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Depuis 2003, deux importants colloques ont réuni à Montréal des lexicologues, lexicographes, linguistes, terminologues et autres amants de la langue et des mots sous le thème de la Journée québécoise des dictionnaires. Inspirée par une manifestation semblable qui se tenait en France à l’Université de Cergy-Pontoise depuis plus de dix ans et organisée par Jean Pruvost, Monique C. Cormier, de l’Université de Montréal, appuyée notamment par Aline Francoeur de l’Université d’Ottawa, Jean-Claude Boulanger de l’Université Laval et plusieurs autres, est à l’origine de ces colloques dont les participants explorent sous divers angles l’univers si foisonnant de ces recueils de savoirs et de mots. Fort heureusement pour tous ceux que les dictionnaires fascinent, et ils sont nombreux, les Presses de l’Université de Montréal ont publié les actes de ces journées, dans la collection « Paramètres ». Le premier colloque portait sur les dictionnaires Le Robert (P.U.M. 2003), et nous faisait découvrir la naissance dans les années 1950 de l’imposante oeuvre lexicographique de Paul Robert et de ses adjoints et successeurs Josette Rey-Debove et Alain Rey, la philosophie qui sous-tend l’entreprise, l’originalité et la rigueur du traitement du lexique qui ont fait des dictionnaires de cette maison des outils indipensables à tous ceux qui écrivent.

La Journée québécoise des dictionnaires de 2005 remonte un siècle plus tôt, au milieu du XIXe siècle, pour éclairer la genèse d’un autre monument de la lexicographie française en nous offrant d’entrée de jeu le portrait de son concepteur. Dans « Pierre Larousse, genèse et épanouissement d’un lexicographe et éditeur hors du commun », Jean Pruvost montre comment le premier métier de Larousse, celui d’instituteur, est véritablement à l’origine de l’approche encyclopédique et pédagogique qui marquera toute son oeuvre. Ce sont en effet d’abord les lacunes en ouvrages d’enseignement de la langue qui le pousseront à concevoir son premier manuel, La lexicologie des écoles primaires (1849), lequel sera rapidement suivi de toute une collection d’ouvrages destinés à chaque tranche d’âge. Bénéficiant de l’accroissement rapide de la scolarisation en France en cette deuxième moitié du XIXe siècle, Larousse peut ensuite entreprendre ce qui sera son grand oeuvre, Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1866-1876), pierre d’assise de la maison Larousse. Cet homme qui s’était donné pour mission d’ « Instruire tout le monde sur toutes choses », innovateur, audacieux, fervent humaniste, ne verra pourtant pas la naissance de l’ouvrage issu de sa maison qui réalisera une partie de son rêve grâce à son immense diffusion : Le Petit Larousse illustré (publié en 1905, millésimé 1906), portant en couverture la célèbre Semeuse et la devise non moins illustre : « Je sème à tout vent ». Grâce à son format compact, à son prix abordable, et à ses indéniables qualités pédagogiques, ce dictionnaire franchira les barrières socioéconomiques qui réservaient les grands dictionnaires en plusieurs volumes aux seuls bien nantis. Dès lors, on retrouvera le dictionnaire dans tous les foyers, même ceux qui, comme au Québec, ne possédaient que deux livres, La Bible et le Petit Larousse, ainsi que le mentionne Jean-Claude Boulanger dans son article, « L’épopée du Petit Larousse illustré au Québec de 1906 à 2005 ».

Outre la figure fort riche du fondateur, dont plusieurs articles explorent la philosophie, Les dictionnaires Larousse, genèse et évolution regroupe des communications sur les dictionnaires pédagogiques ou scolaires, la fonction des illustrations dans le Petit Larousse illustré, et le traitement de la science dans le même ouvrage de 1955 à 2005. Un article de Yves Garnier, directeur du département Encyclopédies de Larousse, membre du comité de direction et directeur des équipes rédactionnelles du Petit Larousse, retiendra sans doute tout particulièrement l’attention : « Les francophonismes dans le Petit Larousse ». Garnier y expose de manière détaillée le traitement donné aux mots de cette catégorie qui englobe les faits de langue propres au français « non hexagonal » et les régionalismes hexagonaux. Le bilan quantitatif des marqueurs géographiques place les mots ou sens affectés du marqueur Québec en toute première place. Le fait que le Canada soit le plus gros marché hors de France du Petit Larousse ne serait peut-être pas étranger à l’attention donnée à nos mots, laisse entendre l’auteur.

Les dictionnaires Larousse, genèse et évolution se termine sur une riche bibliographie et « webographie » sur Pierre Larousse, son oeuvre et les dictionnaires Larousse qui permettra au lecteur passionné de poursuivre son exploration.

Il faut saluer l’initiative de ces colloques sur les dictionnaires et de la publication de leurs actes qui permettent à tous de pénétrer les arcanes de ces grands ouvrages ― même lorsqu’ils sont qualifiés de « Petit » ―, de comprendre les conditions de leur naissance, la philosophie qui animait leurs auteurs, certes, mais aussi les conditions du marché de ces grandes entreprises éditoriales, leur positionnement, leur logique économique, leurs choix éditoriaux. On ne peut que souhaiter longue vie à la Journée québécoise des dictionnaires, de nombreux rayonnages de bibliothèque chargés d’ouvrages lexicographiques restent à explorer et bien des thèmes surgissent spontanément à l’esprit : Émile Littré et son influence, par exemple, ou la conception et la réalisation du Trésor de la langue française, ou encore les dictionnaires de la francophonie, les dictionnaires de traduction, les dictionnaires spécialisés, les dictionnaires électroniques, etc. Nul doute que de telles rencontres ne peuvent que bénéficier à la jeune lexicographie québécoise en l’enrichissant de toute la réflexion de plusieurs générations de spécialistes, et par conséquent aux Québécois dans leur ensemble.