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Sens, cohérence et réseaux conceptuels

L'objet de cet article est de montrer que la cohérence — loin d'exister dans le texte tel un invariant —, relève entièrement de construits cognitifs. Nous situant dans le cadre des théories de la réception du texte, de la linguistique du texte et de la psycholinguistique et en nous appuyant notamment sur les modèles de représentation mentale de Kintsch (1998), nous définissons la cohérence en « fonction de l'interaction entre le travail inférentiel d'un lecteur et certaines qualités inhérentes au texte lui-même » (Pépin, 1998, p. 1). Nous concentrerons donc notre attention sur les indices de sens et de cohérence qui se manifestent lors de la lecture. Nous voulons montrer en particulier que le processus de construction de la cohérence s'arrime sur les référents cognitifs du traducteur. Nous discuterons l'hypothèse selon laquelle ces référents s'organisent, lors du traitement du texte à traduire, à la manière de réseaux conceptuels dessinant ou esquissant, si l'on peut dire, une carte de connaissances.

Nos propositions de départ sont les suivantes : 1) plus les référents cognitifs du traducteur se rapprochent de ceux du scripteur (auteur), plus la cohérence manifestée dans le texte traduit devient compatible avec la cohérence du texte de départ (cohérence qui, à son tour, pourra contribuer, parmi d'autres éléments, à la compréhension du texte par le nouveau lecteur (destinataire de la traduction); 2) inversement, si les référents cognitifs du traducteur n'intègrent pas les référents cognitifs du scripteur (par ignorance de certains concepts, réalités ou termes), alors le traducteur utilisera des référents de substitution qui risqueront de lui faire construire une autre cohérence, éventuellement incompatible avec celle du texte de départ; cela amènera le traducteur à élaborer un texte susceptible de dénaturer le sens du texte original et d'en fausser l'interprétation. 

Dans le cadre de cet article, nos propos s'appliqueront principalement à la traduction spécialisée que nous définissons comme étant inscrite pour une très grande part dans un corpus contenant l'ensemble des référents conceptuels que partagent les spécialistes du domaine dans les deux communautés linguistiques mises en contact par la traduction. Le texte spécialisé se lit par référence à l’intertexte. Par exemple, en matière de valeurs mobilières, les concepts sont contenus et précisés dans les lois, statuts et règlements, les interprétations de jurisprudence, les avis des commissions de valeurs mobilières (ou commissions des opérations boursières), les prospectus de sociétés, les règles régissant les opérations des sociétés de courtage, les bulletins de sociétés d’investissement, etc. Le texte spécialisé n’est jamais oeuvre originale, d’où l’importance pour le traducteur spécialisé de partager les référents cognitifs liés au domaine.

La problématique des référents cognitifs et de la cohérence

Toutefois, avant d'aborder le texte spécialisé sur lequel s'appuiera notre démonstration, nous voulons montrer la généralité de notre problématique. La question des référents cognitifs est, nous semble-t-il, au coeur de tout processus de traduction, en fait, de toute opération de réception d'un texte, même littéraire.

Par opposition au texte pragmatique ou à vocation commerciale, que nous appelons « texte de communication », nous définissons le texte littéraire comme un ensemble doté de significations autonomes, où les univers de référents ne renvoient pas nécessairement à des objets externes à l'oeuvre. De fait, comme le dit Perrin-Noffakh (1997, p. 14) :

[…] le recours aux informations extérieures est quelquefois plus dangereux qu'utile pour l'analyse du texte littéraire. Substituer à la description du fonctionnement textuel un montage d'a priori et de gloses à trop grosses mailles n'est que cache-misère.

Toutefois, on peut assumer que le traducteur, en s'introduisant dans l'univers littéraire ou poétique de l'auteur, travaille, même s'il s'en défend, à partir de ses propres référents qui ne peuvent pas être les mêmes que ceux d'un auteur vivant une autre situation, ailleurs, à une autre époque, avec une autre sensibilité. Il est déterminé par son propre monde référentiel, quelle que soit sa connaissance du « monde-texte » de l’auteur qu’il traduit.

La traduction littéraire fait partie de notre problématique car elle n'échappe pas au phénomène d'interprétation. L'interprétation, même quand elle se base sur les règles strictes de la critique littéraire, se fait à partir d'un horizon de sens qui se définit et se construit sur l'étude des marques présentes dans le texte : le réseau sémantique, le réseau de mots, les structures syntaxiques, prosodiques, le marquage énonciatif, le modèle de narrativité, le réseautage poétique, etc. Donc, même si l'oeuvre littéraire n'assied pas son contenu sur des référents extérieurs, ou si les référents extérieurs ne sont pas nécessaires à la compréhension de l'oeuvre, même s’il y a ambiguïté et polysémie, les interprétations reposent, pensons-nous, sur les tentatives de mise au jour de la cohérence interne[1]. Par exemple, on cherchera la cohérence en analysant le réseau d'occurrences qui se dessine dans le texte, et éventuellement dans l'ensemble des oeuvres de l'auteur. Les éventuelles dyscohérences seront mises au jour comme des marques particulières qui méritent attention.

Il convient de souligner que nous parlons bien ici de l'interprétation (des interprétations) de l'oeuvre et non pas des règles de la traduction littéraire, plus ou moins sourcière, plus ou moins bermanienne, c'est-à-dire autorisant plus ou moins les explicitations, les adaptations et donc la marque du traducteur interprétant le texte, le recréant ou le remaniant. La position du traducteur, son éthique, son projet sont un autre sujet de discussion. 

Toutefois, nous devons reconnaître que la problématique des référents cognitifs ne se pose pas de la même façon en traduction littéraire et en traduction de communication, notamment en traduction spécialisée. Il faut en effet tenir compte de deux différences fondamentales et incontournables : 1) la clé de la compréhension de l'oeuvre littéraire, par opposition au texte de communication, ne réside pas dans un répertoire de référentialités externes (qui serait, par exemple, consigné dans un dictionnaire thématique ou dans des gloses); 2) l'auteur du texte de communication, par opposition à l'auteur du texte littéraire, a besoin de contrôler la réception de son texte et, en conséquence, de s'assurer que son texte laissera le moins d'ouverture possible à des interprétations divergentes. Pour cela, il devra se soumettre à des règles de rédaction canoniques et vérifier minutieusement les marques de cohérence.  

Cette règle de cohérence s'applique également à la traduction. Elle est même considérée comme essentielle par la plupart des traductologues (Hatim & Mason 1990 et 1997, Snell-Hornby 1995, entre autres). Sa définition, toutefois, est relative. La cohérence est toujours définie par les éléments qui sont mis en rapport. Par exemple, dans la théorie du Skopos, il s'agit de la cohérence avec la situation propre au public cible (Kussmaul 1995, p. 64); par contre, dans l'optique de l'analyse critique des traductions, elle est examinée en rapport avec un projet de traduction ou une finalité; on cherchera, entre autres, « la cohérence dans le monde de la traduction » (Berman, 1995, p. 36). Qu’est-ce donc que la cohérence ? 

Nous définissons la cohérence comme l'adéquation ou la convergence en un tout unifié de toutes les informations contenues dans un énoncé, de telle façon, comme le dit Charolles (1982, p. 21) que le lecteur puisse « disposer d'une explication justifiant suffisamment qu'un locuteur l'ait produit dans les termes où il l'a produit et dans la situation où il l'a produit. » La cohérence est donc interne et externe à l'oeuvre; elle se manifeste tant dans la forme que dans la fonction de l'oeuvre; elle s’établit par un ensemble de correspondances au niveau des concepts, des relations logiques, de l’organisation des événements, et de l’expérience humaine évoquée. Mais, en tout état de cause, elle dépend de l'interaction avec le lecteur qui a besoin d'une certaine cohérence pour construire une représentation mentale du texte (Kintsch 1998). 

La suite de cet article porte sur une expérience d’observation du processus de traduction, selon la méthode, aujourd’hui classique, de verbalisation du raisonnement à voix haute (think-aloud protocol). Nous chercherons à voir comment les référents cognitifs du traducteur concourent (ou nuisent) à l'établissement de la cohérence conceptuelle du texte[2]. Nous soulignerons la place des dictionnaires spécialisés construits sur des bases de connaissances élargies, dont nous donnons quelques exemples. Nous montrerons que l'organisation des connaissances attachées à un terme fait de ces types de dictionnaires de précieux outils pour le traducteur spécialisé, grâce à la mise en relief des référents cognitifs utiles. Pourtant, nous n’entretenons pas l’illusion que l’accès aux connaissances, même les plus complètes et les mieux organisées, puisse suffire à établir la cohérence du texte. Nous aurons, au contraire, la démonstration de l’aspect subjectif de la cohérence.

La mise en évidence des relations logiques comme fondement de la compréhension et de la cohérence 

Nous renvoyons aux nombreux écrits qui définissent la compétence de lecture comme étant étroitement liée à la capacité d'établir les relations sémantiques et conceptuelles entre les différents éléments du texte (Hartman, 1990; Hobbs 1990; Kintsch 1998). En traduction également, la question de l'articulation entre les différents types d'information, linguistiques et notionnelles, est documentée (Kussmaul 1995, Kiraly 1995, Dancette 1995 et 1997, entre autres). Nous essaierons d'aller plus loin afin de mieux cerner la question. 

Nous donnons souvent à nos étudiants le petit texte (intégral) qui suit pour illustrer le rôle que joue la mise en évidence des relations sémantiques et logiques dans la construction d'une représentation mentale cohérente du texte. 

A leading indicator that's leading in the right direction

Is business activity starting to stir? Chief economist Kellner of Chemical Bank notes that the Commodity Research Bureau's spot industrial-price index recently hit its highest level in over a year and is more than 10% above its early February low. Although a lead strike in Peru helped push the index higher, Kellner notes that 10 of its 13 components have posted gains since February.  At the very least, 'the rise in the index suggests that the economy is still expanding,' says Kellner, 'and it may just be the first sign of an acceleration in economic growth.'

Business Week

Certains des éléments de ce texte peuvent être vus, dans l'optique de sa réception par des non-experts, comme des inhibiteurs de la construction de la cohérence à cause de leur ambiguïté référentielle et peuvent même créer des dyscohérences, comme nous le verrons à l'étude des problèmes rencontrés par les étudiants.  Nous parlons précisément ici de la cohérence référentielle, au sens le plus général de récurrence de traits sémantiques identiques.

Nous faisons l'hypothèse que le lecteur ou traducteur qui dispose des référents cognitifs précis qu'appelle un texte est plus apte à saisir la cohérence notionnelle du texte que celui qui ne dispose pas de ces référents cognitifs. Nous allons donc extraire de ce texte les concepts clés qui constituent ces référents pour ensuite examiner le mécanisme d'adéquation de la connaissance des concepts à leurs manifestations ou actualisations dans le texte. Nous verrons que, dans la pratique de la traduction, ce mécanisme relève d'un processus qui n'est ni mécanique ni linéaire.

Les référents cognitifs (connaissances encyclopédiques) auxquels renvoie ce texte peuvent être visualisés par le graphe suivant, que nous pouvons appeler carte conceptuelle en référence à Fillmore (1977), Schank et Abelson (1977), et généralement à la théorie des schémas ou « frames ». 

Le graphe fait apparaître plusieurs types de relations : a) des relations de méronymie (ex.: un indice a des composantes, une bourse de marchandises a des marchandises); b) des relations d'hypéronymie / hyponymie (ex.: le plomb est un type de marchandise); et c) des relations attributives (ex.: l'indice est en progression / haut / bas). 

Carte conceptuelle du texte

Carte conceptuelle du texte

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Les difficultés inhérentes à l'application de la carte conceptuelle

Il est évident que cette carte conceptuelle est un construit théorique. En réalité, le texte ne précise pas les liens entre concepts. Les liens existent, mais restent implicites. Là réside la première difficulté, car pour les expliciter, il faut activer la connaissance des notions. De plus, certains liens peuvent être difficiles à établir à cause d’une ambiguïté référentielle potentielle liée à la polysémie des termes. Dans ce cas, il peut se produire un mauvais aiguillage des connaissances qui se rattachent aux concepts clés, comme nous allons le voir en reprenant le texte et en examinant les difficultés de compréhension qu'il suscite auprès des étudiants. 

La première difficulté tient à l'identification du domaine référentiel du texte. Il s'agit de la bourse des marchandises. Toutefois, ce domaine n'est pas nommé; il est à déduire. Parmi les étudiants qui se sont soumis à l’expérience d’observation, ceux qui n’ont pas réussi à l'identifier et qui y ont substitué un autre domaine référentiel (tel que le commerce ou la vie de l'entreprise en général) n’ont pas pu traduire le texte sans introduire de graves fautes de sens, comme le montrent les traductions et les protocoles de verbalisation que nous avons étudiés dans le cadre de notre recherche. L'explication la plus probante est que, dans un souci de cohérence, ils cherchaient à faire correspondre leur interprétation du texte avec des référents cognitifs empruntés à un autre domaine. 

À cette difficulté s'ajoute l'ambiguïté référentielle liée à la polysémie de quelques mots clés :

Le terme commodity, dans le domaine référentiel de la bourse des marchandises qui nous intéresse ici, se traduit par marchandise, dans le sens restreint de « bien d'usage économique qui fait l'objet de spéculation » (Ménard, 1994, p. 102). On voit que le domaine de référence restreint l'interprétation du mot commodity et fait exclure le sens courant de denrée ou bien de consommation (qu'on trouverait, par exemple, dans un magasin). 

Le terme gains pourrait se traduire par profits, bénéfices dans le contexte de l'entreprise et du commerce; mais là encore, le domaine référentiel de la bourse – dont l'activité se mesure par des indices – fait opter pour une interprétation plus large de « progression ». 

Notre première observation est donc que la cohérence est impossible à établir avec assurance si l'on ne se situe pas dans le bon domaine de référence. Le protocole de verbalisation de traduction présenté dans la section suivante en sera la démonstration. 

La difficulté la plus grave et la plus commune que rencontrent les étudiants est celle qui est engendrée par l'homographie lead [li :d] et lead [led]. L’occurrence de lead [li :d] dans le titre de l'article « Leading indicator that's leading... » vient du verbe to lead. Par contre, lead [led] dans l’expression lead strike, à la troisième phrase du texte, désigne le plomb. Cette occurrence est comme un intrus dans la série leading (indicator) - leading (in the right direction). Elle inhibe la construction de la cohérence, si la lecture lead [led] n'est pas spontanément activée.  

De fait, parmi les douze étudiants dont nous avons examiné les protocoles de verbalisation, un seul a traité sans hésitation l'élément lead strike, alors que tous les autres soit ne faisaient qu'une seule lecture de lead, à savoir lead [li :d] (les protocoles, enregistrements sonores, permettent de saisir la prononciation), soit hésitaient entre lead [li :d] et lead [led] et passaient un temps considérable, sans résultat satisfaisant, à essayer de résoudre l'incohérence. 

Un élément d'explication réside dans le concept d'attente (théorie des frames) selon lequel le lecteur se prépare à rencontrer des mots qui renforcent l'information activée par un cadre de connaissances. Selon ce principe, lorsque le traducteur lit commodity ou industrial price, il est en droit d'attendre dans la suite du texte l'occurrence de termes qui ont un rapport avec marchandise, afin de satisfaire son besoin de cohérence référentielle. Nous pouvons supposer qu'il désactivera alors la piste de la réitération sémantique entre leading (indicator) - leading (in the right direction) et lead (strike) car non plausible, à moins de penser que l'auteur fasse un jeu de mots et joue sur l'homophonie, ce qui contrarierait une attente naturelle à propos d'un texte technique. C’est également par besoin de cohérence que le lecteur qui n’aura pas activé les cadres de connaissances liés aux marchandises, à la bourse de marchandises et aux indices boursiers, construira la cohérence sur la répétition de lead [li :d] sans voir qu’il n’y a aucun lien sémantique entre les occurrences.

Il est clairement établi (Lundquist 1980) que les textes de nature strictement informative (communiqués de presse, courtes chroniques boursières) présentent des marques de cohérence qui se renforcent les unes les autres. Ainsi, à la cohérence référentielle (marquée par les relations sémantiques entre les unités lexicales) que nous avons dégagée dans ce qui précède, s'ajoutent les marques grammaticales de cohésion (entre index et its components) et de co-référence (entre leading indicator, spot industrial-price index et index). De plus, on observe les liens de parallélisme sémantique. Dans le texte à l'étude, ils sont créés par un double procédé : a) réitération ou renforcement sémantique des énoncés, concourant à une répétition du topic (highest level est répété dans push the index higher et dans posted gains); et b) contraste sémantique. L'opposition annoncée par although soutient un lien causal entre la grève des mineurs de plomb du Pérou et le renchérissement du plomb sur le marché des marchandises; elle renforce aussi le lien entre la bonne performance de la majorité des composantes de l'indice des prix industriels et la bonne santé de l'économie qu'annonce l'expression dans le titre leading in the right direction, idée reprise dans la dernière phrase du texte par expanding economy et acceleration in economic growth

Nous avons vu dans cette section que tout l'énoncé du texte converge vers l'établissement d'une représentation mentale de son contenu, du fait que tous les éléments textuels sont liés dans des rapports de cohérence interne (endophorique, les uns avec les autres) ou externe (exophorique, en adéquation avec les connaissances du monde). Dans la section suivante, nous verrons ce que l'étude d'un protocole de verbalisation de la traduction nous enseigne sur le mécanisme de construction de la cohérence[3].

Protocole de verbalisation

Le protocole retenu est celui d'un étudiant avancé en traduction (niveau doctoral). Il a deux ans d'expérience en traduction professionnelle et détient un diplôme de sciences commerciales. Nous cherchons, dans son protocole, à identifier les référents cognitifs sur lesquels il s'appuie et ceux qui lui manquent pour établir un réseau qui le satisfasse sur le plan de la cohérence. Nous avons choisi l'extrait où le traducteur bute sur l'unité lead strike.  

Dans les trois colonnes du tableau ci-dessous, nous présentons, au centre, le protocole verbatim du traducteur que nous avons segmenté en 17 parties; dans la colonne de gauche, les grandes actions ou opérations en oeuvre (ici, il y en a quatre : LECT pour lecture, COMM pour commentaire, DICT pour recherche dans le dictionnaire et TRAD pour traduction); puis dans la colonne de droite, les opérations que nous pouvons spécifiquement relier à la recherche de cohérence.

Extrait d'un protocole de verbalisation

Extrait d'un protocole de verbalisation

 (suite)

Extrait d'un protocole de verbalisation

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Ce protocole montre plusieurs choses : le traducteur raisonne de manière explicite afin d’établir la cohérence du texte. Ses questions (et ses réponses) portent sur les relations entre les propositions aux niveaux micropropositionnel et macropropositionnel. Il intègre le contenu informatif des micro- et macropropositions en un tout unifié (définition minimale de la cohérence).

Ce protocole permet aussi d'identifier l'élément qui, du début à la fin de la traduction, inhibe ou limite la construction de la cohérence. N'activant pas le sens de lead (plomb), le traducteur ne fait pas les liens entre lead et commodity, et spot industrial price. Il n'active pas les référents cognitifs du domaine boursier. Toutefois, même s'il est conscient qu'il lui manque une pièce essentielle pour une compréhension complète du texte, la traduction à laquelle il aboutit (en 17) révèle une certaine cohérence. C’est la beauté de la chose (et l’art du traducteur) : il a su « limiter les dégâts » par une stratégie d'évitement de l'élément problématique lead, facteur de dyscohérence jusqu'à la fin. En fait, et c'est un paradoxe en matière de cohérence, on pourrait penser à un lecteur de cette traduction, connaissant le domaine boursier, qui n'aurait pas de difficulté à suppléer à l'élément manquant, sachant que le Pérou est un grand producteur de plomb et qu’une grève du plomb y a eu lieu. 

Nous voyons, dans l'étude de ce protocole, que la cohérence s'est établie à trois niveaux essentiels : au niveau le plus élémentaire, celui de la cohésion (niveau micropropositionnel); à un deuxième niveau, par la hiérarchisation des énoncés qui permet la coordination et l'articulation des informations (niveau macropropositionnel) et enfin, par une intégration des informations qui fait que tout élément du discours est ressenti comme constituant un tout, à l'intérieur d'un domaine référentiel défini. Nous avons ainsi retrouvé dans ce protocole les trois conditions essentielles de la cohérence définies par Hobbs (1979) et reprises par Pépin (1998). 

Nous avons aussi pu voir le lien entre la cohérence et la connaissance (ou l'activation) des référents cognitifs du domaine de référence. La cohérence doit respecter la hiérarchisation logique des domaines; elle doit pointer au bon niveau; et c'est là que le traducteur a échoué.  

Les référents cognitifs et leur activation

La capacité d'activation des référents cognitifs est complexe. En effet, le protocole montre que le traducteur connaît le sens de lead = plomb. De plus, le questionnaire sur les connaissances liées au texte, donné après l'expérience de traduction, nous a permis de vérifier que le traducteur sait pertinemment que le Pérou est producteur de plomb. Le problème ne réside donc pas dans une insuffisance des connaissances de base, mais plus au niveau discursif (le discours sur la bourse), dans le fait que le traducteur ne situe pas son texte dans le domaine boursier mais dans celui de la production : en jouant avec les sèmes de direction pour lead, il cherche un sens à lead strike qui lui permettrait de qualifier la grève du Pérou de « décisive » (traduction de lead proposée par d'autres étudiants suivant le même raisonnement). Il est sur une mauvaise piste. On voit donc qu’il n’y a pas de relation entre ses connaissances et la réussite de ses opérations de compréhension de l’expression lead strike. Cette constatation nous permet de préciser la question que nous posions au début de l’article sur le lien entre les référents cognitifs et l’établissement de la cohérence. Les connaissances, bien que nécessaires, ne garantissent pas l’activation des référents pertinents. Il convient alors de revenir sur l’usage des dictionnaires en traduction.

Le protocole révèle que le traducteur a consulté les dictionnaires à différentes étapes, pour en constater la limite en tant qu'aides à la compréhension. Il est probable qu'une entrée de dictionnaire qui aurait indiqué pour le vocable STRIKE les collocations lead strike ou coal strike ou asbestos strike (indiquant qu'on peut classer les grèves par activités économiques), à côté des hyponymes wild cat strike ou general strike, lui aurait permis de trouver la solution à son problème. Sans nourrir l'illusion naïve que les dictionnaires permettent de résoudre tous les problèmes de compréhension, on peut penser toutefois à de nombreuses améliorations à y apporter pour faciliter la compréhension des notions.

Nous donnons deux exemples. Le Dictionnaire d'apprentissage du français des affaires (Binon et al., 2000) exploite au maximum les relations sémantiques entre termes (génériques, spécifiques, synonymes, antonymes) et les systèmes de collocations. Il consigne une multitude de termes associés au terme vedette, mais loin d'être un simple répertoire de termes, l'entrée permet à l'utilisateur de se construire un réseau de sens autour du terme car les catégories sémantiques sont identifiées. Ainsi, l'utilisateur pourra naviguer dans l'entrée GRÈVE. En cherchant grève + adjectif, il trouvera, dans la rubrique « types de grèves » : grève générale, grève sauvage, grève perlée, grève tournante, etc.; mais aussi, à la rubrique « catégorisation de la grève », il trouvera : grève massive, grève dure. En cherchant grève + nom, il trouvera des collocations permettant de classer, par exemple, les grèves par catégories professionnelles ou par activités économiques. Ainsi, il trouvera : grève des mineurs / grève du charbon, grève des postiers / grève des postes, etc.  La consultation d’un dictionnaire de ce genre aurait pu aider le traducteur. Nous savons en effet que les processus cognitifs ne sont pas tous logiques; ils peuvent être associatifs, par analogie. On peut supposer que le syntagme grève du charbon aurait pu activer grève du plomb.

Signalons aussi les dictionnaires de nature encyclopédique. Cette direction est illustrée par le Dictionnaire analytique de la distribution / Analytical Dictionary of Retailing (Dancette et Réthoré, 2000). Les rubriques des entrées correspondent à des catégories de connaissances sur les termes : description des notions, comparaison avec les notions voisines par rapprochement et contraste, considérations pratiques. Il est aisé d'en extraire les connaissances nécessaires à la construction d'un réseau conceptuel. Nous renvoyons le lecteur à l’exploitation des relations sémantiques entre termes dans la version électronique (Dancette & L’Homme 2002; Dancette 2003), dont l’objet est de faciliter l’accès aux connaissances encyclopédiques.

Le dictionnaire, basé sur une approche conceptuelle et cognitive, offre un réseau de connaissances sur lesquels le traducteur peut échafauder ses référents cognitifs; en ce sens, il peut être un outil précieux en traduction spécialisée. Les stratégies de consultation de dictionnaire — qui correspondent aux stratégies de recherche de la cohérence référentielle — sont centrales dans le processus de traduction.

Conclusion

La cohérence apparaît dans le travail du traducteur, surtout quand il traite de textes référentiels (comme les textes spécialisés). Le traducteur recherche une adéquation des référents aux niveaux sémantique, thématique et pragmatique. Si les connaissances préalables du traducteur ou celles que livre le dictionnaire permettent normalement de vérifier ou d'obtenir cette adéquation, l’étude du protocole de verbalisation que nous avons présentée dans cet article démontre qu’il n’y a pas de garantie à ce sujet et que, en définitive, l’établissement de la cohérence reste subjective : on ne connaît pas toutes les conditions de la mise en oeuvre des connaissances ! Nous espérons quand même avoir montré que les chances de réussite sont augmentées lorsque les référents cognitifs du traducteur coïncident avec ceux du rédacteur du texte original. Un texte référentiel se prête bien à cette observation. La suite de la recherche devra porter sur un texte littéraire où la subjectivité du traducteur est encore plus sollicitée.