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Introduction

À la lumière de principes énoncés par Antoine Berman dans deux essais du début et du milieu des années 1980 respectivement, il sera question d’analyser ici sa traduction du grand roman sur la dictature Yo el Supremo, oeuvre maîtresse du Paraguayen Augusto Roa Bastos. La première particularité du travail de Berman en tant que traducteur littéraire, c’est qu’il se limite presque exclusivement au domaine latino-américain. Sa traduction la plus connue est sans doute celle de Los siete locos (Les sept fous) de l’Argentin Roberto Arlt, traduction parue en 1981 et réalisée en collaboration avec Isabelle Berman. La traduction de Yo el Supremo (Moi le Suprême) remonte, quant à elle, à 1977, trois ans après la publication de l’ouvrage en espagnol[1]. Avant celle de Berman, seule était parue la traduction allemande de Yo el Supremo, traduction que Berman affirme, dans Pour une critique des traductions : John Donne, avoir consultée[2]. Quant à la traduction anglaise de Helen Lane, I the Supreme (dont on citera plusieurs passages ici pour des raisons qui deviendront rapidement évidentes au lecteur), elle parut chez l’éditeur new-yorkais Alfred Knopf en 1986.

On sait en fait peu de chose du contexte entourant la traduction française de Yo el Supremo, sinon que Berman l’a réalisée seul[3] et que la critique française (nommément Gérard de Cortanze et Alain Bosquet) lui a réservée un accueil triomphal. Lire Moi le Suprême lorsqu’on ne connaît pas la pensée bermanienne en matière de traduction, c’est connaître le plaisir de lire une grande traduction. Lire Moi le Suprême quand on connaît les études traductologiques que nous a léguées Berman, c’est quitter ce plaisir, du moins momentanément, et être inévitablement tenté de poser la question, à l’anglaise : “Is Berman putting his money where his mouth is?” Mais est-ce faire preuve de malhonnêteté que de poser la question de cette manière, en ce sens que les écrits traductologiques de Berman les plus contemporains de la traduction de Yo el Supremo demeurent, somme toute, postérieurs à celle-ci? Pourtant, si l’on veut porter un regard critique sur ce qui constitue, il faut bien l’avouer, la traduction littéraire la plus ambitieuse de Berman, on doit nécessairement le faire à partir de textes qui ont été écrits après la traduction. L’avantage de notre démarche dans ce cas-ci, c’est que parmi les textes les plus contemporains de Yo el Supremo se trouvent ceux où Berman a abordé, plus que partout ailleurs, les enjeux propres à la traduction de la littérature latino-américaine.

On le sait, il n’existe que très peu de textes qui abordent la problématique de la traduction de la littérature latino-américaine. Les écrits les plus révélateurs sur le sujet sont sans doute ceux de Suzanne Jill Levine, traductrice américaine, entre autres, des Cubains Severo Sarduy et Guillermo Cabrera Infante, et de l’Argentin Manuel Puig, écrits qui ont été recueillis dans l’ouvrage The Subversive Scribe (1991) et qui portent notamment sur le rôle subversif et l’apport créateur de la pratique traduisante. Chez Berman, il y a, bien entendu, de multiples références à Roberto Arlt et à la traduction de Los siete locos. On trouve ces références dans à peu près tous les écrits traductologiques de Berman, mais aucun d’entre eux n’amorce de réelle analyse critique des Sept fous. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on ne peut d’aucune façon considérer les premiers essais de Berman comme une tentative d’autocritique a posteriori de sa traduction de Yo el Supremo[4]. Rien ne laisse croire qu’il s’agit en fait de cela; nulle part Berman n’évoque la possibilité qu’il puisse être, comme traducteur, à l’abri de ce qu’il appelle les « tendances déformantes » du français-langue-de-traduction. Toutefois, l’idée de mesurer sa traduction de Yo el Supremo à l’aune des « tendances déformantes » répertoriées par Berman lui-même n’est aucunement gratuite. En effet, l’essai « La traduction des oeuvres latino-américaines » (ci-après TOLAM), paru en 1982 dans la revue allemande Lendemains, et, dans une moindre mesure, celui intitulé « La traduction comme épreuve de l’étranger » (ci-après TRACE), publié en 1985 dans le numéro spécial que la revue canadienne Texte a consacré au thème « Traduction : textualité », laissent tous les deux croire à une possibilité de dresser une résistance à cette systématique de la déformation.[5]

Les tendances déformantes, une affaire systématique

Dans le premier essai, il est largement question du « polyfacétisme » du roman latino-américain, c’est-à-dire de ce tissu signifiant que constituerait le mélange de l’oral et de l’écrit, du vernaculaire et du littéraire. Le polyfacétisme, si l’on en croit Berman, comporte de nombreux problèmes pour le traducteur français, dont la langue et la littérature se seraient toujours efforcées de « bannir tout lien avec le vernaculaire ». Devant un tel obstacle de nature quasi institutionnel, le traducteur français n’aurait que deux possibilités d’action : ou bien soumettre la langue de départ et le texte de départ aux normes réceptrices, ou bien transgresser ces dernières[6]. Et, comme l’indique Berman, cet obstacle est ressenti avec plus d’acuité si l’on est le traducteur d’oeuvres où l’oralité est centrale (comprendre ici le roman latino-américain), parce que la langue française affiche des « tendances antivernaculaires [...] qui constituent un système de déformation dont il faut prendre une conscience elle-même systématique. » (TOLAM, p. 40)

Il importe d’abord de souligner l’usage que fait Berman ici du terme « systématique ». À la déformation systématique qu’opère la langue française, le traducteur a le devoir, selon Berman, d’opposer un « système correctif » dont l’application serait elle-même « systématique ». Or, c’est sur ce point précis, pourra-t-on constater, que Berman s’écarte le plus, dans Moi le Suprême, de ses propres principes en matière d’épistémologie traductionnelle. De quelle manière? S’il est vrai que les « tendances déformantes » constituent un tout qui opère de façon systématique, alors seule la systématicité d’un processus inverse permettrait de mener à une traduction qui soit « le résultat d’une composition entre deux langues » (TOLAM, pp. 42-43).

Dans TOLAM, Berman relève une demi-douzaine de tendances antivernaculaires du français-langue-de-traduction. Ce sont :

  1. la rationalisation;

  2. la clarification;

  3. l’ennoblissement;

  4. l’appauvrissement qualitatif;

  5. l’appauvrissement quantitatif;

  6. l’effacement du vernaculaire.

Dans TRACE, Berman reprend le concept de « système de déformation » des textes, mais va plus loin cette fois en suggérant d’examiner ce système à l’aide de l’« analytique de la traduction », qu’il faut comprendre « au double sens du terme », c’est-à-dire « au sens cartésien, mais aussi au sens psychanalytique, dans la mesure où ce système de déformation est largement inconscient, se présente comme une série de tendances, de forces déviant la traduction de sa pure visée. » (TRACE, p. 69)

Alors qu’il parle de « polyfacétisme » pour caractériser les oeuvres littéraires latino-américaines, Berman introduit, dans TRACE, la notion d’« espace polylangagier » intrinsèque à la prose littéraire. L’analytique des forces ou tendances déformantes, c’est sur la traduction du roman que Berman estime urgent de la mener, car de tous les genres, ce serait dans la prose romanesque qu’« opère le système de déformation en toute tranquillité. » (TRACE, p. 71)

À la lecture de TRACE, il est difficile de ne pas croire que les travaux de Bakhtine sur les langages du roman sont à l’origine de certains des fondements de l’« analytique de la traduction » de Berman. Les emprunts à la terminologie ou les termes d’inspiration bakhtinienne (espace polylangagier, polylinguisme, polylogie informe du roman, etc.) sont trop nombreux pour qu’il en soit autrement. Sauf qu’il y aurait peut-être lieu de s’interroger sur l’usage que fait parfois Berman de cette terminologie. Par exemple, lorsqu’il écrit dans L’Épreuve de l’étranger (ouvrage dont la parution coïncide à quelques mois près avec celle de TRACE) : « Dans le dépassement que représente la visée éthique [de la traduction] se manifeste un autre désir : celui d’établir un rapport dialogique entre langue étrangère et langue propre » (p. 223), on peut certes prétendre qu’il faut interpréter « dialogique » comme voulant simplement signifier « ce qui est en forme de dialogue » (c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Berman, « le résultat d’une composition entre deux langues »), mais on doit aussi se demander si Berman ne fait pas allusion dans ce cas-ci au terme le plus fondamental de la philosophie bakhtinienne du langage. Et donc, il faut s’interroger sur les dangers éventuels d’employer indifféremment le terme dialogique afin de qualifier tout élément qui entre en relation d’intertextualité avec un autre à l’intérieur d’une oeuvre littéraire, et toute opération agissant sur deux sujets ou deux langues, comme le fait par exemple la traduction. Ce qui est certain, au bout du compte, c’est que les tendances déformantes peuvent opérer à l’insu du traducteur en ce qu’elles relèvent de l’inconscient : comme on le verra, Yo el Supremo entretient des liens intertextuels particuliers avec, entre autres, plusieurs textes littéraires français, liens dont Berman n’a visiblement pas soupçonné l’existence ou apprécié toute la portée.

Les théories bakhtiniennes, explicites ou non, sont donc au coeur de l’interrogation de Berman, et ce, quelle que soit la finalité qui leur est réservée. Dans TRACE, elles viennent corroborer l’argument de Berman selon lequel on ne propose pas, à la « polylogie informe » du roman à forte dose orale, une traduction qui viendrait défaire cette « unicité » en l’aplanissant de son vernaculaire.

Alors que Berman avait relevé six tendances antivernaculaires dans TOLAM, ce ne sont pas moins de 12 tendances déformantes qu’il faut compter dans TRACE (et aussi, dans l’essai paru la même année dans Les Tours de Babel). Ces tendances ou forces sont :

  1. la rationalisation;

  2. la clarification;

  3. l’allongement;

  4. l’ennoblissement et la vulgarisation;

  5. l’appauvrissement qualitatif;

  6. l’appauvrissement quantitatif;

  7. la destruction des rythmes;

  8. la destruction des réseaux signifiants sous-jacents;

  9. la destruction des systématismes;

  10. la destruction des réseaux vernaculaires ou leur exotisation;

  11. la destruction des locutions et idiotismes;

  12. l’effacement des superpositions de langues.

Pour tout dire, Berman reprend essentiellement ici les six tendances déjà relevées dans TOLAM, puis en subdivise certaines ou en renomme d’autres; par exemple, il ajoute la tendance 3 (qui figurait comme simple corollaire de la rationalisation dans TOLAM) et renomme les tendances 4 et 10. Celles qui viennent vraiment s’ajouter sont les tendances 7, 8, 9, 11 et 12.

Même en ne se limitant qu’aux premières pages de la traduction du roman de Roa Bastos (Moi le Suprême en compte plus de quatre cents) et donc à des exemples qui relèvent plutôt de la microstructure textuelle, on constate avec étonnement que plusieurs de ces exemples sont comparables à certains dont discute Berman dans TOLAM et TRACE. L’idée de vérifier si la « visée éthique » avait été maintenue (ne serait-ce que sur une vingtaine de pages) permet en retour de vérifier si le traducteur avait su « opposer un système efficace » aux tendances déformantes. L’objectif étant de voir si le principe d’opposition avait été appliqué systématiquement ou non, on comprendra que l’exercice de repérage a dû être restreint, très souvent, à l’étude du terme ou de l’énoncé comme unité de traduction et, parallèlement, à ce qui constituait d’abord une difficulté de traduction découlant de l’oralité propre au texte au départ (cet élément central pouvant faire intervenir la presque totalité des tendances déformantes). Aussi nous en tiendrons-nous à présenter des exemples qui ne supposent, pour les fins de cet exercice, aucune connaissance préalable du roman ou de l’espagnol. Enfin, mentionnons que les passages présentés sont presque toujours accompagnés ici de leur traduction anglaise qui, fait intéressant à noter, a été révisée par l’auteur.

Tendances déformantes et oppositions régressives

Yo el Supremo a pour sujet et personnage principal le dictateur José Gaspar Rodríguez de Francia, (qui a régné sur le Paraguay de 1814 à 1840), d’où, il va sans dire, le titre du roman. Le texte de Roa Bastos se présente comme la collection des cahiers du Suprême (qu’a réunis un compilateur). Le dictateur y raconte sa vie et l’histoire du Paraguay, répondant en quelque sorte à tous ceux qui ont durement critiqué son régime, nommément les historiens. La voix du Suprême nous parvient donc de son vivant mais aussi d’outre-tombe. Roa Bastos utilise dans Yo el Supremo plusieurs formes narratives : des dialogues transcrits, des entrées tirées du « cahier privé » du Suprême, le texte d’un pasquin qui demande la décapitation du Suprême (pasquin sur lequel s’ouvre d’ailleurs le roman et qui sert de leitmotiv tout au long de la narration), etc. Dans la partie analysée ici, soit environ les vingt premières pages du roman, il s’agit essentiellement de dialogues transcrits dans lesquels le Suprême dicte des ordres à son secrétaire Patiño, à l’exception d’un échange entre le Suprême et la vieille Petrona Regalada (celle que le Suprême appelle sa soeur présumée), et de deux courts passages tirés du cahier privé du Suprême.

1. La rationalisation

Voyons tout d’abord une série d’exemples ayant trait à la rationalisation, plus spécifiquement à la modification de structures syntaxiques parlées par l’ajout systématique de coordinateurs, ainsi qu’à ce que nous appellons la hantise de la rationalisation, qui constitue la manifestation contraire du phénomène.

1.a. Les structures syntaxiques

On signalera aussitôt l’ajout répété de la conjonction « et » dans les quatre passages reproduits ci-dessus, en plus de la conjonction « puis » dans le premier passage (en comparaison, on ne compte qu’un seul ajout dans la traduction anglaise, soit en 1. a. 2.). Cumulativement, tous ces ajouts dans la traduction de Berman rendent, bien entendu, la syntaxe-cible plus fluide et, plus important encore, instaure un ordre logique du discours, c’est-à-dire qu’on se trouve ainsi à passer, en quelque sorte, de la transcription du discours oral naturel à la transcription du discours écrit naturel. D’ailleurs, ces ajouts paraissent d’autant plus curieux quand on sait que Berman affirme au sujet de la rationalisation dans TRACE qu’elle

porte au premier chef sur les structures syntaxiques de l’original, par exemple sur cet élément sensible et modifiable du texte en prose qu’est la ponctuation. La rationalisation re-compose les phrases et séquences de phrases de manière à les arranger selon une certaine idée de l’ordre du discours. Or, partout où la structure des phrases est plus libre (c’est-à-dire ne répond pas à celle d’un ordre), il y a péril d’un resserrement dangereux.[8]

1. b. La hantise de la rationalisation

Un peu comme cela se produit pour le phénomène d’hypercorrection en sociolinguistique, l’hypersensibilité à la tendance déformante de la rationalisation peut avoir des conséquences que ne souhaite sûrement pas le traducteur précoccupé par les forces de la déformation. C’est pourquoi il faudrait parler dans un tel cas de la hantise de la rationalisation. Par exemple, seule une méconnaissance fondamentale de l’espagnol (ce qu’on peut exclure d’emblée ici) ou une volonté exacerbée de demeurer collé à la lettre du texte de départ peut expliquer l’exemple suivant, où l’infinitif en espagnol joue simplement le rôle d’un impératif. Le même usage en français ne fait qu’opacifier le discours tout à fait naturel du Suprême, soit un ordre dicté à son secrétaire au sujet des auteurs du pasquin :

2. La clarification

Viennent ensuite trois passages relatifs à la tendance déformante de la clarification, elle-même corollaire de la rationalisation selon Berman. Les deux premiers exemples ont trait à des événements marquants de l’histoire du Paraguay, alors que le troisième a trait à l’explicitation d’une formule implicite pour les deux personnages (le Suprême et son secrétaire) qui échangent au sujet des auteurs recherchés du pasquin.

2.a. Rendez-vous avec l’Histoire

Si le texte espagnol ne précise pas qu’il est fait référence à une Assemblée extraordinaire et à une récolte exceptionnelle ayant eu lieu au XIXe siècle, c’est qu’il s’agit tout simplement d’un dialogue entre le Suprême et son secrétaire, et que ce dialogue a lieu en 1840. Il aurait été peu naturel, dans un tel contexte, que les deux interlocuteurs précisent en toutes lettres (en tous chiffres?) le siècle où se sont déroulés ces événements. Fallait-il, pour autant, le préciser au lecteur français? La clarification destinée au lecteur français ne vient-elle pas effacer une caractéristique on ne peut plus élémentaire de la transcription des dialogues? Et pourtant, Berman affirme catégoriquement au sujet de la clarification : « […] l’explication peut être la manifestation de quelque chose qui n’est pas apparent, mais celé ou réprimé, dans l’original » (TRACE, p. 72). Si l’on s’entend pour dire que ce « quelque chose » ici, en espagnol, n’est pas celé ou réprimé, mais tout bonnement implicite (pour les raisons déjà mentionnées), il semble que la déformation qu’introduit consciemment le traducteur dans un pareil cas est d’autant plus régressive.

2. b. L’indéfini concis devenu prolixe

Tel que nous l’avons indiqué, la clarification constitue, selon Berman, un corollaire de la rationalisation. Ainsi, dans les deux essais qui nous intéressent, Berman dit de la clarification : « Là où l’original se meut sans problème dans l’indéfini, notre langue littéraire tend à imposer du défini. » (TOLAM, p. 41; TRACE, p. 72); et d’ajouter : « l’explicitation vise à rendre “clair” ce qui ne veut pas l’être dans l’original. [...] La traduction paraphrasante ou explicative [est] un autre [mode de clarification]. » (TRACE, p. 73) Comment pourrait-on prétendre, à la lumière de ces propos, que la traduction de Berman constitue ici autre chose qu’un exemple de clarification, puisqu’étant la seule (si on la compare à l’original et à la traduction anglaise) où le secrétaire ne se limite pas à dire : « Ça ne peut pas être eux(-autres) »? Dans la traduction française, le terme « coupable » dans « ils ne peuvent pas être les coupables » ne s’adresse-t-il pas, au bout du compte, davantage au lecteur français qu’au Suprême (qui n’a pas besoin, pour ainsi dire, de la précision)?

3. L’allongement

La troisième tendance déformante relevée par Berman est celle de l’allongement. La traduction française des deux passages suivants ne vient rien expliciter ou préciser (comme ce fut le cas pour la clarification), mais tout simplement ajouter du texte sans pour autant ajouter de la texture.

Voilà donc deux exemples où la traduction française est inutilement bavarde (là où nous soulignons), surtout si l’on considère le commentaire suivant de Berman au sujet de l’allongement : « […] l’ajout n’ajoute rien, il ne fait qu’accroître la masse brute du texte, sans du tout augmenter sa parlance ou sa signifiance. » (TRACE, p. 73)

4. L’ennoblissement

Berman considère l’ennoblissement comme un corollaire de la rationalisation, au même titre que la clarification. Ainsi s’interrogera-t-on au sujet de la traduction française du passage suivant :

Au sujet de l’« ennoblissement », Berman fait d’abord remarquer que « l’oralité des oeuvres latino-américaines a ses propres lettres de noblesse, opposées à celle de l’ennoblissement discursif » (TOLAM, p. 40); puis il ajoutera, quelques années plus tard, que cette tendance est « le point culminant de la traduction classique » et qu’en prose elle conduit souvent à la « rhétorisation » de la traduction; autrement dit « le re-writing ennoblissant anéanti[rai]t simultanément la rhétorique orale et la dimension polyphonique informelle. » (TRACE, pp. 73-74) Que dire de sa propre traduction de ‘Sacrifique la vaca, señora’ sinon qu’elle est foncièrement « rhétorisante »?

5. L’appauvrissement qualitatif

La cinquième tendance déformante a trait à l’amenuisement, par la traduction, du tissu proprement signifiant de l’original. Le premier exemple illustre le refus de recourir à la création lexicale; le second, celui de reconnaître la densité sonore du verbe espagnol.

Le terme ‘perros-monos’ est une création de l’auteur, somme toute assez simple. S’il avait voulu employer le terme ‘cinocéfalos’, on peut penser qu’il l’aurait fait, le terme existant tout aussi bien en espagnol qu’en français. Ainsi, la traduction de Berman, en plus d’opter pour un autre registre, vient effacer toute la richesse signifiante de l’expression du TD.

Dans ce deuxième exemple, on peut noter le changement de registre et, plus important encore, l’appauvrissement du tissu signifiant. Il serait, en fait, assez difficile de vouloir défendre que le verbe « s’écrier » s’inscrit, par sa valeur phonétique, sous le même paradigme que ‘encocorarse’ (verbe très peu usité en espagnol, encore plus à la forme pronominale). Le verbe ‘encocorar’ signifie familièrement « embêter » et dérive du verbe ‘enclocar’ qui, lui, signifie : « glousser, en parlant d’une poule qui veut couver »[9]. La traduction de Berman laisse songeur, surtout quand on pense qu’il dit lui-même : « [...] les termes que l’on qualifie de “savoureux”, “drus”, “vifs”, “colorés” renvoient à cette corporéité iconique du signe » (TRACE, p. 74); et puis ceci : « […] quand l’on traduit le péruvien chuchumeca par “putain”, on a certes rendu le sens, mais nullement la vérité phonétique et signifiante de ce mot » ( TOLAM, p. 40). Ce qui s’avère encore plus ironique, c’est que l’exemple de la « chuchumeca » semble voué à faire désormais partie des classiques du genre en traductologie : l’exemple revient dans nombre d’essais critiques de Berman et on le trouve même dans un ouvrage tout récent de la traductrice française, entre autres, de Fernando Pessoa et du brésilien João Guimarães Rosa, Inês Oseki-Dépré, qui le reprend pour illustrer l’importance de l’iconicité du signe en traduction, dans Théories et pratiques de la traduction littéraire (1999, p. 41).

6. L’appauvrissement quantitatif

L’autre type d’appauvrissement dont Berman affirme qu’il constitue une force déformante de la traduction est celui d’ordre quantitatif. On verra ici trois exemples : un premier relatif aux particularités lexicales découlant du régime colonial espagnol, et deux autres, à la déperdition lexicale au sens large.

6. a. L’ouverture culturelle

À l’époque des colonies, on appelait les Européens nouvellement établis en Amérique, des « chapetones ». On appelait aussi les émigrés espagnols ayant fait fortune en Amérique, des « gachupines ». Si l’auteur fait appel aux deux termes, on peut supposer que ceux-ci ne recoupent pas la même « aire connotative ». Cet appauvrissement quantitatif étonne d’autant plus à la lecture du commentaire suivant de Berman :  « [...] une traduction qui ne rend pas la connotation culturelle du mot n’est pas une traduction, mais un biffage ethnocentrique », auquel il ajoute : « On mesure le degré d’ouverture culturelle d’une langue à sa capacité de maintenir un équilibre quantitatif par rapport à la langue traduite » (TOLAM, p. 41).

6.b. Déperdition et homogénéisation

L’exemple des visages à deux faces, pour l’appeler ainsi, paraîtra sans doute anodin à plusieurs. Sauf qu’il est intéressant de noter ce que Berman avance, non seulement dans TOLAM mais aussi dans d’autres écrits, au sujet de ce même signifié dans Los siete locos de Roberto Arlt :

Arlt emploie pour le signifié « visage » semblante, rostro et cara, sans justifier l’usage précis de tel ou tel de ces signifiants dans telle ou telle phrase. L’essentiel est que l’importance du visage dans son oeuvre soit indiquée par l’emploi de trois signifiants [ici, deux signifants]. La traduction qui ne respecte pas cette multiplicité rend le « visage » méconnaissable. Il y a alors déperdition, puisqu’on a moins de signifiants dans la traduction que dans l’original.[10]

Quant au second exemple de déperdition lexicale, on notera que, des pages 4 à 20 de l’original, il se trouve 14 appellations différentes du signifié « le Suprême », alors que ce nombre se limite, dans la traduction de Berman, à 10 (on en dénombre également 10 dans la traduction anglaise de Lane).

Le Suprême étant Tout, son nom est sans nul doute le signifié le plus représentatif de l’hétéronymie qu’est ce roman qui porte son nom. Ainsi, les propos de Berman au sujet de l’homogénéisation laissent encore une fois perplexe, même s’il ne s’agit pas ici d’un cas de déperdition lexicale à outrance : « Une autre atteinte consiste à homogénéiser le tissu lexical de l’original là où il est d’une multiplicité hétérogène. » (TOLAM, p. 41)

7. L’effacement du vernaculaire

Vient ensuite la tendance de l’« effacement du vernaculaire » dont Berman estime qu’elle constitue une opération majeure de la traduction ethnocentrique, car elle s’infiltrerait comme opération dans la plupart des cas précédemment évoqués :

Cette tendance entre en contradiction avec celle des oeuvres latino-américaines. D’une certaine façon, la liberté syntactique, le goût des obscurités, des mots colorés et à forte connotation, la prolifération lexicale et l’hétérogénéité des termes renvoient déjà aux modes de la langue vernaculaire.[11]

Les trois exemples suivants (dont le premier renvoie au passage vu en 6.a.1.) offrent des cas patents où semble s’être justement infiltrée cette force antivernaculaire :

Si l’on revient d’abord sur le passage déjà commenté en 6.a.1., ce sont au moins deux autres commentaires qu’il faut faire. Pour Berman, « l’effacement des vernaculaires constituerait une atteinte très grave à la textualité des oeuvres en prose » (TRACE, p. 78). Selon lui, on compte, parmi les manifestations de ce type d’effacement, l’effacement des diminutifs et la transposition de signifiants vernaculaires. Or, il faudrait aussi inclure l’effacement des suffixes parmi les manifestations possibles de l’effacement des signifiants vernaculaires. Ainsi, l’on comprendra mal pourquoi le politiquement chargé suffixe -iste, tout aussi français qu’espagnol, est effacé ici au profit du terme « partisan ». Pour tout dire, Berman se laisse prendre en quelque sorte à son propre jeu, ayant déjà soutenu : « Que porteño ait donné au XIXe siècle « portègne » (au lieu des « habitants de Buenos Aires ») est un bon exemple de francisation réussie. » (TOLAM, p. 41) Pourquoi alors, se demandera-t-on logiquement, ne pas avoir francisé « porteñistas » en suggérant par exemple « portégnistes » ou « porteñistes » comme on l’a fait, hier, pour les phalangistes, castristes, zapatistes, etc.?

Littéralement, l’expression ‘a matacaballo’ signifie « à-en-faire-mourir-le-cheval ». Le vernaculaire, au service ici du Suprême (plus vite le cheval galopera, plus vite son Excellence sera renseignée), est complètement effacé.

Comme on l’a vu dans le cas de la traduction de « porteñistas », Berman refuse à nouveau d’avoir recours à toute forme de création néologique, par exemple en proposant un adjectif se terminant en -ard ou en -eux (il n’est pas inutile de savoir, dans un contexte où sont évoqués les Mille et Une Nuits, que les adjectifs nuitard et nuiteux existent). Car, comme le fait valoir Berman lui-même, « le diminutif français est pluriel. La réactivation de la richesse plurielle de notre langue permettrait sans doute de trouver un écho du système des diminutifs latino-américains. » (TOLAM, p. 43) Or, pourrait-on ajouter, il n’est pas moins vrai que la terminaison adjectivale en français profite de cette même richesse plurielle.

8. La destruction des réseaux signifiants sous-jacents

Le passage suivant, tiré du cahier privé du Suprême, porte sur la « destruction des réseaux signifiants sous-jacents » et constitue un exemple au sens strict du dialogisme qui caractérise Yo el Supremo.

Tout d’abord, précisons que la critique a souvent relevé dans YES des allusions intertextuelles à Don Quichotte (les dialogues entre le Suprême et son secrétaire Patiño ne sont pas sans rappeler ceux entre Don Quichotte et Sancho Panza; les multiples pataquès de Patiño ne sont pas sans rappeler ceux de Sancho). On a souvent relevé aussi les allusions et emprunts directs aux Pensées de Pascal et, enfin, à l’oeuvre de Raymond Roussel. Dans une note qui figure à peu près au milieu de YES, le narrateur-compilateur raconte avoir rendu visite un jour à l’arrière-arrière-arrière-petit-fils du secrétaire Patiño, et que ce descendant s’appelle Raimundo Loco-Solo (ce qui constitue une allusion indirecte à Raymond Roussel et à son roman le plus connu, Locus Solus). Plusieurs allusions indirectes concernent également une plume munie d’une lunette-souvenir dans son pommeau, allusion à un objet du même type dans la pièce de théâtre La Vue de l’auteur français. Nous disons « allusions indirectes » car une critique américaine[12] a depuis montré que les allusions à la plume (la description qu’en fait le compilateur dans une note) et le passage tiré du cahier privé qui parle de cet objet ne sont pas tant des allusions à la pièce de Roussel que des emprunts directs à l’ouvrage de Michel Foucault sur Raymond Roussel, publié en 1963, passages que Roa Bastos a traduit assez littéralement. Le passage en question est le suivant :

Foucault (1963) : [C]ette inépuisable richesse du visible a la propriété (corrélative et contraire) de s’effiler le long d’une ligne qui ne s’achève pas; ce qui est tout entier visible n’est jamais vu tout entier, il offre toujours quelque chose d’autre qui demande encore à être regardé; on n’est jamais au bout [...].

p. 142

Quoiqu’il ne soit pas le lieu ici de faire une analyse de ce type de manifestation intertextuelle, la question demeure ouverte à savoir si la traduction de Berman de l’espagnol ici n’entraîne pas une certaine réorientation du dialogisme (au sens bakhtinien du terme) et des « réseaux signifiants sous-jacents » de Yo el Supremo. Même si, dans sa discussion des réseaux signifiants sous-jacents du texte à traduire, Berman fait davantage référence aux « mots-obsessions » du texte, il faut se demander si la reproduction intégrale des passages tirés de Foucault — qui ne véhiculerait pas, bien entendu, un sens différent — ne permettrait pas néanmoins à l’oeuvre traduite d’atteindre une plus grande signifiance (cette distinction entre sens et signifiance correspondant en tous points à celle qu’établit, par exemple, Riffaterre lorsqu’il parle du sens d’un syntagme donné, qui n’atteint pleinement sa signifiance qu’une fois que se réalise le lien intertextuel — jusqu’alors demeuré incomplet[13]).

9. La destruction des rythmes

Enfin, pour terminer, examinons de nouveau le passage suivant (vu en 3), cette fois-ci en prêtant une attention toute particulière au rythme :

Le lecteur aura tout de suite saisi l’anéantissement rythmique que subit la série répétée de verbes courts sans complément, avec une terminaison en ó finale accentuée (‘escupió y entró’, ‘entró y salió’, ‘entró y salió’), ainsi que la série des ‘Para mí’, ‘para mí’ et ‘Para los otros’. Parallèlement, il faut savoir que Berman a écrit au sujet du rythme de la prose romanesque : « Le roman n’est pas moins rythme que la poésie. Il est même multiplicité de rythmes. La masse entière du roman étant ainsi en mouvement, il est heureusement difficile, pour la traduction, de briser ce mouvement rythmique » (TRACE, p. 75; nous soulignons).

Conclusion

Grâce à ce parcours très rapide de la traduction de passages relatifs aux six tendances relevées par Berman dans l’essai le plus contemporain de la traduction de YES et à neuf des douze tendances relevées dans le plus bakhtinien TRACE, on peut néanmoins comprendre non pas tant la profondeur que la nature de l’écart entre la pratique du traducteur et le discours épistémologique du traductologue.

À la simple lecture comparative du texte espagnol et de la traduction française, on se rend compte que l’oralité, le dialogisme et le vernaculaire — qui sont des caractéristiques propres, si l’on en croit Berman, au roman latino-américain — n’ont pas su être reproduits « systématiquement » dans MLS. Un des principes fondamentaux dont parle Berman à la fin de TOLAM est celui du décalage et de la compensation. Selon lui, à l’« indiscutable cohérence du système de déformation du français, il faut opposer un système de réorientation » (TOLAM, p. 42). Car il faut, selon Berman, opposer à la rationalisation, dont on sait maintenant qu’une bonne partie des tendances déformantes lui sont corollaires, « une pratique du décalage et de la compensation ».

Or, nous savons tous, comme Berman, que la traduction, de quelque nature qu’elle soit, s’appuie sur le principe de base de la compensation. Mais encore faut-il, si l’on veut parler de « réorientation » convaincante, de décalage et de compensation efficaces, que ce principe soit lui-même appliqué de façon systématique. Si l’opération n’est pas maintenue systématiquement, si le traducteur ne se soumet pas, comme dirait Berman, à des contrôles très serrés, la compensation et le décalage deviennent, au mieux, des procédés ponctuels, intermittents, aléatoires. On a pu constater ici jusqu’à quel point le système de déformation de la traduction française opérait à différents niveaux de la signifiance d’un échantillon qui ne représentait, somme toute, que le vingtième de l’ensemble de l’oeuvre. Il est aisé d’imaginer que, négligé sur plus de 400 pages, le système de réorientation finit, comme principe épistémologique, par perdre sa raison d’être et, comme pratique traductive, par ne plus être récupérable.