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« Qu’un dîner réchauffé ne valût jamais rien! »

Nicolas Boileau

Classifier des textes constitue une opération aussi naturelle, quasi-spontanée, que faire de la prose. Notre premier rapport au texte est, en effet, un acte de classification, de typologie. Dès l’entrée en contact physique puis cognitive avec un texte, nous l’investissons plus ou moins consciemment de notre subjectivité et, par un jeu de superposition et de mise en relation avec un texte archétypique, nous l’affectons dans une catégorie ou dans une autre. Nous nous appuyons, pour ce faire, sur des marques formelles dont la présence ou l’absence fonde cette appartenance catégorielle (Ménard, 1989). Opération floue que cette affectation parce que largement subjective : les formes et les contours qui définissent ces catégories textuelles sont lointainement inscrits dans notre culture, dans notre « capital culturel » (Veron, 1988). Linguistes et littéraires ont tenté d’analyser cette opération en postulant l’existence de familles typologiques (Petitjean, 1989), qui, en réalité, sont des résultats, a posteriori, de démarches classificatoires particulières (Bélanger, 1992). Les unes ont procédé des catégories abstraites au texte. D’autres ont emprunté un parcours inverse. Que l’on prenne le texte par ces catégories qui ont noms « archétypes discursifs » (Bronkhart, 1985) ou « structure profonde » (Longacre, 1983), ou que l’on l’appréhende par les marques formelles, ces éléments de textualité que sont la fonction, le contenu et la situation de communication (Dressler et de Beaugrande, 1981; Dimter, 1985); ou encore par des critères tels le statut des agents de la communication et le type de support (Loffler-Laurian, 1983), toutes ces démarches se valent. L’unique exigence n’est pas tant la portée heuristique des démarches que les démarches elles-mêmes, ce qui, dans une certaine mesure, en limite l’intérêt et explique le peu de place que tend à tenir la problématique de la typologie textuelle en linguistique du texte. « Il n’est pas du domaine de la linguistique de faire du classificatoire », avait un jour tranché Culioli! (Culioli, 1980)

Il nous a néanmoins semblé tentant de reprendre sur un autre fond, à la manière d’un plat réchauffé, ce vieux débat. Car il y a, dans les choses reléguées, comme une saveur nouvelle née du mûrissement du temps. Afin de traiter, autrement, de la question de typologie, il pourrait être intéressant de modifier l’angle d’analyse et d’envisager non pas le produit texte-déjà-différencié, mais les raisons de cette différenciation, non point les critères de classification, mais les fondements mêmes des classes. Placé sous cet angle, pas très commode il est vrai, l’on s’efforcera de comprendre comment se concilient deux phénomènes d’apparence contradictoire :

  1. le texte comme singularité, manifestation du discours, donc suite d’énoncés uniques, résultats de choix opérés par un individu inscrit dans un domaine ou un autre de l’activité humaine, en un temps donné, générés selon des conditions d’énonciation propres et des finalités particulières (contenu thématique et style de langue);

  2. et le texte comme aboutissement de ces singularités en un objet étonnamment stable : le texte typé, dit « d’un genre donné ».

On constatera alors qu’en tout texte se trouvent intersectés deux axes de contraintes, celui de la singularité, de l’unicité, et celui de la régularité, de la ressemblance, de l’« air de famille » (Kleiber, 1990). Le problème reviendra, dès lors, à essayer d’expliquer comment interagissent ces deux axes dans le processus de production d’un texte typé.

Cet angle de saisie est, nous le disions, malcommode par les difficiles questions qu’il oblige à poser :

  1. Il est admis que l’acte de production est un acte subordonné à des contraintes multiples, tributaires, pour certaines, de l’énonciateur, et pour d’autres, du type de texte. Qu’est-ce qui institue un individu en sujet énonciateur et valide, légitime son discours? Est-ce le seul statut sociologique, c’est-à-dire sa seule inscription dans un champ du savoir (contraintes sociologiques)? L’espace matériel dans lequel a lieu l’énonciation, les « conditions d’énonciation » (Charaudeau, 1983) (contraintes pragmatiques)?

  2. Le texte d’« un genre donné », d’où vient le consensus qui le fonde (contraintes linguistiques)?

  3. Quelle dynamique lie toutes ces contraintes?

Ainsi posé, le problème n’est plus celui du classement de texte mais d’une remontée à l’origine, à la GENÈSE DU TEXTE TYPÉ. Nous ne nous attarderons pas sur l’objectivation de l’opération de mise au jour, d’engendrement du texte, problème général abondamment traité en littérature (Derrida, 1967). Nous nous intéresserons aux influences qui modèlent l’énonciation et donnent des textes d’une certaine facture. Pour ce faire, nous examinerons certains des courants qui ont tenté d’élucider ce phénomène, en nous arrêtant sur les postulats formulés par leurs tenants.

Les premières tentatives : les théoriciens des langues de spécialité

Il peut paraître surprenant d’entreprendre l’analyse de la genèse du texte par le biais du concept de « langue de spécialité », biais obligé par la nature du problème à élucider. Le concept de langue de spécialité, en réduisant la saisie de la langue à un certain usage, évite d’embrasser large. Ce concept, on le sait, est né du constat qu’il existe, à l’intérieur de la langue générale, des sous-langues assumant une fonction essentiellement instrumentale (Galisson et Coste, 1976, p. 511; Sager et al., 1980, p. xvi) car véhicules d’informations spécialisées entre individus inscrits dans les mêmes champs de connaissance. Autant de domaines, autant de langues spécialisées (Ovistgaard, 1980; Lerat, 1994). Dénoncé tant de l’extérieur par les lexicographes (Guilbert et Peytard, 1973, p. 3; Quémada, 1978, p. 1153; Mounin, 1979, p. 13) que de l’intérieur par certains linguistes (Parpette, 1980), le concept de langue de spécialité ou spécialisée céda le pas à celui de discours qui, aux faits de langue, ajouta non seulement les divisions socio-professionnelles mais également les contextes. Le discours d’un genre donné serait assimilable au statut socio-professionnel de son auteur. Là résiderait l’origine du discours matérialisé : le texte spécialisé. Cette avancée n’arrangea rien. Car l’unicité du discours, même dans un domaine spécialisé, se révéla vite inopérante. Ces mots d’Alvarez corroborent cette vue :

Aux tentatives de la première heure pour caractériser un discours scientifique [un genre de discours] se substitue la constatation de l’existence de plusieurs discours selon les conditions de production du message : le savant ne s’exprime pas de la même façon dans ses conférences, dans un rapport de recherche, dans un article de revue, dans un manuel, dans une discussion; l’entité laboratoire n’utilise pas les mêmes choix discursifs pour le chercheur.

Alvarez, 1985, p. 48

Le savant autant que le juriste, le médecin ou l’ingénieur ne tiennent pas un discours « d’un genre donné » réductible à leur statut sociologique, mais des discours variés « définis par un ensemble de paramètres incluant la situation, […] les récepteurs, les objectifs, le contenu informatif, etc. » (Parpette, 1980, p. 170).

L’origine du discours typé (le texte spécialisé) serait, essentiellement, extérieure à l’énonciateur et résiderait dans cet ensemble de paramètres qu’une certaine pragmatique s’est efforcée d’analyser.

Seconde tentative : les prémisses de la pragmatique

La multiplicité des réalisations discursives émanant d’un même énonciateur obligea, en conséquence, à transcender les discours et à poser comme fondamentales et premières les conditions de leur production : les « circonstances de discours », (C de D), (Charaudeau, 1983). La pragmatique textuelle, non conversationnelle, est fondée sur ce postulat. Le discours est le produit d’un acte de langage (A de L) trouvant son origine dans un JE-Énonciateur placé dans certaines conditions d’énonciation et recourant à certaines stratégies discursives (Charaudeau, 1983; Bakhtine, 1984). Quelque intéressante qu’elle ait paru, l’approche pragmatique limite, néanmoins, le discours aux circonstances matérielles de sa production et, plus grave, pose comme autonome le sujet énonciateur. Ce dernier serait libre, selon les circonstances qui l’environnent, de tenir le discours qu’il juge à propos. Or, les travaux inaugurés dès les années 60 par la Nouvelle critique (Mauron, 1967; Barthes, 1963 et 1966) et les recherches de certains philosophes qui se sont intéressés à la production textuelle (Althusser, 1968; Derrida, 1967) ont révélé que les forces à l’oeuvre dans, ou mieux en-deça et au-delà, du texte, ne sont pas que matérielles. Elles sont idéologiques (Althusser) ou peuvent relever de l’inconscient (Mauron, Barthes, Lacan) ou d’une structure intériorisée : un « constructum » (Derrida, 1967, p. 234). En somme, il existe un « indécelé dans [tout] texte » (Althusser, 1968, p. 12), et ce sont les forces de cette dimension cachée qui surdéterminent l’auteur et, partant, le texte. Le JE-Énonciateur ne dispose, dans ce cadre, d’aucune autonomie. Il est le jeu des forces qui le contraignent. À l’origine du texte, donc, il y aurait l’inconscient ou l’idéologie, selon les écoles.

Cette approche présente, à nos yeux, certaines limites. L’indécelé est, par essence, invisible, non marqué. Il pourrait bien être une construction, a posteriori, de l’analyste du texte. Car peut-on affirmer que l’auteur le perçoit comme contrainte objective? Quand l’on pense aux antagonismes qui ont divisé l’école lacanienne, aux critiques dont a été l’objet la psychanalyse voire l’oeuvre de Freud ou, plus lointainement, à la fameuse querelle Barthes et Picard à propos de la lecture du Phèdre de Racine[1], il est permis d’en douter. Le courant de l’AD (analyse du discours) est né, notamment, des limites des approches althusserienne et lacanienne. Et c’est dans ce courant que nous nous inscrivons, plus ou moins, dans le présent texte.

Le postulat de l’unicité du discours s’est ainsi révélé inopérant, car le discours ne peut être réductible au statut de l’énonciateur. Que l’on prenne en compte et ce statut et les circonstances de l’énonciation, le problème demeure; il existe des contraintes qui transcendent à la fois l’auteur et les circonstances : ce seraient les forces de l’inconscient et de l’idéologie. Mais dans quelle mesure ces forces agissent-elles sur l’énonciateur et déterminent la production d’un texte d’un type donné? La psychanalyse et la démarche althusserienne sont allusives sur ce point, occupées qu’elles ont été à sonder les esprits et à extrapoler. Aussi nous faut-il chercher ailleurs.

Au commencement, l’épistémè

Un modèle qui s’efforcerait d’explorer, ailleurs, la genèse du texte spécialisé doit se présenter comme un système cohérent de concepts au sommet duquel se situerait un point de commencement et, à la base, un point d’aboutissement : le texte. Ce point de commencement devra être un concept-maître dont descendront, non point par simple souci méthodologique mais surtout pour son pouvoir explicatif, d’autres concepts qui, par cascades, mèneront au texte différencié.

Le concept apte à assumer le statut de maître nous semble être celui d’épistémè[2] que nous empruntons à Michel Foucault dans Les mots et les choses (1966). Dans cet ouvrage qui avait pour sous-titre « Une archéologie des sciences humaines », Foucault avait un projet bien singulier : repérer à quel moment, dans la culture occidentale, a surgi l’homme comme objet de connaissance. En fouillant dans des textes anciens variés (« l’archive » (Maingueneau, 1991, p. 21)) et en analysant certaines oeuvres produites (Les Ménines de Velasquez, entre autres), il montre que chaque époque est caractérisée par une configuration souterraine qui dessine sa culture, une grille de savoir qui rend possible tout discours. Il est des choses qu’une époque peut penser et d’autres qu’elle ne peut concevoir. Ces possibilités et ces impossibilités ne sont pas simplement liées à l’historicité des disciplines – ce serait trop élémentaire; elles sont l’oeuvre de l’épistémè. Pour l’époque classique, Foucault porte son regard sur trois domaines de connaissance – et c’est en cela que sa démarche nous intéresse : la grammaire générale qui, au XIXe siècle, donnera la philologie et, au XXe, la linguistique; l’analyse des richesses qui deviendra l’économie politique; et l’histoire naturelle d’où naîtra la biologie aux siècles suivants. Foucault montre comment vient se loger dans ces élaborations la figure de l’homme comme objet de connaissance : l’homme qui parle (qui est l’objet de la linguistique), l’homme qui travaille (qu’étudiera l’économie) et celui qui vit dont la biologie fera son objet. Foucault ne se borne pas à poser le primat de l’épistémè. Il va tenter, dans les ouvrages ultérieurs, d’élaborer d’autres concepts qui vont découler de l’épistémè et l’expliciter. C’est ce schéma conceptuel, à dessein inachevé car il n’était pas dans les projets de l’auteur de traiter des textes mais de l’homme, que nous osons compléter. Ainsi, pour reprendre un exemple cher à Foucault, la folie, à l’âge classique, n’était pas une affaire de déraison, mais de crimes de gravité variable contre la royauté. Elle deviendra déraison et aliénation par la médicalisation du phénomène aux siècles suivants (XIXe et XXe siècles). Les informations « archéologiques » de cette nature, tributaires de l’épistémè, sont à rechercher dans l’histoire des mentalités sédimentées dans les « archives ». Elles confèrent aux faits leur pleine signification.

De l’épistémè à la formation discursive

L’épistémè est un méta-concept qui transcende tout (attitude et acte). Il peut expliquer l’acte de discours par la relation que Foucault établit entre ce concept et un autre de portée plus réduite : la formation discursive (FD). Ce second concept serait, selon Maingueneau (1991, p. 18) « un point d’origine énonciatif » là où l’épistémè servirait de point d’origine explicatif. Dans l’Archéologie du savoir (1969), l’ouvrage le plus linguistique de Foucault en dépit du titre, ce philosophe des sciences voulait, à la manière de l’anthropologue des idées, d’un archéologue des idées, d’un « archiviste » dira Deleuze (1986), rechercher les facteurs qui conditionnent la production du discours. Comme a priori, il récuse le présupposé d’un sens caché, de « l’indécelé dans le texte » que pourrait mettre au jour, comme nous l’avons vu, un travail sur l’inconscient de l’auteur par une analyse du texte inspirée par la psychanalyse ou sur l’idéologie qui serait sous-jacente au discours. Ce qui conditionne le discours, selon Foucault, ce ne sont ni l’inconscient ni l’idéologie mais la formation discursive déterminée par des « dispositifs énonciatifs » de nature historique, institutionnelle et linguistique. La FD désigne le rapport du discours à un lieu, à un espace social et à un temps, bref à un épistémè, ce que Maingueneau précise en ces termes :

Ce ne sont pas les sermons en tant que sermons, les tracts politiques en tant que tracts politiques qui intéressent […] mais un ensemble de sermons ou de tracts en ce qu’ils définissent dans l’espace social une identité énonciative historiquement circonscriptible. (nos italiques)

1991, p. 18

Le point d’origine d’un énoncé n’est donc pas la subjectivité d’un « JE-Énonciateur » mais l’ensemble des forces historiques, sociologiques, institutionnelles et linguistiques qui font que le sujet de quelque discours que ce soit n’est ni autonome, ni singulier, encore moins libre dans le choix du type de discours. Encore Maingueneau :

Postuler que l’énonciateur d’une formation discursive ne parle pas « en son nom », qu’il ne rapporte pas son dire à une subjectivité, c’est supposer qu’il assume le statut d’énonciateur que définit la formation discursive dans laquelle il se trouve pris.

1991, p. 18

Il s’ensuit donc que les régularités qui font qu’un discours appartienne à un type donné découlent, par cascades, de l’épistémè qui fonde primitivement la connaissance et sa structuration, autrement dit le regard sur le monde, puis de la formation discursive qui délimite les espaces d’énonciation que sont les institutions (Église, Armée, Administration, Universités, etc.) et, plus largement, tout dispositif qui délimite l’exercice de la fonction énonciative, le statut des énonciateurs comme celui des destinataires, les types de contenu « que l’on peut et doit dire, (bref) les circonstances d’énonciation légitimes pour un tel positionnement » (Maingueneau, 1991, p. 13).

Ces affirmations, de la tête de file du courant de l’Analyse du discours (AD), demandent certaines nuances. En poussant quelque peu l’analyse, on pourrait distinguer, dans la formation discursive, deux ordres de contraintes :

  1. contraintes psycho-sociologiques : conscience de l’appartenance sociologique (appartenance à une institution), conscience de la détention d’un savoir, le tout fondant la position de sujet énonciateur;

  2. contraintes linguistiques : ensemble des règles codifiées par les institutions et imposant les façons de dire, la forme des discours.

La FD, selon nous, coïncide avec les contraintes décrites en (a). Elle assigne les positions de sujet et légitime le contenu sémantique des manifestations discursives. Le discours de l’anthropologue n’est anthropologique et, à ce titre, vrai que parce qu’il préexistait un regard sur les faits de société, regard distinct de celui de l’historien ou de l’économiste. L’épistémè a permis l’émergence puis l’évolution de ce regard distinctif sur le comportement humain (les traditions et les sociétés primitives, pour l’anthropologie culturelle). La formation discursive va instituer ce regard en une discipline appelée l’anthropologie. Comment s’effectuera la détermination des types de discours à tenir à l’intérieur des cadres ainsi définis? Par le biais des contraintes linguistiques décrites en (b), contraintes que nous pourrions appeler, à la suite de Foucault, le « préconstruit ».

Le préconstruit est un cadre discursif archétypique façonné par suite d’un « moutonnement perpétué » (Foucault, Les Mots et les choses, 1966) et que, de siècle en siècle, collectivement, nous répétons. Les discours anthropologique, économique ou linguistique sont valides à cause de l’épistémè, certes. Ils sont distincts les uns des autres, non seulement à cause des contenus qui, à bien y penser, ne sont pas si éloignés (il s’agit, ici et là, de faits humains). Distincts, ils le sont, largement, par une façon propre d’exprimer ces faits humains, façon née par suite d’un lent travail de conformation que l’on doit à tous les contributeurs de ces disciplines. Cette conformation a laissé un cadre discursif désormais contraignant parce que caractéristique, identifiable et, à la limite, réductible aux disciplines en cause. Le préconstruit, c’est « l’interdiscours » de Courtine (1980, p. 24), cette virtualité faite du type discursif et des conditions idéales à sa production. Il serait au discours ce qu’est la langue pour la parole saussurienne : une potentialité en attente d’actualisation. Le discours (énonciateur et conditions d’énonciation) est ancré dans l’interdiscours qui, à son tour, découle de la formation discursive que transcende l’épistémè. Et Courtine aura raison de badiner en signalant qu’avant de poser un acte de discours, nul ne peut ignorer que « ça parlait avant, ailleurs et indépendamment du sujet » (1980, p. 24). Cet avant et cet ailleurs de l’expression, ce « préconstruit », définissent, s’il est encore besoin de le rappeler, « l’interdiscours », le genre donné, modalité médiane entre la formation discursive et le discours-produit. Ainsi, tout discours tient sa facture, son étiquette catégorielle de l’interdiscours. Cette instance est le legs de l’Histoire, donc, lointainement, de l’épistémè, du temps mais aussi de l’espace, donc de la géographie, des institutions, qui façonnent les manières de penser, de faire et de dire.

Illustrons ces considérations à l’aide de quelques exemples simples. Prenons la Lettre d’introduction. Elle est un discours parce que comportement définissable par un énonciateur et des conditions d’énonciation : un individu X détenant un certain pouvoir présente à un tiers un autre individu Y dont il pense grand bien. Là sont les contraintes édictées par l’interdiscours. Ce mode de communication, né au XVIIe siècle, s’inscrit dans une formation discursive, dans les us et coutumes. N’est pas autorisé à en écrire une quiconque le veut. La formation discursive assigne les positions de sujet dont un des attributs est le fait de détenir un pouvoir politique et financier. Le porteur, qui, ultimement, en est le bénéficiaire, doit jouir de la confiance de l’émetteur. Pour que ces pratiques soient possibles, il faut qu’existent dans la société en cause, le pouvoir, la différence des classes, la notion de faveur, le symbolisme des sceaux dont étaient cachetées ces missives, etc. Là résident les marques de l’épistémè.

De l’interdiscours à l’intertexte

L’intertexte est le texte archétypique que chaque texte d’un type donné tentera d’émuler. De lui le texte tiendra ses traits de famille, en somme ses caractéristiques formelles. Une Lettre d’introduction ne sera pas encodée, réalisée comme une Lettre de crédit, écrit par lequel un banquier invite ses correspondants à fournir au porteur une certaine somme. L’intertexte explique qu’un télégramme, même si ce mode de transmission de nouvelles tend à disparaître, soit toujours rédigé dans un style dit télégraphique, une lettre comme une lettre, un sermon comme un sermon et un tract comme tous les tracts du genre. Illustrons ce concept par quelques autres exemples :

« Dear Mister John Doe : »

écrira l’anglophone à un client qui ne lui est pourtant pas familier (Blicq, 1985);

« Monsieur, »

écrira simplement le francophone (Clas et Horguelin, 1980).

« Tighten the bolt clockwise », lira-t-on souvent dans un Maintenance Manual.

« Visser le boulon », dira le rédacteur ou le traducteur technique francophone (Senécal et Bédard, 1987)

Plus que de banals problèmes de stylistique contrastive chers aux comparatistes, ces exemples sont les marques des formations discursives qui ont façonné, ici et là, des interdiscours et, surtout, des intertextes différents. Il y a, entre l’interdiscours et l’intertexte un phénomène d’inclusion multiple comparable à une Boîte de Hoquett. Les textes sont ce qu’ils sont par émulation d’avec un intertexte (le type), lequel s’inscrit dans un interdiscours (le genre) appartenant à une formation discursive (les domaines de connaissance). Le tout est éclairé par l’épistémè qui donne un sens à toutes les choses.

De l’intertexte au texte

L’intertexte, le premier moment dans la matérialisation d’un acte de discours, est l’instance qui confère donc au texte ses éléments de textualité. En tant que premier moment dans la textualisation de l’acte de discours, il assigne les marques formelles qui fondent la ressemblance, la facture du texte. Le texte, (nous pourrions dire la « surface discursive » (Culioli, 1980)), c’est l’objet qui se présente à nous, cet entrelacs de propositions dont la trame et ce à quoi elle renvoie séduiront toujours. Singulier et pourtant codifié, production originale pourtant née d’un mimétisme séculaire, le texte est le lieu d’une étrange liberté située à l’intersection des deux axes de contraintes dont nous parlions plus haut. Nous pouvons, en un schéma, résumer toute la dynamique de la genèse du texte typé.

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De retour à la typologie et conclusion

Sachant d’où descend le texte et pourquoi il appartient à un type donné, le catégoriser devient chose facile. C’est l’inclure dans un intertexte, c’est-à-dire prendre appui sur les régularités des choix stylistiques et lexicaux pour remonter à l’interdiscours et, de là, à la formation discursive puis à l’épistémè. Une telle remontée à la source s’impose-t-elle toujours? Nous pensons que oui : au lieu de limiter son travail aux contingences de la surface discursive (caractérisation, repérage et quantification des marques, classification des textes en fonction de ces marques, puis discours sur la procédure suivie), il pourrait être plus éclairant de dépasser ce niveau souvent fréquenté et de porter plus loin la réflexion. Car une linguistique qui n’opérerait qu’à la surface discursive, en dépit de la rigueur de la démarche, manque de transcendance parce que refermée sur elle-même. La linguistique est une science humaine. Le fait d’être la science du langage ne saurait justifier le renfermement et l’isolationnisme disciplinaire. Une science, on le sait, se définit par son objet propre, ses méthodes et par un certain appareil conceptuel. Elle peut se développer de l’intérieur par une appréhension de plus en plus pointue de son objet et le recours à des concepts et des modèles explicatifs de plus en plus abstrus. Elle pourrait également se renouveler par un élargissement de ses méthodes et de ses concepts, les empruntant à d’autres disciplines et les adaptant aux nécessités de l’explication. Nous avons voulu montrer par cet essai qu’en allant puiser ailleurs concepts et explications, loin de s’appauvrir, la linguistique, surtout textuelle, s’enrichit car elle s’ouvre sur le monde. Le nouveau regard né de cette interdisciplinarité pourrait donner aux problèmes, même galvaudés comme celui de la typologie des textes, une saveur nouvelle.