La traduction littéraire est un sport de combat. Moyennant les différentes sortes de capital dont ils sont dotés et forts de leur habitus spécifique, les agents intervenant lors du processus de traduction cherchent chacun, à tour de rôle, à tirer profit des enjeux de la traduction afin de mieux se positionner dans leurs champs respectifs. Les traductologues qui s’appuient dans leurs recherches sur les concepts élaborés par Pierre Bourdieu savaient cela déjà bien avant la parution du présent volume. Ce qui leur manquait pourtant, faute d’études approfondies en la matière, c’était une vue détaillée sur la manière dont se pratique ce sport de combat dans l’espace germanophone, un espace culturel qui compte parmi ceux qui traduisent beaucoup. (D’après les données disponibles – nous le savons, elles sont à consommer avec modération, mais elles ont du moins le mérite de révéler des tendances – l’Allemagne connaîtrait la plus forte production de traductions en chiffres absolus, avec un taux de traduction dans le domaine des romans se situant à environ 30 % en moyenne). Norbert Bachleitner et Michaela Wolf comblent cette lacune avec une grande rigueur scientifique. L’objectif qu’ils s’étaient fixé était ambitieux : analyser en profondeur la « pratique sociale » qu’est la production de traductions littéraires en langue allemande et élaborer ce faisant le cadre général d’une, comme l’indique le titre de leur numéro thématique, « sociologie de la traduction littéraire » à la Bourdieu. Cette approche entraîne évidemment la nécessité de se pencher sur la pluralité des institutions et agents impliqués dans le processus de traduction, qu’ils interviennent lors de la sélection des textes à traduire, au niveau de la production des traductions au sens propre du terme, ou au moment de leur distribution et de leur réception dans la culture d’accueil – et cela en contournant l’écueil de l’anecdotique. Bachleitner et Wolf y réussissent, entre autres grâce à une introduction rigoureuse (« Vers une sociologie de la traduction littéraire dans l’espace germanophone ») présentant le macro-contexte dans lequel s’inscrit la traduction littéraire en langue allemande (le « champ des forces » de la traduction à l’échelon mondial) et son micro-contexte, c’est-à-dire les enjeux propres aux activités liées à la traduction et poursuivies par les différents agents. Et bien évidemment, le choix des auteurs, judicieux de par son éclectisme en matière des disciplines et métiers représentés (traductologie, littérature comparée, droit, journalisme et bien sûr la traduction en tant que telle) y est aussi pour quelque chose. Les quinze contributions que réunit le recueil, toutes rédigées en allemand et accompagnées chacune d’un bref résumé en anglais, sont regroupées en quatre parties : les institutions et agents qui façonnent la traduction littéraire; les « écrivains-traducteurs » comme « cas à part »; l’activité traduisante, « médiatrice » entre différents espaces culturels; trois configurations particulières de la traduction en tant que pratique sociale. La première partie s’ouvre sur une présentation générale du monde de l’édition allemande et un aperçu de la politique d’« intraduction » poursuivie par Rowohlt, Berlin Verlag et Antje Kunstmann Verlag, trois éditeurs allemands choisis par l’auteur de cette contribution, Petra Metz, pour leur représentativité respective des différents « pôles » du champ de l’édition. Cette analyse, qui prend en quelque sorte le relais de Schalke/Gerlac 1999, confirme que, contrairement à un préjugé tenace, les éditeurs dits « commerciaux » semblent, de par la double logique du livre, eux aussi contraints de se mettre à la recherche de capital symbolique. Elle met aussi en lumière un phénomène qui s’inscrit comme un fil rouge à travers l’ensemble de l’ouvrage : le capital non-économique dont dispose une maison d’édition par …
Norbert Bachleitner et Michaela Wolf (dir.) Soziologie der literarischen Übersetzung, numéro thématique de IASL (Internationales Archiv für Sozialgeschichte der deutschen Literatur) 29, 2, 2004, 255 p.[Notice]
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Alexandra Fukari
Université de Graz, Autriche