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[…] traduire [Pouchkine] est aussi grave que de toucher du doigt l’aile d’un papillon. La poudre tombe, les couleurs s’éteignent…

Henri Troyat

Les migrations linguistiques de Vladimir Nabokov trouvent sans doute leur source dans ses nombreux déplacements à travers le monde, que l’on pourrait aussi appeler ses « migrations physiques ». Si ces dernières ne dépendent pas toujours de Nabokov lui-même, ses migrations linguistiques sont influencées par ses propres choix, difficiles, certes, voire déchirants, mais toujours bien pensés. Ces deux types de migrations ont souvent compliqué la définition du statut de Nabokov et de ses oeuvres pour certains critiques littéraires : après tout, cet écrivain est-il russe ou américain? Sartre, entre autres, lui reprochait « de n’appartenir à aucune société », d’être coupé de ses racines (Barbedette, 1986, p. 15). Aujourd’hui, alors que l’existence et l’importance des thèmes du métissage, de l’exil et de la migration dans la littérature mondiale sont reconnues et soulignées par la majorité des critiques littéraires, personne n’oserait concevoir une définition aussi réductrice d’un auteur à l’oeuvre si complexe. Par contre, suivre la progression chronologique des migrations de Nabokov pourrait contribuer à la compréhension de son oeuvre. Nous proposons donc, suite à un bref exposé des étapes de ces migrations physiques, d’observer les migrations linguistiques de Nabokov-écrivain. En deuxième lieu, afin de mieux comprendre sa théorie du traduire, nous poursuivrons l’analyse du sujet en détaillant les étapes du travail de Nabokov-traducteur sur sa version anglaise d’Eugène Onéguine de Pouchkine.

Avant toute chose, il convient de présenter les faits. Vladimir Nabokov naît en 1899 à Saint-Pétersbourg. Pendant l’hiver de 1917-1918, la famille Nabokov déménage en Crimée afin d’échapper aux événements sanglants de la révolution. Moins d’un an plus tard, les Nabokov partent en exil à l’étranger à bord du bateau « L’Espoir ». Le jeune Vladimir commence ses études en littérature russe à Cambridge. Il obtient son diplôme en 1923 et s’installe à Berlin jusqu’en 1937. Il s’installe alors à Paris avec sa femme et son fils, mais ils quitteront la France pour les États-Unis trois ans plus tard, en 1940. Après des années de recherches sur les lépidoptères et d’enseignement de la langue et de la littérature, après plusieurs voyages à l’intérieur du pays, Nabokov regagne l’Europe en 1960 et s’installe définitivement en Suisse, à Montreux, où il reste jusqu’à la fin de sa vie en 1977.

Nous pouvons constater sans difficulté que Nabokov déménage souvent. Il faut toutefois étudier sa correspondance, ses entrevues, ainsi que son autobiographie pour comprendre la nature de ces migrations et ce qu’elles représentent dans son oeuvre. Bien que l’auteur insiste souvent sur son indifférence à la politique, sur le fait qu’il n’a « jamais appartenu à aucun club ou mouvement »[1] (Nabokov V., 1973, p. 116), tous ses déplacements (à l’exception, probablement, du dernier) ont été motivés par des raisons politiques. Le départ pour la Crimée est occasionné par la participation du père de Nabokov à la révolution libérale et à l’Assemblée constitutive. Puisque la révolution bolchevique suit immédiatement la révolution libérale, la vie des Nabokov est en danger. La famille entière se voit donc obligée de partir à l’étranger. Après la fin de ses études à Cambridge, Nabokov choisit Berlin, puisque c’est là qu’habitait sa famille jusqu’à l’assassinat de son père. C’est entre autres pour mettre en sécurité sa femme, d’origine juive, que Nabokov et sa famille fuient l’Allemagne nazie. Enfin, juste avant l’arrivée des Allemands, ils quittent la France.

Tous ces déplacements sont motivés non pas par le désir de mouvement vers un endroit quelconque, mais par la nécessité de partir, de quitter un lieu. Lors de ces migrations, l’accent est donc mis sur le départ. Le vocabulaire employé par Nabokov lui-même en est une bonne preuve : « voluntary exile » (Nabokov V., 1966, p. 275), « émigré life » (Ibid., p. 81), « proud émigré destitution » (Ibid., p. 234), « pangs of exile » (Ibid., p. 244), « Russian émigrés of all hues » (Ibid., p. 262), « we, émigrés » (Ibid., 276), etc. L’une des rares fois où Nabokov insiste sur l’immigration survient dans sa lettre de 1948 adressée au Consulat américain à Prague, dans laquelle il demande de l’aide pour faire venir son neveu aux États-Unis :

In 1940, I immigrated to the United States bringing with me my wife and son. In 1945 we became American citizens. Since my arrival in the United States I have, by degrees, achieved a position which, though still modest, appears sufficiently secure to warrant bringing my nephew over.[2]

Nabokov D., 1989, p. 81

Il est évident que la mise en relief de l’arrivée à un endroit et à un résultat est conditionnée par la cause en question, mais, malgré le succès remporté aux États-Unis et en Europe, Nabokov continue à se sentir (au moins sur le plan culturel) Russe (Nabokov V., 1973, p. 13) et à éprouver un sentiment de « nostalgie fertile » dans son « exil [qu’il voit maintenant] en rose » (Ibid., p. 49).

Pourtant, dans les années vingt, Nabokov est plutôt traumatisé par le départ de son pays natal, non pas par la révolution, comme il le précise, mais par « la soudaineté du changement » (Ibid., p. 148). Il développera, au cours des années, ce qu’il nomme « un sentiment hypertrophié de l’enfance perdue » (d’où, peut-être, son attrait pour Proust; d’où également l’affirmation de plusieurs critiques que « toute l’oeuvre de Nabokov n’est donc rien d’autre qu’une Recherche du paradis perdu proustienne » (Kis, 1986, p. 37)). Néanmoins, la migration physique n’est pas la plus douloureuse à vivre (après tout, on l’a habitué aux voyages à l’étranger dès son enfance et il affirme avoir senti pour la première fois le sens de « rodina » (Nabokov V., 1966, p. 96), pays natal, à l’âge de cinq ans); c’est plutôt la migration linguistique qui se pose en véritable défi.

Élevé et éduqué par des gouvernantes et des instituteurs étrangers, le jeune Vladimir Nabokov est bilingue. Il parle aussi bien le russe que l’anglais; d’ailleurs, il apprend à lire l’anglais avant même d’apprendre à lire le russe (Ibid., p. 79). À cinq ans, il commence à étudier le français. Il utilise l’anglais pour ses notes de recherche sur les papillons et réserve le russe pour ses compositions poétiques. À Cambridge, malgré la publication de ses premiers vers anglais, Nabokov tente de devenir un écrivain russe : « The story of my college years in England is really the story of my trying to become a Russian writer » (Ibid., p. 261). Le jeune auteur, plongé dans la lecture d’innombrables volumes de la littérature russe et du dictionnaire de la langue russe de Dahl, y développe « les couleurs et les rythmes intérieurs pour [ses] très particulières pensées russes » (Ibid., p. 269). C’est également à Cambridge qu’il achève « la reconstruction de [son] artificiel, mais merveilleusement exact monde russe » (Ibid., p. 270). En outre, Nabokov commence à éprouver « une peur de perdre ou de corrompre, à travers l’influence étrangère, la seule chose sauvée de la Russie : sa langue » (Ibid., p. 270). À Berlin, ce sentiment persiste; il est « assailli par une peur panique d’introduire, d’une manière ou d’une autre, une imperfection dans [sa] strate précieuse de la langue russe en apprenant à parler l’allemand couramment » (Nabokov V., 1973, p. 189). Comme à Cambridge, il continue de traduire, mais il se concentre sur l’écriture de romans en russe. Pourtant, à partir de l’année 1935 et particulièrement en 1936-1937, Nabokov s’essaie dans plusieurs langues. Il rédige en français un article sur Pouchkine, dans lequel il inclut quelques fragments de poésies pouchkiniennes traduits en vers. Il compose, également en français, Mademoiselle O, récit qui deviendra plus tard le cinquième chapitre de son autobiographie. Finalement, Nabokov arrête son choix de langue sur l’anglais. Et c’est à travers la traduction qu’il arrive à cette décision. En 1935, Camera Obscura est le premier roman de Nabokov à être traduit en anglais. L’auteur n’aime pas la traduction de Winifred Roy, qu’il critique dans sa lettre du 22 mai 1935 adressée aux éditeurs de Hutchinson & Co. : « Mes demandes sont très modestes. Dès le début, j’essaie d’obtenir une traduction exacte, complète et juste » (Nabokov D., 1989, p. 13). Nabokov ne l’obtient pas, elle reste « inexacte et pleine de clichés » (Ibid., p. 15), mais il autorise les éditeurs à la publier en 1936. Toutefois, en 1935, voyant déjà les résultats peu satisfaisants de cette entreprise, Nabokov décide de traduire lui-même son roman Оmчаяние, qui devient Despair en anglais et paraît en 1937 chez le même éditeur. Comme il l’écrit à sa mère, « c’est [sa] première tentative sérieuse d’utiliser l’anglais à des fins plus ou moins artistiques » (Boyd, 2000, p. 421).

Ce passage du russe vers l’anglais ne se fait pas sans problème. Dans une entrevue accordée beaucoup plus tard, en 1962, Nabokov admet que l’abandon de sa langue maternelle, de son idiome naturel, de sa langue russe infiniment riche et docile, pour un anglais de deuxième ordre constitue sa tragédie personnelle (Nabokov V., 1973, p. 15). Il précise également que « [son] retournement complet de la prose russe vers la prose anglaise était extrêmement douloureux — c’était comme apprendre à nouveau à manier des objets après avoir perdu sept ou huit doigts lors d’une explosion » (Ibid., p. 54). Après l’abandon de son « idiome individuel et vital » (Buhks, 1993, p. 67), il s’agit donc de trouver sa propre langue anglaise, non pas celle des clichés et des lieux communs, mais celle qui portera un sceau d’originalité. Bref, Nabokov ne veut rien de moins qu’une « réincarnation » (Ibid.). D’ailleurs, au début de sa carrière anglophone, il rejette souvent les compliments par rapport à son anglais, surtout quand on le compare à celui de Joseph Conrad. Lorsque cela se produit, Nabokov répond le plus souvent qu’il est « Conradically different ». Edmund Wilson lui écrit en 1941 :

Il est incroyable que vous écriviez une si belle prose en anglais et ne ressembliez à aucun autre écrivain anglais, mais que vous réussissiez à faire vos propres choses si subtilement et à fond. Vous et Conrad devez être les seuls exemples d’étrangers à réussir en anglais dans ce domaine.

Karlinsky, 2001, p. 55

Cette fois-ci, alors que Nabokov vient à peine d’arriver aux États-Unis et que l’amitié avec Edmund Wilson n’en est qu’à ses débuts, l’écrivain ne répond pas à cette comparaison, bien que son opinion sur Conrad soit déjà formée. Cependant, lorsqu’une situation semblable se présente en 1950, quand Nabokov a déjà publié plusieurs textes anglais, qu’il connaît bien Wilson et qu’il commence même à être en désaccord avec son ami sur les questions de versification et de traduction, il n’hésite pas à répondre : « Conrad savait manier l’anglais tout fait mieux que moi; mais moi, je connais mieux l’autre genre d’anglais » (Ibid., p. 282).

Pourtant, avant d’arriver à ce sentiment de confort, avant même d’écrire son premier roman anglais, Nabokov entreprend un autre projet de traduction. En 1937, il reprend le texte de Camera Obscura afin d’effectuer une nouvelle traduction pour l’éditeur américain Bobbs-Merill. Nabokov décide toutefois de ne pas traduire du russe, mais de s’attaquer plutôt à une réécriture à partir de la traduction de Winifred Roy. Ainsi, Camera Obscura devient Laughter in the Dark dans l’édition américaine de 1938, et Nabokov apprend que le projet initial d’auto-traduction peut mener à une réécriture. L’expérience de réécriture est donc capitale pour la carrière littéraire de Nabokov, car elle le mène à l’écriture directement en anglais. Quant à la traduction de ses propres oeuvres, il préfère superviser le travail d’un traducteur plutôt que s’adonner à des auto-traductions. Sa correspondance atteste de sa recherche constante de traducteurs qualifiés :

J’ai besoin avant tout d’un traducteur, puisque je n’ai pas le temps de faire ce travail moi-même. J’ai besoin d’un homme qui connaisse l’anglais mieux que le russe – un homme, pas une femme. Je suis franchement homosexuel au sujet des traducteurs. Je réviserais chaque phrase moi-même et garderais tout le temps contact avec lui, mais je dois avoir quelqu’un pour effectuer le travail de base et pour polir mes corrections.

Nabokov D., 1989, p. 41

Le manque de temps n’est que l’une des raisons possibles, l’autre étant la tentation de réécrire, à laquelle, d’ailleurs, Nabokov succombe plusieurs fois : il suffit de se rappeler, entre autres, de son autobiographie intitulée d’abord en anglais Conclusive Evidence (1951) qui devient en russe Друƨие береƨа (Autres rivages) en 1954, et qui revient en anglais en 1966 sous le titre Speak, Memory. Les différents titres de cette oeuvre indiquent le déplacement de l’accent temporaire : ce qui semble être présent et définitif se retrouve suspendu dans le temps entre deux points flottants dans l’espace, puis retombe dans le passé (non pas dans l’oubli, mais dans le pays des merveilles de la mémoire). Le nombre de changements qu’effectue Nabokov lors de la traduction et de la réédition de ses propres oeuvres est fort important. Cela peut paraître contradictoire si l’on considère la sévérité des critères définis par Nabokov pour une traduction réussie, qu’il définit comme une traduction littérale, mais comme l’explique Dmitri Nabokov, « les oeuvres étaient vivantes et propices à la mise à jour par l’auteur tant qu’il était, lui aussi, en vie » (Nabokov D., 1984, p.150). Par contre, en traduisant les oeuvres des autres, Vladimir Nabokov adhère strictement à ses critères, à sa vision du traduire, même si cela lui coûte des amitiés. D’ailleurs, il ne considère pas la traduction comme une activité inférieure à l’écriture. Au contraire, Nabokov la conçoit comme une activité d’érudition, à laquelle il s’adonne tout au long de sa vie et à laquelle il attache beaucoup d’importance. D’ailleurs, les rares fois où il répond aux attaques des critiques sont pratiquement toutes liées à la traduction. Nabokov explique : « Si l’on me dit que je suis un mauvais poète, je souris; mais si l’on me dit que je suis un mauvais savant, alors je prends mon plus gros dictionnaire » (Nabokov V., 1973, p. 241).

La critique la plus féroce des traductions de Nabokov traductions est liée à la traduction anglaise d’Eugène Onéguine, publiée en 1964 par la fondation Bollingen. Cette critique, parue dans les journaux et les revues à grande diffusion (par exemple, l’article scandaleux d’Edmund Wilson dans The New York Book Review), est bien connue du grand public et des lecteurs contemporains de Nabokov. Cependant, elle ne peut se rapporter qu’au produit final, au résultat du long travail de l’écrivain-traducteur, étalé sur plusieurs années. Or, ce qui est particulièrement intéressant chez Nabokov, c’est le processus de traduction qui reflète la migration de l’oeuvre de Pouchkine, mouvement influencé par l’expérience personnelle des migrations linguistiques vécues par Nabokov lui-même. C’est surtout dans sa correspondance avec Edmund Wilson que l’on retrouve les nombreuses mentions, explications, anecdotes et discussions liées à l’activité du traduire de Nabokov.

Ce n’est pas par hasard que Nabokov choisit Wilson comme correspondant. Dès son arrivée aux États-Unis, Nabokov s’adresse pour des conseils pratiques à Wilson, écrivain et critique littéraire, qui connaît bien les éditeurs et qui introduit Nabokov au New Yorker. L’intérêt est réciproque : Wilson, de son côté, cherche à s’approcher de Nabokov, car il est fortement attiré par la littérature russe. En fait, cette passion pour la culture russe est venue bien avant la rencontre avec Nabokov. C’est lors de son voyage en Union Soviétique, au cours des années trente, que Wilson découvre la littérature russe et décide d’étudier cette langue afin de lire Pouchkine en version originale. À son retour aux États-Unis, Wilson rédige des essais sur Eugène Onéguine, sur Le Cavalier de bronze, etc.[3] Cependant, il ne veut pas seulement écrire à propos des oeuvres pouchkiniennes; il veut également en publier des traductions. Dès 1940, année de son premier contact avec Nabokov, Wilson propose à son nouvel ami d’entreprendre en collaboration une étude de Mozart et Salieri de Pouchkine. Le résultat de ce travail paraît en 1941 dans la revue The New Republic : on y trouve la traduction du texte faite par Vladimir Nabokov et une préface analytique signée Edmund Wilson. Plusieurs autres travaux collectifs ont suivi ce premier succès. Grâce à Wilson, Nabokov peut publier ses traductions des poèmes de Pouchkine, de Lermontov, de Tutchev et de Fet. Enfin, en 1945, il publie la traduction de trois strophes tirées d’Eugène Onéguine (Chapitre premier, XXXII-XXXIV) dans The Russian Review.

La correspondance entre Nabokov et Wilson démontre de façon évidente que, jusqu’à l’année 1948, l’initiative de projets communs appartient uniquement à Wilson. Cependant, le 3 septembre 1948, Nabokov propose pour la première fois une idée de collaboration :

Pourquoi ne faisons-nous pas ensemble une traduction savante en prose d’Eugène Onéguine, abondamment annotée?

Karlinsky, 2001, p. 232

Dans cette courte phrase se trouve non seulement le titre de l’oeuvre à traduire, mais aussi (et ceci est l’élément le plus important) l’indication de la marche à suivre. De prime abord, il peut paraître que Nabokov possède une idée préconçue du traduire avant même d’entamer le projet. Toutefois, il ne faut pas oublier que la proposition qu’il fait à Wilson ne lui vient pas soudainement; elle est plutôt le résultat de plusieurs années de réflexions et de recherches. C’est à partir de ses premiers pas en littérature, donc dès son adolescence, que Nabokov s’intéresse aux oeuvres de Pouchkine, qu’il commence à traduire au cours des années trente. Il tente d’abord de traduire Eugène Onéguine en vers et fait des essais en plusieurs langues. Par exemple, en 1937, dans son article « Pouchkine ou le vrai et le vraisemblable », écrit en français, Nabokov inclut la traduction en vers d’une strophe du roman en précisant qu’il aurait « beaucoup donné pour pouvoir bien traduire ces quatorze lignes » (Nabokov V., 1986, p. 52). Une fois établi aux États-Unis, enseignant de littérature russe à Wellesley College, Nabokov comprend très vite que les traductions anglaises déjà existantes des oeuvres ne lui seront d’aucune utilité pour ses cours. Il entreprend alors de traduire lui-même tous les extraits des textes dont il veut se servir, tâche qui lui prend énormément de temps. Comme il l’écrit à Wilson le 9 avril 1941 :

En préparant mon cours de russe, j’ai dû traduire une douzaine de poèmes de Pouchkine, ainsi que de nombreux extraits. J’ignore ce que valent mes versions, mais elles satisfont ma vision de sa poésie mieux que les traductions existantes.

Karlinsky, 2001, p. 48

Dans les années trente et au début des années quarante, Nabokov poursuit ses essais de traduction de la poésie pouchkinienne en vers. Comme il le précise dans ses lettres à Wilson, par exemple dans celle du 25 mai 1941, il essaie « de suivre de plus près le rythme de Pouchkine, d’imiter même quelques-uns de ses sons et ce qu’on appelle alliterario puschkiniana » (Ibid., p.51). Nabokov le fait car il sait « théoriquement que “forme” et “contenu” sont inséparables » (Ibid., p. 57). Malheureusement, le savoir théorique est une chose et son application la pratique en est une autre. En janvier 1944, Nabokov écrit à Wilson :

Je t’envoie […] un extrait de ma traduction d’Eugène Onéguine[4]. […] La traduction ci-jointe est un exemple d’une nouvelle méthode développée lors de mes réflexions scientifiques, et elle me paraît être la bonne pour traduire Onéguine.

Ibid., p. 134

Nous voyons donc que dès 1944, Nabokov commence à s’éloigner de la traduction en vers. Cette année marque également le début de la discorde qui s’établit petit à petit entre les deux amis. Ce désaccord n’est fondé sur aucune raison personnelle; il est plutôt lié, entre autres, à la théorie littéraire, aux conceptions divergentes des questions de versification russe et anglaise. À partir de cette même année, Wilson commence à critiquer Nabokov sur le temps, à son avis excessif, qu’il passe à analyser et à traduire Eugène Onéguine. Voici ce qu’il écrit le 24 janvier 1944 :

À propos de Евƨений Онеƨин, tu t’en tires remarquablement bien, mais ne penses-tu pas qu’on a plutôt besoin de textes plus courts? On ne peut pas avoir le texte au complet, d’ailleurs, il a récemment été traduit plusieurs fois, bien que maladroitement.

Ibid., p. 138

Wilson pense évidemment au projet collectif de publication d’oeuvres choisies de grands auteurs russes, qu’il a proposé à Nabokov le 10 novembre 1943 :

J’ai une idée dont j’aimerais discuter avec toi. Que dirais-tu si on collaborait à un livre sur la littérature russe : je fournirais ces essais (un peu plus approfondis), tu fournirais les traductions. […] Il n’y aurait rien de pareil en anglais.

Ibid., p. 121

Cependant, en critiquant Nabokov, Wilson critique l’idée même de traduire Eugène Onéguine en entier. Pour Wilson, qui se considère non seulement critique littéraire, mais aussi (et peut-être même avant tout) écrivain, le texte est simplement trop long. Il préfère s’attaquer à des extraits ou à des textes courts pour ne pas trop s’investir dans un projet unique. Il n’est donc pas surprenant que Wilson ne réponde pas à l’invitation lancée par Nabokov en 1948.

Malgré les critiques de son ami, Nabokov refuse d’abandonner son projet de traduction complète d’Eugène Onéguine, qui deviendra l’une de ses plus grandes oeuvres. Il se résout donc à poursuivre le travail tout seul. Il informe toutefois Wilson de ses progrès et de ses réflexions. Ainsi, au mois de mai 1949, non sans le sarcasme qui lui est propre, Nabokov écrit :

Je crois que je dois offrir à [l’éditeur] Vaudrin un petit livre sur Onéguine : traduction complète en prose avec des notes pour chaque ligne, précisant les associations et fournissant d’autres explications, le type de travail que j’avais fait pour mes cours. Je suis tout à fait certain que je ne ferai plus de traductions en vers; leur dictature est absurde et impossible à réconcilier avec l’exactitude, etc.

Ibid., pp. 252-254

C’est justement le projet que Nabokov présente en 1952 au concours Guggenheim pour obtenir une subvention de recherche. Ironiquement, c’est à Wilson que la Fondation demande de fournir une recommandation. Ne connaissant pas le résultat du concours, Nabokov écrit à Wilson le 16 janvier 1952 :

Je devrais probablement te remercier pour les bonnes choses que tu as probablement dites aux gens de Guggenheim, en répondant probablement aux questions qu’ils t’ont posées. Je désire ardemment traduire E. O. en anglais, avec tous ses pièges et des milliers de notes.

Ibid., pp. 297-298

Deux jours plus tard, le 18 janvier 1952, Wilson répond quelque peu à contrecoeur :

Je t’ai chaudement recommandé pour le Guggenheim, mais j’aurais souhaité que tu leur proposes un autre projet. Il me paraît dommage que tu passes tant de temps sur Onéguine alors que tu devrais écrire tes propres livres.

Ibid., pp. 298-299

Ainsi, il affirme encore une fois son incompréhension face à l’intérêt que porte Nabokov au roman de Pouchkine, de l’importance qu’il accorde à l’activité de traduction. Nabokov reste plutôt poli dans sa réponse envoyée le 24 janvier 1952, sans toutefois cacher son sarcasme :

Merci pour la recommandation. E. O. ne prendra pas trop de mon temps et pourra être facilement combiné à d’autres divertissements.

Ibid., p. 300

En fait, Nabokov est véritablement optimiste quant au temps que ce projet peut lui prendre. Au moment où il reçoit la prestigieuse subvention, Nabokov espère terminer la traduction en un an. Cependant, il se rend très vite compte de l’impossibilité de respecter l’échéance qu’il s’est imposée. Le 3 mai 1953, il écrit à Wilson :

J’étais […] au bord de la crise. Pendant les deux mois passés à Cambridge, je ne faisais (de 9h à 14h) que travailler sur mes commentaires d’E. O. […] Ça sera un travail d’environ 600 pages, incluant la traduction (rythmique) complète de tous les vers connus (même de ceux qu’il [Pouchkine] avait rayés).

Ibid., p. 311

Pour la seconde fois dans sa correspondance avec Wilson, Nabokov mentionne l’importance du rythme. Puisqu’il est impossible, selon Nabokov, de préserver en même temps la forme et le contenu, puisqu’il préfère la précision, il opte pour la mélodie, qui pourrait quelque peu compenser la perte des rimes. C’est justement au début des années cinquante, pendant et à travers son travail sur Eugène Onéguine, que commence à se former plus clairement la théorie de la traduction de Nabokov. Le 5 septembre 1954, il écrit à Wilson qu’il sera « à New York le 14 de ce mois pour parler des problèmes de traduction d’Onéguine en anglais à l’Institut des études anglaises de l’Université Columbia » (Ibid., p. 319).

Lors de ce discours, Nabokov explique en détail non seulement les problèmes liés uniquement à son projet en cours, mais également sa vision de la tâche du traducteur s’attaquant à la poésie. Pour lui, la « traduction qui se lit facilement » n’est pas une traduction, car « “rime” rime avec “crime” » (Nabokov, 1955, p. 496). Le maintien de la rime éloigne effectivement le traducteur et le lecteur de l’original. (Nabokov, 1955, p. 496)[5] L’essentiel est donc l’exactitude qui ne permet ni ajouts, ni retraits. Après la présentation de nombreux exemples tirés de son travail sur Eugène Onéguine, Nabokov arrive enfin aux trois conclusions suivantes :

1. Il est impossible de traduire Onéguine en vers. 2. Il est possible de décrire dans une série de notes de bas de page les modulations et les rimes du texte, ainsi que toutes ses associations et autres caractéristiques spécifiques. 3. Il est possible de traduire Onéguine avec une exactitude raisonnable en substituant aux quatorze vers de chaque strophe, rimés en tétramètre, quatorze lignes non rimées de longueurs différentes […].

Nabokov, 1955, p. 512

Puis, Nabokov se lance un défi : « Et quand mon Onéguine sera prêt, soit il sera exactement conforme à ma vision, soit il ne paraîtra jamais » (Ibid.) Bien sûr, Nabokov utilise cet ultimatum comme stratégie rhétorique pour rendre son discours encore plus emphatique, mais il ne doute pas du résultat de son travail. Il est maintenant conscient que le processus est long et pénible, mais il est assuré de mener son projet à bien. D’ailleurs, c’est à partir de l’année 1954 que Nabokov commence à songer à la publication future de cette oeuvre. Il s’adresse de nouveau à Wilson, qui semble plus favorable au travail de Nabokov et lui offre de nombreux conseils. Quant à Nabokov, il continue de tenir Wilson au courant de son entreprise. Le 19 février 1955, il partage avec lui une bonne nouvelle :

J’étais complètement absorbé par Onéguine durant ces derniers mois. J’ai terminé la traduction du texte et de toutes les variantes que j’ai pu trouver, mais les commentaires sont volumineux et leur classement en forme lisible me prendra plusieurs mois. [la forme que j’ai proposée, avec des notes d’au moins 400 pages, et avec le texte russe en regard.]

Karlinsky, 2001, p. 322

Le défi lancé par Nabokov s’adresse donc tant aux éditeurs qu’à lui-même. Assurément, peu de traducteurs oseraient présenter de telles conditions. Nabokov ose, mais comme il n’est pas encore connu comme auteur de Lolita aux États-Unis, il est refusé plusieurs fois dans les années cinquante. Cependant, à ce moment-là, l’essentiel reste de terminer le travail qui n’avance pas toujours aussi rapidement que Nabokov le désire. Ainsi, presque un an après l’heureuse annonce, la situation ne change pas. Le 17 décembre 1955, Nabokov écrit à Wilson :

J’ai presque terminé tout le livre sur ONÉGUINE. Je dois encore mettre deux mois de travail dans les bibliothèques. Et puis arrive le gigantesque index que je n’ai même pas encore commencé, mais que je compte faire aussi complet et détaillé que possible.

Ibid., p. 330

Un an et demi passe, mais les soucis de Nabokov restent les mêmes. Le 24 mai 1957, il écrit à Wilson :

Je suis complètement absorbé par mon Onéguine et je dois le terminer cette année. J’ai enfin découvert la bonne façon de traduire Onéguine. C’est la cinquième ou la sixième version que j’en fais. Maintenant, je la découpe, laissant tomber tout ce que l’honnêteté peut considérer comme du velours verbal et, en fait, accueillant la formule maladroite, squelette de la maigre vérité.

Ibid., p. 344

Après vingt ans de travail sur Eugène Onéguine, Nabokov semble enfin content de la clé trouvée pour la traduction de cette oeuvre. Au-delà de la traduction littérale en prose, il va jusqu’à la brisure de l’anglais conventionnel. Refusant de se plier à la langue, il veut la rendre souple et maniable pour qu’elle puisse recevoir le texte pouchkinien, lui donner une voix. Dans les années cinquante, à l’époque où on ne parle pas encore du postcolonialisme, où l’on continue d’annexer ou d’exotiser les textes étrangers, ce procédé peut être considéré comme révolutionnaire. Peu importe l’opinion sur la qualité du produit final, on peut affirmer que la vision du traduire élaborée par Nabokov devance de 15 à 20 ans les grands courants de théorie et de pratique de la traduction occidentale. Malheureusement, peu de contemporains de Nabokov le comprennent. Wilson, entre autres, ne suit pas le fil des pensées de Nabokov, il attaque sa connaissance de l’anglais et la dispute entre eux devient personnelle.

En fait (nous ouvrons ici une brève parenthèse), les détracteurs ont certainement raison (du moins sur le plan officiel) de remarquer que Nabokov traduit DE et non pas VERS sa langue maternelle. Cependant, ce n’est pas là qu’il faut chercher la raison de sa mise en valeur du texte de départ. Il suffit de penser aux milliers de pages de notes et de commentaires rédigées pour ses lecteurs. Avant tout, Nabokov écrit et traduit en anglais POUR des lecteurs anglophones. Il a besoin de ses lecteurs et il s’en rend compte. C’est justement en pensant à son auditoire qui a droit non pas à une imitation, à une paraphrase ou à une parodie, mais au texte, que Nabokov fait ce qu’il fait. La critique (bien que difficile à concevoir à ce niveau dans les années 1950) aurait pu être fondée sur d’autres considérations. On aurait pu dire que Nabokov-traducteur ne se donnait pas assez de liberté, de possibilité de mouvement. Or, la liberté est l’un des thèmes centraux de l’ensemble de l’oeuvre de Nabokov. C’est justement au milieu des années cinquante qu’il explique l’origine de Lolita et parle de ce thème : l’idée d’écrire ce roman lui vient en apprenant que, pour la première fois, un singe du Jardin des Plantes a tracé un dessin représentant les barreaux de sa propre cage (Nivat, 1986, p. 23). D’une certaine façon, n’en est-il pas de même pour Nabokov-traducteur? Ne s’entoure-t-il pas de barreaux de fer en s’imposant des règles si rigides?...

Revenant à notre sujet principal, il faut noter qu’après la grande découverte de la manière du traduire, Nabokov met encore quelques années à terminer le projet. Chaque fois qu’il le mentionne dans ses lettres, il se trompe sur les dates de sa réalisation. Ainsi, le 7 août 1957, il écrit à Wilson :

Je compte terminer mes commentaires sur ONÉGUINE dans le courant de ce mois. Souvent, je me sens complètement épuisé et découragé […].

Ibid., pp. 353-354

Ce n’est que six mois plus tard, le 15 février 1958, que Nabokov peut déclarer :

Je viens de compléter complètement mon Eugène Onéguine : 2500 pages de commentaires et une traduction littérale du texte. Dmitri [fils de Nabokov] est en train de préparer l’index.

Ibid., p. 355

Cependant, de nombreux problèmes avec les éditeurs, les contrats et la bureaucratie de l’industrie du livre en général retardent de presque six ans la publication de la traduction. Toutefois, en 1964, la fondation Bollingen publie l’oeuvre de Nabokov exactement sous la forme qu’il avait tant désirée : « Eugene Onegin: A Novel in Verse by Aleksandr Pushkin, translated from the Russian, with a Commentary by Vladimir Nabokov, in four volumes ».

Si l’on se souvient de l’ultimatum que Nabokov s’était posé dans les années cinquante, on peut dire que la seule publication de la traduction témoigne de la satisfaction de Nabokov-traducteur. Dans une lettre à sa soeur, il décrit ce travail comme un « exploit d’étude ». (Nabokov V., 1985, p. 90). Lors d’une entrevue donnée plus tard, alors qu’il habitait déjà en Suisse, Nabokov confirme cette opinion : « Je resterai dans la mémoire des gens comme auteur de Lolita et commentateur d’Eugène Onéguine » (Nabokov V., 1973, p. 106). Quant à sa querelle avec Wilson, Nabokov essaie de mettre fin à la dispute en lui écrivant le 2 mai 1971 :

Il y a quelques jours, j’ai eu l’occasion de relire toute la pile (en russe, vsyu pachku) de notre correspondance. C’était un véritable plaisir de sentir de nouveau la chaleur de ta gentillesse, les divers frissons de notre amitié, cette agitation constante de l’art et de la découverte intellectuelle. […] S’il te plaît, crois-moi que j’ai longtemps cessé d’avoir de la rancune contre ton incompréhensible incompréhension de l’Onéguine de Pouchkine et de Nabokov.

Karlinsky, 2001, p. 372

Ainsi, en suivant la progression des migrations physiques et linguistiques de Nabokov, il est possible de tracer le développement de son rapport à la langue, ainsi que l’évolution de sa théorie et de sa pratique de la traduction. Après avoir quitté son pays natal qui n’existait plus, Nabokov choisit lui-même sa langue de plume, sans pour autant perdre sa langue maternelle. Il l’utilise lors de la composition de ses oeuvres en français et en anglais, en faisant des calembours, des jeux de mots, en traduisant certaines expressions russes, en citant ouvertement les grands textes de la littérature russe ou en faisant allusion aux écrivains de son pays natal. En écrivant en exil, il retrouve SA langue, ses racines. Il n’oublie jamais ses origines. Cette importance du point de départ est accentuée dans sa vision de la traduction : le traducteur doit plier, travailler la langue d’arrivée pour qu’elle puisse accepter le texte étranger. Comme Nabokov le dit lui-même : « On doit tirer tout ce qu’on peut des mots, car c’est le seul vrai trésor qu’un écrivain possède » (Couturier, 1986, p. 30). Et des mots, il en a. En plusieurs langues. C’est un vocabulaire richissime. Ce vocabulaire, l’art même de Nabokov, s’est développé à travers la migration physique et linguistique, à travers l’écriture et la réécriture, la traduction et l’auto-traduction, où les thèmes du départ, du point d’origine, et la recherche de ceux-ci sont mis en valeur. C’est ainsi que Nabokov, défiant les frontières et les limites de la définition, retrouve sa propre voix et devient un écrivain du monde où « l’art de [l’auteur] est son véritable passeport » (Nabokov V., 1973, p. 63), où « la seule école est celle du talent » (Nabokov V., 1973, p. 97).