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La traduction comme représentation et l’espace hispanique sont les deux pôles autour desquels est structuré ce numéro de TTR qui en comptera un deuxième, sur le même thème, « porteur », de toute évidence, pour employer une terminologie en vogue.

Pourquoi la notion de représentation ? Parce qu’elle nous apparaît comme fondamentale en traductologie, la traduction (procédé et produit) à l’instar de l’architecture, de la peinture ou de la photographie, constituant une des formes de la représentation, comme l’histoire des pratiques traductives en témoigne. Les métaphores médiévales des oeuvres (ou Summae) à construire par la traduction ou celles, plus récentes, de l’envers et de l’endroit d’une tapisserie ou d’un tableau appliquées à un texte et à ses traductions témoignent bien de l’inscription de nos pratiques dans le champ du représentable. Cependant, du « travail de représentation », nous savons qu’il n’est ni simple réflexion mimétique ni perception d’une intention qui serait transcendante, mais qu’il est construit non seulement à partir de ce qui est à représenter mais aussi à partir de celui qui représente et bien entendu qu’il s’inscrit dans un discours au sens large, avec ses normes et ses règles. Et si la traduction demeure encore parfois instrumentalisée, voire occultée, sans doute du fait qu’elle est moins institutionnalisée que d’autres disciplines ou pratiques comme l’histoire ou l’anthropologie, à qui, sinon à nous mêmes traductologues, revient-il de montrer aux autres disciplines toute la complexité, la richesse et la variété des transferts culturels que la traduction permet ou facilite, mais aussi, ne soyons pas naïfs, peut éventuellement freiner ou suspendre?

À la notion de représentation, par ailleurs, est clairement liée celle d’espace et de ce point de vue tant du côté des Amériques que de celui de l’Europe, pour généraliser, l’espace de la traduction ne cesse de s’affirmer tant par nécessité économique qu’en raison d’impératifs liés aux transferts de tous ordres (culturels entre autres) qui s’opèrent dans ces sociétés. Dans les Amériques, tout particulièrement : un continent de contrastes et de ruptures, où, du nord au sud, quatre grandes langues dominent et des dizaines d’autres survivent.

En consacrant un numéro double de TTR à l’espace hispanique, l’Association canadienne de traductologie, « doyenne » dans le domaine, montre encore une fois qu’elle est bel et bien et depuis toujours réellement internationale et ouverte à tous les espaces.

Ce numéro s’ouvre sur une traduction française de l’essai de José Ortega y Gasset, Miseria y Esplendor de la traducción. Pourquoi s’intéresser aux pages que ce philosophe et essayiste espagnol a consacrées à la traduction en 1937, pendant son exil en Argentine? Des pages, qui, rappelons-le, ont été publiées dans un premier temps par « épisodes » dans le quotidien La Nación de Buenos Aires. Parce que ce texte, comme en témoigne son inclusion dans l’anthologie parue en anglais aux Presses de l’Université de Chicago[1], tient une place considérable dans l'histoire de la pensée sur la traduction, aux côtés, dans le champ hispanique, de ceux de Jorge Luis Borges ou d’Octavio Paz. Parce que, s’il demeure en général peu connu du public francophone - en grande partie sans doute parce qu’il n’en existe, à notre connaissance, aucune traduction française publiée, mais sans doute aussi, plus indirectement, parce qu’il contient la critique d’une certaine « tradition française » en la matière, il a en revanche suscité un intérêt considérable en Allemagne où il a été l’objet, dans les années soixante, de deux éditions bilingues en livre de poche[2]. Les lecteurs percevront aisément les liens étroits de ce texte avec ceux des penseurs allemands de la traduction, tout particulièrement Schleiermacher.

Cette traduction est présentée en vis-à-vis avec le texte d’Ortega[3], pour, nous le souhaitons, le confort et, espérons-le, le plaisir de la lecture de tous, qu’ils soient hispanisants ou non.

Suit l’essai d’Ortega un texte consacré à Borges, très vraisemblablement plus connu des lecteurs de TTR que le contemporain de Miguel de Unamuno et véritable « monument » de la littérature latino américaine et mondiale. Le texte de Ryan Fraser, cependant, se démarque et sort des sentiers battus du fait qu’il déconstruit en quelque sorte le mythe entourant Borges ou divers mythes en même temps, entre autres celui de l’image et de la relation traditionnellement ancillaire accolée à tout « jeune traducteur » travaillant sous la férule d’un « grand auteur ». Ryan Fraser, en effet, analyse à la manière d’un détective la nature et les effets de la collaboration entre un Borges septuagénaire et son jeune traducteur vers l’anglais Norman Thomas di Giovanni, pour, en fin connaisseur de l’oeuvre borgesienne, la qualifier de véritable « infamie traductionnelle ».

Toujours sur le terrain de la littérature et plus que jamais sur celui de la représentation, l’article de Carmen África Vidal Claramonte et Rosario Martín Ruano s’intéresse au phénomène de l’hybridité et du métissage revendiqués par certains auteurs d’origine hispanique qui écrivent aux États-Unis et développent, par leurs pratiques scripturaires, des procédés particuliers de traduction et de représentation (entre les langues espagnole et anglaise en particulier). Mais au-delà du phénomène lui-même, est posée la question de savoir ce qui advient lorsque ces écrits sont eux-mêmes analysés et traduits. On assiste comme le montre ce texte, très riche en exemples et fondé sur une abondante documentation, à une remise en question tant des visions traditionnelles de la littérature que des modèles de traduction établis.

Les rapports/échanges culturels sont également à l’ordre du jour dans l’article suivant signé par Christopher Larkosh et qui porte plus précisément sur la manière dont la traduction littéraire peut modeler les rapports existant entre un auteur et sa culture d’origine ou « nationale » et s’avérer déterminante dans la manière dont, en traductologie, sont envisagées les questions relatives au genre, ainsi qu’aux identités sexuelles et culturelles. L’exemple de la traduction espagnole du Ferdydurke de Witold Gombrowicz, traduction réalisée en équipe par un auteur cubain, Virgilio Piñera, et un comité de traduction montre le poids et l’intérêt d’une communauté littéraire transnationale dans la perception, mais également la déconstruction de la manière dont la critique littéraire, l’historiographie et l’enseignement « consacrent » certaines oeuvres et certains écrivains.

Les échanges transculturels sont non seulement à l’ordre du jour, mais magnifiquement représentés dans l’article proposé par Jesús Baigorri Jalón et Icíar Alonso Araguás consacré à l’image de l’interprète dans les chroniques et les textes portant sur la conquête des Amériques. Six représentations différentes, produites entre 1550 et 1619 sont présentées et analysées. Qu’elles soient de nature réaliste ou symbolique, ces représentations visuelles constituent de précieux témoignages très rarement exploités dans le cadre des recherches portant sur l’histoire de l’interprétation. Ainsi donc, si la voix de ces véritables négociateurs interculturels qu’ont été les interprètes de la Conquête s’est éteinte à tout jamais, ils apparaissent cependant sous nos yeux, véritables témoins d’une histoire qui a façonné nos sociétés.

L’article de Daniel Linder nous ramène à une époque plus récente, celle de l’Espagne de Franco (1936-1975), marquée, entre autres choses, par une censure officielle (doublée, voire précédée d’une autocensure) à laquelle la traduction ne pouvait se soustraire. Le roman proposé comme étude de cas est The Big Sleep, publié en 1939 par Raymond Chandler et traduit une première fois en espagnol en 1949, puis en 1958 et en 1972. Les références sexuelles qu’il contient, en particulier celles qui concernent l’homosexualité masculine font l’objet d’un « caviardage » dont les conséquences, parfois cocasses, sont le plus souvent imprévisibles et inattendues. Un paradoxe qui, au demeurant, n’eut vraisemblablement pas déplu à José Ortega y Gasset.

Figure, en appendice, un dernier texte, sous le signe de la revendication, et qui présente une double prise de position. Dans un premier volet, le lecteur trouvera le début de la traduction proposée par Ilan Stavans du Quijote de Cervantes en spanglish, langue « d’intérêt public » en quelque sorte selon Ilan Stavans, mais qui pour d’autres n’en est pas une. Le texte hybride d’Ilan Stavans est assorti d’un commentaire du traducteur. Son but, déclaré : faire de la traduction un instrument d’activisme, un moyen de promotion de l’identité culturelle et sociale des millions d’Hispanos qui vivent aux États-Unis, voire un outil visant à réparer les excès d’une domination anglophone. À cette prise de position répond un court texte de Marc Charron qui vise à déterminer et à expliquer les enjeux de la posture de Stavans dans la dynamique des groupes et des cultures concernés. Fidèle à sa tradition d’inclure des articles hors thème, TTR clôt le numéro en donnant à lire la deuxième partie d’une étude des thèses de Franz Rosenzweig par Laurent Lamy : autre « misère et splendeur de la traduction ».