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Introduction

L’acquisition de la colonie française de la Louisiane par les États-Unis au début du dix-neuvième siècle s’inscrit dans un cadre impérialiste à l’intérieur duquel s’affrontent les intérêts des anciens colons d’expression française et ceux des nouveaux propriétaires. Pour les Américains, la Louisiane est à la fois étrangère et “ domestique ” : d’un côté, elle représente la nouvelle frontière à conquérir, l’ouverture vers l’Ouest alors peu connu, et de l’autre, sa présence se faisait sentir depuis longtemps, même marquée par la différence de son passé colonial espagnol et français. En tant qu’objet de la politique expansionniste américaine, elle devenait donc un objet de traduction: il s’agissait de l’apprivoiser et de la transformer afin d’en souligner les possibilités économiques. Mais aucune domestication ne s’accomplit sans violence. Sur le plan du réel, cela signifiait l’usurpation des terres occupées par les Amérindiens en vue de l’agriculture et du commerce ainsi que l’effacement progressif, par l’avance de l’anglais, de l’hétérogénéité linguistique et culturelle de la Louisiane; sur le plan de la représentation, la violence se manifestait par une tendance de plus en plus prononcée vers l’homogénéisation anglo-américaine du discours. En tant que pratique discursive de ré-énonciation, la traduction est souvent mise au service de cette violence parce qu’elle procède naturellement à l’effacement de l’étranger dans la production de ce que Venuti nomme des “ domestic representations of foreign cultures ” (Venuti,  1998, p. 75). Comme le souligne Barbara Folkart, le traducteur étant lui-même “ [t]ributaire de la société dans laquelle il vit, [il] ne saurait totalement transcender celle-ci ” (Folkart, 1991, p. 309). En fait, précise Folkart, “ la ré-énonciation constitue toujours un acte plus ou moins intéressé : l’on ne ré-énonce que ce dont on espère tirer profit ” (Folkart, 1991, p. 407). Le degré d’appropriation auquel se livre la ré-énonciation peut varier de la traduction dite littérale jusqu’à l’adaptation et a recours à “ des modalités diverses, qui traduisent l’attitude du traducteur vis-à-vis de son faire et vis-à-vis de l’énoncé qui fait l’objet de ce faire, modalités qui sont déterminées par ce qu’on pourrait appeler sa ‘politique de ré-énonciation’ ” (Folkart, 1991, p. 399). Parmi les trois modalités identifiées par Folkart — traduction mimétique, traduction-confiscation, création traductionnelle — la seconde nous intéressera ici parce qu’elle s’appuie sur des stratégies censoriales qui trahissent le contexte idéologique de la Louisiane au début du dix–neuvième siècle. Le but de l’étude suivante sera donc d’explorer le rôle de la censure dans cette modalité de confiscation à partir de l’analyse de la traduction américaine d’un texte français. Ce texte fut publié à Paris par un colon français en 1803 (Vue de la colonie espagnole du Mississippi, ou des provinces de Louisiane et Floride occidentale, en l’année 1802, par un observateur résident sur les lieux) et sa traduction américaine (Travels in Louisiana and the Floridas, in the year, 1802, giving a correct picture of those countries) et parut à New York en 1806. Notre travail se place dans une visée plus large qui est d’illustrer l’utilité de l’histoire de la traduction pour les études culturelles, surtout en ce qui concerne les contextes axiologiques de la diffusion du savoir, et se base sur une définition élargie de la censure en tant qu’instrument d’une politique impérialiste.

Le contexte historique de Vue de la colonie espagnole (1803) et de sa traduction (1806)

À la fin du dix-huitième siècle, la pratique de la traduction libre était encore normale et allait souvent jusqu’à l’adaptation afin de rendre les textes étrangers digestes et conformes aux goûts du moment. Le cas de la traduction de Vue de la colonie espagnole relève certainement de cette stratégie générale, d’autant plus que les procédés auxquels a recours le traducteur sont parmi ceux que l’on reconnaît dans l’adaptation : transcription, omission, expansion, exotisme, mise à jour, équivalence de situation, création[1]. Pourtant, les conditions de production à la fois de l’original et de sa traduction étant profondément motivées par l’idéologie, je préfère placer les procédés identifiés dans la seconde partie de cette étude sous le signe de la censure afin d’expliquer la violence qui est faite à la représentation de la Louisiane. Cette traduction met en effet en scène un “ conflit des énonciations ” (Folkart, 1991) parce que, dans le contexte de l’expansion des États-Unis, l’image diffusée du territoire nouvellement acquis de la Louisiane s’avère être une image nécessairement censurée, c’est-à-dire transformée dans le but de la rendre conforme à l’idéologie américaine. Dans ce travail, j’utilise donc une définition élargie de la censure pour me référer au processus de manipulation dans lequel s’engage le traducteur. Toute transformation n’est pas nécessairement censure, mais dans le cas qui nous occupe, la plupart des changements apportés au texte relèvent d’une logique censoriale dictée par le contexte colonial du passage de la Louisiane de la France aux États-Unis. Comme mon titre le suggère, violence fut faite à la Louisiane, d’abord par l’auteur qui véhiculait une certaine hostilité envers la société créole[2] parce que, selon lui, elle était coupable d’avoir négligé la colonie, et ensuite par le traducteur qui confisque l’intention originale du texte — convaincre les Français de reprendre possession de leur ancienne colonie et d’en assurer le développement afin que les colons expulsés de Saint-Domingue par la révolte des esclaves puissent s’y établir — tout en exploitant ce qu’il contenait d’utile pour la visée commerciale des Américains. Dans ce contexte, la manipulation du texte de départ va plus loin que le processus normal de la traduction/adaptation. Il y a censure lorsque la ré–énonciation entre en conflit avec l’énonciation. Comme Barbara Folkart et Alberto Manguel le font remarquer, dans des perspectives différentes, l’acte traductif est nécessairement violent parce que jamais innocent : “ No translation is ever innocent. Every translation implies a reading, a choice both of subject and interpretation, a refusal or suppression of other texts, a redefinition under the terms imposed by the translator who, for the occasion, usurps the title of author ” (Manguel, 1996, p. 23). Pour Folkart, ce processus d’appropriation passe par une série de filtrages plus ou moins inconscients parce qu’ils sont “ imposés au ré-énonciateur par le nexus de présupposés linguistiques, idéologiques et culturels qui le lient à son vécu ” (Folkart, 1991, p. 309). La censure, telle que je l’envisage ici, appartient à ce genre de filtrage et opère à un “ troisième degré de non-congruence […] lorsque l’extra-textuel, bien que partagé par énonciataire et ré-énonciataire, est engagé autrement dans la pratique sociale et dans le discours social qui l’assume ” (Folkart, 163). Ainsi, il y a censure parce que, bien que l’objet de la Louisiane soit partagé, le traitement qu’en fait l’original s’avère non conforme à l’axiologie ou à la politique du gouvernement de Jefferson. En coupant et en modifiant le texte pour le rendre conforme, on empêche également les lecteurs de “ participer ” à sa construction et on les relègue à un rôle “ d’observation ” (Fawcett, 1995, p. 179). Dans le cas qui nous intéresse, le traducteur s’octroie lui-même l’autorité nécessaire pour transformer un texte français en un texte américain destiné à des lecteurs auxquels on veut avant tout s’adresser en tant qu’observateurs des possibilités commerciales de la Louisiane. De relation de voyage, c’est-à-dire d’une narration parfois assez mal organisée qui privilégie la subjectivité de son auteur, le texte se transforme en pamphlet à la teneur scientifique rehaussée. La deuxième partie de cette étude s’attachera donc à démontrer en quoi les transformations opérées sur le texte relèvent d’une logique censoriale motivée par les contraintes idéologiques des situations d’énonciation et de ré-énonciation. De façon générale, la traduction censure l’altérité du texte et, en particulier, la pluralité de sa démographie comprenant les trois classes distinctes des Créoles, des gens de couleur libres et des esclaves ainsi que les populations amérindiennes dans le reste du territoire et des communautés étrangères importantes à la Nouvelle-Orléans (Allemands, Italiens, etc.). Puisque l’acquisition de la Louisiane doublait le territoire des États-Unis, elle faisait partie du mouvement politique de construction de la Nation qui va de pair avec la volonté d’uniformisation. Nous verrons donc que le traducteur raccourcit ou supprime les passages mettant en évidence la diversité louisianaise tout en renforçant l’apport scientifique du texte. Chaque stratégie en entraîne une autre et toutes tendent vers le même but, à savoir de neutraliser le texte de départ suffisamment pour le rendre familier aux intérêts du public américain. Comme le note Folkart : “ Ce n’est qu’affublé des allures du même que l’Étranger devient acceptable ” (Folkart, 1991, p. 209). Placée dans cette perspective de censure, mon analyse permet de dévoiler les relations de pouvoir qui sous-tendent l’opération de traduction et qui sont particulièrement efficaces dans ce contexte de projet de nation. Selon Venuti, la traduction a le pouvoir de former des identités culturelles selon plusieurs scénarios dont l’un est de créer une représentation d’une culture étrangère tout en construisant une subjectivité “ domestique ” ; afin de fonctionner de façon intelligible au sein de la culture, cette représentation en intègre les codes “ domestiques ” et les idéologies (Venuti, 1998, p. 159)[3]. Pour le gouvernement américain, l’annexion du territoire de la Louisiane devait nécessairement être suivie de son intégration à la culture et à l’idéologie anglo-américaine.

L’objet de discours que constituait la Louisiane pour l’auteur et pour le traducteur était donc, par son statut colonial, une possession dont on pouvait disposer selon les besoins et les stratégies du moment. En fait, lors des débats qui eurent lieu au Congrès après l’achat de la Louisiane pour décider si les Louisianais étaient prêts à se gouverner eux-mêmes et à se joindre à l’Union américaine, la réponse fut négative (Crété, 1981, p. 21). Si l’on adopte la définition suivante de l’impérialisme, on se rend compte que l’achat de la Louisiane par les États-Unis lui refuse à jamais tout espoir souverain :

Empire [...] is a system of interaction between two political entities, one of which, the dominant metropole, exerts political control over the internal and external policy—the effective sovereignty—of the other, the subordinate periphery.

Doyle, 1986, p. 12

Doyle précise que ce contrôle peut s’exercer de façon formelle ou informelle. Je place donc la censure opérée par la traduction au compte des pratiques informelles qu’il n’est pourtant pas toujours aisé de dissocier des pratiques formelles que Doyle définit ainsi :

The formal control of the effective sovereignty of a subordinate society involves controlling its political decision making, a complex process with many points of influence. The social, economic, and cultural environments of the metropole penetrate those of the periphery through metropolitan forces and actors—missionaries, soldiers, bureaucrats.

Doyle, 1986, p. 37

J’ajouterais les traducteurs au nombre de ces agents possibles de l’impérialisme, en soulignant l’importance d’envisager le traducteur en tant que sujet participant à un réseau complexe d’agents culturels exerçant une influence considérable sur la formation des valeurs d’une société (voir Pym, 1998, pp. 160-178). Les traducteurs eux-mêmes sont des agents composites dont le rôle rassemble des considérations de traduction, d’édition et de censure (Hulpke, 1991, p. 74). On verra que, dans cette perspective, la périphérie que constituait la Louisiane du début du dix-neuvième siècle, aussi bien pour la métropole française que pour les États-Unis, devient, dans le texte qui nous occupe, une présence absente, un objet de négociation vidé de son sens par l’intervention de la censure qui cherche à en supprimer l’altérité culturelle afin de la remplacer par un nouveau discours correspondant à l’idéologie nouvelle. Le fait que ni l’auteur ni le traducteur n’étaient natifs de la Louisiane a peut-être aussi contribué à la violence du discours qu’ils se sentaient justifiés de lui imposer.

Avant de procéder à l’analyse proprement dite du texte, il y a lieu de rappeler les grandes lignes du contexte idéologique de sa publication. Par les dates qui en marquent la diégèse, la publication et la traduction, ce document, qui appartient au genre vulgarisant des récits de voyage à prétention scientifique, s’insère dans une période clé de l’histoire de la Louisiane. Après être brièvement redevenue officiellement française au terme de 40 ans de gestion espagnole, la colonie sera achetée par les États-Unis en 1803. La traduction de John Davis illustre ce moment charnière dans l’histoire américaine par la récupération parfois hostile d’un texte qui reliait explicitement la Louisiane à la France et par les stratégies censoriales auxquelles le traducteur a recours et qui se manifestent dès la préface, elle-même supprimée et traitée de “ absolute verbiage ” par le traducteur dans sa propre préface. Ces stratégies comprennent donc l’omission, l’abrégement, l’expansion, la mise à jour, l’addition de données plus récentes ou de commentaires, et la restructuration. Il en résulte que les 35 chapitres (la table des matières en donne 36 mais, de façon inexplicable, le chapitre XV n’existe pas) du texte de départ sont condensés en 20 chapitres dans le texte d’arrivée et que la fonction première qui était de peindre un tableau aussi réaliste que possible de la Louisiane afin de préparer son retour imminent à la France est détournée dans le but d’instruire le lecteur américain désireux de poursuivre “ commercial and agricultural speculation  ”.

Le chronotope de la Louisiane représenté dans Vue de la colonie espagnole du Mississippi s’avérait propice aux intérêts aussi bien français qu’américains. En tant que tel, l’original appartient à l’archive, dans le sens de Foucault, du discours colonial et nationaliste français au tournant du dix-neuvième siècle et, partant, comporte sa propre traduisibilité (St–Pierre, 1993, p. 65). De même, la version américaine exploite ces éléments coloniaux et nationalistes dans le sens de l’archive américaine. Je trouve utile donc de m’inspirer, pour mon analyse, des cinq questions que formule Paul St-Pierre à partir de la définition de l’archive dans son article sur la traduction comme discours de l’histoire et qui sont : les limites et les formes du traduisible, de la conservation, de la mémoire, de la réactivation et de l’appropriation (St-Pierre, 1993, pp. 65-68). Le traduisible concerne ce que l’on peut ou ne peut pas traduire à un moment donné de l’histoire et constitue souvent un thème des préfaces de traducteurs. On verra que c’est en effet le cas dans la préface de John Davis, ce qui aide à éclairer la censure qu’il opère sur le texte. Mon propos est surtout centré sur les questions soulevées par les limites et les formes de la conservation : pourquoi traduire ce texte? Quelles circonstances dans le contexte américain rendaient favorables une telle traduction? Quel intérêt renfermait ce texte, malgré le tableau quelque peu négatif qu’il peignait de la Louisiane? La troisième question, celle de la mémoire qui explore les relations considérées valides à un moment donné entre les textes de départ et d’arrivée, sous-tend mon investigation, mais ne pourra pas être traitée en détail ici vu qu’il reste énormément à faire pour comprendre quelles étaient les normes de traduction à ce moment-là dans la tradition américaine, et plus particulièrement dans le contexte de la Louisiane. Les limites de mon corpus m’empêchent aussi de généraliser en ce qui concerne les questions de réactivation et d’appropriation[4]. Cette étude représente donc une première étape dans l’analyse du contexte socio-historique de la Louisiane qui a rendu possible la traduction de Davis dans le but de mieux comprendre, comme le souligne Paul St-Pierre, comment la transformation du texte original est effectuée et quelles sont les conditions qui favorisent cette transformation (St-Pierre, 1993, p. 82). Dans la perspective de censure que je propose ici, l’analyse de ce “ comment ” met en relief le contexte idéologique favorable à la production de cette archive.

Le traduisible

Vue de la colonie espagnole du Mississippi est présenté comme un texte anonyme dont l’éditeur, Pierre-Louis Berquin-Duvallon, est connu en tant que colon français réfugié de Saint-Domingue lors de la révolution des esclaves qui débuta en 1791 et culmina en 1804 avec la proclamation de la République de Haïti. Edward Laroque Tinker, auteur d’une importante bibliographie des Écrits de langue francaise en Louisiane au XIXe siècle (1932), le nomme pourtant comme auteur de ce texte et d’un autre intitulé Recueil de poésies d’un colon de St. Domingue (1803) ; il donne également à son sujet certains détails biographiques sur lesquels nous reviendrons. L’édition américaine ne fait aucune mention de Berquin-Duvallon, ni en tant qu’auteur ni en tant qu’éditeur, ce qui peut être interprété comme une première indication de censure, d’autant plus que la page de couverture met le nom du traducteur en évidence. John Davis, quant à lui, est un personnage très intéressant des débuts de la littérature américaine, auteur de poésie, de romans sentimentaux, de deux autres traductions et d’un récit de voyage, et auquel on attribue aussi la diffusion populaire du thème de Pocahontas. Né en 1774 en Angleterre, il s’était joint à des expéditions nautiques en Inde et en Chine à l’âge de 14 ans, passa vingt ans en Amérique (1797-1817) à développer sa carrière littéraire et mourut en Angleterre en 1854[5]. Ces détails bio-bibliographiques semblent indiquer que Davis incarnait ce que Mary-Louise Pratt appelle l’imaginaire expansionniste européen, représenté dans le genre du récit de voyage. Pratt note également que cet imaginaire se perpétua lorsque le désir d’expansion passa de la navigation à l’exploration intérieure des continents dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle (Pratt, 1992, pp. 23-24). En considérant donc Davis comme un agent opérant au sein du réseau discursif à la base de la formation des États-Unis, je propose d’examiner sa traduction comme aidant au projet de l’expansion américaine.

Comme il est déjà suggéré par la transformation du titre, de Vue […] par un observateur résident sur les lieux à [G]iving a correct picture of those countries, la prise en charge de la Louisiane par les Américains aurait impliqué une correction de l’image qu’on se faisait de la région. Ce petit changement signale immédiatement le besoin qu’éprouve le traducteur d’améliorer le texte et de le corriger. Dans un deuxième temps, le remplacement de la préface de Berquin-Duvallon par celle de Davis confirme l’intention rectificative du traducteur tout en informant néanmoins le lecteur qu’il s’agit d’une traduction. Davis justifie la suppression de la préface dans les termes suivants :

There is a preface of considerable length prefixed to the original work from which I have made this translation, but as it is absolute verbiage, mere sound signifying nothing, I have, without deliberation, suppressed it.

Davis, 1806, p. iii

Sous couvert d’un souci pour le style, le traducteur occulte en fait les motivations de l’auteur et privilégie la portée scientifique du volume en soulignant l’utilité pour le public américain des informations qu’il transmet. Davis termine la préface ainsi :

I cannot speak favorably either of his style, his language or manner. His style is involved, his language not pure, and his manner not pleasing. In his long preface he heats himself with informing us that he has sacrificed to the graces in the construction of his sentences; and declaims about precision, methode, clarte, solidite [sic], etc. But he endeavours in vain to defend himself with the shield of his own panegyric.

In the progress of this translation I have thought it my duty neither to omit nor interpolate, neither to soften nor to aggravate, but make it my object to be true to the sense of my author. I have no other claim but that of diligence; I am only the interpreter of another’s observations.

Davis, 1806, p. viii

Vu que la préface originale présentait le point de vue de l’éditeur et non de l’auteur, il n’était guère étonnant que soit loué le style de l’ouvrage rendu public. Davis fait donc preuve de mauvaise foi dans ses commentaires d’autant plus qu’il omettra, interpolera, adoucira et aggravera selon les exigences de la nouvelle fonction du texte d’arrivée. Le sens du texte, tel qu’il est interprété par le traducteur, est de faire connaître le territoire de la Louisiane et tous les moyens sont bons pour y arriver. Mon analyse portera donc sur les décalages entre l’énonciation et la ré-énonciation, “ glissement sournois, ces petits accrocs, ces gauchissements subreptices, accidents de parcours [qui], justement, deviennent porteurs de sens ” (Folkart, 1991, p. 353). Dans un premier temps, j’examinerai la transformation idéologique telle qu’elle se manifeste dans la préface du traducteur et dans certains passages du texte et, dans un deuxième temps, les diverses façons dont le texte est censuré au nom du savoir qu’il s’agit de diffuser pour le profit de la nation américaine.

Transformation idéologique

Berquin-Duvallon, à titre d’éditeur, ouvre sa préface dans les termes suivants :

Quelle circonstance plus favorable à la publication d’un ouvrage de la nature de celui-ci, que le moment présent! La Colonie de la Louisiane, établie par la France, ensuite abandonnée par elle ou, plutôt, par son ancien Gouvernement, à l’Espagne, et finalement remise, par cette dernière Puissance, à la Nation dont elle avait été violemment détachée, va, sous peu, redevenir française. Ce pays fixe actuellement l’attention de la métropole, et la sollicitude du gouvernement. Il paraît être ici l’objet et le point-de-mire d’une foule de spéculations diverses, agricoles, commerciales, et autres.

Après une guerre longue et ruineuse, [la campagne de Napoléon à St. Domingue] il n’est pas surprenant que tous les regards se portent, avec un vif intérêt, sur les Colonies, que, depuis si longtems, l’on avait perdu de vue, et notamment sur celles qui, comme la Louisiane, ayant été à l’abri des secousses révolutionnaires, offrent, ou, du moins, semblent offrir un résultat avantageux pour toute espèce d’entreprises et de relations, et des ressources immédiates. En effet, l’impulsion à ce sujet est donnée, et chacun s’occupe essentiellement de ce qui a trait à la Louisiane, à la Martinique, et aux Iles de France et de la Réunion. La Louisiane, sur-tout, provoque, d’autant plus, sur elle, cet intérêt commun, cette tendance générale des esprits, [la Louisiane] étrangère à la France depuis long-temps, [...] semble être une acquisition nouvelle à tous égards, et [...] en outre elle y est bien moins connue que toute autre patrie de nos possessions d’outre-mer.

Berquin-Duvallon, 1803a, pp. v-vi

Bien que le texte fût publié à Paris, le point de vue adopté est donc celui d’un colon de Saint-Domingue convaincu des bienfaits de l’entreprise coloniale. Berquin-Duvallon adresse son texte au public de la métropole afin de les familiariser avec la Louisiane, colonie qui, aussi bien pour les Français que pour les Espagnols, avait jusque-là surtout eu un but stratégique. En ordonnant à Pierre d’Iberville de descendre le Mississippi en 1698, dans l’espoir d’élargir son empire du Canada jusqu’à la Caraïbe, Louis XIV voulait enrayer l’expansion britannique et espagnole et faire en sorte que la Louisiane et Saint-Domingue deviennent dépendantes l’une de l’autre, la première colonie fournissant à la seconde les matériaux nécessaires à l’industrie du sucre en échange de sucre et d’esclaves (Hanger, 1997, p. 7). Malheureusement, les récoltes de la Louisiane étaient de mauvaise qualité et la France finit par abandonner la colonie aux Espagnols qui, eux aussi, la voulaient pour des raisons stratégiques, à savoir comme tampon entre les colonies de la Nouvelle Espagne et les colonies anglaises du continent américain. Voyons comment Davis dispose de ce référent français dans sa propre préface :

There cannot be a doubt that a translation of this volume is a desideratum to the United States. The books published by Pratz [a historian] and his followers on the subject of Louisiana, either relate to military operations, or are so defective in whatever can interest the feelings, or inform the understanding, that they are now no longer found in the hands of general readers, but in the libraries of the curious. A work therefore was wanting relative to this colony that by its useful information should aid or correct the ideas of Americans on commercial and agricultural speculations. Such a work has been in a great measure, if not wholly, supplied by our present traveller.

Davis, 1806, p. v-vi

Ce passage apparaît à la suite de l’explication portant sur la suppression de la préface originale. Cette explication comprend une “ citation ” de l’auteur que le traducteur tire non pas de la préface puisque celle-ci est écrite du point de vue de l’éditeur, mais de la fin de l’ouvrage et qui est rendue encore plus complexe parce qu’elle contient elle-même une citation de Boileau que Davis modifie[6]. Barbara Folkart note que, en ce qui concerne la traduction des citations, “ le transfert traductionnel porte […] moins sur le fragment ré-énoncé que sur une marge de ré–énonciation reproduite de manière aussi fastueuse que possible ” (Folkart, 1991, p. 86). Elle donne les définitions suivantes pour marge : “ Constituant pragmatique de l’énoncé, la marge englobe tout ce qui, dans celui-ci, le désigne comme le produit d’une énonciation et manifeste le cadre d’énonciation ” et pour marge de ré-énonciation (marge interne) : “ Tout ce qui, dans l’énoncé rapporteur, atteste le processus de ré-énonciation ” (Folkart, 1991, pp. 446-447). Ainsi, pour Folkart, les citations soulignent la tendance auto-réflexive de la traduction à devenir commentaire. En choisissant d’insérer ce passage faussement attribué à la préface de l’auteur et de reproduire la citation de Boileau en la modifiant, sans toutefois conserver la deuxième citation[7], Davis révèle son intention de manipuler le texte autant qu’il le jugera nécessaire pour répondre à ses objectifs. La traduction libre qu’il fait du passage en question, et en particulier l’emphase qu’il introduit sur “ truth ” et “ positive knowledge ” dévoile la marge de ré-énonciation qui caractérisera le texte d’arrivée selon la description qu’en donne Folkart : “ Lieu de débrayage-rembrayage, la marge de ré-énonciation restitue sélectivement la situation d’énonciation tout en l’articulant sur la situation de ré-énonciation. La marge originaire est résorbée par un dispositif désormais externe au segment cité et qui ne livre que ce qu’il veut de la situation originaire ” (Folkart, 1991, p. 123). D’après la définition que j’ai donnée plus haut, ce genre de manipulation relève de la censure puisqu’elle cache au lecteur les circonstances qui ont motivé le texte de départ.

La traduction de Vue de la colonie espagnole du Mississippi répondait pourtant à un besoin semblable à celui formulé par l’auteur. Dans une perspective américaine, la Louisiane fut tout d’abord achetée dans un but stratégique, à savoir celui de doubler la superficie du territoire américain, et il devint nécessaire, quelques années plus tard, d’apprendre à mieux connaître la région afin d’encourager son exploitation économique. Le texte américain se superpose ainsi au texte français, tentant d’effacer ou d’atténuer toute référence aux circonstances difficiles dans lesquelles se trouvait la Louisiane en 1802 afin de privilégier ce qui servait à la nouvelle idéologie américaine. Ainsi, tout en supprimant la préface de Berquin-Duvallon, Davis en retient néanmoins le langage au point de conserver parfois certains termes précis (spéculations diverses, agricoles, commerciales = commercial and agricultural speculations et le lapsus du terme colony (Davis, 1806, p. v)).

Dans le texte, la transformation idéologique s’attache à neutraliser la contribution française au développement de la Louisiane, et en particulier celle des réfugiés de Saint-Domingue. Ceci a pour effet de minimiser la présence francophone et, par opposition, de relever les valeurs américaines. Ce déplacement s’explique en partie par les circonstances politiques de l’achat de la Louisiane. Après avoir été secrètement cédée à la France le 1er octobre 1800 en échange d’un royaume italien pour le Duc de Parme, la Louisiane sera vendue pour 15 millions de dollars aux États-Unis, ainsi que l’atteste le Traité de Paris datant du 30 avril 1803[8]. Pour Thomas Jefferson, l’acquisition éloignait la menace du pouvoir de la France et, selon Barry Balleck, assurait la nature pastorale des États-Unis en renforçant l’idéalisme républicain qui était fondé sur deux piliers fondamentaux : l’individualisme et un style de vie agraire (Balleck, 1992, p. 5). Comme le note Inès Murat, “ Jefferson est l’homme des petits fermiers, des planteurs, des artisans ” (Murat, 1976, p. 15). La possession de la Louisiane facilitait également l’ouverture vers l’Ouest qui fut entreprise dès 1803 par Lewis et Clark. Cette expédition, motivée par le désir expansionniste des États-Unis, représentait aussi une quête du savoir, surtout par rapport aux populations indiennes afin d’assurer avec eux des relations commerciales. Il faut aussi noter qu’il régnait une certaine confusion quant à la définition des frontières du territoire à l’ouest du Mississippi (Barbé-Marbois, 1977, p. 284)[9]. En Louisiane, la longue période de colonisation permettait déjà au gouvernement fédéral d’acheter les territoires indiens à bas prix et de convaincre les Indiens à se convertir en fermiers (Ronda, 1984, pp. 3-6)[10]. Il est évident que Berquin-Duvallon, n’ayant pas vu venir la perte de la Louisiane, n’est pas en mesure de relier ses observations à ce contexte. Son point de vue est celui d’un colon qui, se sentant floué par la perte de Saint-Domingue, fait l’apologie de ses compatriotes réfugiés, comme l’illustre bien l’exemple suivant :

Dans le fauxbourg se sont formées deux manufactures intéressantes, savoir ; celle de deux moulins à coton, réunis dans le même atelier, avec tout ce qui en dépend, où l’on peut nétoyer, emballer, peser et livrer, par jour, un millier, au moins, de coton marchand; et celle d’une raffinerie qui sert à tirer parti des sucres inférieurs de la Colonie, par une élaboration nouvelle, et qui, au moyen des procédés de l’art, réussit à en faire un sucre blanc d’une assez belle apparence, établissement utile et que ce pays doit encore, ainsi que celui de ses sucreries, à des Français qui s’y sont réfugiés de St.-Domingue.

Berquin-Duvallon, 1803a, pp. 40-41

En 1806, la contribution française n’a plus lieu d’intéresser un public américain vu qu’il s’agit alors de promouvoir les principes de Jefferson, d’autant plus que, comme le démontre Joseph Tregle, une majorité de la population créole avait soutenu l’achat de la Louisiane par les Américains[11] ; pourtant, vu que les idéaux démocratiques de Jefferson étaient ancrés dans la tradition anglo-saxonne, les créoles souffrirent tout de même par la suite d’un choc culturel et d’une crise d’identité (Tregle, 1992, p. 145). La traduction réductrice que Davis fait de ce passage est donc révélatrice des tensions idéologiques de cette époque :

In the suburbs have been established two important manufactories, two cotton mills and a sugar bake-house. That of the cotton mills is concentrated in the same work shop; a thousand weight of cotton is cleaned, packed, weighed and delivered in a day. Both these useful inventions owe their origin to some French refugees from St. Domingo.

Davis, 1806, p. 32

Le syntagme “ some French refugees from St. Domingo ” efface cavalièrement l’intention de Berquin-Duvallon qui était de souligner l’apport déjà fait par les colons français à l’économie de la Louisiane et de suggérer que les réfugiés de Saint-Domingue, dont il se nomme représentant, avaient le potentiel d’augmenter cette contribution. De façon paradoxale, son propre discours ajoute de l’eau au moulin de Davis par la rage qu’il exprime contre les Créoles qui, selon lui, l’ont très mal reçu. Le chapitre intitulé “ Opposition de la conduite des Américains et de celle des Louisianais envers les Colons de St.-Domingue, réfugiés parmi eux ”, et qui figurait comme le vingt-huitième chapitre, devient le cinquième chapitre dans une traduction qui en comprend vingt et est abrégé par Davis, passant de douze pages à cinq. Ce déplacement est symptomatique de la manipulation progressive du texte de départ et permet à Davis relativement tôt dans le texte de souligner les qualités humaines des Américains en renforçant le contraste établi par l’auteur entre les comportements opposés des Créoles et des Américains.

Dans ce passage, Berquin-Duvallon faisait référence au traitement des esclaves qui accompagnaient leurs maîtres réfugiés de Saint-Domingue. Il est probable que Berquin-Duvallon faisait allusion à son expérience personnelle, si l’on en croit Tinker et l’épisode qu’il relate dans sa bibliographie. À son arrivée en Louisiane en 1800, tous les esclaves de Berquin-Duvallon furent saisis et emprisonnés selon l’interprétation stricte de la loi prohibant l’importation d’esclaves et qui visait particulièrement ceux de Saint-Domingue dont on craignait les éventuelles idées révolutionnaires[12]. Les réfugiés passaient en général d’abord par Baltimore et Philadelphie avant de se rendre en Louisiane et c’est à une comparaison entre l’accueil reçu à Baltimore et celui de la Nouvelle-Orléans que se livre Berquin-Duvallon dans ce chapitre. Avant de passer à une critique acerbe de la conduite des Louisianais, il décrit dans le passage suivant la générosité des Américains de Baltimore :

Et cependant, les Colons de St.-Domingue étaient étrangers à ces généreux Américains, et par le gouvernement, et par la langue, et par les usages, et ne tenaient absolument à eux, que par le lien commun de l’humanité, par le titre d’homme: et cependant il existait, dans cette contrée, et depuis l’époque de sa Constitution, une loi formelle qui exclut de son sein les noirs et esclaves étrangers, et cependant enfin, cette Province étant peuplée d’esclaves, on aurait pu prétexter, à l’appui de cette loi, que l’admission des noirs venant de St.-Domingue et qui avaient suivi leurs maîtres, était dans le cas d’occasionner de la fermentation et des troubles parmi ceux de l’endroit, au moyen de leur communication réciproque, et de là on eût pu conclure à ce que cette loi prohibitive fût, à leur égard, plus fortement maintenue que jamais, par une conséquence de cet axiôme de droit politique: Salus populi suprema lex esto. Mais ces motifs particuliers, ces raisons d’intérêt personnel, et même public, ces considérations puissantes à tous égards, cédèrent à la grande loi de l’humanité et de l’hospitalité, et le Gouvernement du Maryland parût prendre alors pour devise ce bel axiôme de droit naturel, s’il ne l’est pas de droit civil: Homo sum, humani nihil à [sic] me alienum puto.

Berquin-Duvallon, 1803a, pp. 232-233; je souligne

Non seulement Davis se débarrasse de toute référence par trop explicite à Saint-Domingue et à sa relation historique à la Louisiane, vu que ce contexte n’est plus pertinent à la nouvelle intention du texte, mais il supprime tous les passages traitant de la révolte des esclaves, et du danger perçu de sa propagation sur le continent américain. Il transforme subtilement le texte afin de souligner les principes républicains des Américains. Davis privilégie ainsi ce qui est traduisible dans le texte original, à savoir la générosité américaine tout en suggérant que la présence américaine en Louisiane saurait y exercer une influence positive :

In this proceeding the generous Americans not only made a sacrifice of their own personal interest, but of that of their country. A formal law had been long established, and rigorously enforced, that no more slaves should be admitted into the state, a law founded on an acquaintance with the interests of the republic. But the axiom of salis populi suprema lex esto ceded to the powerful feelings of humanity, and that spirit of hospitality which characterises this great people; forgetting all personal consideration, every man succoured with alacrity a suffering fellow creature: Homo sum, humani nihil à [sic] me alienum puto.

Davis, 1806, p. 73; je souligne

Encore plus révélateur, il termine le chapitre par l’addition d’un paragraphe qui ne laisse plus de doute quant à la direction prise par la transformation idéologique de sa traduction :

May this page, while it transmits with infamy to posterity the conduct of the Louisianans, be a lasting monument to the magnanimity of the inhabitants of the United States. Time! Scatter if thou wilt the rest of this volume to the winds of heaven, but let that be sacred which records the generous spirit of Americans!

Davis, 1806, p. 76

Dans le texte d’arrivée, ce chapitre en suit un qui traite des Créoles et qui est le plus long de l’ouvrage parce qu’il condense quatre chapitres de l’original. Les chapitres précédents suivaient le texte de départ de plus ou moins près en se permettant quelques omissions et certains ajouts dont il sera question plus loin. Par contraste, le chapitre IV est une sorte de collage de divers éléments et marque ainsi le début d’une transformation profonde du texte : un choix est fait de ce qui a lieu d’intéresser le public américain, c'est-à-dire les moeurs et coutumes des habitants de la Louisiane, bien que les descriptions négatives de Berquin-Duvallon soient souvent tempérées par les notes du traducteur. Sont censurées dans ce chapitre plusieurs références à la diversité démographique, au passé espagnol, à certaines caractéristiques déplaisantes des femmes créoles, aux difficultés de transport d’une plantation à l’autre le long du fleuve, au commerce interlope des Anglais et à tout heurt entre Français et Anglais au sujet des colonies le long du golfe du Mexique (Berquin-Duvallon, 1803a, pp. 201-229). Par compensation, Davis se laisse parfois emporter par son propre lyrisme en ce qui concerne les femmes créoles lorsqu’il traduit, par exemple, les détails suivants : “ une assez jolie gorge, une stature qui annonce la force et la santé, et (ce qui leur appartient en propre et les distingue avantageusement) des yeux vifs et pleins d’expression, ainsi qu’une superbe chevelure ” (Berquin-Duvallon, 1803a, p. 202) par :

[...] their lips are of a blushing red, their bosoms are heaving snows, their eyes blue and voluptuous, and their fair hair is often long enough to fall almost to their feet.

Davis, 1806, p. 39

Quant aux notes dont le traducteur parsème ce chapitre, elles ont pour fonction de rappeler au lecteur que les observations de Berquin-Duvallon sont soit partiales, soit datées et de fournir des explications “ logiques ” pour faire pendant aux critiques que l’auteur déverse sur le caractère des habitants. Par exemple, le passage suivant est abrégé et commenté afin d’atténuer “ l’épreuve de l’étranger ” (Berman, 1984) qui confronte le visiteur à la Nouvelle-Orléans :

Ce n’est qu’un mélange confus, un composé difforme de gens de toutes contrées, et de toutes professions, Créoles du pays, Français, Espagnols, Anglais, Américains, Allemans, Italiens, etc., une vraie tour de Babel, où l’on s’entend à peine, et où le langage de l’intérêt personnel est le seul qui soit intelligible pour chacun de ces êtres divers : c’est la langue universelle, c’est la monnaie courante.

Berquin-Duvallon, 1803a, p. 279

La traduction et la note, par la neutralité de leur langage, soulignent que Davis prend soin de rendre acceptables les étrangers que le prospecteur américain pourrait rencontrer à la Nouvelle-Orléans ainsi que leur “ intérêt personnel ” vu qu’il s’agit bien là de ce qui motiverait un investisseur. Il insiste également sur la majorité anglophone de la population :

It is too a tessellated pavement; here a Creole, there an Englishman; here a Frenchman, there a Spaniard; here a German, there an Italian. It is a Tower of Babel; various are the dialects, or if one general language prevails, it is the language of interest.*

*In all societies, where a number of people from different countries have met together, every one will naturally persevere in those habits to which he has been accustomed in his own country; and though a promiscuous intercourse may induce many to relax a little, yet it will be long before they form a general character. The residents of New Orleans are English, Scotch, Irish, Americans, French and Spanish; and though the former constitute by far the greatest body of the people, yet the two latter form a distinct division, of which the Spaniards are the least considerable. The characteristics of the nations are nearly the same as in the mother country, though somewhat altered by that natural progress of assimilation already hinted at. The climate too may have some influence, and induce them to make some little deviation from usage for the sake of ease and comfort…Trans.

Davis, 1806, p. 48

Ce genre de rationalisation du discours, basée sur des documents officiels, des observations personnelles ou des références scientifiques, est caractéristique du genre de modification que Davis impose au texte dans le but de mieux faire connaître la Louisiane et justifie une censure de l’image qui en est diffusée au nom du savoir que l’on veut transmettre. À partir de ce chapitre, la dimension “ scientifique ” du texte va en s’accroissant et mérite qu’on l’examine de plus près.

Censure au nom du savoir

Comme on vient de le voir, John Davis affirme son autorité au gré des libertés qu’il prend avec le texte. En raison du service qu’il rend au public américain[13], Davis occupe une position de pouvoir supérieure à la position quelque peu désespérée de Berquin-Duvallon, exilé de sa plantation de Saint-Domingue et cherchant à s’installer dans une colonie que la France est sur le point d’abandonner. À partir de sa position pour ainsi dire de vainqueur, le traducteur peut alors aisément relever les maladresses du texte de départ afin de lui accorder un nouveau sens qui est de représenter la Louisiane comme une région dont les défauts peuvent être corrigés par l’idéologie américaine[14]. Comme le note Carbonell, Davis assume ainsi volontiers le rôle de cicérone auprès du public américain parce que les circonstances s’y prêtent :

Contemporary cultural theory, therefore, deals with the relationship between the conditions of knowledge production in one given culture, and the way knowledge from a different cultural setting is relocated and reinterpreted according to the conditions in which knowledge is produced. They are deeply inscribed within the politics, the strategies of power, and the mythology of stereotyping and representation of other cultures […] Here the figure of the translator/scholar appears as authority and cicerone to the unknown.

Carbonell, 1996, p. 80

John Davis voit également son autorité renforcée par le fait qu’il est lui-même l’auteur d’un récit de voyage intitulé Travels of Four Years and a Half in the United States of America; During 1798, 1799, 1800, 1801, and 1802, dans lequel il prétendait améliorer le genre. Il souligne donc dans sa traduction ce qui, selon lui, répond aux critères d’un bon récit de voyage. Dans sa préface, il mentionne que l’auteur fait preuve de diligence, d’observation immédiate et de réflexion approfondie, que ses vues sont compréhensives et qu’elles portent sur une variété d’objets; enfin, qu’il fait preuve de jugement dans les renseignements complets et solides qu’il donne sur les moeurs, la topographie, le sol et le climat, l’industrie et les matières premières du pays (Davis, 1806, p. vi). Ces qualités sont en effet celles qui auraient lieu d’intéresser les investisseurs américains et Davis, en les rehaussant par la censure qu’il opère dans le texte, leur accorde une cohérence et une importance qu’elles n’avaient pas chez Berquin-Duvallon.

Davis parvient à atténuer le tableau négatif que Vue de la colonie espagnole du Mississippi peint parfois de la Louisiane par un travail d’occultation et par la manipulation de certains passages, comme on l’a vu plus haut à propos de Baltimore, afin de souligner la bonne opinion que Berquin-Duvallon semblait avoir des Américains. Le traducteur annonce ainsi ses intentions dans sa propre préface :

It will be thought by many that our author has not always written to gratify curiosity, but to indulge envy, malignity, and a petulant desire to depreciate the country and its inhabitants. But the business of a traveller is to deliver many sentiments, and he ought not to be deterred from his purpose by the petty objections of petty readers. If he be prodigal of his censure, he is not sparing of his praise, and he has devoted a chapter of eulogy to the inhabitants of the United States.

Davis, 1806, p. vi

Les exemples de ce genre se multiplient dans le corps du texte où le récit de voyage est maintes fois détourné pour satisfaire aux besoins perçus du lecteur. À l’aide de documents officiels dont il ne donne pas les références exactes, Davis ajoute plusieurs notes encyclopédiques afin de mettre à jour les descriptions physiques des paysages, de préciser certains détails typographiques susceptibles de rassurer le voyageur potentiel et de corriger les impressions négatives véhiculées par le texte. Par exemple, lorsque Berquin-Duvallon déplore l’absence d’une bibliothèque à la Nouvelle-Orléans, Davis s’empresse de noter :

It is not in young countries that we are to expect much taste for literature. Emigrants to such places are generally men of a speculative turn; it is not the muses but Mammon they worship. Look at our United States. Did ever a review or magazine live to any kind of maturity? If any thing succeeds it is a folio of four pages, viz. a newspaper...Trans.

Davis, 1806, p. 32

Le lecteur ciblé, lui-même un “ emigrant of a speculative turn ”, ne saurait manquer l’allusion et se sentirait confirmé dans son manque d’intérêt pour la littérature, vu que cela prouve son esprit d’entreprise.

D’autres exemples d’atténuation des observations négatives de Berquin-Duvallon touchent au passé colonial de la Louisiane et à l’esclavage[15]. Un passage censuré par Davis déplore la pauvreté des premiers colons et les conditions physiques de la région qui les a empêchés de prospérer :

La Louisiane, depuis son origine jusqu’à présent, a constamment été une Colonie plus ou moins pauvre, et le sera toujours, considérée en masse, et en raison du peu de ressources que présente son sol marécageux, où il n’existe que de modiques portions de terre, isolées et répandues çà et là, ou resserrées dans des bornes étroites, qui puissent être habitées et cultivées, ainsi que par rapport à sa position, défavorable au commerce extérieur, dans l’enfoncement du golfe Mexicain, à travers des parages peu sûrs et d’un accès dangereux, et n’offrant, en outre, qu’un seul entrepôt de commerce, à trente-cinq lieues de l’embouchure, presque obstruée, d’un fleuve, unique voie de navigation pour parvenir aux établissemens de cette Colonie, et qu’on ne remonte, au surplus, qu’avec peine et lenteur.

Ce pays, misérable par lui-même, n’a eu pour premiers colons que des gens dénués de fortune, français ou allemands qui, arrivés pauvres, sont demeurés tels, ou, du moins réduits à un état de médiocrité très circonscrit.

Berquin-Duvallon, 1803a, pp. 203-204

En élaguant cette description, Davis la relègue au passé et prévient une impression négative trop durable sur le lecteur :

Louisiana, from its origin to the present era, has always been a colony more or less poor, and insulated, for a long time, from the rest of the globe. The country miserable in its soil was not less so with regard to its inhabitants. Its first settlers were either needy French or German adventurers, who scarcely improved their fortune to mediocrity.

Davis, 1806, pp. 58-59

Le deuxième exemple d’atténuation consiste en un chapitre consacré à la description des esclaves et dont Davis omet systématiquement les analogies que Berquin-Duvallon établit entre les esclaves et les animaux. Les arguments de l’auteur étaient familiers, à savoir que la soumission même des esclaves à leur joug prouvait qu’ils ne possédaient pas l’intelligence nécessaire pour se libérer, la preuve étant l’impossibilité reconnue par les Européens d’asservir les Amérindiens (Berquin-Duvallon, 1803a, pp. 259-260). Davis ajoute également deux notes, la première un commentaire sur les vues de l’auteur au sujet de la nature des esclaves :

It is apparent that our author once lived at St. Domingo. I imagine he was a sufferer by the revolt, insurrection and triumph of the negroes, hence his aversion to them, hence his revilings, hence his outrageous invectives…Trans.

Davis, 1806, p. 84

La seconde note, longue de deux pages, reproduit une notice du Gouverneur espagnol Francisco Luis Hector de Carondelet (1791-1796) qui reprend les principes du Code noir de Colbert (1685) tel qu’il avait été adapté à la Louisiane par Bienville en 1742 et révisé en 1805[16]. En atténuant la virulence de ce chapitre, Davis confronte la question de l’esclavage de manière plus posée que l’auteur et dans une perspective plus utile pour le lecteur américain qui aurait besoin d’en savoir plus sur l’organisation économique de la Louisiane basée sur l’esclavage.

Cette notion d’utilité dicte donc les omissions et autres transformations que Davis fait subir au texte de départ au nom du savoir. Le passage suivant sur la Nouvelle-Orléans ne conserve que ce qui est jugé traduisible et supprime l’allusion à la moralité que Berquin-Duvallon perçoit comme un problème potentiel au développement économique de la région :

Cependant, on ne peut disconvenir que la Nouvelle-Orléans est destinée à devenir, par la suite des tems, une des principales villes de l’Amérique Septentrionale, et peut-être même la plus importante place du commerce du nouveau monde, si elle peut conserver l’avantage inappréciable d’être l’unique entrepôt et le point central d’une contrée presque plane, et d’environ quatre cens lieues de profondeur directe du nord au sud, sur une largeur commune d’à-peu-près deux cens lieues, dont le Mississippi est l’unique débouché, et dont la grande étendue, le sol fertile, et le climat salubre en général, ont des droits certains à une population immense, tout autant que des causes morales n’arrêtent et ne compriment pas l’influence naturelle des causes physiques en cette vaste région. Voilà ce qui s’offre d’intéressant et de vraiment imposant à l’imagination sur le sort futur de la Nouvelle-Orléans, et c’est dans ce sens et sous ce point de vue, qu’on peut l’appeller, par anticipation, la capitale de cette partie du monde dont les relations avec l’Océan sont concentrées sur le Mississippi.

Berquin-Duvallon, 1803a, p. 44; je souligne les passages censurés

It must however be acknowledged that New-Orleans is destined by nature to become one of the principal cities of North America, and perhaps the most important place of commerce in the new world, if it can only maintain the incalculable advantage of being the sole entrepot and central point of a country almost flat, immense in its extent, of which the Mississippi is the great receptacle of its produce, and where the soil is fertile, the climate generally salubrious, and the population increasing beyond all former example*.

Davis, 1806, pp. 35-36; je souligne

Ici, la transformation fait double emploi, ou même triple, puisque, non seulement elle améliore le genre, mais elle met l’accent sur le côté pastoral de la région entourant la Nouvelle-Orléans, elle efface la référence à la moralité douteuse de l’endroit et elle relève la teneur scientifique du texte par l’addition d’une note de 3 pages sur le Mississippi, indiquée par l’astérisque et que nous allons examiner maintenant.

Selon Mary-Louise Pratt, c’est au cours de la deuxième moitié du dix-huitième siècle que le récit de voyage penche du côté de l’histoire naturelle et insère des descriptions de faune et de flore et des détails qui relèvent de procédés de classification au sein même du texte, alors que jusque-là, ils avaient été mis en appendice (Pratt, 1992, pp. 27-28). La note au sujet du Mississippi est un exemple du genre et est tirée d’un pamphlet publié à Paris — “ I believe a very scarce one ”, écrit Davis. Cet ajout sert la cause épousée par le texte d’arrivée et permet de renforcer une représentation positive de la Louisiane. Le fleuve y est avantageusement comparé au Nil dont la fertilité est censée réduite à cause de la sécheresse et qui est le site d’une pestilence incurable et de tribus sauvages que seuls la guerre et le pillage intéressent. Par contraste, le Mississippi jouirait d’une vallée plus large favorisant la fertilité, de beaux vallons et des saisons très douces. Il est amusant de noter que cet ajout est en contradiction directe avec les descriptions que Berquin-Duvallon fait lui-même du fleuve dans les 5 notes qui accompagnent le poème intitulé “ le colon voyageur ” dans son propre recueil de poésie :

En beaucoup d’endroits, ses rives sont basses et noyées, et par-tout, ses bords sont infestés d’insectes tourmentans et de reptiles dangereux. Le tigre américain, nommé jaguar, ou cougar, habite les forêts voisines.

Berquin-Duvallon, 1803b, p. 21

Comme si une note de trois pages ne suffisait pas à corriger la naïveté scientifique de Berquin-Duvallon et à souligner, par rapport aux autres continents, les avantages pastoraux de la Louisiane, même sauvage et encore indomptée, Davis en rajoute une autre plus loin :

The tiger is not known to the American continent. When the tiger is mentioned by travellers in America, the panther is always meant.—It is a singularity in the history of nature, that while the forests of Europe, Asia and Africa, resound with the shrieks of victims to the lion, the tiger, the leopard and hyena, the sojourner in America, with no other weapon than a staff of reed may traverse its wilderness in perfect safety, from the unlimited ocean of the west to the Atlantic.

Davis, 1806, p. 122

Le traducteur se permet aussi de renchérir sur l’information déjà donnée par l’auteur. Ces suppléments, qui frôlent la redondance, ont pour effet de rappeler au lecteur que l’observateur anglo-saxon a lui aussi été témoin de phénomènes semblables plus récents et de confirmer les détails donnés par le voyageur français. Ainsi, dans l’exemple suivant, le fait que Davis parle de la Caroline du sud plutôt que de la Louisiane n’a aucune importance puisque, par une note, il relie la mention que Berquin-Duvallon fait des nombreux canards offrant une abondante source de ravitaillement pour les colons, à une scène probablement déjà familière au lecteur américain: “ In South Carolina, about November, I have seen such flocks of wild ducks alight on ponds formed by the rain, that one might shoot a hundred of an evening ” (Davis, 1806, p. 123). D’autres notes de ce genre corrigent les impressions décrites par l’auteur, en le contredisant, par exemple, sur l’effet “ désagréable ” créé par la mousse qui pend aux arbres en affirmant que l’aspect en est plutôt “ vénérable ” (Davis, 1806, p. 125). Parfois, Davis abonde dans le sens de l’auteur en ajoutant des notes dont l’intérêt scientifique ne saurait échapper au lecteur. Ainsi, là où Berquin-Duvallon se permettait d’avancer une hypothèse prudente sur la nature des symptômes de la fièvre jaune, Davis note :

Our French traveller and Dr. Hosack agree in their pathology of yellow fever. Dr. Hosack says, “ I consider this disease as having nothing to do with bile or bilious fever; I think there is a deficiency of bile in yellow fever ”. David Hosack Esq. to Noah Webster, Jun. Esq.

Davis, 1806, p. 114

Ces améliorations scientifiques prennent un caractère franchement débridé dans les derniers chapitres de la traduction portant sur les ressources économiques, la population, le commerce et le gouvernement de la Louisiane[17]. Davis insère de longues notes pleines de chiffres et de graphes tirés de “ documents officiels ” dont il ne nomme jamais les sources. Les corrections qu’il apporte aux données sur la population sont particulièrement frappantes dans deux cas, celui des populations indiennes et celui de la population de la Nouvelle-Orléans. Le besoin de précision scientifique se faisait peut-être particulièrement sentir dans ces deux contextes parce que ces deux populations demeuraient fondamentalement étrangères aux yeux des Américains, l’une encore méconnue et l’autre francophone et catholique.

La note sur les Amérindiens s’étend sur 6 pages et elle est introduite de la façon suivante :

As this account of the Mississippi tribes of Indians is circumscribed, and the subject peculiarly interesting to American readers, I am happy to have it in my power to make up our author’s deficiencies from recent, high and unquestionable authority.

Davis, 1806, p. 96

Comme auparavant, Davis ne cite pas ses sources, mais classe les populations indiennes, que Berquin-Duvallon se contentait de décrire de façon générique, avec zèle : on apprend donc quelles tribus habitent quelles régions, quels sont leurs effectifs et leurs traits et coutumes particuliers. La liste inclut les Atacapas, les Opelousas, la Rivière rouge, la rivière Arkansas et le Missouri ; une trentaine de tribus sont mentionnées. Les détails qui retiennent l’attention de Davis sont les relations entre nations, leur attitude envers les Blancs, leur degré de férocité et à quel point ils ont souffert des ravages de la petite vérole et de l’alcool. Par exemple, les Osages “ are a cruel and ferocious race, and are hated and feared by all the other Indians ”, près de la rivière St. Francis, les représentants de plusieurs nations “ are attached to liquor, seldom remain long in place, many of them speak English, all understand it, and there are some who even read and write it ” et les Sues et les Renards, dont le chef est Michilimakinac, ont toujours été “ peaceable and friendly ” (Davis, 1806, pp. 96-102). Davis termine sa note dans les termes suivants :

The other nations on the Mississippi higher up are but little known to us. The nations of the Missouri, though cruel, treacherous and insolent, may doubtless be kept in order by the United States, if proper regulations are adopted with respect to them.

It is said that no treaties have been entered into with Spain by the Indian nations westward of the Mississippi, and that its treaties with the Creeks, Choctaws, etc. are in effect superseded by our treaty with that power of October the 27th, 1795.

Davis, 1806, p. 102

L’amélioration scientifique à laquelle se livre Davis s’inspire donc de l’intérêt de l’époque pour l’histoire naturelle, qui inclut bien sûr les populations indiennes étant donné leur appartenance à la nature et à l’état sauvage de contrées peu connues. Dans le contexte de l’achat de la Louisiane par les Américains, ces annotations scientifiques apparaissent en plus d’une utilité indéniable pour le lecteur ciblé par les détails concrets et rassurants qu’elles lui fournissent.

Un dernier exemple illustrant le souci scientifique de Davis porte sur la description démographique de la Nouvelle-Orléans qu’il corrige à l’aide de l’addition du recensement de 1803, anachronisme qui entrave en fait la compréhension du passage et nécessite un Nota Bene indiquant une des raisons possibles du manque de coïncidence entre le tableau et le texte :

La population intrinsèque de cette ville et du fauxbourg qui en dépend, est d’environ dix mille individus de tout sexe et de tout âge, dont quatre mille blancs, deux à trois mille affranchis, et le reste, esclaves. Dans ce dénombrement ne sont pas compris sept à huit cens hommes qui composent la garnison de cette ville, ainsi que ceux attachés au service de la marine royale et marchande, et, les étrangers non domiciliés.

Berquin-Duvallon, 1803a, p. 41

The population of the city and suburbs may be estimated at about ten thousand individuals of both sexes, and all ages, of whom four thousand are whites, between two and three thousand freed people of colour, and the rest slaves. In this enumeration I do not comprehend from seven and eight hundred men who compose the garrison of the city, nor those attached to the marine and merchant service, nor strangers who are not residents.

Census of the City of New-Orleans, extracted from State Documents.

Census of the City of New-Orleans, extracted from State Documents.

N.B. This Census underrates the population. The number of free people of colour in the Second Quarter not being included. (Davis, 1806, p. 33)

-> Voir la liste des tableaux

La Nouvelle-Orléans constituait pour les Américains une ville étrangère profondément marquée par la dégénérescence de son passé colonial. Au moment du traité avec les Américains, elle était encore gouvernée par les Espagnols, sa population était en majorité francophone et noire, étant donné l’importance de la classe des “ gens de couleur libres ”, et sa milice était presque entièrement composée de Noirs. Ces caractéristiques démographiques, qui la différenciaient grandement des autres villes américaines, eurent un effet déroutant sur les administrateurs américains qui furent envoyés pour la gouverner en 1803 (voir Logsdon et Cossé Bell, 1992, p. 204). L’inclusion d’un outil scientifique, tel que les statistiques d’un recensement, tente donc de parer à ce malaise en classant la population de la ville dans des colonnes bien ordonnées, d’autant plus que les chiffres manquaient pour la population libre de deux quartiers importants, ce qui en réduisait ainsi l’incongruité et faisait apparaître la population blanche comme une majorité.

Conclusion

L’analyse de Travels in Louisiana and the Floridas, in the year, 1802, giving a correct picture of those countries révèle que cette traduction souscrit à une modalité de confiscation au sein de laquelle la censure joue un rôle important. Selon les termes utilisés par Folkart, ce cas de “ conflit des énonciations ” illustre une “ politique de ré-énonciation ” adoptée par le traducteur en raison de sa position subjective dans le contexte idéologique de l’achat de la Louisiane par les États-Unis. Dans ces circonstances, l’objet discursif que constituait la Louisiane est d’abord exploité dans la représentation qu’en fait Berquin-Duvallon à l’intention de la France, puis ensuite trahi dans la traduction que Davis produit pour les États-Unis. L’examen des deux textes souligne qu’ils répondaient aux coordonnées de redondance, de discontinuité et de non-réalité que Mary-Louise Pratt identifie dans le discours impérialiste (Pratt, 1992, p. 2). Le texte de départ était basé sur un concept erroné du destin de la Louisiane et véhiculait une idéologie coloniale distanciée des impératifs de la métropole qui, après la perte de Saint-Domingue, n’avait aucun intérêt à investir en Louisiane. Ce texte fut néanmoins jugé traduisible par les Américains, justement à cause de cette idéologie qui servait de tremplin à leur propre idéologie expansionniste. Les deux textes font fi des aspects jugés redondants de la Louisiane, et qui viendraient déranger cette idéologie, et ils la représentent comme un espace discontinu, hors de l’histoire et dont le passé s’efface au fur et à mesure que sont formulées des promesses d’avenir. La façon dont la traduction procède progressivement vers un genre de pamphlet informatif sur les possibilités économiques de la région et sur ce à quoi peut s’attendre l’investisseur potentiel est particulièrement révélatrice à ce sujet. Comme nous l’avons vu, la transformation de l’archive française en une archive américaine se fait dans un réseau complexe de relations de pouvoir qui précipite une manipulation profonde du savoir véhiculé. Comme le notent Álvarez et Vidal, la traduction implique toujours une relation inégale et instable entre le texte de départ et le texte d’arrivée :

Translation always implies an unstable balance between the power one culture can exert over another. Translation is not the production of one text equivalent to another text, but rather a complex process of rewriting that runs parallel both to the overall view of language and of the ‘Other’ people have throughout history; and to the influences and the balance of power that exist between one culture and another.

Álvarez et Vidal, 1996, p. 4

Les observations de Berquin-Duvallon furent aisément “ appropriées ” par Davis puisque ce dernier, appelé à contribuer au développement de la nation américaine, jouissait d’une position avantageuse par rapport à celle de l’auteur. Cette traduction, et l’analyse qui en est proposée ici, confirme donc le traducteur en tant qu’agent de formation des valeurs culturelles d’une nation, en l’occurrence les États-Unis, et le discours de la traduction comme un discours de l’histoire. En prenant son rôle de cicérone de la Louisiane très au sérieux, John Davis a largement contribué à la diffusion de son image. L’analyse d’un corpus plus vaste de traductions de ce genre reste à faire afin de déterminer qu’elles furent les transformations ultérieures de cette image au gré de l’américanisation de plus en plus prononcée de la Louisiane qui continue pourtant à clamer sa différence aujourd’hui.