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Dramaturge canadien de premier plan dont les oeuvres, traduites en trente et une langues, sont produites et acclamées dans le monde, Michel Tremblay est aussi un traducteur qui a signé les versions québécoises de vingt-neuf pièces, dont vingt-sept ont été produites ou publiées et parmi lesquelles figurent sept oeuvres de l’auteur américain Tennessee Williams. L’étude du répertoire de Williams traduit par Tremblay se prête fort avantageusement à l’étude du sujet traduisant puisqu’elle réunit deux auteurs très connus sur lesquels on dispose de nombreux points de repères biographiques, critiques et esthétiques. Auteur et traducteur sont tous deux d’illustres créateurs qui ont signé une oeuvre abondante sur laquelle on possède une vaste documentation. Ils ont respectivement développé une écriture forte et personnelle qui a fait l’objet de plusieurs études. Le volumineux corpus critique qui entoure ces deux importants répertoires fournit donc de nombreux points d’ancrage à la comparaison d’éléments narratifs et thématiques propres à chaque dramaturge afin d’identifier ce qu’Antoine Berman appelle la « position langagière » du traducteur, soit son rapport aux langues étrangères et à la langue maternelle, et sa « position scripturaire », soit son rapport à l'écriture et aux oeuvres (Berman, 1995, p. 75).

Parce qu’elle couvre une période de plus de trente ans, l’étude du corpus des oeuvres traduites par Tremblay permet en outre de suivre le tracé des procédés de traduction appliqués par le même traducteur au même auteur dans une perspective historique, c’est-à-dire en relation avec l’horizon d’attente propre à chaque traduction. L’analyse suivante porte plus spécifiquement sur les premières traductions composant ce corpus, soit les quatre courtes pièces réunies sous le titre Au pays du dragon et produites en 1972 au Théâtre de Quat’Sous, puis en 1997 à l’École nationale de théâtre du Canada. Participant de la « translation »[1] de l’oeuvre de Williams en français, ces traductions sont porteuses d’une particularité qui les distingue par rapport aux traductions françaises qui les ont précédées en ce qu’elles proposent une lecture québécoise des oeuvres de Williams, auparavant présentées au Québec dans les versions effectuées en France.

A rhetoric of outcasts

Le spectacle présenté en 1972 sous le titre Au Pays du dragon comprend un monologue de Michel Tremblay intitulé Berthe et quatre courts textes de Tennessee Williams tirés de trois publications différentes. « The Lady of Larkspur Lotion » et « Hello from Bertha » ont été publiées d’abord en 1945 dans le recueil 27 Wagons Full of Cotton and Other Plays, lequel réunit les premières oeuvres dramatiques de Williams. Ce sont des pièces en un acte très courtes, écrites avant que des succès tels que A Glass Menagerie et A Street CarNamed Desire, produits respectivement en 1945 et 1947, consacrent leur auteur comme l’un des plus importants dramaturges américains. Le troisième texte, « Talk to Me Like the Rain and Let Me Listen », est paru en 1953 dans une réédition augmentée du recueil 27 Wagons Full of Cotton and Other Plays. Le quatrième texte, « I Can’t Imagine Tomorrow », est publié dans un autre recueil paru en 1970 sous le titre Dragon Country, titre que Tremblay reprend pour le spectacle du Quat’Sous. C’est aussi le titre donné au manuscrit qui rassemble ses traductions des quatre pièces de Williams et qui est déposé au Centre des auteurs dramatiques et à la bibliothèque de L’École nationale de théâtre du Canada à Montréal. On voit ici que le traducteur connaît bien l’oeuvre de son auteur et a suivi le parcours des publications auxquelles elle a donné lieu.

Les premières pièces de Williams sont écrites pendant les années difficiles où le jeune auteur encore inconnu habite les quartiers pauvres de Saint-Louis. Seul et sans le sous, il vivote d’un hôtel à l’autre, en passant par des maisons de chambre sordides peuplées d’êtres marginaux, rejetés par la société et acculés au désespoir. Il faut dire qu’ils sont nombreux à une époque qui se remet à peine du krach de 1929. Sous l’influence de Clark Mills et de Jack Conroy, éditeur du magazine littéraire The Anvil qui se qualifiait de Magazine of Proletarian Fiction (Hale, 1998, p. 14), Williams développe un intérêt pour ces êtres qu’il considère comme les victimes d’une société injuste et cruelle. Soucieux de leur donner la parole dans une langue qui leur ressemble, Williams exploite les registres vernaculaires de façon très marquée dans ses premières pièces. Au sujet de Mooney’s Kid Don’t Cry, un des premiers textes que Williams rédige dans les années 1930, Allean Hale précise : « The tough working-class dialogue of this play was akin to the realistic regionalism characteristic of the Anvil, which encouraged “folk” writing » (1998, p. 16). L’attachement de Williams pour les inadaptés sociaux va marquer son oeuvre et constituer un leitmotiv pour l’auteur qui déclare en 1939 : « I have only one major theme for my work which is the destructive impact of society on the sensitive non-conformist individual » (cité dans Haley, 1999).

Trois des quatre courtes pièces traduites par Tremblay ont pour décor la même chambre d’un hôtel de fortune semblable à ceux qu’a fréquentés Williams. S’y succèdent des prostituées en proie à la maladie, un écrivain en mal de succès, un professeur déchu, une femme abandonnée et rongée par l’angoisse. Plus d’espoir pour ces êtres brisés qui vivent dans la pauvreté matérielle et affective la plus profonde et que leur propriétaire menace de mettre à la porte, d’envoyer en prison ou à l’hospice. Ces personnages font appel à une langue vernaculaire plus ou moins marquée selon leur statut. Les prostituées de « Hello from Bertha » s’expriment dans un registre populaire très accentué, qu’elles partagent d’ailleurs avec la propriétaire de « The Lady of Lakspur Lotion », tandis que les personnages de « Talk to me Like the Rain and Let Me Listen » et de « I Can’t Imagine Tomorrow » utilisent une langue qui va du familier au correct. Si certains personnages de ces pièces ont recours à une langue moins marquée, c’est qu’ils échappent à leur dure réalité en s’évadant dans un monde imaginaire au-dessus de leur condition, comme le souligne Jacqueline O’Connor : « By focusing the action of the play on the exposure of the discrepancies between aspirations and reality, Williams addresses what is for him a familiar dramatic theme but also what is a common situation in hotel homes of his time » (2000, p. 106). Cette fuite dans l’illusion constitue d’ailleurs un thème majeur du répertoire de Williams qui n’est pas étranger aux personnages de Tremblay. Dans Les belles-soeurs, Germaine Lauzon s’imagine dans un appartement entièrement refait avec les cadeaux que va lui procurer son million de timbres et Hosanna, incapable d’accepter son corps d’homme, se voit triompher en incarnant Cléopâtre dans la pièce éponyme.

Écrits par un auteur américain qui veut montrer les effets destructeurs d’une société prête à sacrifier ce qui échappe à ses normes, les textes de Williams composent « a rhetoric of outcasts » qui donne à voir « a struggle between the moral values of non-conformists, who are outcasts because they can not, or will not, conform to the values of the dominant culture, and conformists, who represent that culture » (Haley, 1999). L’homosexualité de Williams le pose lui-même en position d’exclu par rapport à la morale conventionnelle et très conformiste de l’époque. Elle est la cause d’une insécurité et d’une aliénation auxquelles il puisera pour créer des oeuvres percutantes qui dénoncent le sort réservé à ceux et celles qui refusent de se soumettre aux valeurs dominantes. Ces personnages de parias étant le plus souvent issus des classes défavorisées et s’exprimant dans une langue vernaculaire qui leur est propre, Williams sera qualifié d’auteur populiste, à telle enseigne qu’en 1999 Darryl Erwin Haley s’étonne du peu d’études universitaires consacrées à Williams et en déduit que l’académie a dû bouder un répertoire considéré comme « populaire » donc moins digne d’attention.

D’une marge à l’autre

Pour qui connaît l’oeuvre et le parcours de l’auteur dramatique Michel Tremblay, les recoupements sautent aux yeux. Celui qui a imposé le joual sur les scènes québécoises avec des personnages qui n’arrivent à quitter leur quartier ouvrier que pour aboutir dans les bars sordides de la Main est aussi un défenseur des petites gens enlisées dans leur misère, sans avenir, incapables d’échapper au ghetto intérieur et extérieur dans lequel elles vivent, au sein d’une société dominée par des élites bien-pensantes qui les ont reniées. Il faut se rappeler le scandale qu’a provoqué la première des Belles-Soeurs en 1968, après que la pièce eut circulé pendant deux ans qui ont vu s’accumuler les rejets et les refus. Les thèmes populistes et la langue vernaculaire qu’affectionne Tremblay ont dû alors être ardemment défendus auprès des organismes culturels institutionnels et gouvernementaux avant que ce dernier connaisse le succès que l’on sait. Dans la représentation de l’aliénation dont est victime une classe populaire marginalisée et devenue symbole d’un peuple dominé, les rejetés et les inadaptés sociaux de Williams offrent un matériau de choix.

Après avoir traduit et adapté deux pièces de Paul Zindel, produites respectivement au Théâtre de Quat’Sous en 1970 et au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts en 1971, Tremblay entreprend la traduction des quatre courtes pièces de Williams qui, avec un monologue intitulé Berthe dont il est l’auteur, vont composer le spectacle produit en 1972 au Théâtre de Quat’Sous, lequel est à l’époque un haut lieu de la création québécoise. Mis en scène par André Brassard, le spectacle réunit une distribution qui compte plusieurs interprètes déjà associées au répertoire tremblayen, telles que Denise Proulx, Monique Mercure et Rita Lafontaine. Le monologue de Tremblay, tiré du recueil intitulé Trois petits tours, et les textes de Williams se combinent harmonieusement : ils rassemblent des êtres marginaux issus de milieux défavorisés dont les voix ont beaucoup en commun. C’est ce que soulignent deux critiques anglaises de la production. Zelda Heller relève « the extraordinary similarity of tone between Tremblay’s own curtain-raiser Berthe and William’s Hellow (bis) from Bertha that followed it » (1972, p. 19) et Jack Kapica soutient que « the two short portraits by different authors could have easily been mistaken for the work of the same writer » (1972, p. 22). Il y a donc une parenté de style et de ton chez ces parias chers à Tremblay et à Williams.

Selon le modèle des pièces originales, les traductions font appel à des niveaux de langue variés qui vont du joual le plus accentué au français correct et même recherché qu’affectent des personnages affranchis du malheur par une pensée déréelle. Cela a un effet novateur dans l’écriture de Tremblay, ainsi que le constate Michel Beaulieu : « Ce qui est intéressant, de même, c’est de constater que le langage même du traducteur s’affirme et s’affine, passant du “joual” montréalais à la langue québécoise » (1972, p. 12). Les variations de registre propres aux personnages de Williams vont donc proposer une nouveauté au traducteur en l’amenant à tirer parti des différents registres de la langue parlée. Ces traductions contribuent alors à l’élaboration d’un modèle auquel Tremblay est très attaché et qu’il appelle « mes trois niveaux de langue que j’aime tant » (Ladouceur, 2005b, p. 50). Voici comment il les décrit en parlant de la traduction de Mademoiselle Marguerite de Roberto Athayde, produite en 1975 : « Je l’ai traduite en trois niveaux de langue différents. Quand elle enseigne elle parle en bon français, quand elle parle aux étudiants, c’est un autre français, et quand elle se fâche, elle parle en joual »[2]. Ce sont des registres qu’on retrouve déjà dans les traductions des pièces de Williams, comme en témoignent les extraits suivants. Le joual de Mrs Wire et la langue littéraire de l’écrivain et de Mrs Hardwick-Moore se côtoient dans « La dame aux longs gants gris » :

MRS WIRE : (…) J’vas donc répéter pour votre bénéfice c’que j’viens de dire à Madame. J’en ai assez des hobos à moitié morts ! C’est-tu assez clair pour vous. J’en ai plein mon casse des traîneux du French Quarter, comme vous autres (…)

Mrs Hardwicke-Moore, se bouchant les oreilles : Je vous en prie Mrs Wire, cessez de crier ainsi ! Ce n’est pas vraiment nécessaire ! (…)

L’Écrivain, avec un geste de pitié : Cessez de harceler cette femme, concierge ! Il ne reste donc plus de pitié nulle part en ce bas-monde ! Qu’est-il advenu de la compassion… de la générosité ? Où tout cela a-t-il disparu ? (…)

MRS WIRE : Bon, ben là, je vous prierais poliment d’arrêter de me cracher vos beaux speeches humanitaires dans’face, hein ! (…).

Williams, 1997, p. 5

Tiré de la pièce « J’peux pas imaginer demain », l’extrait qui suit donne à voir une langue qui oscille entre un français familier et un français correct portant quelques marques d’oralité peu accentuées :

UNE : (…) Se retirer est aussi une façon de dire qu’on meurt. (Elle se redresse sur sa chaise). J’ai changé mes plans pour ce soir. J’pense que je vais monter en haut, en fin de compte. Si je prends mon temps, j’peux encore me lever et monter… Si j’me tiens à la rampe. J’peux me rendre jusqu’au milieu des marches, me reposer un peu, grimper ensuite jusqu’en haut (…).

Williams, 1997, p. 16

Le modèle à trois niveaux de langue sera repris d’ailleurs pour Camino Real, une autre pièce de Tennessee Williams traduite par Michel Tremblay et produite à l’École nationale de théâtre du Canada en 1979.

Le lieu de l’action est précisé dans trois des quatre pièces originales d’Au pays du dragon. Il s’agit de Manhattan, du quartier français de la Nouvelle-Orléans et du red-lightdistrict de Saint-Louis. Dans la production de 1972, ces lieux disparaissent pour faire place à des références qui situent les pièces à Montréal, dans le quartier mal famé qu’est la Main et dans un bordel de la rue Saint-Denis. Les références culturelles et les noms des personnages sont aussi adaptés au contexte québécois. Ainsi, dans La dame aux longs gants gris, Madame Gariepy se moque des « accents français » de Madame Foisy-Moisan ; on fait son marché chez Steinberg dans J’peux pas imaginer demain ; et on se demande si l’eau qu’on entend couler est celle de la rivière des Prairies ou du fleuve Saint-Laurent dans Parle-moi comme la pluie et laisse-moi écouter[3]. Toutefois, pour la deuxième production des quatre pièces en 1997, Tremblay révise ses traductions. Il y apporte quelques rares corrections dans les formulations et, fait plus notable, enlève les références culturelles québécoises des premières adaptations pour replacer les pièces dans leur contexte premier et y réinscrire les noms, les lieux et les points de repère géographiques ou culturels originaux. Ainsi, Mrs Wire se dit « concierge du French Quarter » (Williams, 1997, p. 5) et se moque des « grands airs » de Madame Hardwicke-Moore, pendant que l’Homme se réveille « dans un bain plein de Miller High Life » près d’un cours d’eau qui pourrait être « la East River ou ben la Hudson » (Williams, 1997, p. 19).

Interrogé sur les substitutions effectuées dans la première version traduite, Tremblay explique le besoin qu’il a eu d’adapter les pièces de Williams en 1972 : « Il y a trente ans, quand on commençait à se découvrir et à vouloir que le monde sache qu’on existe, on s’appropriait tout. (…) C’est l’époque où on se découvrait, on ramenait tout à soi. »[4] Il explique ensuite les raisons qui l’ont amené à rapatrier les pièces dans leur contexte d’origine:

Je me suis rendu compte que c’était ridicule, qu’il fallait respecter là où ça se passait et respecter Tennessee Williams (…) Ce que j’ai fait avec Tennessee Williams il y a 30 ans, c’est un peu paresseux et prétentieux. C’est bien sûr qu’on ne ferait pas ça à Tchekov. C’est une question de génie, de grandeur, de qualité. Aucun grand chef-d’oeuvre n’a besoin d’être adapté[5].

Ainsi, le choix de transposer ou non la pièce ne se justifie plus de la même façon vingt-cinq ans plus tard. Le contexte a changé et le traducteur aussi, qui dit ne plus avoir recours à l’adaptation que pour les textes légers d’été[6].

Fort révélatrice de l’évolution des fonctions accordées à l’oeuvre en traduction au sein du contexte théâtral québécois, cette dernière remarque révèle aussi une position scripturaire propre au traducteur, qui est lui-même un auteur ayant acquis une grande légitimité artistique. S’il avoue que le contexte culturel d’il y a trente ans motivait une transposition des pièces de Williams parce qu’on ramenait tout à soi pour affirmer son existence, Tremblay reconnaît que ce n’est plus le cas. Le théâtre québécois n’est plus à inventer et à légitimer car il possède maintenant un répertoire varié et solide, reconnu au pays et sur les scènes internationales. Par ailleurs, Tremblay lui-même est devenu un auteur jouissant d’une grande notoriété qui le positionne différemment par rapport à l’écriture et aux oeuvres. Auteur de textes maintenant consacrés comme des chefs d’oeuvres, il pose un regard autre sur les textes d’autres auteurs illustres, un regard informé de l’intérieur, le regard respectueux d’un auteur respecté. D’ailleurs, la question du respect de l’oeuvre originale est très importante chez Tremblay, mais elle se définit d’une façon qui lui est particulière.

Le respect du style

Lorsque Tremblay explique ce qui l’a amené à traduire, il évoque son attachement au théâtre américain :

Au départ, ce qui m’a incité à traduire des pièces, c’est mon amour du théâtre américain et ma volonté de lui rendre justice. Parce que les textes américains traversaient deux fois l’Atlantique avant de nous parvenir et se faisaient traduire dans une langue, dans un accent plutôt, qui n’était pas le nôtre. Donc, ça a commencé par mon amour du théâtre américain et ma volonté de rendre justice aux pièces américaines parce qu’on est plus apte au Québec à rendre justice à un texte américain.

Ladouceur, 2005b, p. 39

Pour Tremblay, la proximité des territoires crée une parenté linguistique qui donne préséance au français québécois comme représentant légitime de l’anglais américain :

De toute façon, on est beaucoup plus près des Américains. Au moins, le québécois est une langue nord-américaine. Ce que ne sera jamais le français de France. C’est pour ça que je l’ai fait au départ. Notre langue est un instrument qui est né en Amérique du Nord. C’est beaucoup plus pertinent pour nous qu’un Américain de la Nouvelle-Angleterre qui habite à quinze minutes d’ici parle québécois plutôt que le français de France[7].

La parenté nord-américaine des langues québécoise et américaine est un corollaire de la double appartenance identitaire dont il se réclame :

Je suis un arbre dont les racines sont en France, mais qui porte ses fruits en Amérique du Nord. Mes fruits sont nord-américains même si mes racines sont françaises. Je serai toujours plus près de la culture nord-américaine que de la culture française. Ce sera toujours ma base, mais sur la base on construit quelque chose de personnel et ce quelque chose de personnel sera toujours nord-américain.

Ladouceur, 2005b, p. 40

Cette considération est très révélatrice d’une position langagière informée par la rencontre de deux cultures et de deux langues qui font partie de soi de façon indissociable. Cette manière de se concevoir irréductiblement hybride permet d’être à la fois partie intégrante des cultures française et américaine tout en s’en démarquant, de s’en réclamer tout en les mettant à distance puisque ce qui nous appartient en propre, ce n’est ni l’une ni l’autre, mais le métissage qu’elles ont produit. Et ce métissage permet à Tremblay de se rapprocher davantage d’une sensibilité américaine dans la façon d’écrire et de traduire. Il juge d’ailleurs sévèrement les traductions françaises des oeuvres de Williams : « Les Français traduisent mal les Américains parce qu’ils se sentent au-dessus d’eux. Au lieu de traduire les répliques, ils font des commentaires. Ils améliorent le texte. S’ils n’aiment pas une réplique ils la changent. »[8] Et il ajoute : « Un bon traducteur c’est quelqu’un qui respecte le texte. (…) Même quand je fais une adaptation, l’action est transposée chez moi mais je ne m’approprie pas le texte au point de déroger à ce qui est écrit là. Je reste près des répliques. »[9] Lorsqu’on lui demande ce que serait une mauvaise traduction, il répond : « Ce serait réécrire le texte, faire du Tremblay. »[10]

Le respect dont il est question ici est donc défini par une capacité à résister à son propre style, à rester près de la lettre du texte original. Peu importe que l’action de la pièce soit déplacée en modifiant les noms de lieux et de personnes ainsi que les références contextuelles, le respect se mesure à la fidélité esthétique au texte original. C’est le respect d’un auteur pour l’écriture d’un autre auteur. Ce que des théoriciens de la traduction percevraient comme une importante modification par rapport à l’original est ici ramené à une dimension accessoire puisque l’important, c’est ce qui appartient en propre à chaque auteur : son style. Tremblay insiste d’ailleurs sur le fait que sa pratique de la traduction n’a pas changé et il explique que, pour lui, la première règle est de respecter l’auteur, c'est-à-dire ne pas améliorer l’oeuvre même si ce serait parfois tentant de « réparer » la pièce en modifiant des scènes qui n’ont pas atteint leur plein potentiel dramatique. Cette dimension scripturaire propre à l’auteur Tremblay agit donc sur sa conception de la traduction et façonne une position traductive qui lui est spécifique et à partir de laquelle on peut évaluer les projets de traduction dont sont issues les quatre courtes pièces de Williams produites en 1972 et en 1997.

Une double appartenance qui distingue

L’évolution des procédés que Tremblay applique aux traductions des textes de Tennesse Williams est attribuable en partie à une modification de l’horizon d’attente dans laquelle elles s’insèrent. Lorsque le Québec cherche à fonder une dramaturgie qui lui est propre au début des années 1970, c’est la langue populaire qui est chargée d’affirmer une spécificité linguistique et culturelle. Comme le signale Pascale Casanova, la langue populaire possède une valeur distinctive très élevée pour les petites littératures qui s’écrivent dans une grande langue littéraire puisqu’elle leur permet de se réapproprier cette langue prestigieuse tout en revendiquant leur spécificité (Casanova, 1999, p. 386). Toujours selon Casanova, le recours au joual est d’autant plus avantageux dans le contexte canadien qu’il permet de revendiquer « l’usage et la spécificité du français contre la domination de l’anglais tout en proclamant l’usage spécifique d’une langue libérée des normes françaises » (ibid., p. 385). Ainsi, dans les années où « on se découvrait et on ramenait tout à soi », l’adaptation déplaçait le lieu de l’action au Québec, ce qui autorisait le recours à une langue populaire dans laquelle s’ancrait la spécificité franco-québécoise.

Il faut voir aussi dans ces adaptations l’effet d’une position langagière qui est à l’origine des premières traductions de Tremblay et qu’il exprime ainsi : « On voulait tellement être près du théâtre américain qu’on se l’appropriait. » (Ladouceur, 2005b, p. 41). Cet attachement au théâtre américain a profondément influencé la pratique traductive de Tremblay. La moitié des pièces qu’il a traduites entre 1969 et 2005 sont d’origine américaine et il entretient avec ce répertoire des liens profonds qu’il revendique comme partie intégrante d’une identité qui sera toujours plus nord-américaine que française. À une époque où les classes dominantes du Québec ont les yeux fixés sur la France comme principal point de repère culturel, cette position langagière présente plusieurs avantages, dont celui de pouvoir se distancier d’un certain élitisme attaché à reproduire le modèle français. Pour Tremblay, l’appartenance nord-américaine opère une reconfiguration référentielle par laquelle la langue et la classe populaires qu’il met en scène, et dont il est un ardent défenseur, peuvent participer d’un ensemble culturel important autre que celui de la France. Se définir comme auteur francophone nord-américain et affirmer son attachement au théâtre américain permet alors de revendiquer une parenté avec un répertoire dramatique jouissant d’une grande légitimité théâtrale et pouvant avantageusement se comparer, sinon faire concurrence, à celui de la France. L’emprunt au corpus américain pour mettre en scène une classe et une langue populaires québécoises se révèle donc doublement profitable. Tout en exhibant une double filiation avec de prestigieux ensembles littéraires francophone et anglophone, il accentue la valeur distinctive du sociolecte québécois par rapport à la variante dominante française et à ses défenseurs dans le champ de la dramaturgie québécoise.

S’ouvrir au monde

Comme le précise Tremblay, les auteurs québécois se « sont mis à s’ouvrir au monde » dans les années 1980 (Ladouceur 2005b, p. 42) et la mode de l’adaptation va s’estomper. Après avoir été la norme sur les scènes québécoises depuis 1968, le joual perd peu à peu sa fonction innovante et le résultat du Référendum de 1980 le dépouille d’une pertinence qui était ancrée dans le projet nationaliste et la quête identitaire dont il était le véhicule. Les auteurs québécois s’éloignent alors de la langue populaire et explorent d’autres façons de dire et d’autres perspectives auxquelles contribuent des auteurs canadiens et étrangers qu’il n’est plus nécessaire d’adapter. Comme l’indique l’étude statistique des pièces canadiennes-anglaises traduites entre 1990 et 1999, des 35 oeuvres produites ou publiées en version française au Québec dans la décennie, une seule porte les marques d’une adaptation avec transposition en contexte québécois (Ladouceur, 2005a, p. 253-256). De la même manière, après 1988, Tremblay signe les traductions de six pièces d’origine américaine, dont Orpheus Descending et Not About Nightingales de Williams, dans lesquelles il conserve le lieu original de l’action et les noms des personnages.

Symptomatique de l’évolution du contexte québécois et de son institution théâtrale, qui peut désormais compter sur un répertoire bien établi dans lequel la traduction est appelée à répondre à d’autres besoins, la perte de popularité de l’adaptation dans la pratique tremblayenne peut aussi se comprendre de façon plus subjective. Sous l’angle de la position scripturaire du traducteur, on peut y déceler les effets d’une éthique profondément informée par sa propre pratique de l’écriture et de la création théâtrale. Devenu lui-même auteur d’oeuvres acclamées mondialement, Tremblay se positionne autrement par rapport à ce qu’il considère comme des chefs-d’oeuvre et leur réserve un traitement préférentiel dont ils n’étaient pas l’objet auparavant.

Dans cet esprit, il révise ses premières adaptations des oeuvres de Williams pour la production de 1997 et replace l’action de chaque pièce dans son contexte original. Pour éviter que les premières adaptations donnent lieu à d’autres productions, il retire alors toutes les copies précédemment déposées au Centre des auteurs dramatiques ainsi qu’à la bibliothèque de l’École nationale de théâtre et leur substitue la deuxième version. De la part de l’auteur qui a contribué plus que tout autre à façonner l’horizon de traduction des années 1970 au Québec, c’est le signe d’une volonté de réajuster le tir et de redonner aux pièces américaines leur identité américaine. Car, après avoir donné naissance à un répertoire nombreux et varié qui a su se faire reconnaître sur la scène internationale, le théâtre québécois s’est mis, pour paraphraser Tremblay, « à s’ouvrir au monde » comme il a réussi à le faire lui-même à la fois comme auteur et comme traducteur.