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Dans l’histoire de la littérature comparée et de la traduction littéraire au Canada, les travaux de Philip Stratford occupent une position charnière. Aussi allons-nous les prendre pour point de départ d’une réflexion qui se propose d’interroger les enjeux culturels et idéologiques soulevés par les principales métaphores auxquelles ont eu recours, depuis une quarantaine d’années, aussi bien les comparatistes que les traductologues canadiens-anglais et québécois pour mieux appréhender les rapports entre les deux littératures dites fondatrices du Canada. Bien que certaines de ces métaphores se retrouvent au centre de réflexions plus générales et parfois fort anciennes menées dans le cadre de l’une ou l’autre de ces disciplines[1], tout porte à croire qu’elles ont joué – et continuent de jouer – un rôle particulièrement révélateur dans le contexte canadien pour des raisons d’ordre essentiellement culturel, historique et politique.

Les travaux de Stratford, dont la grande majorité ont paru entre 1968 et 1986, sont importants à plusieurs égards. D’une part, il est l’un des premiers, avec Jean-Charles Falardeau, Ronald Sutherland, Antoine Sirois et Clément Moisan, à avoir posé les jalons disciplinaires et institutionnels de la littérature comparée canadienne ; d’autre part, il est parmi les rares comparatistes de son époque, avec Doug Jones, David Hayne et E. D. Blodgett, à avoir réfléchi sur le statut de la littérature traduite au sein des études comparées. Plus encore, Stratford a récusé les méthodologies comparatistes traditionnelles fondées sur l’influence (donc, la similitude), au profit d’une approche apte à percevoir des rapports entre des oeuvres, cultures et traditions littéraires qu’aucune influence préalable ne permettait a priori de rapprocher, en vue à la fois de déceler ce qu’il a nommé des « qualified similarities[2] » et de favoriser une meilleure compréhension, voire de véritables échanges entre le Canada et le Québec. À ce titre, il a également été l’un des premiers intellectuels anglo-canadiens, avec Frank Scott, à s’être donné pour mission politique de chercher à répondre, par le biais de la traduction littéraire et les études comparées, à la question « But what does Quebec want? », inlassablement répétée par les Canadiens des provinces anglophones, inquiets face à la montée du mouvement indépendantiste québécois à partir du début des années 1960. Mais, surtout, Stratford a réussi, tout en évoluant en marge de la traductologie naissante, à inscrire la littérature comparée canadienne et la traduction littéraire à l’intérieur d’un nouveau paradigme conceptuel destiné à rendre compte de la spécificité du contexte multiculturel et multilingue canadien, paradigme qui, pour révolu qu’il puisse paraître dans une perspective postcoloniale et postnationaliste contemporaine, a néanmoins eu le mérite de préfigurer quelques-uns des postulats inhérents à cette dernière.

Or, plus intéressant encore pour notre propos – et c’est l’hypothèse que nous voudrions avancer ici –, non seulement ce nouveau paradigme conceptuel a reconduit certains des présupposés idéologiques véhiculés par les paradigmes qu’il se proposait de combattre, mais il a contribué à alimenter, de par les effets « pervers » que ces présupposés engendrent, la crise déjà bien perceptible de la littérature comparée générale tout en anticipant sur celle, corrélée, de la traductologie. Dans la mesure où tout présupposé idéologique relève d’un processus implicite qui vise à imposer une évidence préétablie dont le statut de vérité n’a pas à être remis en cause, ces effets pervers ont tendance à se déployer depuis des lieux discursifs à forte charge polysémique et argumentative. Parmi ces derniers, les figures du discours occupent une place de choix, à commencer par les métaphores dont le propre consiste, on le sait, à forger un rapport d’identité (d’équivalence) entre deux entités séparées, en l’occurrence entre deux littératures, deux langues et deux cultures dont le seul point commun semblait résider dans le fait que, jusqu’aux années 1960, elles avaient préconisé – voire lutté pour – la « coexistence mais non [la] copénétration[3] ». D’où l’intérêt de se pencher non pas tant sur les diverses métaphores mobilisées par Stratford afin de fournir à la littérature comparée et à la traduction littéraire des assises méthodologiques inédites, susceptibles de promouvoir l’échange interculturel entre les (littératures) anglophones et francophones du Canada, mais plutôt sur les non-dits idéologiques et culturels que ces métaphores recèlent, en faisant le pari qu’il sera possible d’établir une homologie entre non-dit idéologique et non-dit disciplinaire. Car si, à un niveau, ces métaphores renseignent simultanément sur l’urgence de forger de nouveaux rapports entre les deux cultures « fondatrices » du Canada et les effets pervers que ces nouveaux rapports présupposent, à un autre niveau ces mêmes métaphores, dès lors qu’elles sont partagées par deux disciplines distinctes, expriment peut-être davantage un « sense of the rich correspondences, interrelations, and analogies of domains conventionally separated » (Black, cité par D’hulst, 1992, p. 37), tout en pointant vers les tensions plus ou moins avouées que cette interdisciplinarité provoque. Ce sont donc ces tensions proprement disciplinaires qu’il s’agira avant tout de mettre au jour dans les lignes qui suivent.

Que l’on nous autorise, pour ce faire, une brève digression. Comme le rappelle Armando Gnisci dans un article publié en 1996, « [d]ès son origine [la littérature comparée] est toujours définie comme une discipline en crise. […] Beaucoup prétendent, avec une insistance de plus en plus croissante, que la littérature comparée est une discipline en phase d’extinction, sinon déjà disparue » (1996, p. 67), aspirée par les nombreux domaines perçus comme plus aptes à faire face aux enjeux littéraires et culturels soulevés par la mondialisation, dont, précisément, la traductologie[4]. Dans un article paru la même année, Walter Moser abonde dans le même sens, tout en rappelant, sur un ton plus optimiste, le caractère par définition interdisciplinaire de la littérature comparée, laquelle a pour tâche cognitive et intellectuelle « de penser la relation, d’établir des liens comparatifs » (1996, p. 43). Et Moser de préciser : « […] c’est un mandat capital, car non seulement le fait […] de construire des ponts donne-t-il [sic] potentiellement accès à tous les objets, concepts et méthodes des disciplines avoisinantes, mais la comparaison donne également lieu à une activité de mise en relation illimitée, ouverte sur des horizons nouveaux » (p. 44). C’est précisément cette précarité disciplinaire, selon Moser, qui confère à la littérature comparée sa spécificité, en faisant des comparatistes des « nomades institutionnels » et en les incitant sans cesse à « inventer de nouveaux ponts » (p. 44). Pour sa part, Gayatri Spivak, dans son ouvrage Death of a Discipline paru en 2003, appelle de ses voeux un « new comparatism » capable d’empêcher que la discipline se fasse happer par les Cultural Studies grâce à la revalorisation de l’analyse textuelle en langue originale, à l’ouverture illimitée à toutes les littératures et au travail en commun fondé sur l’amitié, lequel permet de voir « through the eyes of others (thereby) achieving difference in collectivity » (cité dans Hart, 2006, p. 7). Emily Apter a récemment fait écho aux voeux de Spivak, soulignant l’urgence, dans le contexte mondialisé et postnationaliste qui est le nôtre, de « push the limits of how language thinks itself, thereby regrounding the prospects for a new comparative literature in the problem of translation » (2006, p. 251), laquelle aurait joué un rôle primordial dans ce qu’elle nomme « l’invention » de la littérature comparée comme discipline par Leo Spitzer et Erich Auerbach[5].

De leur côté, les directeurs d’un collectif récent intitulé Translation Studies at the Interface of Disciplines notent dans l’introduction que la traductologie a toujours ressenti, elle aussi, « [the] need for territorial border crossing in search of different approaches, guidance and advice from several disciplinary fields […], the need to bridge […] » (Durante, et al., 2006, p. 1) afin de mieux asseoir ses propres bases (inter)disciplinaires. Il reste que, comme le démontre Rosario Martín Ruano dans sa contribution au même collectif, il en a résulté un sentiment sinon de crise du moins d’inquiétude face à la profusion des approches et la disparition des frontières, comme l’atteste une série de travaux publiés depuis une dizaine d’années qui prônent la conciliation et la synthèse[6]. En effet, d’après lui, 

[…] the discipline seems to have fallen prey to a general apprehension about multi-theoreticality or fear of theoretical profusion […]. The key to progress is largely thought to lie in consensus rather than in disparity, in integration rather than in dispersion of theories and perspectives, in the affirmation of a shared ground […] rather than in the scrutiny of discrepancies […], in conciliation rather than in variety, let alone conflicts, of viewpoints, disciplines and paradigms.

2006, p. 44

Tout porte donc à croire à l’urgence de remettre en cause les avantages – lire les visées – d’une interdisciplinarité sauvage, incontrôlée et incontrôlable qui, à force de jeter des ponts[7], court le risque de l’éclatement et, partant, l’autodestruction.

Nous reviendrons plus loin sur les notions de consensus et d’intégration, ainsi que sur la métaphore de la territorialité qui les sous-tend ; en attendant, il convient de signaler, toujours à la suite de Ruano[8], les dangers d’une conception de la traductologie qui, en cherchant à freiner ces incursions en territoire disciplinaire étranger, entrave la création de nouvelles interfaces au nom d’un territoire partagé bien circonscrit, unifié (bien que « dans la diversité »), consensuel et stable qui, par définition, exclut et homogénéise. Il convient également de noter, en anticipant sur le développement qui suit, le lien entre, d’une part, l’idée de conciliation ou de consensus et, d’autre part, celle de dialogue (ou celle, à peine moins pacifique, de négociation) conçue comme seul moyen d’y parvenir et, par conséquent, de conjurer la « crise », notions omniprésentes au sein des innombrables discours culturels, disciplinaires et institutionnels actuels axés sur l’entre, l’inter-, le trans- et, du coup, la construction de ponts consensuels à l’échelle désormais planétaire. Car, que l’on défende ou que l’on condamne les vertus d’un territoire commun – c’est-à-dire, d’une interdisciplinarité régulée – garant de l’identité disciplinaire de la traductologie, l’enjeu primordial qui semble lui aussi faire consensus au sein des discours dominants consiste à formuler « un “nouvel humanisme” […] qui serait créé par le dialogue entre les différentes cultures [langues, ethnies, religions] du monde » (Gnisci, 1996, p. 68). Voici, précisément, ce que la traductologie, mais aussi la littérature comparée, en tant que disciplines fondées a priori sur la mise en relation, sont particulièrement bien équipées pour réaliser ; à preuve, les multiples discours, théoriques ou autres, qui ont fait de la traduction leur métaphore fondatrice[9] ou des ponts, leur symbole fédérateur[10].

Deux disciplines « en crise » depuis leur origine en raison de la logique relationnelle qui les fonde et la précarité à laquelle cette logique les expose, la littérature comparée et la traductologie trouveraient par conséquent leur spécificité par rapport aux autres disciplines qu’elles côtoient à la fois dans la visée centrifuge, nomade ou encore « cartographique » qui les anime et dans la logique de la proximité, de l’intersection, du réalignement, de la traversée, voire de l’intégration et de l’assimilation que cette visée implique. Dans cette perspective, que ce soit la traductologie qui se trouve désormais « au coeur » de la littérature comparée (Apter) ou l’inverse (Gentzler) importe peu, à partir du moment où le conflit qui en résulte les pousse à repenser leurs objectifs respectifs en fonction d’une logique interdisciplinaire qui leur est commune. Nous reviendrons également plus loin sur la notion de conflit ; pour l’instant, soulignons tout simplement, à l’instar de Jonathan Hart, que le fait de partager un objectif commun – soit l’obligation de traverser des frontières linguistiques, culturelles et (intra)nationales – n’implique aucunement que la littérature comparée et la traductologie partagent un objet commun : en effet, en admettant que le trait distinctif des disciplines réside non dans l’objet qu’elles étudient mais bien dans les questions qu’elles posent, il est indéniable que la littérature comparée et la traductologie ne sauraient coïncider parfaitement, car elles ne posent pas les mêmes questions[11] (voir Hart, 2006, p. 7).

Il semblerait toutefois que cette visée cartographique commune explique la démultiplication, souvent constatée, de métaphores géométriques et architecturales pour rendre compte des processus linguistiques, cognitifs, culturels et idéologiques à l’oeuvre dans toute mise en relation et ce, quelle que soit par ailleurs la valeur axiologique – positive ou négative – qu’on leur attribue. Parmi ces métaphores, c’est sans conteste celle du pont qui, à travers les siècles, a été l’une des plus persistantes dans le contexte occidental, en raison peut-être de son aptitude à capter tout à la fois le sens étymologique du terme « traduction » (du latin translatio, transferre, « faire passer », mais aussi « métaphore » ou « déplacement » sémantique), les nombreux termes en « trans- » qui en dérivent (dont « transfert », « transporter », « transmission », « transposer », « transplanter », « transfuser », « transaction ») (voir Woodsworth, 1988), ainsi que l’idée de la traduction tant comme produit (« pont » entre deux langues/cultures) que comme processus (« construire des ponts »)[12]. Fait intéressant, Theo Hermans et Ubaldo Stecconi (2001) et Michael Hanne (2006) rangent cette métaphore dans la catégorie des métaphores de la servitude, auxquelles ont systématiquement eu recours les traducteurs depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, « consistently describing their work in terms of voluntary servitude, casting themselves in supportive and deferential roles as humble servants or handmaidens obeying their masters, as discreet, unobtrusive and self-denying facilitators, mediators, enablers, go-betweens, bridge-builders and the like » (Hermans et Stecconi, 2001, p. 1).

La métaphore du pont

C’est précisément la métaphore du pont qui, à partir des années 1950, s’est trouvée au centre de la réflexion émergente sur la traduction littéraire et la littérature comparée au Canada anglophone[13], et que, après s’en être lui-même inspiré, Philip Stratford s’est proposé de repenser vers la fin des années 1960. Aussi aimerions-nous reprendre quelques éléments de sa réflexion sur la littérature comparée canadienne et la traduction littéraire telle qu’elle se manifeste dans certains de ses travaux publiés à partir de 1968, date à laquelle, au Canada et au Québec, ces deux disciplines en étaient à leurs premiers balbutiements[14], les littératures de langue anglaise et de langue française peinaient à se donner des assises institutionnelles solides et, surtout, le mouvement séparatiste québécois était en plein essor. Ce dernier point est primordial : en tant que comparatiste formé au Canada et en Europe, Stratford savait pertinemment que « the grounds for, and terms of, comparison were the units known as national literatures, to be studied by the various national philologies » (Weisstein, 1984, p. 176). Le fait qu’il a perçu dans les bouleversements sociopolitiques déclenchés par la montée du nationalisme québécois la création d’une frontière linguistique et culturelle entre deux littératures « nationales » au sein d’un espace national unique, d’une part, et d’autre part, qu’il a su profiter de ces bouleversements pour forger, moyennant des déplacements méthodologiques inédits et la réhabilitation du rôle de la traduction littéraire, une littérature comparée à visée intranationale, en dit long sur l’originalité de sa réflexion à une époque où le refus de la traduction et le postulat monolithique « une nation, une langue, une littérature » dominaient largement le champ. 

Il ne fait aucun doute que Stratford a bien compris la visée cartographique de la traduction littéraire par rapport à la littérature comparée[15]. Ainsi, dans un article paru en 1978, à propos du traducteur littéraire qu’il décrit comme peu soucieux de marcher sur les plates-bandes du comparatiste dont il « partage » et le terrain et les mobiles, Stratford écrit ceci :

The appeal of the unknown, the exotic, the risqué, and even the forbidden must be strongly present to lead a person […] to traffic in foreign goods. So he sets up as a translator, or more exactly a smuggler of literary products, a hazardous occupation. As an importer he must […] know extremely well […] the language and literature of another land. He must be familiar with the border country, usually a rather barren and forbidding terrain, the preserve of a few hard-bitten comparatists. […] Paradoxically, although for his own purposes he has decided that frontiers do not exist, and although he works in a sense to eliminate boundaries, he depends on them absolutely […]. […] he stands for freedom, risk, excitement and adventure.

1978, pp. 9-10

Nous retrouverons par la suite des aspects de cette citation, qui préfigure de manière étonnante un certain discours québécois contemporain sur la conflictualité culturelle et où les métaphores abondent. En attendant, il faudrait insister sur l’analogie établie ici entre le traducteur et le comparatiste. Effectivement, non seulement Stratford leur attribue les mêmes goûts et motivations, mais il les investit d’une même mission, devenue urgente à partir du moment où l’unité nationale est menacée, à savoir celle de favoriser une meilleure compréhension entre les deux peuples fondateurs tout en contribuant à créer une tradition proprement canadienne de la traduction littéraire et des études comparées. De ces contrebandiers clandestins, il faut faire des bâtisseurs de ponts linguistiques, culturels et politiques, mieux, des passeurs, des médiateurs, voire des ambassadeurs susceptibles de les traverser au vu et au su de tous afin de pallier l’occultation de notre double héritage et, par là, le séparatisme culturel.

Bien que Stratford ne soit pas le premier à avoir réactivé la métaphore du pont pour décrire le rôle de la traduction littéraire au Canada[16], il est l’un des premiers à lui avoir conféré une dimension résolument positive[17], d’ordre à la fois pragmatique et institutionnel, qui rejette toute idée d’assujettissement, d’inégalité et de diglossie pour refléter les idéaux libéraux, alors dominants au Canada anglais, de parité, d’équité, de cohabitation pacifique et d’unité nationale à la base, notamment, de la politique fédérale du bilinguisme officiel, en vigueur depuis 1969. Comme le note Kathy Mezei,

[i]t is precisely the desire for a visible figuration of the interplay between separation and connections so critical to Canadian cultural politics that […] elevated the bridge into a powerful metaphor in discourses about translation between the two charter cultures and languages […] through to the late 1990s.[18]

2008, p. 28

– et ce, en dépit des attaques répétées lancées par l’influent comparatiste canadien E. D. Blodgett à partir du début des années 1980 contre toute métaphore – celle du pont en tête – qui, fondée sur une relation binaire, occulte les rapports de force asymétriques ainsi que la visée assimilatrice inhérents au binarisme. Mezei fait écho à Blodgett lorsqu’elle ajoute : « […] the reality of the bridge […] implies that one of the two sides is always an “other” side » (ibid.)[19].

D’après Blodgett – et sa critique nous sera utile par la suite –, les comparatistes canadiens ont eu systématiquement tendance à oublier que « the comparative study of literatures […] is moved by the effort to […] grasp the possibility of the parallel, to define by contiguity, rather than to assert by means of a logic of universalism » (1982a, p. 13). La littérature comparée est, on l’a vu, un art de la mise en relation, un art, donc, de la métonymie, non de la métaphore. Il s’ensuit que, en se mettant au service de la parité et de l’unité nationale, la métaphore du pont efface tout à la fois la frontière interne garante de la contiguïté (de la différence) linguistique et culturelle des deux littératures fondatrices et la raison d’être du geste comparatiste lui-même, selon une logique non dialectique et universaliste qui privilégie la similitude et, du coup, l’appropriation. Se trouve ainsi renversée, dans le même élan conciliateur et intégrateur, l’idée de servitude traditionnellement associée aux bâtisseurs de ponts comme aux passeurs qui les traversent, au profit d’une attitude complaisante qui masque mal les processus assimilateurs à l’oeuvre. En témoigne avec éloquence le tout premier article que Stratford ait consacré à la littérature québécoise en traduction où, s’interrogeant sur la place de cette dernière dans le curriculum scolaire anglophone, il précise :

[…] I think that there is really only one intelligent place for French-Canadian literature in our school curriculums, and this is right in the middle of the English program […] side-by-side with English-Canadian literature in a course called simply “Canadian Literature.” Here, at least, the slogan “equal status” has a concrete meaning. This is a form of assimilation the French-Canadian can have no real objection to. And it is an unique way to enrich our offering in Canadian literature in general. […] Very often it is in learning more about others that we discover more about ourselves.

1968, p. 184

Blodgett n’a pas manqué de souligner l’impasse sur laquelle débouchent les métaphores en général et la métaphore du pont en particulier, à plus forte raison lorsqu’elles sont censées contribuer à (re)penser les frontières culturelles et linguistiques internes (ou, à un autre niveau, les frontières disciplinaires – nous y reviendrons). Cela l’a amené à réitérer la supériorité figurative de la métonymie :

[…] when addressing Canadian-Québécois relations, […] any literary framework that assumes equality of status between these two cultural groups mistakes the nature of the relationship. “Symmetrization” […] is a method of approaching a relationship such that the ‘actual power relations sustaining and enforcing […a] hierarchy will […] be “neutralized” […]. What we need is a model that refuses to overlook the fragility of the metonymy that relates and separates our two major literatures.

1982a, pp. 32-33

L’apport de Stratford

Stratford a eu le mérite de reconnaître les dangers dénoncés par Blodgett. À partir de la fin des années 1970 et jusqu’à la publication en 1986 de sa monographie All the Polarities. Comparative Studies in Contemporary Canadian Novels in French and English, il n’a cessé de s’interroger sur la meilleure manière de figurer, dans une double perspective comparatiste et traductionnelle, les multiples enjeux soulevés simultanément par les rapports entre les littératures anglophone et francophone au Canada et par les disciplines appelées à les aborder. Délaissant donc la métaphore du pont et ses nombreux dérivés sans toutefois les perdre entièrement de vue, Stratford a posé les jalons d’une nouvelle manière de concevoir les rapports de contiguïté, tant linguistiques et culturels que disciplinaires, dans un contexte officiellement bilingue et multiculturel. Non seulement il a relevé le défi lancé par Blodgett dans les citations ci-dessus et ailleurs, mais les métaphores géométriques et architecturales à dominante métonymique[20] qu’il a forgées ou préconisées annoncent, nous le verrons, l’émergence alors imminente de figures d’inspiration poststructuraliste, postcoloniale ou encore postnationale (celles, par exemple, du métissage, de l’entre-deux, du nomadisme, de la créolisation et du « neighbouring ») qui alimenteront les discours actuels sur la « crise » de la littérature comparée et de la traductologie évoqués plus haut.

Il s’ensuit que le grand apport de Stratford à la littérature comparée canadienne et au discours sur la traduction littéraire au Canada réside dans son rejet de la métaphore du pont en faveur de celle des polarités. Se greffant à l’image des lignes parallèles, alors peu répandue chez les comparatistes et que Stratford avait déjà exploitée pour rendre compte non seulement de l’absence d’échanges entre les deux littératures fondatrices et de l’indifférence vis-à-vis de l’autre culturel, mais également des rapports entre le traducteur et l’auteur du texte original (voir Stratford, 1978), la notion de polarités lui semblait échapper au piège binaire – donc nivelant et assimilatif – qui guettait et les lignes parallèles et les ponts censés les relier. Si, en effet, le propre des lignes parallèles se trouve dans le fait que, ne se croisant jamais, elles sont différentes l’une de l’autre tout en entretenant un rapport de dépendance ou de similitude – « one parallel fixes and defines the other » (Stratford, 1979, p. 137) –, la notion de polarités – au pluriel – suggère, en plus, un rapport dynamique de convergences et de divergences entre plusieurs pôles simultanés, lequel permet au comparatiste comme au traducteur de découvrir un jeu potentiellement illimité de différences au sein du propre et de similitudes au sein de l’autre que Stratford baptise du nom de « qualified similarities ».

Fait plus intéressant encore, la notion de polarités conduit Stratford à récuser les effets politiques néfastes d’autres métaphores (d’ordre géométrique, soit dit au passage) proposées par des comparatistes anglo- et franco-canadiens de son époque pour représenter les rapports entre les deux littératures/sociétés, dont la métaphore « centriste » des lignes convergentes employée par Ronald Sutherland, fondée sur les seules similitudes entre les deux littératures ; la métaphore « séparatiste » des lignes perpendiculaires avancée par Jean-Charles Falardeau, apte à capter leurs seules différences ; la métaphore « libérale » du double escalier en spirale du Château de Chambord ou encore celle, corrélée, de la double hélice qui insistent sur leur nécessaire mise à distance ; la métaphore « séparatiste coopérative » du seuil préconisée par Blodgett qui révèle la nature paradoxale de toute frontière[21] ; enfin, la métaphore « conciliatrice » de l’ellipse proposée en 1969 par les fondateurs de la revue bilingue du même nom et que Stratford décrit ainsi :

An ellipse is a geometrical figure with two centres whose outline obeys the rule that […] any point on the circumference […] is visually at a different distance from each of the two centres. This disparity obliges us to think and talk in terms of unequal relationships instead of matching qualities and quantities. […] despite its possible attractiveness as an emblem for our Canadian literatures, however, the ellipse has one outstanding difficulty: as a single figure, it expresses an intentionality that does not reflect the facts. […] It represents a third view of this complex reality, the comparative view, but not the reality itself.

1986, p. 5

Voilà, précisément, ce à quoi doit remédier la métaphore des polarités, plus emblématique, selon Stratford, du rapport réel entre les « littératures canadiennes » dans la mesure où elle introduit, outre l’idée d’un double foyer, celle de mouvements tendus et paradoxaux entre similitudes et différences, rapprochement et éloignement, qui implique des relations d’indépendance et d’interdépendance sans toutefois privilégier les unes au détriment des autres.

Il reste que, malgré sa souplesse et sa multi-dimensionnalité, la figure des polarités reconduit une vision « fédéraliste » qui, directement tributaire du pluralisme libéral, est indissociable de l’idéologie individualiste et, partant, des valeurs universelles que cette idéologie véhicule. Axé moins sur la différence que sur le droit à la différence, le pluralisme libéral escamote les inégalités de fait entre cultures, langues, textes (et disciplines) au nom d’une parité idéale qui, en dernière analyse, ramène l’autre à soi en le faisant disparaître. Cela est parfaitement clair dans l’extrait suivant où Stratford évoque les polarités – sous forme de « creative tensions » – entre le style du traducteur et celui de l’auteur :

[…] the translator is no machine […]. Far from being a mere chameleon he has a character and style of his own […]. The translator must go behind the words and […] seek in his own experience creative sources which will stimulate him to match the effects of the text he is translating. In other words, he must find in his own experience a period, an event, a person, a voice, which set a similar but distinctive tone […] ringing in his inner ear. […] one must […] participate in the originating act by discovering sources of vibration within oneself. […] He must work clandestinely to eliminate the distinctions between source-subject and target-audience.

1978, p. 13

De là à qualifier le texte traduit de création à part entière, il n’y a qu’un pas, que Stratford franchit allègrement au nom de la sympathie et de la communion, certes, mais aussi et peut-être surtout au nom de l’élimination de l’autre au profit de la découverte de soi. Tout porte donc à croire que les ponts, a priori abandonnés, refont implicitement surface comme autant d’« effets pervers » – oppressifs, voire violents – qui, sous le couvert de l’échange et du dialogue, maintiennent l’inégalité de fait entre deux entités réelles, imaginaires ou conceptuelles contiguës par le truchement de métaphores qui résorbent la différence de l’autre[22].

Cela dit, il convient d’insister à nouveau sur l’originalité de l’approche de Stratford qui, en remplaçant le modèle comparatiste traditionnel fondé sur l’influence par un modèle fondé sur la contiguïté, d’un côté, et, de l’autre, en donnant droit de cité à la traduction au coeur des études comparées, a remis en question certains acquis de la littérature comparée d’inspiration tant européenne qu’américaine (voir Lefevere, 1995 ; Gentzler, 1999). Ce faisant, il a jeté les bases d’un comparatisme intranational (fédéraliste) dans une conjoncture socio-historique où les postures monolingues héritées de l’idéologie nationaliste étaient en voie d’effritement. Davantage, en repensant les fondements de la littérature comparée et de la traduction littéraire au Canada à l’aide d’une série de métaphores plus ou moins inédites, il a contribué à mettre en place une nouvelle articulation, d’ordre analogique, entre deux disciplines qui, pour reprendre ses termes, « although [they] wor[k] in a sense to eliminate boundaries, depend on them absolutely » (1978, p. 10). Stratford nous invite donc à transposer la métaphore du pont et ses dérivés sur le plan proprement interdisciplinaire, en vue de postuler l’existence de rapports de cohabitation harmonieuse – assortis des mêmes effets pervers implicites – entre la littérature comparée et la traduction littéraire, rapports qui seraient homologues à ceux régissant les langues, les littératures et les cultures que ces disciplines prennent pour objet. Nous l’avons vu : la précarité disciplinaire de la littérature comparée et de la traductologie découle de ce que, ayant pour geste fondateur la mise en relation, elles sont particulièrement aptes à procéder à la construction (il)limitée de ponts pour avoir/donner accès aux disciplines désormais perçues comme contiguës (Moser, 1999).

L’héritage métaphorique de Stratford

Avant de nous attarder à ce dernier point, nous aimerions esquisser ce que l’on pourrait nommer l’« héritage métaphorique » de Stratford au Canada et au Québec. Car, comme nous l’avons laissé entendre plus haut, il nous semble que les diverses métaphores qu’il a mobilisées informent, ne serait-ce que de façon oblique, quelques-unes des figures de la relation plus récentes issues, notamment, des théories poststructuraliste, féministe et postcoloniale, auxquelles Stratford n’a pourtant jamais adhéré. De ces figures, retenons celle de l’entre-deux ou de l’interstice, en raison tout d’abord de sa prégnance au sein des travaux de comparatistes et de traductologues canadiens et québécois à partir de 1980, date qui marque simultanément le début de la décolonisation culturelle du Québec et celui du tournant « culturel » effectué par la quasi-totalité des sciences humaines ; en raison ensuite des liens de para-synonymie, fort connus, que cette nouvelle métaphore entretient avec celles du métissage, de l’hybridité, de la créolisation et du nomadisme, entre autres ; enfin, en raison des liens, cette fois-ci curieux, qu’elle entretient, bien qu’a contrario, avec les ponts et, du coup, les binarismes qu’ils cautionnent de même que les effets pervers qu’ils produisent.

Les assises conceptuelles et idéologiques de la métaphore de l’entre-deux étant trop complexes pour que nous les décrivions en détail ici, c’est sur ce dernier aspect qu’il s’agit d’insister. Aussi nous contenterons-nous de faire ressortir son affiliation inattendue avec les métaphores de Stratford en nous référant à un article de la traductologue anglo-québécoise Sherry Simon, au titre évocateur « The Paris Arcades, the Ponte Vecchio and the Comma of Translation » (2000), dans lequel l’allusion au célèbre pont florentin sert à désigner la traduction non plus, à l’instar de Stratford, comme moyen de transit ou d’échange entre deux espaces culturels et linguistiques discrets, mais comme lieu intermédiaire d’où sont a priori absentes les idées binaires de séparation et de rapprochement, d’altérité et de propre. Tout comme à la Renaissance on pouvait non seulement flâner, mais élire domicile au milieu du Ponte Vecchio, la traduction peut investir l’espace entre les deux lignes parallèles constitutives des polarités, espace où les catégories, hiérarchies et inégalités vacillent selon une logique de la porosité qui permet à la voix (différence) de l’autre de se faire entendre au sein de la voix du soi sans disparaître. À première vue proche de la métaphore du seuil privilégiée par Blodgett, celle de l’entre-deux s’en distingue toutefois sur le double plan éthique et ontologique : comme l’écrit Simon, « [h]ere alternatives are suspended, multiple realities come together, differences coexist. This is the space of the act of translation » (2002, p. 148)[23] pour autant que cet espace devient le lieu d’émergence de nouvelles subjectivités et de nouvelles réalités culturelles fondées moins sur la compréhension, la communication et la connaissance que sur l’hybridité et le métissage, dont il importe désormais d’explorer les possibilités créatrices.

Bien que l’on puisse estimer que la métaphore de l’entre-deux se situe aux antipodes de celle du pont et, par conséquent, qu’elle représente une alternative réelle au binarisme, il est révélateur, je crois, que Simon ait eu recours à cette dernière, afin, il est vrai, de mieux en subvertir la fonction première. Car un paradoxe de plus se dessine : pour accéder à cet espace intermédiaire sis, pourrait-on dire, à même la frontière, force est de l’imaginer entre les deux pôles qui en assurent l’existence. Autrement dit, force est de l’imaginer comme frontière, habitable si l’on veut, pour la simple raison qu’abolir la frontière reviendrait à abolir, dans le même geste, l’espace médian qu’elle (re)présente et, avec lui, le rapport de contiguïté qui fonde la mise en relation[24]. Sans aller jusqu’à dire que, une fois de plus, la métaphore du pont renaît subrepticement de ses cendres, il faut reconnaître de nouveau, à la suite de Blodgett, les limites des métaphores en général et des figures géométriques en particulier lorsqu’il s’agit de rendre compte de rapports de contiguïté. Car, dans tous les cas, la frontière disparaît en même temps que l’altérité, celle-ci étant tantôt aspirée par le soi (c’est le cas des métaphores spatiales binaires), tantôt happée au profit d’un espace sans frontières, homogénéisé, au sein duquel la mise en relation court le risque de ne plus avoir lieu d’être (c’est le cas des métaphores spatiales non binaires). Citons encore une fois Blodgett : « […] metaphors of relation, especially geometric figures of timeless validity, by design, one is tempted to say, suppress the contingent and contiguous ». Et il ajoute : « But how else is the subject to be defined? » (1982a, p. 19), à plus forte raison en territoire multilingue où la survie des langues et des cultures dépend de la capacité à défendre les frontières tout en les ouvrant à la différence.

Cette question nous paraît d’autant plus urgente que, à l’heure actuelle, la réponse semble être : « There IS no other way to define the subject ». À preuve : si, depuis une dizaine d’années, les traductologues canadiens s’efforcent de trouver un « more multi-faceted concept of bridges and other design images that reflect current translation practices and studies, recognize our cultural and linguistic pluralism, and address emerging literatures such as First Nations, Asian-Canadian, Black Canadian, etc. » (Mezei, 2008, p. 36), ils n’ont pas abandonné pour autant l’image des ponts. Tout au plus, ils ont filé la métaphore : après tout, il y a, par exemple, des ponts en construction, des ponts en ruine, des ponts à multiples bretelles, des ponts habitables. Autrement dit, et pour ramener notre propos sur la question de l’interdisciplinarité abordée plus haut, les métaphores géométriques issues d’une réflexion sur la proximité et la distance continuent à proliférer[25], alimentant la réflexion de ceux qui, au Canada et ailleurs, voient dans la visée expansionniste, cartographique de la littérature comparée et de la traductologie, soit le symptôme de la mort par assimilation de l’une ou de l’autre discipline, soit le signe de l’émergence d’un nouvel humanisme planétaire où triomphent l’égalité, le dialogue et la réciprocité, soit un processus de nivellement qui supprime les différences et, avec elles, aussi bien l’interdisciplinarité que les objets disciplinaires eux-mêmes. D’où les postures tant soit peu défensives évoquées ci-dessus : inventer, tous azimuts, de nouveaux ponts inédits (Spivak, Moser) ; récuser les notions mêmes de discipline et d’interdiscipline au nom d’un principe de flux et de métissage (Duarte, et al.) ; effectuer un repli stratégique et définir un « terrain partagé » consensuel mais exclusif (Bassnett)[26]. Non seulement ces postures alimentent un sentiment de crise qui ne cesse de perdurer, mais elles le font en reconduisant implicitement, tapis dans ces métaphores géométriques si tenaces, les effets de domination et de disparition qu’elles redoutent le plus. Comme le remarque Ruano à propos de la position de Bassnett : « integration does not respond to the parameters of interdisciplinary openness that should characterize Translation Studies. Integrating means uniting in a whole, and thus […] it is synonymous neither with dialogue nor with negotiation » (2006, p. 48). Il appert donc que la question posée par Blodgett en 1982 est intacte presque trente ans plus tard : « But how else is the subject to be defined? » (p. 19).

Conclusion

Nous aimerions avancer, en guise de conclusion, qu’une réponse possible[27] est à chercher dans les travaux récents menés par le critique littéraire et culturel québécois Simon Harel dans un ouvrage publié en 2006 intitulé Braconnages identitaires. Un Québec palimpseste, ouvrage qui ne traite ni de traductologie ni de littérature comparée mais qui a l’énorme mérite de penser les rapports de contiguïté en termes de zones de tension territoriales concrètes, non métaphoriques et non idéalisées, qu’il convient non plus de neutraliser, pacifier, réconcilier, arbitrer ou restreindre grâce à des passeurs complaisants à la solde des pouvoirs établis, mais plutôt d’entretenir afin d’en dégager toute la conflictualité, mieux, toute la « violence […] en mode mineur » (Harel, 2006, p. 13) qui les sous-tend. Se situant dans le sillage des écrits sur la violence de Michel de Certeau et de Michel Maffesoli, Harel récuse avec virulence les discours consensuels « soporifiques » du bon ententisme qui, en prônant ces nouvelles orthodoxies que sont le dialogue, l’ouverture, l’interculturel, la différence, le métissage et le nomadisme, ne font qu’idéaliser la notion d’harmonie interculturelle, marginaliser ou supprimer les différences réelles (lire : les minorités, les laissés pour compte, les exclus) et imposer « la monotonie de l’équivalence généralisée » (Maffesoli, 2009, p. 8).

Pour ce faire, Harel réhabilite la figure du braconnier, personnage quasi mythique du récit de la colonisation de la Nouvelle France, déjà préfigurée par celle du contrebandier décrite par Stratford, en vue de donner droit de cité aux activités « inopportunes », « dissidentes », « illicites » à l’égard d’un ordre dominateur trop enclin à quadriller et à discipliner, lesquelles permettent néanmoins « de renouer avec la légalité des “espaces propres” et des territoires » (2006, p. 18). Fustigeant au passage l’interdisciplinarité « exemplaire », fondée à son tour sur l’ouverture à l’autre, l’amitié et la réciprocité, il milite ainsi en faveur de « restituer aux disciplines leurs frontières bien réelles » (p. 18), à la condition toutefois d’en faire des lignes de démarcation précaires et tendues qui délimitent des espaces « habités[28] » contigus tout aussi précaires, car sujets à des actes braconniers indisciplinés dont la « violence » atteste non de la vulnérabilité de ces espaces contigus mais bien de leur vitalité.

Braconner – qui, pour Harel, n’est ni une métaphore ni un terme abstrait, mais une réalité qui engage des rapports de force conflictuels entre le soi et l’autre, le propriétaire et le dépossédé, le privé et le public – signifie aller « clandestinement » sur le territoire de l’Autre non pas pour le posséder (car ceci est interdit), ni pour le déposséder (car ceci est impossible), ni pour s’y rapprocher (car la frontière demeure), mais pour le malmener de manière non normée, imprévisible ; pour l’arpenter librement, en dehors des sentiers battus et en faisant fi des interdictions de séjour ; c’est-à-dire, pour créer de nouvelles cartographies qui se définissent en dehors de l’opposition entre soi et l’autre et en dehors des notions « euphoriques » d’échange, d’influence, de transfert, d’interface, de compréhension et de flux. Seul importe le rapport de contiguïté précaire, sans cesse à réinventer, donc à reconfirmer. Se profile de la sorte une nouvelle façon de concevoir non seulement le « dialogue » interculturel, mais les rapports interdisciplinaires, où la peur de l’exclusion, de l’assimilation et de la disparition propres à la métaphore du pont, ainsi que les binarismes qui la soutiennent, sont remplacés par ce qu’Harel appelle des loyautés conflictuelles, qu’il définit non pas comme « des métissages entrecroisés, des affiliations partagées, mais des sites de dissension » (2007/2008, p. 52), par conséquent, « la forme même d’une culture vivante » (2007/2008, p. 48) :

Il faut en effet reconnaître que nos pratiques sociales et culturelles sont investies par des perceptions du territoire qui impliquent un rapport de force, une tension à couper au couteau entre les propriétaires du lieu et les sujets de l’exclusion. Dans ces situations où le braconnage a droit de cité les seuils et les frontières peuvent être autre chose que des espaces normatifs. […] les seuils et les frontières peuvent alors être des « sas » culturels, des « espaces » de traduction qui font se rencontrer, dans un processus de reconnaissance mutuelle, le soi et l’autre.

2006, pp. 120-121

Éminemment positive, en dépit du fond de violence pourtant très sain sur lequel elle s’érige, la notion de loyautés conflictuelles a l’avantage d’éviter tout à la fois le danger du repli protectionniste et celui de l’ouverture illimitée, lesquels risquent en effet de conduire, à terme et pour des raisons différentes, à la disparition. Comme le précise Maffesoli, « [l]’hétérogénéité engendre la violence, mais en même temps elle est source de vie ; alors que l’identique (ou l’homogène), s’il est plus pacifique, est potentiellement mortifère » (2009, p. 6). Dans cette optique, qui n’est pas sans rappeler celle de Moser (1996) et de Gentzler (2001)[29], il nous semble que non seulement la crise « territoriale » de la littérature comparée et de la traductologie est le signe d’une santé robuste plutôt que d’un étiolement, mais le concept de braconnages disciplinaires offre un nouveau paradigme susceptible de les sortir de l’impasse dans laquelle elles s’engagent, afin de repenser leurs rapports en termes de conflictualité créatrice. Ce faisant, de par le type de transition entre le soi et l’autre qu’il permet d’aménager, ce concept semble faire écho au désir de Blodgett de délaisser toutes les métaphores – y compris celle du seuil – au nom d’une pensée « métonymique » axée sur la contingence, la contiguïté et la fragilité (1982a, p. 35) sur lesquelles se fonde toute rencontre de textes, de langues, de cultures et de disciplines.

Si donc, comme l’avance Gentzler (1999), la traductologie a fini par usurper la place de la littérature comparée au sein des cursus universitaires nord-américains, il faut espérer que c’est grâce à un acte de braconnage aussi violent que salvateur et que la « riposte » de la littérature comparée ne se fera pas attendre. Car à partir du moment où le braconnage identitaire déclenche « la confrontation, la rencontre heurtée de l’identité et de l’altérité démultipliée à l’infini » (Harel, 2006, p. 103), tout porte à croire que le braconnage disciplinaire fera surgir, outre un nouvel imaginaire du plurilinguisme et du multiculturalisme tant intranational qu’international, de nouvelles pratiques de la contiguïté disciplinaire. Ces dernières chercheront non pas à aplanir, mais, au contraire, à mettre au jour les conflits et rapports de force qui caractérisent, sous forme de discordances, d’exclusions, de prises de possession et d’affrontements conceptuels et méthodologiques aussi grinçants qu’innovateurs, tout véritable processus de mise en relation, à commencer par le dialogue.