, toutes ont décrit leur pratique dans des termes qui sont clairement liés à la mise en oeuvre de tel ou tel élément de la politique d’État. Toutes ont mentionné leur engagement envers la société, la culture, les agences et les organismes qui font appel à leurs services. Pour ces traductrices, une interprétation éthique des textes et un rendu correct demeurent bien sûr des objectifs importants. Cependant, lorsque les enjeux éthiques de leur travail sont abordés, ce sont des considérations géopolitiques qui dominent. Cuba a besoin de traducteurs, car sa survie dépend de son aptitude à coopérer avec des gouvernements et entreprises étrangères, et parce que le progrès technique provient souvent de l’étranger. Le Canada, en revanche, a besoin de traducteurs avant tout pour mettre en oeuvre sa politique des langues officielles dans les secteurs public et privé et pour exprimer son identité multiculturelle.

Ainsi, selon les données recueillies dans ces entretiens, l’éthique du traducteur – telle qu’exprimée dans les codes de déontologie de la profession, mais aussi dans les propos des traductrices – serait le lieu où l’interaction entre les habitus professionnels et culturels d’une part, et l’idéologie nationale d’autre part est la plus visible. Même si les traductrices que j’ai rencontrées à La Havane, Toronto et Ottawa usent des mêmes catégories ou de catégories apparentées pour décrire leur pratique, elles conçoivent leur rôle en des termes beaucoup plus spécifiques et contextualisés. En bref, les traductrices canadiennes traduisent pour le Canada et les traductrices cubaines, pour Cuba. Les traductrices de La Havane estiment jouer un rôle dans la tentative de Cuba d’obtenir des ressources, des connaissances et des technologies des pays plus riches, alors que les traductrices d’Ottawa et de Toronto cherchent plutôt à aider les membres des minorités linguistiques dans leurs interactions avec la culture dominante et, dans le cas du français, elles cherchent à garantir la survie du français au Canada. Cette position n’est pas en contradiction avec leur engagement envers l’idéologie d’État puisque, dans les deux pays, ces valeurs sont inscrites dans le concept de traduction. On peut donc en conclure que, pour ce groupe de traductrices, le premier objectif de la traduction est la responsabilisation (empowerment), c’est-à-dire le fait de satisfaire, par la pratique traductive, les besoins d’un agent ou d’un groupe d’agents occupant une position périphérique.

2. Sur le statut et l’émancipation du traducteur

Le caractère émancipatoire du discours des participantes est assez remarquable, car il coïncide à la fois avec l’éthique de la responsabilisation évoquée plus haut et avec les résultats de Sela-Sheffy. Les traductrices que j’ai interviewées ne peuvent assumer leurs tâches de façon responsable si elles ne se valorisent pas elles-mêmes. Ayant affirmé cette valeur, elles doivent assumer la responsabilité de faire en sorte que celle-ci soit reconnue auprès du grand public.

Dans tous les entretiens, les propos relatifs au rôle du traducteur dans la société et à ses interactions avec le public mettent en évidence l’existence d’habitus pluriels et dynamiques s’exprimant tantôt à différents moments, tantôt simultanément. Surtout, les récits de ces traductrices montrent que l’idéologie nationale peut supplanter toutes les autres considérations, que celles-ci soient professionnelles ou personnelles. Autrement dit, si ces traductrices exercent dans deux contextes culturels très différents, toutes expriment néanmoins, de façon implicite, leur conviction de fournir un service essentiel en phase avec l’idéologie dominante ou lié aux spécificités culturelles (voire multiculturelles) de chaque contexte.

3. Sur l’asservissement

Les participantes à cette étude distinguent, parfois de manière explicite, la prestation d’un service – geste qui implique une relation d’(inter-)dépendance – et l’acceptation de l’état de servitude évoqué par Simeoni. La plupart, mais pas toutes, se montrent clairement non soumises et refusent d’accepter cet état de servitude. Cet état, qui se manifeste lorsque les membres extérieurs à la communauté des traducteurs confondent service et soumission, exige des traductrices l’expression de multiples habitus, au cours de leur pratique ainsi que dans leurs échanges avec le public. Les données recueillies dans ce mince échantillon montrent également un désir croissant de mieux faire (re)-connaître la traduction auprès du public et de l’ériger au rang de profession.

Coda

Daniel Simeoni m’a « accompagnée » (le terme venait de lui) durant les premières phases de mon projet. Il soutenait l’engagement (à promouvoir les intérêts des traducteurs) qui sous-tendait le projet. Dès le début, j’étais convaincue que le savoir produit par des spécialistes qui sont « intent on harnessing the scholarly authority of [their] critical reflection to work changes in the practice of translation » (Hermans, 1997, p. 19) pouvait contribuer à la valorisation de ceux et celles qui pratiquent la traduction ainsi qu’au développement de la traductologie. Je demeure convaincue de l’importance d’une relation récursive entre la pratique de la traduction et la recherche sur la traduction (que celle-ci soit théorique ou appliquée). L’importance de cette relation ne peut être surestimée. À la minute où elles ont accepté de participer à l’étude, ces huit traductrices professionnelles ont amorcé un processus d’autoréflexion qui allait dès lors modifier la toile de fond de leur pratique. En un sens, cette étude a donc contribué à l’évolution de l’habitus pluriel et dynamique de ce petit groupe de traductrices professionnelles, à Cuba et au Canada.