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L’étude des romans policiers de l’écrivain américain Chester Himes, et tout particulièrement The Five-Cornered Square, va être effectuée selon la méthode sociologique qui a permis d’analyser la traduction en français de la science-fiction américaine (1999), du roman réaliste américain (2007) et l’adaptation du roman d’aventures pour jeunes (articles divers). Cette méthode consiste à envisager ces corpus littéraires en les situant dans les champs spécifiques et autonomes où ils sont apparus et qui les différencient les uns des autres, en faisant intervenir les agents qui ont pris position dans les champs en cause et en effectuant une lecture contrastive des textes cibles et des textes sources selon des principes cohérents avec l’ensemble de la théorie mise en oeuvre.

D’emblée, il faut apporter une précision sur les termes employés pour parler des textes dont il va être question. En général, les traductologues désignent le texte de départ comme texte « source » et le texte d’arrivée comme texte « cible ». Or, ces termes ne s’appliquent pas de façon naturelle aux oeuvres policières de Chester Himes, du fait que ces oeuvres ont été écrites en anglo-américain à Paris et traduites en français, pour être publiées en français à partir du texte premier, et publiées en anglo-américain à partir d’un texte second non revu par l’auteur. Ainsi, il existe deux versions (parfois plus) d’un même roman en anglo-américain et une version traduite en français : le texte A, original américain (n’existant que sous forme dactylographiée), le texte A’, modifié sans l’accord de l’auteur et publié en anglo-américain, le texte B, traduit en français à partir du texte A. Il en découle que, pour parler du texte A, il nous a semblé plus naturel de le désigner sous le terme d’« original », le texte source n’étant pas le texte publié en anglo-américain, mais bien un texte dactylographié, une sorte d’Ur-text, qui semble perdu. Il faut ajouter à cela (ce qui complique encore la situation) que certains des sept romans policiers de Himes ont pu être en fait publiés tout d’abord en anglo-américain, compte tenu des délais de traduction et de publication en français.

À notre connaissance, l’analyse des romans policiers de Chester Himes a peu suscité l’intérêt des chercheurs en traductologie. Cet article constitue donc une première tentative pour examiner comment l’expérience d’écrivain de Himes est paradoxale, située dans les marges de la culture doxale américaine, et comment cette expérience apparaît clairement en traduction.

Dans cette analyse, nous ferons usage des notions sociologiques issues de la théorie de la culture de Pierre Bourdieu. Ce sont les notions de champ, d’habitus, d’illusio. Rappelons-les brièvement. Tout d’abord, pour éviter tout malentendu, il faut réaffirmer le statut heuristique de ces notions : elles ne prétendent nullement atteindre l’essence des phénomènes analysés, leur nature, mais elles énoncent à propos de ces phénomènes un point de vue qui peut se résumer par la formule « Tout se passe comme si... » et qui est la condition première de tout discours scientifique, comme le rappelle Bourdieu (1987, p. 127). Ainsi, la notion de champ est à comprendre comme une analogie qui exprime au plus près la réalité des choses telle qu’elle est observable dans sa complexité et telle qu’elle est vécue par les agents du champ envisagé. La notion de champ littéraire rend raison des divisions culturelles et sociales existant entre les productions correspondant aux types et aux genres, par exemple, pour les genres romanesques : les champs du roman réaliste, de la science-fiction, du roman policier ou du roman pour jeunes, par exemple. Ces champs sont hiérarchisés, l’un (le roman réaliste) jouissant d’un capital symbolique optimal et d’une position dominante par rapport aux autres champs[1].

Quant à la notion d’habitus, elle renvoie à des « conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence ». Les habitus sont des « systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structurantes », « objectivement “réglées” et “régulières” sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles » (1980, pp. 88-89). C’est dans le corps socialisé que s’incarne l’habitus acquis dans les luttes antérieures, et qui confère à l’agent la capacité d’agir, ce que l’on appelle généralement l’« expérience ». Dans le cas présent, l’expérience est celle de l’écriture/production de romans et celle de la traduction de ces mêmes romans. L’allusion que fait Bourdieu dans la citation de la note 1 aux « gens prêts à jouer le jeu, dotés de l’habitus impliquant la connaissance et la reconnaissance de lois immanentes du jeu, des enjeux, etc. » (1984, p. 114) établit une relation étroite entre champ et habitus, et c’est de cette relation problématique qu’il va être question ici à propos de Chester Himes, auteur de romans policiers écrits en anglo-américain en France et traduits en français.

Nous reportons l’examen de l’illusio à la section sur la comparaison des versions française et américaine publiées de La reine des pommes et de For Love of Imabelle. Ainsi, nous verrons comment cette notion est productive en traduction. Nous allons d’abord analyser brièvement quelle est la trajectoire sociale et l’habitus de Himes, puis décrire les conditions de son arrivée en France en 1953.

1. Habitus primaire et spécifique de Chester Himes

L’habitus de Chester Himes, il l’a, pour partie, pourrait-on dire, hérité de sa mère, qui a pendant toute sa vie manifesté une détestation extrême pour toute condescendance à l’égard des Noirs. Dans une famille dont tous les membres sont issus de l’esclavage, elle prétendait que son aïeul appartenait à une famille aristocratique anglaise. Dans ses mémoires (1972 et 1976), Chester Himes rattachera les aspirations éducatives de sa mère à ces prétentions. L’un des trois fils Himes, Joseph, est un sociologue de renommée internationale qui doit à sa mère d’avoir atteint son statut universitaire : devenu aveugle jeune à la suite d’une expérience de chimie dans son école, il dépendait d’elle pour passer ses examens secondaires et universitaires, y compris son doctorat de sociologie. Quant au père de Chester Himes, il est professeur et directeur de département de mécanique au Lincoln Institute de Jefferson City (Missouri). C’est, selon Himes, le modèle d’Uncle Tom, l’exact opposé de sa mère.

Jusqu’à ses 19 ans, il met son intelligence (qu’il avait très grande à en juger par un Q.I. exceptionnel lors de son admission à l’université[2]) au service de combines diverses, vols, proxénétisme, trafics et escroqueries multiples. Il se fait prendre et écope d’une peine de prison ferme en 1928, qu’il purge de 1928 à 1935 (sept ans et demi). La vie de prison est extrêmement dure; mais il y écrit et publie sa première nouvelle dans Esquire en 1934 (« Crazy in the stir »), suivie de « To What Red Hell » en 1935. Son commentaire sur ces sept années d’incarcération dans « one of the most violent prisons on earth » est que « the only effect it had on me was to convince me that people will do anything – white people, black people, all people » (1972, p. 65).

Il se marie avec une fille qu’il avait connue avant d’ être incarcéré. Ils déménagent à Los Angeles. De cette période, il écrit : « [...] under the mental corrosion of race prejudice in Los Angeles I had become bitter and saturated with hate » (1972, p. 76). La haine le motive : il écrit Black Sheep à Malabar Farm, avec l’aide de Louis Bromfield, écrivain et agronome, mais sans réussir à le faire publier. Son premier roman, écrit à l’aide d’une bourse de la Fondation Rosenwald, If He Hollers, Let Him Go, sort en 1945 chez Doubleday, Doran and Co., et en traduction chez Albin Michel en 1948 (S’il braille, lâche-le). Lorsqu’il publie Lonely Crusade en 1947 chez Alfred A. Knopf, c’est, une fois passée la satisfaction de voir le livre enfin édité, une déception amère : la réception critique est extrêmement défavorable et cela le dégoûte profondément. Les éditeurs français montrent un intérêt pour Lonely Crusade, après If He Hollers, Let Him Go. Le livre publié chez Corrêa en 1952 est préfacé par Richard Wright (Himes, 1972, p. 140). Sur la profession d’écrivain, il écrit :

No matter what I did, or where I was, or how I lived, I had considered myself a writer ever since I’d published my first story in Esquire when I was still in prison in 1934. Foremost a writer. Above all else a writer. It was my salvation, and is.

1972, p. 117

Son père et sa mère étant morts, sa femme l’ayant quitté, rien ne le retient plus aux États-Unis. Il décide de s’embarquer pour la France (3 avril 1953).

L’habitus de Chester Himes est pour ainsi dire complètement formé lorsqu’il pose le pied en sol français. « Pour ainsi dire », car, dans son habitus spécifique lié à l’écriture (à venir) de romans policiers, le rôle de Marcel Duhamel est loin d’être négligeable. On va voir comment Duhamel a influé sur Himes, ce dernier trouvant avec l’aide de Duhamel très rapidement et très facilement, comme en se jouant, les conditions favorables à la pratique de l’écriture de ce genre romanesque.

2. Himes et la France

A) Rôle d’Yves Malartic

Le premier contact avec l’édition française s’effectue à travers le traducteur Yves Malartic (Jean Lamour, de son vrai nom), traducteur de Lonely Crusade en 1951, qui sera publié en 1952 en français sous le titre de La croisade de Lee Gordon chez Corrêa. Malartic entre en contact avec Himes pendant la traduction du livre et l’incite en 1951 à venir à Paris. La croisade de Lee Gordon est choisi par un critique parisien en 1952 comme l’un des cinq meilleurs livres des États-Unis, avec des oeuvres de Faulkner, Hemingway, Fitzgerald et Wouk.

Il fait donc le saut et arrive à Paris le 10 avril 1953. Là se trouvent déjà Ollie Harrington (dessinateur satiriste), Walter Coleman, E. Franklin Frazier (sociologue) et Richard Wright. Annie Brière, journaliste active à l’époque dans les milieux franco-américains, l’interviewe pour la revue France-USA. Assez vite il cherche à s’éloigner du groupe de ses camarades noirs qui pratiquent à son grand dam ce qu’il appelle « Uncle Toming » (1972, p. 224), exactement ce qu’il reprochait à son père de son vivant. Malartic lui offre d’habiter dans sa villa d’Arcachon, pendant que lui-même est retenu à Paris.

Yves Malartic présente The End of a Primitive à Maurice Nadeau de Corrêa, qui le rejettera. Mais Malartic croit dans le livre de Himes et finit par trouver un autre éditeur, et non le moindre, Gallimard, qui le publie en février 1956. Jusque-là, Himes ne présente pas de traits particuliers. Son cas est celui d’un écrivain expatrié qui écrit dans sa langue, se fait traduire et publier dans son pays d’accueil. C’est par la rencontre avec Marcel Duhamel que les choses vont changer.

B) Rôle de Marcel Duhamel[3]

Mais, auparavant, Himes effectue un bref séjour aux États-Unis, pour tester l’accueil de ses oeuvres auprès des éditeurs. Il constate que la situation n’a pas évolué. Ses oeuvres sont rejetées par les éditeurs et ses rares publications sont boudées par le public. Pourquoi? Une courte citation exprimera la dimension du problème. L’oeuvre de Himes est marquée, on l’a vu, par la dénonciation extrêmement violente du racisme anti-noir. Il écrit dans son autobiographie, The Quality of Hurt :

It had always been like that with the Americans and the English. I got along all right with people of other nationalities, the French and the Spanish. I forgot that I was black with them. But the Americans and the English always made a point of reminding me I was black, as though it were a stigma, which brought out the worst in me.

1972, p. 309

It had always been like that renvoie à une anecdote : Robert Graves, l’auteur de I, Claudius, lui avait demandé de but en blanc quel instrument de musique il jouait, comme s’il était impossible qu’un noir pût être autre chose qu’un musicien de jazz (1972, p. 306). Dégoûté, il revient en France en décembre 1955. La France sera pour Chester Himes une porte d’entrée sur une vie relativement libre, libre, en tous cas, de racisme anti-noir à cette époque. Et c’est la traduction qui constitue sa carte de visite (1976, p. 31).

Annie Brière présente The Third Generation à Plon qui publiera le livre en 1957 dans la collection « Feux Croisés » de Gabriel Marcel, avec une préface d’elle-même. Le contact avec les éditions Plon est bien établi et Himes soumet son manuscrit suivant, Mamie Mason, à Plon, puis presque simultanément à Gallimard.

C’est dans les bureaux de Gallimard qu’il rencontre Marcel Duhamel, le premier traducteur, en collaboration avec Renée Vavasseur[4], de Himes (S’il braille, lâche-le!) publié en 1948 par Albin Michel. Duhamel l’incite à écrire des romans policiers à la Cheyney, Chandler, Hammett. La renommée de Hammett est alors à son apogée, mais ce n’est pas dans Hammett que Himes a pris son modèle, c’est chez Faulkner, comme on va le voir plus loin. Duhamel lui donne des conseils précis : de l’action, comme au cinéma, rendre les scènes visibles, pas de monologue intérieur. « We don’t give a damn who’s thinking what – only what they’re doing. Always doing something. From one scene to another. Don’t worry about it making sense. That’s for the end » (1976, p. 102). Duhamel lui donne du papier et lui avance aussi de l’argent (alors qu’il n’a encore rien produit pour lui) en lui disant de revenir le voir quand il aura rédigé une centaine de pages. Quinze jours plus tard, il remet 80 pages à Duhamel. Il en profite « to see if [he] could get some more of the advance » (1976, p. 105). Duhamel, occupé à autre chose, donne les 80 pages à lire à Minnie Danzas, la « head translator[5] » (p. 105) de la Série Noire. Elle communique son enthousiasme à Duhamel, qui l’appréciera aussi énormément. Duhamel continue ses conseils : « Keep the suspense going. Don’t let your people talk too much. Use the dialogue for narration, like Hammett. Have your people see the description. You stay out of it » (p. 105). Himes signe un contrat de 400 000 anciens francs pour son prochain roman. De retour chez lui, il se replonge dans Sanctuary :

I have always considered the fiction of Faulkner the most absurd ever written and if I couldn’t get any ideas from it I was stuck. But I had the ebullient feeling that money always gives me.

p. 106

Il commence sérieusement à écrire The Five-Cornered Square le jour de Noël 1956. Sur l’importance de The Five-Cornered Square dans l’ensemble de son oeuvre, Himes écrit :

It was not Mamie Mason but The Five-Cornered Square that was the logical follow-up to The End of a Primitive. But without Duhamel’s instructions and financial help I would never have written it.

p. 111

Après l’écriture de The Five-Cornered Square, il se sent « écrivain français » (1972, p. 111).

Au-delà de la personne d’Himes, sa publication dans la Série Noire rompt un monopole de fait : avec Himes, Duhamel introduit un écrivain noir américain dans une collection qui est le domaine réservé des auteurs blancs. Cela aura des conséquences importantes pour l’avenir du genre. Himes, qui signera un contrat pour huit romans en Série Noire, s’attaque à son deuxième titre, A Jealous Man Can’t Win, traduit Couché dans le pain. Il écrit ce livre en lisant à nouveau Sanctuary de Faulkner.

En ce qui concerne l’ordre de publication de ses oeuvres de la Série Noire, à part La reine des pommes, le premier publié en français, tous paraissent dans le désordre par rapport au moment de la composition :

  • 1958 : La reine des pommes (The Five-Cornered Square; en anglo-américain : For Love of Imabelle, 1957)

  • 1958 : Il pleut des coups durs (If Trouble Was Money; en anglo-américain : The Real Cool Killers, 1959)

  • 1959 : Dare Dare (Run Man Run; en anglo-américain : Run Man Run,1960)

  • 1959 : Tout pour plaire (The Big Gold Dream; en anglo-américain : The Big Gold Dream, 1960)

  • 1959 : Couché dans le pain (A Jealous Man Can’t Win; en anglo-américain : The Crazy Kill, 1959)

  • 1960 : Imbroglio Negro (Don’t Play With Death; en anglo-américain : All Shot up, 1960)

  • 1960 : Ne nous énervons pas! (Be Calm!, en anglo-américain : Be Calm!, 1966)

Gallimard vend les droits de The Five-Cornered Square à Fawcett Publications de New York, comme il vendra les droits du reste de son oeuvre à Avon Publications (The Real Cool Killers, The Big Gold Dream, The Crazy Kill) et à Berkley Medallion Books (All Shot Up).

L’écriture loufoque de ses oeuvres policières exprime profondément sa vision du monde. Ainsi, quelque temps avant de se mettre à la rédaction de A Jealous Man Can’t Win, il écrit : « My mind had rejected all reality as I had known it and I had begun to see the world as a cesspool of buffoonery. Even the violence was funny » (p. 126).

Avec les romans policiers de Himes en américain la situation est nettement différente de celle des oeuvres des expatriates des années 1920 à 1950 : les expatriates publient leurs oeuvres en anglais dans des maisons d’édition anglo-américaines en sol français, alors que Himes publie lui ses oeuvres d’abord en français pour les publier ensuite en anglo-américain aux États-Unis. C’est en quelque sorte l’oeuvre traduite qui est l’original, parce qu’elle a été traduite à partir d’un texte ayant eu l’approbation de Himes, ce que l’on ne peut dire de la version américaine, à commencer par le titre qui la plupart du temps diffère du titre d’origine. Himes écrit :

The American publishers […] scrambled the books up in what they called editing and they were practically senseless. […] But to Americans I was a nigger lost from home – as Time wrote, “Amidst Alien Corn” – and I wasn’t supposed to write anything of value.

1976, p. 201

En 1958 survient un fait qui allait bouleverser la vie littéraire de Himes et lui ouvrir la voie de son oeuvre ultérieure : il reçoit la consécration suprême dans le champ français du roman policier pour La reine des pommes, le Grand Prix du Roman Policier 1957. La réception du livre est extraordinaire. Jean Giono (voir la reproduction autographe ci-dessous) proclame :

Le livre de Chester Himes que la librairie Gallimard vient de publier dans la Série Noire sous le titre La reine des pommes est le plus extraordinaire roman que j’ai lu depuis longtemps. Un des plus riches et des plus succulents. Je donne tous les Hemingway, les Dos Passos, les Steinbeck pour ce Chester Himes. C’est l’humaine tendresse même et l’humour de la vie tout pur.

Eux aussi Jean Cocteau et Jean Cau ne tarissent pas d’éloges sur le livre (1976, p.181). Brusquement, Himes devient une célébrité : « I was the most famous Série Noire writer alive » (1976, p. 199).

Revenons brièvement sur l’événement qu’a constitué la publication de La reine des pommes dans le champ français. Lorsque Duhamel publie le roman en 1958, cela pose problème. Même avec les extraits de presse et les jugements extrêmement élogieux de Cocteau, Giono et Cau (jugements de valeur que Duhamel craint d’ailleurs de divulguer), le directeur de la Série Noire n’est pas du tout sûr de la réception du livre dans le public. Les lecteurs sont accoutumés, selon Himes, à ce que les écrivains noirs écrivent des romans de protestation dans la ligne de Richard Wright (ce que, encore une fois, Himes appelle des « Uncle Tom books » (p. 158)) et non pas des livres proclamant l’absurdité de la condition des Noirs américains. Or, les romans policiers de Himes seraient tous marqués du sceau de l’absurde (selon Albert Camus, non seulement le racisme serait fondamentalement absurde, mais il produirait des comportements absurdes chez la victime de racisme). La thèse de Himes est que Duhamel a éprouvé des problèmes précisément parce que La reine des pommes est un roman absurde dans le champ du roman policier français (et a fortiori dans le champ américain), un livre qui suit des règles nouvelles et qui exprime l’intimité secrète du Noir américain, en faisant fi de l’esprit de protestation traditionnel. Himes veut qu’on lise ses romans comme on écoute les blues de Bessie et Mamie Smith ou comme on lit la poésie de Paul Laurence Dunbar. C’est ce que Duhamel avait bien senti et il avait traité la publication de La reine des pommes de main de maître : « I realized », écrit Himes, « that Duhamel had handled the book masterfully » (1976, p. 158). L’octroi du Grand Prix du Roman Policier 1957 allait balayer les hésitations de Duhamel.

Tout autant que ses succès, c’est le contexte dans lequel il se trouve pour écrire son oeuvre qui est déterminant. Après son séjour à Majorque (où il ne parvient pas à écrire quoi que ce soit), il remarque en arrivant en France :

I realized immediately that I had entered another world. It was not at all like Mallorca; the people were more alive, more intelligent. I was not just another half-ass tourist as I had been in Mallorca; I was a person even if the people didn’t like me.

p. 179

C’est dans cette ambiance que Himes écrit ses romans policiers. En partie, il les porte en lui-même; en partie il les actualise dans et par son environnement; en d’autres termes, il produit ses romans policiers en trouvant dans son expérience passée, dans ce que Bourdieu nomme précisément habitus, les ressources de son oeuvre à venir. L’habitus de Himes est construit aux États-Unis et se trouve actualisé au contact du champ français du roman policier, dont Duhamel se fait l’agent, et il trouve dans la Série Noire un milieu propre à se développer sur des bases différentes, un milieu propice, celui de la littérature policière, et cela selon les conseils de Marcel Duhamel. Toutefois, il ne faut pas idéaliser sa relation avec le champ policier français. Claude Gallimard, l’interrogeant sur son rapport avec la France, lui demande s’il se sent encore « amidst alien corn » (selon la formule employée par le journaliste du Time). Il répond :

“I never did,” I lied, because I still felt as much of a stranger in Paris as I did in every white country I had ever been in; I only felt at home in my detective stories[6].

1976, p. 381

Racontant des histoires qui se passent à Harlem, il déclare ne pas pouvoir écrire sur les Français : « I had never really arrived in France, but the Americans didn’t want me » (p. 333).

L’habitus de Himes est indéniablement américain, produit et édifié dans la société américaine avec toutes ses caractéristiques ambiantes et toutes ses contradictions. C’est l’habitus d’un homme de la « third generation out of slavery » (1976, p. 391) et qui ressent avec une acuité extrême toutes les manifestations de racisme. Au contact de Duhamel, cet habitus se complexifie dans des romans policiers écrits selon les principes qui sont ceux de la littérature américaine (non pas française), ceux de Hammett notamment, que Himes réinterprète à travers Faulkner et ses deux romans majeurs, Sanctuary et Light in August.

En poursuivant son métier d’écrivain, et avec succès, en France, il se trouve quelque peu libéré de ce qui a constitué le fondement de son habitus, la relation raciale de condescendance[7] qu’il est habile à repérer dans ses rapports humains. Il ne ressent pas cette relation, qui est pourtant profondément ancrée en lui, dans ses rapports avec les Européens. Dégagé de tels comportements, la voie lui est ouverte pour l’écriture de ses romans policiers, dénués des connotations littéraires liées au ressentiment racial.

-> Voir la liste des figures

3. L’illusio de La reine des pommes et de For Love of Imabelle[8] : Comparaison des versions française et américaine publiées

Pour rendre compte des genres littéraires et des discours de ces genres, la notion d’illusio est utile, d’une part parce qu’elle permet d’analyser ce qui est à l’oeuvre dans les classes de textes et qui sont regroupées dans les divers champs (science-fiction, réalisme, policier, notamment), et, d’autre part, parce qu’elle renvoie à des modes de participation, d’adhésion, de croyance qui sont liés aux goûts du public lecteur. Bourdieu écrit :

L’illusio littéraire, cette adhésion originaire au jeu littéraire qui fonde la croyance dans l’importance ou l’intérêt des fictions littéraires, est la condition, presque toujours inaperçue, du plaisir esthétique qui est toujours, pour une part, plaisir de jouer le jeu, de participer à la fiction, d’être en accord total avec les présupposés du jeu.

1992, p. 455; italique de P.B.

Un lecteur de roman policier participe activement à la fiction qui lui est présentée, en suspendant son doute (disbelief) le temps de la lecture sur la véracité de ce qui lui est conté. Il prend plaisir à sa lecture parce qu’il joue le jeu que lui présente la fiction, et parce qu’il est sensible au type d’illusio qui s’y trouve exprimée. L’intensité de l’adhésion est proportionnelle au talent de l’écrivain à susciter l’illusio optimale du récit et de ses présuppositions. On peut ainsi définir, à une époque donnée, l’illusio de science-fiction, du roman réaliste, du roman policier, et cette illusio est liée à l’histoire des pratiques et aux auteurs qui actualisent ces pratiques à partir des thèmes abordés et le potentiel discursif des textes (voir Gouanvic, 1999; 2007).

L’illusio particulière du roman policier à l’américaine qui est traduit en français et publié dans la Série Noire est fondée sur la culpabilité sociale généralisée mise en scène dans un cadre de violence urbaine et dans laquelle le privé tente de démêler l’écheveau des responsabilités. L’illusio propre aux récits de Himes est essentiellement carnavalesque et jubilatoire, avec ses deux flics Ed Cercueil et Fossoyeur Jones, avec ses personnages grimés dans des déguisements improbables, tout entiers sortis de Harlem. Examinons la façon dont s’expriment l’illusio de la traduction de The Five-Cornered Square et l’illusio du récit publié en américain, For Love of Imabelle. Nous ne disposons pas de l’original-source de La reine des pommes, c’est-à-dire à The Five-Cornered Square. Notre examen de l’illusio des versions française et américaine du roman comparera la traduction française publiée en 1958 et la version publiée en américain aux États-Unis, For Love of Imabelle en 1957.

Voici tout d’abord un résumé succinct de l’intrigue de La reine des pommes. L’histoire se passe à Harlem. Au centre se trouve Jackson, « la reine des pommes », c’est-à-dire le champion des imbéciles, que trois malfrats ont arnaqué en lui faisant croire qu’ils pouvaient changer des billets de 10 $ en 100 $ en enveloppant les billets de 10 $ dans un papier spécial placé dans un four. Imabelle, l’amie de Jackson, est dans le coup, ce que Jackson ne veut pas admettre. Jackson a un frère jumeau, Goldy, qui a l’habitude de se déguiser en religieuse, soeur Gabrielle, pour quêter dans la rue. Goldy vient en aide à Jackson, car à lui, on ne la fait pas. Il va essayer d’attraper les trois malfrats dans leur coup suivant, celui de la mine d’or oubliée. Jackson accepte de faire la chèvre, de servir d’appât. Sur ces entrefaites, les deux policiers Ed Cercueil et Fossoyeur Jones interviennent et, avec l’aide d’Imabelle qui joue double jeu, ils repèrent les malfrats. Dans la bagarre, Ed Cercueil est défiguré par un jet d’acide. Goldy meurt, et les trois arnaqueurs aussi. Jackson et Imabelle s’en tirent indemnes.

La vente des droits de publication de The Five-Cornered Square par Gallimard à Fawcett Publications a sans aucun doute été réalisée selon un contrat favorable aux deux éditeurs, sans qu’il soit tenu compte des voeux de l’auteur. D’après l’autobiographie de Himes, ces droits étaient la propriété de Gallimard, qui n’avait tout simplement pas pris la peine de se mettre en relation avec l’auteur. Le livre a changé de titre pour sa première publication en anglo-américain, devenant For Love of Imabelle en 1957, puis, pour une réédition en 1965, A Rage in Harlem[9]. Une comparaison de La reine des pommes avec For Love of Imabelle révèle un certain nombre d’omissions ou d’abrégements dans la version américaine.

Une des premières omissions survient tardivement dans le roman, page 129 : « His face was gray and dry, lips chapped. An old gray rat poked his head [...]. » Le passage omis est souligné ci-dessous : « [...] sa figure était grise et sèche, ses lèvres parcheminées. Il semblait sur le point de perdre la raison. Tout son corps n’était que débandade, mais ses pieds ne remuaient pas. Un vieux rat gris passa sa tête [...] » (p. 168).

La plus longue omission (43 lignes) a lieu aux pages 146 et 147, ce qui correspond aux pages 188 et 189 de la traduction française. Ces lignes sont situées autour d’« un rythme lancinant de blues » (p. 188) et entre « Fais gaffe! » (p. 188) et « un gros plein de soupe c’est sans malice! » (p. 189).

Seize lignes sont omises à la page 146 de l’édition américaine, après « Harlem River ». Cette lacune correspond aux pages 189 et 190 de la version française : « Fais gaffe! » à « Bientôt, un agent en uniforme les rejoignit ».

Une phrase manque à la page 162 de l’édition américaine, après « The deep, steady thunder of the supercharger spilled out behind ». Cette phrase est : « pétrifiant les chiens et les chats faméliques qui fouillaient les ordures, se répercutant dans la cervelle des rats, réveillant les braves gens dans leurs lits grouillants de vermine » (p. 211).

À la page 212 de la version française, une phrase a été omise de la version américaine, qui correspond à la page 163 du texte américain : « He [...] saw a molten stream of yellow yolks filled with splinters splash past his far window. The right wheels [...] ». Le passage omis dans la version française est : « Il [...] eut le temps d’apercevoir une lente coulée jaune, piquée d’éclats de bois, exploser derrière la vitre de la portière. Une face noire, où nageaient d’immenses prunelles cerclées de blanc, apparut un instant, pour s’éclipser comme par enchantement, et faire place à une charrette de chemises en coton, puis un barbu aux yeux clignotants. Les roues droites [...] » (p. 212).

Enfin, une modification mineure du nombre des chapitres doit être notée, quoiqu’elle n’ait pas de répercussion sur le texte même. Le chapitre IX de la version française est divisé en deux parties dans For Love of Imabelle, pour former les chapitres 9 et 10. Le chapitre 10 de la version américaine commence à la page 64.

Les raisons de ces omissions dans For Love of Imabelle ne sont pas évidentes. Il serait risqué de les rattacher au contenu narratif des épisodes. Ces derniers sont descriptifs et ils trouvent leur justification dans l’économie générale du roman. Il est probable que ces omissions aient été effectuées essentiellement pour augmenter l’efficace discursive du texte, du moins tel que le voyaient les éditeurs de Fawcett Publications. Cela tend à affaiblir l’opinion de Himes sur la nature du travail accompli par les éditeurs de son roman (voir ci-dessus).

La traduction de Minnie Danzas

Que déduire des transformations conjecturées de la traduction de The Five-Cornered Square? La manière dont Minnie Danzas traduit le roman laisse apparaître l’original comme « en creux ». En fait, la conjecture de The Five-Cornered Square n’est pas très difficile à faire, du moins en ce qui concerne les omissions, qui sont plutôt mineures et ne portent que sur des épisodes secondaires du récit. Il est clair que Minnie Danzas a pris sa tâche de traductrice très au sérieux. Comme nous allons le voir plus bas, elle traduit le texte de Himes de façon homologique, même si le résultat est un récit légèrement plus long.

a) L’onomastique

Minnie Danzas réussit à merveille à rendre le texte américain (The Five-Cornered Square) en français. Tout d’abord, elle traduit l’onomastique lorsque cette dernière dénote des référents clairs. Par exemple, les deux flics noirs Grave Digger Jones et Coffin Ed Johnson sont Fossoyeur Jones et Ed Cercueil. La traduction est utile dans ce cas, car leur nom est fondé sur des sobriquets dont les référents sont porteurs de sens (Grave Digger = Fossoyeur et Coffin = Cercueil) et manifestent le moral, le physique, l’état de l’individu. Il en va de même avec La grande Kathy (1958, p. 60), traduction de Big Kathy (1957, p. 43), et de Lady Gitane (1958, p. 60), traduction de Lady Gypsy (1957, p. 43). Ces assimilèmes[10] accroissent l’efficace du discours fictif du roman et contribuent à produire une plus forte adhésion du lecteur à l’histoire qui est contée. Cette manière de traiter les noms propres en traduction ne se caractérise pas spécialement par leur ethnocentricité – trait dominant de l’assimilation par traduction –, du fait qu’elle n’oblitère nullement le cadre des aventures narrées : elles sont interprétables nécessairement comme américaines et spécialement ayant lieu à Harlem.

b) L’argot

Elle traduit très soigneusement le langage des marloux, des combinards, des arnaqueurs et des flics noirs de Harlem en intériorisant leurs manières d’être et leurs valeurs. Les difficultés de traduction résident dans la traduction du lexique. La traductrice opte pour des assimilèmes, tels que commissariat pour precinct station, Garde à vous! pour Straighten up! (c’est l’ordre que donne Fossoyeur quand il fait irruption dans un lieu) et la réponse de Ed Cercueil, Count off! traduit par Fixe! Ces traductions appartiennent au registre dénotatif; ou, dans le cas des désignations argotiques françaises très connotées en français comme en américain, une pomme ou un couillon pour a square (titre du roman), La levure (p. 49) pour The Blow (p. 32), un pigeon (p. 107) pour a con (p. 67), un chiffonnier (p. 132) pour a Junkman (p. 84), frangin ou frelot (p. 139) pour bruzz (p. 88), un dur (p. 135; au sens d’un billet de banque) pour a bone (p. 86), une corrida (p. 203) pour a whing-ding (p. 127), un condé (p. 202) pour a cop (p. 126).

Mais Minnie Danzas va plus loin : de l’américain elle traduit le registre lexical classique ou courant en procédant à des formulations familières ou argotiques lorsqu’elles existent en français. Pour traduire to get caught (p. 85), elle donne se faire ramasser (p. 133), pour to shoot (p. 89), elle propose rectifier (p. 139), et pour to cut (p. 127), elle donne piquer (p. 203, et partout dans le texte), pour a car (p. 130), une bagnole (p. 207), pour Look out! (p. 132), Fais gaffe! (p. 212).

Voici un échantillon de traduction qui donne une idée de la syntaxe de traduction. Jackson raconte à son frère Goldy la bagarre entre les arnaqueurs et les deux flics noirs, Ed Cercueil et Fossoyeur.

Eh bien, Fossoyeur a rectifié Gus d’une balle dans le citron et alors Hank, il a envoyé de l’acide dans les châsses à Ed Cercueil. C’est comme ça que Slim en a chopé. Ensuite, y a la lumière qui s’est éteinte et dans le noir, tout le monde s’est mis à se bagarrer et à se tirer dessus. Y en a même un qu’a essayé de piquer Imabelle. Je me suis élancé à son secours, mais, en chemin, quelqu’un m’a mis knock-out. Et le temps que je revienne à moi, tout le monde s’était carapaté.

p. 139

Well, Grave Digger shot Gus through the head, and Hank threw acid into Coffin Ed’s eyes – that’s when it got on Slim. Then the lights went out and there was a lot of shooting and fighting in the dark. Somebody was trying to cut Imabelle. I got knocked out trying to get to her to help her. And by the time I came to everybody was gone.

p. 89

L’effet de la traduction de M. Danzas

Dans le cas qui nous occupe, il est bien sûr impossible d’effectuer une analyse contrastive de la traduction avec la version originale ayant servi à la réaliser. Cependant un trait de traduction ressort de l’ensemble du roman traduit : la traductrice n’hésite pas, d’une part, à délayer le texte anglo-américain en français même si cela signifie un texte nettement plus long, moins nerveux, et, d’autre part, à compenser cet allongement par l’emploi de termes argotiques en français, lesquels sont plus énergiques que la koinè anglaise utilisée. En ce qui concerne la comparaison de la traduction avec la version publiée de For Love of Imabelle, les deux textes sont, mises à part les exceptions mentionnées ci-dessus, homologiques, c’est-à-dire qu’ils sont semblables et différents tout à la fois. Il en résulte que leurs illusiones sont dans une homologie[11] en dépit de ce que Himes écrit sur l’édition de ses romans par les éditeurs américains. L’illusio de la traduction est fondée sur la dynamique, l’énergie, la vivacité des séquences, sur une vis comica liée à l’usage de la langue familière et de l’argot, sur des personnages hauts en couleur et sur leurs aventures bouffonnes. Bref, la traduction et son original donnent au texte l’allure d’un poème en l’honneur de Harlem, sans réticence et sans retenue, et cela en dépit des omissions plutôt mineures observées dans For Love of Imabelle (1957). Quant au roman policier français, Himes et Duhamel imposent l’illusio comique, loufoque en Série Noire et qui va se diffuser à l’ensemble du champ du roman policier.

Conclusion

Himes n’est pas du tout un écrivain français, en dépit de ce qu’il proclame parfois. Il proclame aussi qu’il ne connaît pas la France, ni les Français, et que, par conséquent, il ne saurait écrire sur les Français. Son habitus est bel et bien américain. À cela, il y a une raison première : il est totalement réfractaire à l’apprentissage des langues étrangères. Malgré ses efforts, il ne parle ni le français, ni l’espagnol, ni l’allemand[12]. Il s’ensuit qu’il est une sorte de visiteur prolongé en Europe, un véritable expatrié, et que son habitus est profondément marqué par sa condition de Noir américain, son habitus étant « déchiré », « clivé », comme le dit Bourdieu (1997, p. 79) à propos des sous-prolétaires algériens. Son habitus est « clivé », au sens où il ne trouve pas sa place, sa position, dans le champ littéraire américain. Sa trajectoire sociale prend-elle une autre direction avec son expatriation? Avant d’écrire ses romans policiers en France, il reconnaît souffrir de « sudden outbursts of paranoia » :

“Nobody liked my books,” I would say, “Neither the black people nor the white people. I never met anyone in my life who said he liked anything I ever wrote. Nothing in all my life hurt me as much as the American rejection of my thoughts, although that wasn’t how I expressed it.”

1976, p. 110

L’écriture de The Five-Cornered Square et de ses autres romans policiers le comble (« I only felt at home in my detective stories », 1976, p. 381). Et ils le rendent célèbre en Europe (France, Allemagne, Angleterre, notamment) et aux États-Unis, mais il se sent contraint, par le poids de l’opinion américaine, d’exclure les romans policiers de la littérature. Après l’assassinat de Martin Luther King, il écrit : « Believe it or not, other than for the sale of my books, I had divorced the United States from my mind » (1976, p. 355).

Émanant des demandes du champ français transmis par l’intermédiaire de Marcel Duhamel, de ses conseils et de son aide économique, l’oeuvre de Himes révolutionne complètement le roman policier français : nous n’en voudrons pour preuve que son Prix obtenu en 1957, les hésitations de Duhamel en dépit de son enthousiasme pour La reine des pommes, les critiques extrêmement élogieuses de Giono, Cocteau et Cau, mais surtout le fait que Himes soit le premier Noir à écrire dans la Série Noire une histoire aux antipodes de l’Uncle Toming. Tous ces traits montrent que La reine des pommes est un roman qui, écrit en très peu de temps sur des thématiques neuves, ne va pas de soi, mais après quelques mois constituera un événement à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire du roman policier en France.