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Avec vingt pièces publiées en traduction anglaise depuis 1974, Michel Tremblay est un dramaturge de premier plan au Québec et au Canada anglais. Parmi ces pièces[1], il y en a treize qui sont parues entre 1974 et 1979, quatre dans les années 1980 et trois autres depuis 1990, sans compter les quatre versions révisées publiées en 1988, 1991, 1992 et 1994. Sa plus récente pièce, Encore une fois, si vous permettez, fut créée à Montréal au Théâtre du Rideau-Vert en août 1998 et, le mois suivant, la traduction anglaise prenait l'affiche du Centaur Theatre, à Montréal toujours, sous le titre For the Pleasure of Seeing Her Again.

Parce qu’elle s’élabore à partir d'un corpus abondant qui va de 1972[2] à 1998, l'étude des pièces de Tremblay en versions anglaises offre ceci d’intéressant qu’elle permet de suivre le tracé des représentations qu’on en propose au public anglophone canadien sur une période de vingt-six ans et d’observer ainsi la dynamique de l’oeuvre en traduction à différents moments de l’évolution de la dramaturgie canadienne. C'est dans cette perspective que j'ai comparé deux versions anglaises effectuées à vingt-cinq ans d'intervalle, soit la toute première pièce de Tremblay publiée en traduction anglaise, Les Belles Soeurs[3], et la plus récente, For the Pleasure of Seeing Her Again.

Traduire le joual

Traduite par John Van Burek et Bill Glassco, Les Belles Soeurs fut produite en 1973 au St. Lawrence Centre de Toronto et publiée en 1974 chez Talonbooks à Vancouver. En 1992, une version révisée de cette traduction paraît sous un titre auquel on a ajouté le trait d'union de la graphie française[4]. À la lecture de l’une et l’autre versions traduites, on est d’abord frappé par l'absence de préface ou de métatexte pouvant éclairer le lecteur sur la pièce et son auteur. Si un tel silence étonne moins en 1992, Tremblay étant devenu un auteur célèbre dont l’oeuvre est connue au Canada anglais et sur la scène internationale, il surprend toutefois lorsqu'il s'agit de la toute première traduction d’une pièce et d’un auteur qui viennent de révolutionner la dramaturgie québécoise en imposant le joual comme langue de la scène.

Cette absence de métatexte étonne d'autant plus que la transposition du joual en anglais pose un défi de taille à la traduction car, avec la canonisation du joual, on met en cause une double tradition coloniale issue des conditions socio-historiques qui ont façonné le français parlé au Québec et auxquelles le Canada anglais n'a pas été exposé. Comment traduire pour un public anglo-canadien les connotations historiques et idéologiques propres au joual, une langue d'origine française pauvre, boiteuse et farcie d'anglicismes, à la fois aliénée par la présence écrasante de l'anglais et chargée de mettre à distance le modèle franco-français perçu jusqu'alors comme seul capable d'exprimer une véritable culture francophone ? Si traduire le joual en anglais semble être une tâche impossible, on l'a toutefois accomplie et il importe de voir quelles représentations du texte de Tremblay ont ainsi été proposées au public anglophone.

Les Belles Soeurs : le titre

La première pièce de Tremblay présentée en anglais à Toronto, Forever Yours Marie-Lou, fut produite en novembre 1972 au Tarragon Theatre, dirigé par Bill Glassco, dans une traduction qu'il signe avec John Van Burek. L'année suivante, avec Les Belles Soeurs, Van Burek et Glassco inaugurent une stratégie de traduction qui deviendra la marque de commerce des versions canadiennes-anglaises des pièces de Tremblay : l'emprunt du titre original. Cette stratégie sera reprise pour les sept prochains ouvrages en traduction anglaise, qui s'intituleront Hosanna ; Bonjour, là, Bonjour ; Surprise! Surprise! ; En Pièces Détachées ; La Duchesse de Langeais ; Trois Petits Tours (comprenant Berthe ; Johnny Mangano and His Astonishing Dogs et Gloria Star) et Damnée Manon, Sacrée Sandra. On proposera ensuite une variante bilingue du titre avec Sainte-Carmen of the Main et, dix ans plus tard, on reviendra à l'emprunt avec La Maison Suspendue. Sauf pour Hosanna et Surprise! Surprise!, qui sont aussi des termes anglais, les titres calqués sur l'original français sont dépourvus de sens en anglais. Bien qu'un destinataire averti puisse parfois deviner l'équivalent anglais derrière le terme français, l'emploi du calque invite à penser que la réalité ainsi désignée est intraduisible et qu'elle n'a pas d'équivalent dans le contexte d'accueil. On insiste ici sur l'altérité irréductible du texte québécois, un effet qui n'est pas étranger à la façon dont la pièce est reçue par le public anglophone torontois telle que la décrit Vivian Bosley : «It is my contention that, instead of identifying with what is happening on stage, we become observers of an ethnological situation which strikes us as interesting and amusing and quaint [...] » (1988, p. 139).

Fait à remarquer, sauf pour les pièces de Tremblay, l'emprunt du titre original n'apparaît que très rarement dans le répertoire québécois en traduction anglaise et sa popularité semble correspondre à une époque bien déterminée de l'histoire du Québec. Après Tit-Coq de Gratien Gélinas, titre emprunté au personnage éponyme de la pièce dont on a conservé le nom dans la version anglaise de Kenneth Johnstone et Gratien Gélinas présentée au Royal Alexandra de Toronto en 1951, Le Temps Sauvage d'Anne Hébert sera traduite par Elizabeth Mascall et produite sous le même titre au Firehall Theatre de Toronto en 1972, quelques mois à peine avant Les Belles Soeurs. Par la suite, Sheila Fischman conservera le titre original de la pièce de Roland Lepage Le Temps d'une Vie, présentée en version anglaise au Tarragon Theatre en 1978, avant d'opter pour l'équivalent anglais In a Lifetime[5]. Il est intéressant de noter que les pièces d’Hébert et de Lepage ont ceci en commun qu'elles font le procès d'une mentalité et d'une époque, celle d’une société soumise aux dogmes religieux et moraux qui prévalent dans le Québec rural de la première moitié du siècle. C'est une réalité appartenant à un passé qui sent encore le terroir et les « romans de la terre », une réalité si authentiquement française qu'on la représente en traduction anglaise en conservant l'intitulé français original. L'emprunt du titre français est d'ailleurs une stratégie réservée aux pièces de Tremblay qui se rapprochent le plus de l'image qu'on se fait d'un Québec pré-moderne.

Si l'on revient à la liste présentée plus haut, on remarque que l'emprunt s'applique d'abord aux pièces de Tremblay mettant en scène les belles-soeurs et leurs familles, la Duchesse, Hosanna, Manon, Sandra, Carmen, Berthe ou Gloria Star, des personnages aux prises avec une réalité aliénante dont ils sont prisonniers dans les ghettos du Plateau Mont-Royal et du boulevard Saint-Laurent. Avec The Impromptu of Outremont, traduite par Van Burek en 1980, et Remember Me, traduite par John Stowe en 1984, on se déplace dans l'espace géographique et mental. Les personnages de ces pièces habitent un quartier huppé de Montréal après avoir réussi à quitter l'univers étouffant de la rue Fabre et les faux-fuyants de la « Main ».

Dans Albertine, in Five Times, traduite par Van Burek et Glassco en 1986, Albertine se remémore cinq périodes de sa vie et tente de les concilier. Si la pièce fait allusion au Plateau Mont-Royal, où habitait Albertine et sa famille, le regard que l'auteur pose sur son personnage est extérieur au temps et à l'espace des événements relatés dans la pièce. Il s'agit ici d'une réflexion sur un personnage, du bilan d'une existence qu’on passe en revue et devant laquelle on prend un recul critique. Il en va de même pour la pièce The Real World ?, traduite par Van Burek et Glassco en 1988, dans laquelle l'auteur explore la problématique des modèles issus de la « vraie » vie pour construire une intrigue et des personnages de théâtre.

Puis, en 1990, Tremblay propose une réunion des membres de la famille de Jean-Marc, venus passer les vacances d'été à Duhamel, dans la maison qu'ont habitée ses ancêtres depuis 1910. Traduite par Van Burek et Glassco la même année sous le titre La Maison Suspendue, la pièce propose un retour aux sources et rassemble plusieurs personnages célèbres des premières pièces de Tremblay et des romans qui composent les Chroniques du Plateau Mont-Royal. Pour ce bilan de famille qui se déroule dans un village des Laurentides et qui remonte à la période précédant l'exode vers la ville, on a conservé le titre français original. La pièce suivante, Marcel Pursued by the Hounds, traduite par Van Burek et Glassco en 1996, met en scène les enfants d'Albertine à une époque voisine de celle qui est évoquée dans les premières pièces de Tremblay.

Si on tente de voir ce qu'ont en commun les pièces dont le titre a fait l'objet d'un emprunt, on constate que, sauf pour Forever Yours, Marie-Lou et Marcel Pursued by the Hounds, les traducteurs semblent avoir systématiquement eu recours à l'intitulé français lorsque la pièce met en scène des personnages habitant un espace historique québécois antérieur aux bouleversements sociaux et politiques qui ont suivi la Révolution tranquille. C'est à la représentation d'une altérité évoquant un Québec traditionnel que correspondrait donc un procédé qui met l'accent sur la valeur authentiquement française du titre et, par conséquent, du propos de la pièce.

Sacres et gallicismes

Dans les dialogues, on a substitué au joual de Tremblay un anglais de niveau courant, dont Van Burek commente ainsi le choix :

I don't like the word “joual”. It's like saying “nigger-talk”. It seems degrading to me. It is simply a way that French is spoken in Quebec. Like American English. Tremblay's language isn't even "joual", it's more an evocation of the quality of language [...] spoken by the people he writes about.

Rubin, 1979, p. 45

Si Van Burek accorde ici au français parlé au Québec une légitimité voisine de celle de l'anglais américain, il néglige toutefois de prendre en compte la valeur subversive et emblématique de la langue de Tremblay, un sociolecte local fortement marqué qui se voit transposé dans ce que Vivian Bosley appelle un « generic North American » (1988, p.141). Les personnages de Tremblay s'expriment donc dans un anglais oral non spécifique, qui se distingue toutefois par le recours à d'abondants gallicismes et un usage abusif de sacres.

Ainsi, dans la portion du texte où l'original comprend trois sacres légers, soit « Ma grand-foi du bon Dieu » (1968, p. 10) (1972, p. 18)[6], « Mon Dieu » (1968, p. 14) (1972, p. 25) et encore « Mon Dieu » (1968, p. 14) (1972, p. 26), la version anglaise de 1974 contient les quatorze sacres suivants, dont plusieurs sont très accentués : « Sweet Jesus » (7), « Jesus », « Christ », « goddamn show » (9), « Mother of God » (10), « Jesus » (11), « Jesus », « goddamn thing » (14), « goddamn thing » (15), « my God » (18), « the God's truth » (20), « Goddamn sex » (21), « Dear God » et « Goddamn it » (23) ; la version révisée en 1992 en compte treize : « God » (5), « Jesus », « goddamned show », « Jesus Christ Almighty » (7), « Mother of God », « Jesus » (8), « goddamned stamps » (12), « goddamn thing » (13), « My God » (16), « God's truth » (18), « Goddamn sex » (19), « Dear God » (20) et « Goddamn it » (21). Par ailleurs, des jurons comme « maudite vie » (1968, p. 9) (1972, p. 17) et des expressions comme « c'est pas mêlant » (1968, p. 30) (1972, p. 50) deviennent respectivement « Christ » (1974, p. 9) ou « Jesus Christ Almighty » (1992, p. 7)[7] et « for Chrissake » (1974, p. 46) ou « Christ Almighty » (1992, p. 43), des sacres qui foisonnent dans le texte anglais et dont les belles-soeurs pourtant n'abusent pas dans le texte original puisqu'ils constituent un blasphème. À part Pierrette, qui a renié leur univers, elles n'oseront dire « crisse » que deux fois dans la pièce. Si l'intensification des sacres permet de rendre compte du joual en insistant sur une de ses composantes les moins résistantes à la traduction, le fait de blasphémer constamment a toutefois pour effet d'accentuer la duplicité des belles-soeurs, dont la morale est dictée par des principes religieux qu'elles disent appliquer à la lettre.

Les effets de la religion sont d'ailleurs l'objet d'une attention particulière dans la version anglaise. Par exemple, lorsque Rose dit : « Pis a finira pas comme moé, à quarante-quatre ans avec un p'tit gars de quatre ans sur les bras » (1968, p. 66) (1972, p. 102), on a traduit par : « She won't end up like me, forty-four years old, with a two year old kid and another one on the way » (1974, p. 105) (1992, p. 102). On souligne ainsi la légendaire soumission québécoise au précepte catholique interdisant le contrôle des naissances, ce dont Rose Ouimet est victime dans la version anglaise encore plus que dans l'original.

Pour ce qui est des gallicismes, qui sont des emprunts ou des calques du français, on conserve dans le texte anglais les désignations françaises des personnages, qui s'adressent ainsi l'un à l'autre : « Here, Mme. [sic] Dubuc. Let me give you a hand », « Thanks Mlle. [sic] Verrette. You're so kind » (1974, p. 25) (1992, p. 23). On a aussi ajouté des termes français dans la version révisée parue en 1992, où « mama » devient « maman », comme dans la réplique suivante : « [...] So Manon starts screaming at the kids, “Catch Maman's little birdies. Maman's too tired.” [...] » (1992, p. 29), et où « [...] Raymond started his cours classique [...] » (1992, p. 27) plutôt que le « college » (1974, p. 30).

L'emploi de gallicismes va d'ailleurs prendre de l'ampleur dans les traductions des pièces de Tremblay qui suivront Les Belles Soeurs. Ainsi, dans la version anglaise de Hosanna parue en 1974, on relève de nombreux « stupide », « oui, allô », « ah oui», « ben oui », « hein », « aie », « ouais », « ayoye », « dégoûtant », « câlice » et « sacrement », qui seront toutefois évacués dans la version révisée en 1991 au profit d'équivalents tels que « stupid », « hello », « oh, sure », « yeah, sure », « eh », « huh », « disgusting», « Christ», « Jesus » et « for Chrissake ». Les traductions de Bonjour, là, Bonjour feront aussi largement appel aux gallicismes. Ainsi Lucienne pourra se vanter d'avoir épousé un anglais en s'exclamant : « I got what I wanted, I got my Anglais » (1975, p. 29) (1988, p. 22) et son père la surprendra en compagnie de son amant « on la rue Ste-Catherine the other day » (1975, p. 20) (1988, p. 14). Toutefois, c'est en 1991, dans la publication anglaise de La Maison Suspendue, que l'emploi des gallicismes atteindra son apogée avec une douzaine d'emprunts qui apparaissent en italique dans le monologue suivant d'environ 200 mots :

JOSAPHAT. And off we all go to ma tante Blanche, or to ma tante Ozéa! The forest slides away beneath us, Duhamel is tout petit, les Laurentides disappear completely into the darkness . . . The house sways gently. . . Me and your mother, we just sit here on the verandah and watch the sky go by. Usually all we see from here is a big black hole where Lac Simon is, but now it's the Big Dipper, the Little Dipper, la planète Mars . . . The house turns on the end of the rope and we see the whole sky pass before us, like la parade on St-Jean-Baptiste Day. During the whole journey, the house sways gently back and forth, back and forth . . . Us, we're sitting pretty. It sure is beautiful. (Silence. The three characters look around them.) When we get to our relatives', the canoe sets us down next to their place, bonsoir la compagnie, get out your accordéons, push the chairs against the wall, here we are! And then, let me tell you, the party starts in earnest! (He dances en turlutant, then stops as if at the end of a story.) And that, mon p'tit gars, is how you've been to Morial without even realizing!

Tremblay, 1991b, pp. 34-35

On se demande quelle fonction, sinon celle de souligner l'altérité du texte emprunté, peut remplir cet amalgame linguistique difficilement compréhensible pour un auditoire unilingue anglophone et qui ne correspond à aucun usage réel dans un contexte non exposé à la friction et à l'hybridation des langues.

Une québécitude rassurante

Confrontés à l'extrême difficulté de traduire le joual en anglais, pour les raisons exprimées plus haut, les traducteurs ont adopté des stratégies qui ont eu pour effet de promouvoir auprès du public anglophone une représentation du texte de Tremblay qui fait appel à une langue anglaise de niveau courant, généreusement assaisonnée de sacres pour en rehausser la verdeur et de gallicismes chargés de révéler l'inhérente « québécitude » du propos de la pièce, à une époque où la saveur trop québécoise des oeuvres dramatiques plus récentes était peu appréciée sur les scènes anglophones.

En effet, dans son étude sur la réception du théâtre québécois à Toronto dans les années 1970, Jane Koustas fait voir « [t]he negative reaction elicited by a play's québécitude and political intent, as well as by the use of joual » (1995, p. 88) dans les pièces de Jean-Claude Germain et de Jean Barbeau dont la charge critique était considérée « irrelevant » pour un public torontois puisqu'elle était destinée à un auditoire québécois. Toujours selon Koustas, les pièces de Tremblay ont échappé à cette critique et leur auteur a connu une grande popularité en anglais « due to the Toronto public's and theatre critics' ability and willingness to interpret Tremblay's message as solely universal at the expense of his « québécitude » (1995, pp. 89-90).

Il faut dire qu’à la différence des pièces de Germain et Barbeau produites à la même époque, où on commente et dénonce une oppression spécifique au Québec sur un ton accusateur qui n’épargne pas les anglophones, celles de Tremblay se contentent de représenter crûment une réalité sur laquelle les personnages ne posent aucun regard critique, exception faite d’Albertine. Il faut dire aussi que les traductions des pièces de Germain et Barbeau font souvent appel à un niveau de langue populaire très marqué[8], alors que les personnages de Tremblay s’expriment dans un anglais qui tient du « generic North American ». Plutôt qu’un discours qui dissèque l’aliénation pour en exposer les mécanismes dans une langue qui dérange, on nous offre ici un tableau qui en fait voir et entendre les conséquences affligeantes sans trop choquer l’oreille. En ce sens, on peut dire que la traduction évacue la charge critique du texte de Tremblay, qui réside avant tout dans les moyens linguistiques et narratifs utilisés non pas pour analyser une aliénation mais plutôt pour en témoigner. En projetant ainsi la « québécitude » de la langue de Tremblay dans quelques sacres et gallicismes exotiques, on peut plus aisément conférer au propos une certaine universalité qui justifie qu’on s’y intéresse. C’est une universalité peu flatteuse toutefois, à laquelle la traduction permet de ne pas s’identifier.

S’ils constituent une nouveauté linguistique sur les scènes canadiennes, à l'instar du joual de Tremblay dans le théâtre québécois de l'époque, les procédés mis en oeuvre dans la traduction anglaise des pièces de Tremblay contribuent toutefois à proposer une image traditionnelle du Québec là où l'original opérait une rupture avec la tradition. Dépouillé du joual, élément crucial du choc que produisait alors l'écriture de Tremblay, le propos du texte se fait rassurant puisqu’il se vide de sa charge subversive et donne à voir la société québécoise dans des personnages aliénés appartenant à une classe sociale défavorisée, peu instruite, bigote et socialement impuissante, qui s'exprime dans un anglais courant investi d'une altérité réduite à de nombreux sacres et à quelques gallicismes exotiques. Pour emprunter les mots de Jacques Saint-Pierre, ainsi traduit, « Michel Tremblay perpétue pour les anglophones un fantasme, celui d'une certaine vision de la société québécoise des années précédant la Révolution tranquille » (1991, p. 65). Qui plus est, dans le contexte politique de l’époque, l’intégration du français dans le texte anglais, si artificielle qu’elle puisse être, a aussi pour effet d’afficher et d’affirmer une volonté de bilinguisme en offrant un modèle de cohabitation linguistique par les vertus de la traduction. Il faut se rappeler que cette pièce est une des premières à recevoir l’appui du Conseil des arts du Canada par l’entremise du programme d’aide à la traduction inauguré en 1972, lequel a pour mission d’encourager le dialogue et les échanges entre les cultures francophone et anglophone du Canada à une époque où la relation entre les deux communautés linguistiques est particulièrement tendue.

Une pièce canadienne

La production anglaise des Belles Soeurs connaît un succès éclatant. Herbert Whittaker du Globe and Mail qualifie la pièce de « milestone play [...] a historic document of some significance » (« Milestone Play», 1973, p. 13), dont le triomphe «can be seen to have saved the season for the St. Lawrence » (« Bright Light », 1973, p. 14). Selon Urjo Kareda du Toronto Star, cette rédemption est d'autant plus réjouissante qu'elle est l'oeuvre d'un artiste canadien : « For the first time all season that stage has found and exhaled the breath of life. And that breath — also for the first time all season — is Canadian » (cité par Conolly, 1995, p. 311). Kareda écrira d'ailleurs au sujet de la reprise de Forever Yours, Marie-Lou en 1975 que « Tremblay himself would say that he's a Quebec playwright, not Canadian at all, but never mind » (cité par Hulan, 1994, p. 49). Ailleurs au Canada, on tiendra un discours semblable. Lors de la deuxième reprise de la pièce originale à Montréal en 1973, Lawrence Sabbath du Montreal Star déclarera que ces nouvelles productions « confirmed [...] that Belles-Soeurs is a Canadian masterpiece » (1973, p. C-10).

Malgré l'accueil triomphal que le public torontois réserve à la pièce, Stephen Mezei émet une réserve et suggère dans Performing Arts in Canada que la pièce « scored because Tremblay's characters belong to a class that doesn't exist in Toronto and the women on stage represented something alien with an exotic flavour » (Mezei, 1973, p. 26). On peut voir dans cette remarque une conséquence des stratégies appliquées à la traduction, dans laquelle ont été effacées les marques d'une langue populaire parlée par la classe ouvrière d'un milieu urbain défavorisé. Quoique certains éléments de la langue originale soient difficilement transposables en anglais, en particulier l'emploi très fréquent d'anglicismes dans le joual urbain montréalais, il reste que l'anglais possède de nombreuses ressources linguistiques vernaculaires permettant de s'exprimer dans un registre populaire, comme le démontrent d'ailleurs certaines oeuvres de John Herbert produites à l’époque et, plus récemment, celles de Judith Thompson[9]. La mise à distance du propos de la pièce est aussi relevée par Whittaker, qui commente ainsi l'ambiguïté du public du St. Lawrence Centre : « splitting its reaction between a laughter at the ignorance and prejudice the play deals with [and] a kind of muted edge of condescension » (« Milestone Play » , 1973, p. 13). Dans le même esprit, Myron Galloway du Montreal Star estime que « the big applause and the standing ovation [...] considering the [poor] quality of the production and the fact that the play in no way came across [...] sounded suspiciously patronizing » (cité par Conolly, 1995, p. 310).

Ce qui fait le succès de la pièce à Toronto en 1973 a donc peu à voir avec l'événement choc qui a redéfini le théâtre québécois cinq ans plus tôt. On peut dire, à la suite d’Urjo Kareda, que la pièce de Tremblay présentée alors à Toronto est véritablement canadienne en ce sens qu'on en propose une lecture qui, vidée de la violence initiale de sa langue, transmet une image traditionnelle et rassurante de l'altérité québécoise. La pièce devient ainsi un modèle de réussite qui participe à l'élaboration d'un répertoire canadien en émergence à une époque où, pour mettre à distance les modèles britannique et américain qui dominent alors la scène du théâtre institutionnel, prend forme au Canada anglais le réseau des « alternative » ou « “alternate” theatres whose avowed goal was the development of a distinctive and indigenous Canadian voice in all aspects of theatre » (Benson et Conolly, 1989, p. x). La traduction anglo-canadienne du répertoire dramatique québécois, amorcée dans les années 1950 avec les pièces de Gratien Gélinas, connaît alors une grande popularité. Au moins trente-six textes québécois sont produits ou publiés en traduction anglaise dans les années 1970, dont treize empruntés à Tremblay, alors que les deux décennies précédentes en avaient produit une dizaine en tout. La traduction du répertoire québécois, et plus particulièrement celle des textes de Tremblay, a ainsi contribué de façon importante à la promotion d'une dramaturgie nationale canadienne.

For the Pleasure of Seeing Her Again : une première

Si Les Belles-Soeurs était l'oeuvre d'un jeune auteur qui a bouleversé l'écriture dramatique québécoise en faisant du joual la langue de la scène à une époque où les dramaturgies québécoise et canadienne cherchaient à se doter d'un répertoire national[10], For the Pleasure of Seeing Her Again est signée, trente ans plus tard, par un auteur jouissant d'une renommée internationale et dont la dernière pièce s'inscrit au sein de répertoires dramatiques québécois et canadien bien constitués. Malgré l’écart temporel qui les sépare, les deux pièces entretiennent des liens étroits, comme on le souligne dans le programme du Centaur Theatre en 1998 : « Thirty years later, and to commemorate this important anniversary, Tremblay goes back to the root of his inspiration for Les Belles-Soeurs, his mother, in For the Pleasure of Seeing Her Again » (Cadorette, 1998, p. 5).

La production du Centaur est un événement très remarqué puisqu'il s'agit de la première création québécoise en version anglaise d'une pièce de Tremblay. Après avoir refusé que son oeuvre soit produite en anglais au Québec jusqu'en 1976, l'auteur fut par la suite tenu à distance de la scène anglophone montréalaise[11]. Autre nouveauté : pour cette traduction, on a fait appel aux services de Linda Gaboriau, traductrice reconnue et fort expérimentée puisqu'elle a déjà à son actif plus de trente versions anglaises de pièces québécoises, sans compter de nombreux textes pour jeune public. Auparavant, John Van Burek avait signé les traductions de seize pièces de Tremblay, dont sept en collaboration avec Bill Glassco. Les autres textes ont été traduits par John Stowe, Allan Van Meer, Arlette Francière et Renate Usmiani.

La création de For the Pleasure of Seeing Her Again en 1998 à la salle du Centaur, dont la direction vient d’être confiée à Gordon McCall, est chaudement acclamée dans les milieux théâtraux anglophone et francophone de Montréal. Qu'elle s’exprime en anglais ou en français, la critique est dithyrambique. Pour cette première création anglaise d'une oeuvre de Tremblay au Québec, le café-bar du théâtre est transformé en véritable musée Tremblay, avec objets divers exposés en vitrine, photographies et témoignages affichés sur les murs, où on peut lire en grosses lettres l'inscription suivante : «Back to Back Hometown English-French World Premieres». On peut, en outre, s’y procurer la version anglaise de la pièce, parue simultanément chez Talonbooks. Dans le journal The Gazette, Pat Donnelly décrit ainsi l'événement :

When the opening-night audience stood to applaud Michel Tremblay's For the Pleasure of Seeing Her Again at Centaur Theatre [...] one could almost hear the bricks falling from the Berlin wall that divides French and English theatre in Montreal. For once, everyone was on the same wavelength and proud of the same writer, who, whether he likes it or not, belongs to us all.

1998, p. D3

Poursuivant sur la même note, elle commente les créations des pièces de Tremblay à Toronto « with critics tut-tutting that his works, although they had great roles for women, didn't translate well into (flat Toronto) English ». Et elle ajoute : « This time nothing is lost and a few nuances have been gained thanks to Montreal translator Linda Gaboriau's seamless work [...] » (1998, p. D3).

Éloge de la traduction

Ce commentaire fait écho à plusieurs autres articles où on souligne l'excellence d'une version anglaise qui, selon Hervé Guay du journal Le Devoir, fait en sorte qu'on « oublie que le texte a d'abord été écrit en français. Un tour de force d'autant plus remarquable que cette dernière [Linda Gaboriau] a gardé toutes les références québécoises et françaises qui s'y trouvent » (1998, p. B8). Dans La Presse, Raymond Bernatchez admire la façon dont « la traductrice est si bien parvenue à faire accepter la mère [...] » (1998, p. A12) et dans Voir, Marie Labrecque loue « la brillante traduction de Linda Gaboriau [qui] a préservé la couleur originale de cette pièce tendre et savoureuse, tout en l'ancrant dans la langue de Brad Fraser » (1998, p. 63). Selon le critique de Hour, Gaëtan Charlebois, « [t]here were none of those self-conscious moments typical of some of the John Van Burek/Bill Glassco translations of Tremblay. (To be fair, Gaboriau didn't have to deal with all the religious swearing of the other plays. The kind of colour that makes translations odd.) » (1998, p. 29). Il ajoute qu'avec Nicola Cavendish dans le rôle de Nana « [g]one was the Québécois and there before us was the working-class mother of so many anglo-Canadian plays [...] » (1998, p. 29). Seule Amy Barratt déplore dans Mirror que les acteurs ne puissent prononcer correctement les noms conservés en français, ce qui fait que « under McCall's direction, the characters, instead of being recognizably Montrealers, are generically Canajun » (1998, p. 30).

Ainsi, dans la plupart des commentaires critiques touchant à la traduction de la pièce, on voit d'un bon oeil que le public anglophone ait accès à l'univers de Tremblay par l'entremise d'une traduction qui conserve les références québécoises et françaises de l'original sans toutefois insister sur l'altérité linguistique et culturelle de la pièce, de sorte qu'on « oublie que le texte a d'abord été écrit en français ». Cela permet à l'auditoire anglophone de s'identifier au propos de la pièce au point d'y reconnaître un personnage type du théâtre anglo-canadien. On est donc loin de la condescendance devant « something alien with an exotic flavour » avec laquelle on a reçu Les Belles Soeurs.

Un trop-plein de langue

Cet écart dans la réception tient à plusieurs facteurs. Comme le souligne Pat Donnelly, la version anglaise est l'oeuvre d'une traductrice qui réside depuis longtemps à Montréal. Pendant de nombreuses années, elle a en outre été chargée de la promotion du théâtre québécois en traduction anglaise au Centre des auteurs dramatiques de Montréal. Elle connaît donc très bien le théâtre qui se pratique au Québec et la langue franco-québécoise parlée à Montréal, ce qui constitue un avantage certain pour traduire une pièce de Tremblay. Par ailleurs, sa grande expérience dans la traduction de la dramaturgie québécoise lui a permis de prendre conscience d'un phénomène qu'elle décrit ainsi :

In all Quebec theatre, there is an omnipresent, invisible character and that is the Québécois language. The presence of that spoken language, whatever level the playwright might have chosen, is a statement in itself, a statement of cultural survival, aspiration and communion [...]. The greatest underlying difficulty I find in translating Quebec theatre is dealing with this preoccupation with language, the constant awareness of the importance of speaking French.

Gaboriau, 1995, p. 87

Travaillée par la préoccupation dont la langue fait l'objet, dans un contexte canadien et nord-américain où le français occupe une position minoritaire, l'écriture dramatique québécoise fouille le matériau linguistique avec une ardeur particulière. Ainsi, après avoir d'abord exploré les ressources du joual comme langue littéraire, on a poursuivi le travail sur la langue avec une exubérance qui a emprunté des voies diverses. Le lyrisme incantatoire de Jovette Marchessault, les dialogues poétiques de Michel Garneau, les mises en abyme polyphoniques de Normand Chaurette, le vertigineux babélisme de René-Daniel Dubois ou les variations élocutoires du Théâtre Ubu témoignent de l'importance de la langue en tant que matériau à explorer dans la « nouvelle dramaturgie », comme on se plaît à désigner l'écriture dramatique québécoise qui émerge au début des années 1980. Plus tard, avec l'élaboration d'un « théâtre d'images » où l'accent est mis sur l'aspect spectaculaire au détriment du texte, des esthétiques verbales distinctes vont s’élaborer dans le cadre de montages plurilingues et multiformes destinés à un public international que l'on veut rejoindre sans passer par la traduction[12].

Après avoir délaissé le recours exclusif à la langue populaire, l'écriture dramatique québécoise s'est donc engagée dans la recherche d'esthétiques textuelles hautement stylisées qui vont poser problème à sa réception en contexte canadien. Lorsque la traduction anglaise n'a pas pris soin d'atténuer l'étrangeté de la langue dans des oeuvres dont le langage s'éloigne résolument du modèle naturaliste, le critique Ray Conlogue s'insurgera contre le manque de naturel des dialogues empreints d'une « French verbosity » incompatible avec les codes dramaturgiques anglo-canadiens[13]. Il faut voir là l'effet d'une tradition qui n'a pas été marquée par la menace d'un anéantissement linguistique. Non confronté au doute puisqu'il parle une langue majoritaire et hégémonique qui s'impose comme lingua franca mondiale, le public anglophone canadien conçoit mal que la parole, la façon de dire, l'acte même de parler puissent être l'objet d'une telle insistance. Il y a là un trop-plein de langue exprimant une préoccupation qu'il ne partage pas et qui tranche avec une tradition encline à préférer un certain naturel dans les dialogues.

Consciente de la valeur symbolique dont la langue est investie dans le texte dramatique québécois, Linda Gaboriau sait aussi que les traditions théâtrales française et anglaise font appel à des styles de jeu et de représentation fort différents :

Actors in English Canada receive training which is distinctly North American and which is often, in terms of contemporary theatre, more psychological than it is in Quebec. They are not as comfortable, for instance, with flights of language, with poetry, or lyrical, rhetorical material. These are precisely the elements which have been most characteristic of Quebec theatre in the last two decades.

Gaboriau, 1995, p. 84

Avertie des divergences dans les codes théâtraux propres aux contextes de départ et d'arrivée, comment la traductrice propose-t-elle de les concilier dans la traduction de ce texte où Tremblay met en scène un narrateur et Nana, deux personnages représentant l'auteur et sa mère à différentes étapes de leur vie jusqu'au décès de celle-ci en 1963 ?

Un souci de ne pas dépayser

Au départ, on donne à la pièce un titre anglais. S'il s'écarte de l'original, ce titre est toutefois extrait de la portion de texte qui contient le titre français, soit la fin du monologue d'ouverture où le narrateur présente la pièce et la personne qui l'a inspirée, sa mère : « Elle a toujours été là et le sera toujours. J'avais envie de la revoir, de l'entendre à nouveau. Pour le plaisir. Pour rire et pleurer. Encore une fois, si vous permettez » (1998a, p. 11). En traduction, le même extrait se lit comme suit : « She always has been present and always will be. I wanted the pleasure of seeing her again. The pleasure of hearing her. So she could make me laugh and cry. One more time, if I may » (1998b, p. 9). On peut observer ici une légère amplification dans l'énoncé anglais, qu'une syntaxe rehaussée rend moins fragmenté.

Dans le même esprit, on note un écart dans l'emploi des élisions caractéristiques de la langue parlée populaire et de la graphie phonétique dont Tremblay fait un usage abondant. Par exemple, la deuxième réplique de Nana dans le texte original est la suivante : « Comment ça, t'as pas fait exiprès ! T'as pitché un morceau de glace en dessous d'une voiture en marche, viens pas me dire que t'as pas fait exiprès. Y'est pas parti tu-seul' c'te motton de glace là ! » (1998a, p. 11). Dans cet extrait, on retrouve un anglicisme (pitché), deux barbarismes dont un apparaît à deux reprises (exiprès, motton), deux élisions représentatives du langage parlé populaire (Y', c'te) et une graphie reproduisant la prononciation de l'énoncé (tu-seul'). Dans la traduction, le même extrait se lit comme suit : « You didn't do it on purpose?! You threw a chunk of ice under a moving car, don't try to tell me you didn't do it on purpose! That chunk of ice didn't take off by itself » (1998b, p. 9). On n'y compte que quatre élisions employées couramment pour représenter la langue parlée anglaise. Cette réticence à reproduire les marques graphiques de la langue parlée vernaculaire en anglais a pour effet de rehausser le niveau de langue du texte dans sa version traduite. Il semble que ce soit là une constante dans les traductions anglaises des pièces de Tremblay.

Là où on s'écarte décidément du modèle des premières traductions, c'est dans l'emploi de gallicismes et de sacres. Les noms d'institutions, le générique des noms de lieux et les désignations des personnages sont traduits. Ainsi, le narrateur et sa mère habitent « on Cartier Street facing Mount Royal Convent » (1998b, p. 38) ; ils reçoivent la visite de « Aunt Gertrude », « Uncle Alfred » et « cousin Lucille » (1998b, pp. 60, 61) ; ils font allusion à « Mr. Gagnon » (1998b, p. 55) ainsi qu’à, et c’est le seul gallicisme que j'ai relevé dans la version anglaise, « Madame Forget » (1998b, p. 11). Pour ce qui est des sacres, qui sont toutefois peu nombreux dans cette pièce, on a traduit les quatre « maudit » (1998a, pp. 15, 40, 66, 67) du texte original par « God » ou « My God » (1998b, pp. 14, 46, 78, 79) et « calvaire » (1998a, p. 40) par « goddamn » (1998b, p. 47). Rien de plus.

On procède aussi à des remaniements, d'abord lorsqu'il est question de pièces qui ont marqué l'histoire du théâtre et auxquelles le narrateur fait référence dans l'ouverture. Lorsqu’il signale que, dans la pièce qui va suivre, « personne ne viendra crier : “Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes” » et « [a]ucun homme ne pleurera de rage au fond de son jardin en hurlant : “Ma cassette ! Ma cassette !” » (1998a. p. 9), il fait allusion d'abord à Andromaque de Racine, puis à L'avare de Molière, qu'on venait tout juste de jouer à Montréal. Dans la traduction, on fait appel au répertoire classique anglais en empruntant d'abord à Shakespeare dans Richard III pour annoncer que « no one will rage and cry : “My Kingdom for a horse” » (1998b, p. 7) avant de citer Bernard Shaw dans Pygmalion : « No one will fret about “the rain in Spain” » (1998b, p. 8). Dans le même esprit, le journal à potin Radio-Monde (1998a, p. 42) devient le « TV guide » (1998b, p. 48) dans lequel apparaît une photo de Huguette Oligny, une actrice québécoise à laquelle Nana voue une grande admiration. Ces adaptations ont pour effet de rendre le propos compréhensible pour un public anglophone qui pourrait ignorer les références culturelles dont il est question.

Une autre modification a pour effet d'atténuer l'hyperbole avec laquelle Nana décrit les préférences de son mari en matière de « roast beef » : « Ben oui, mais ton père aime ça quand le sang pisse dans l'assiette » (1998a, p. 49). Dans la version anglaise, cette description plutôt crue est évacuée au profit d'une expression qu'on a pris soin d'atténuer : « Well, maybe, but your father likes his beef so rare it can get up, moo, and walk away from the plate! » (1998b, p. 57). Cette traduction fort habile témoigne d'un souci de ne pas heurter la sensibilité du destinataire. Enfin, on a éliminé une allusion au fait que Nana est native de la Saskatchewan lorsqu'elle dit : « Chez nous, en Saskatchewan, ça s'appelait a little white lie » (1998a, p. 39). Puisque, pour un destinataire anglophone, il s'agit là d'une expression répandue qui n'est pas spécifique au lieu dont Nana est originaire, on a traduit par : « That's what my mother used to call a little white lie » (1998b, p. 45). L'information n'est toutefois pas perdue puisque Nana a souligné la chose plus tôt dans la pièce en avouant : « You're right. I came into this world in the middle of the plains of Saskatchewan.... But I've been here so long I feel like a real Montrealer » (1998b, p. 33).

On peut donc dire de cette traduction qu'elle colle de près au sens du texte original mais évite une graphie qui reproduirait les marques très prononcées de la langue populaire propre à Tremblay. Elle témoigne d'un souci de ne pas dépayser le destinataire en adaptant une référence culturelle qui aurait pu lui échapper, en atténuant un énoncé jugé excessif ou en évitant un contresens. Enfin, on y fait l'économie des nombreux sacres, calques et gallicismes utilisés dans les premières traductions anglaises des pièces de Tremblay. Si elle reproduit la préférence des traductions précédentes pour un niveau de langue moins marqué, cette version a toutefois le mérite de prendre ses distances avec l'approche exotisante observée auparavant.

Vingt-cinq ans plus tard

Il faut dire qu'en 1998, point n'est besoin de souligner l'origine du texte original, lequel est issu d'un répertoire fort connu dont l'auteur a maintenant acquis une renommée internationale[14]. D'autre part, « [f]ollowing the tremendous expansion of the Canadian theatre in the first half of the 1970s » (Wasserman, 1986, p. 18), la dramaturgie canadienne-anglaise s'est constitué un répertoire impressionnant qui est maintenant, selon Eugene Benson et L.W. Conolly « increasingly heard throughout the world » (p. v), comme ils en témoignent dans leur préface à la première édition du Oxford Companion to Canadian Theatre paru en 1989.

C'est donc moins pour répondre aux besoins d'une dramaturgie naissante que pour célébrer un auteur devenu canonique qu'on traduit et produit cette pièce, dont on ne manque pas de souligner l’« universal appeal » dans le programme du Centaur Theatre (McCall, 1998, p. 23). Plutôt que d'insister sur l'altérité d'une oeuvre dont le propos universel mais peu flatteur est censé représenter une réalité autre que celle du public visé, comme c’était le cas pour Les Belles Soeurs vingt-cinq ans plus tôt, on l'invite ici à se reconnaître dans une des voix les plus célébrées du répertoire canadien. C'est ce que réclame d'ailleurs le public canadien-anglais d'aujourd'hui, empressé de revendiquer sa part du phénomène Tremblay, « whether he likes it or not ».