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Depuis que les traductologues et les théoriciens du théâtre ont commencé à s’y intéresser, beaucoup d’articles ont été écrits sur divers aspects de la traduction de textes destinés à la scène, qu’il s’agisse des mécanismes de transfert, du degré d’adaptation des textes ou de la réception des pièces traduites. Dans presque tous les cas, les chercheurs canadiens qui se sont penchés sur la traduction vers le français de pièces de théâtre ont ancré leurs réflexions dans un contexte exclusivement québécois. Or, le théâtre québécois n’est pas le seul sur lequel pourrait porter une observation de l’activité traduisante en contexte franco-canadien. S’il est vrai que la vaste majorité des pièces en traduction française sont jouées sur la scène québécoise et que cette province compte la plus dense concentration de compagnies professionnelles[2] de théâtre francophone[3], les autres provinces canadiennes abritent aussi des compagnies d’expression française, depuis la Colombie-Britannique (où loge le Théâtre la Seizième) jusqu’au Nouveau-Brunswick (lieu de résidence du Théâtre populaire d’Acadie, du théâtre l’Escaouette et du collectif Moncton-Sable), toutes rassemblées sous le chapiteau de l’Association des théâtres francophones du Canada (ATFC)[4].

La réflexion qui suit porte sur une région précise de ce Canada français « hors Québec » : l’Acadie. Elle est née avant tout d’un désir de savoir si on a traduit le théâtre, dans cette région, de la même façon qu’on l’a fait au Québec. Dans un ouvrage fondateur maintes fois cité depuis sa parution, Annie Brisset (1990) montre que les traductions de textes dramatiques réalisées puis mises en scène au Québec de 1968 à 1988 ont fait l’objet d’adaptations radicales qui servaient à effacer la présence de l’Autre traduit, ou leur « altérité », et qu’elles étaient au service d’une affirmation identitaire bien particulière. Retrouve-t-on cette même tendance en Acadie? Et si le théâtre acadien est (comme il l’a été au Québec) au service d’une affirmation identitaire, comment ses praticiens ont-ils négocié leur rapport à l’autre langue, celle depuis laquelle ils traduisent?

Afin de cerner clairement les principaux enjeux de la traduction en Acadie, j’exposerai ici les quelques composantes d’une enquête à plusieurs volets qui, aux fins de cet article, seront résumées par une série de questions. La première : quelle est la situation du milieu théâtral acadien? Quel rôle y joue la traduction? Je propose quelques éléments de réponse à cette interrogation à la section intitulée « Le théâtre fait sur mesure ». Ensuite, peut-on (et si oui, comment) caractériser les pratiques de traduction du théâtre en Acadie? En quoi ces pratiques participent-elles (ou non) à la définition d’une identité acadienne? Ces aspects sont abordés dans la section « Des traductions par (et pour) l’Acadie ». Et enfin, quels sont les points communs et les différences avec la situation québécoise, et plus particulièrement avec les constats établis par Brisset pour le Québec? Voilà ce à quoi est consacrée la section « Pour une pratique idéologique de la traduction ». En guise de conclusion, je proposerai quelques pistes qui pourraient servir à penser l’avenir de la traduction du théâtre en Acadie.

Le théâtre fait sur mesure : l’histoire de la traduction du théâtre en Acadie

L’Acadie compte trois grandes compagnies professionnelles de théâtre, toutes situées au Nouveau-Brunswick : le Théâtre populaire d’Acadie (TPA), fondé à Caraquet en 1974; la coopérative théâtrale l’Escaouette, dont les débuts à Moncton remontent à 1978; et Moncton-Sable, une compagnie de théâtre expérimental qui a vu le jour en 1996. De ces compagnies, le TPA est la seule à avoir véritablement eu recours à la traduction théâtrale, l’Escaouette s’étant plutôt donné, dès ses débuts, un mandat de création[5]. Alors que le TPA en était toujours à ses premières productions, il s’est tourné vers des adaptations d’oeuvres littéraires pour la scène afin de composer sa programmation et poser un regard plus vaste sur le monde. C’est ainsi qu’on a vu mettre en scène au fil des années des textes de Flaubert, Molière, Michel Tremblay, etc. En 1983, le TPA présentait sa toute première traduction, un texte du dramaturge italien Dario Fo. Depuis, et à quelques exceptions près, on a pu voir à chaque année une traduction à l’affiche au TPA.

De façon générale, les traductions présentées au TPA sont l’oeuvre de dramaturges canadiens d’origine québécoise. Des 19 traductions mises en scène par cette compagnie entre 1983 et 2004, six sont l’oeuvre de dramaturges québécois, neuf sont de dramaturges français, et deux seulement sont l’oeuvre de dramaturges acadiens. La première traduction acadienne, Aléola de Gaëtan Charlebois, produite en 1995, a été signée par Laval Goupil; deux ans plus tard, le TPA offrait Valentine de Willy Russell, dans une traduction d’Antonine Maillet. À l’origine, la traduction de Maillet était destinée à un public québécois, celui du Théâtre du Rideau Vert de Montréal; l’équipe de création au TPA, formée du metteur en scène Daniel Castonguay, du directeur artistique René Cormier et de la comédienne Diane Losier, l’a adaptée au contexte acadien. J’examinerai un peu plus tard quelques traductions signées par ces deux auteurs.

En 2000, il s’opère un point tournant au TPA. À partir de ce moment, la traduction, certainement un travail à prépondérance inter-linguistique, semble être confiée désormais aux spécialistes de la langue française à l’étranger. Je m’explique. En 2000, le TPA met en scène une traduction/adaptation de l’Indifférent, une pièce de Carlo Goldoni. Le travail de traduction est celui du scénariste-réalisateur italien Renato Giuliani et du maître de théâtre français Georges Roiron; le succès de la pièce en Acadie est tel que le TPA reprend la pièce l’année suivante. En 2002, la traduction de Mi Familia du dramaturge Carlos Liscano est signée par Françoise Thanas, membre du Comité littéraire hispanique de la Maison Antoine-Vitez, centre international de la traduction littéraire à Montpellier (Bazely, 2004). En 2003, le TPA présente La sortie au théâtre : Cabaret burlesque et grinçant de Karl Valentin, dans une adaptation des Français Jean-Louis Besson, spécialiste de Valentin, et Jean Jourdheuil, metteur en scène, tous deux professeurs à l’Université Paris-X Nanterre. Et plus récemment, dans le cadre de sa saison 2004-2005, René Cormier, directeur artistique du TPA, interprétait Novocento pianiste de l’Italien Alessandro Baricco, dans une traduction de Françoise Brun, membre de l’Association des traducteurs littéraires de France, celle qui signe à ce jour toutes les versions françaises des essais et romans de Baricco.

La saison 2005-2006 signale un retour de la présence de traducteurs québécois sur la scène acadienne, puisque le TPA se joint au Théâtre de l’Île de Gatineau pour présenter Grace et Gloria, une traduction par le dramaturge québécois Michel Tremblay d’une pièce de Tom Ziegler. S’ajoutent à la programmation deux autres pièces en traduction qui figurent également au programme de l’Escaouette (ce sont effectivement les premières traductions mises en scène à ce théâtre) : Unity, mil neuf cent dix-huit de Kevin Kerr (traduction : Paul Lefebvre) et La cloche de verre de Sylvia Plath (texte français de Michel Persitz paru chez Gallimard en 1988, adaptation collective du roman, par Céline Bonnier, Brigitte Haentjens, Stéphane Lépine et Wadji Mouawad)[6]. La première pièce est une production du Théâtre Petit à Petit; la seconde, du Théâtre du Quat’Sous en coproduction avec Sibyllines. Toutes sont des compagnies de Montréal, invitées dans le cadre de leurs tournées respectives à se produire sur les scènes des compagnies acadiennes.

Des traductions par (et pour) l’Acadie

Cette brève incursion dans les annales de l’histoire du théâtre acadien nous permet de constater que les compagnies professionnelles de théâtre de langue française en Acadie, si elles ne produisent pas des projets de traduction du théâtre à l’échelle locale, ont bel et bien monté au fil des années des pièces en traduction signées à forte majorité par des traducteurs de la France ou du Québec. Si ces compagnies semblent éviter de mettre en scène des pièces traduites par et pour l’Acadie, l’Acadie compte néanmoins, comme on l’a vu, quelques dramaturges-traducteurs. Je décrirai ici leur contribution.

1. Antonine Maillet

L’apport d’Antonine Maillet, la première dramaturge à se faire publier en français acadien avec La Sagouine, est tel qu’il mérite qu’on s’y attarde un instant. En effet, Maillet a signé plusieurs traductions, dont la plupart ont été mises en scène au Théâtre du Rideau Vert de Montréal[7]. La première adaptation de Maillet, une traduction intralinguistique, remonte à 1978 avec Le Bourgeois gentleman, pièce librement inspirée du Bourgeois gentilhomme de Molière. Adaptation, dit-on, puisque le lieu de l’intrigue a été déplacé et quelques personnages, modifiés. Le texte de Maillet, mis en scène la même année au Rideau Vert, a d’ailleurs fait l’objet d’une analyse critique par Brisset (1990) dans son examen des pièces en traduction au Québec[8]. Une décennie plus tard, soit en 1989, Maillet signe la première d’une série de traductions shakespeariennes pour le Rideau Vert qui sera, au fil des années, composée de quatre traductions : Richard III (1989), La Nuit des rois (1993), La Tempête (1997) et Hamlet (1999), toutes parues chez Leméac. Richard III vaudra même à Maillet le Prix de la traduction décerné par l’Association québécoise des critiques de théâtre pour la saison 1992-1993.

Mais l’oeuvre traductive de Maillet ne se limite pas aux pièces de Shakespeare : elle a traduit David French (Une Lune d’eau salée, 1985)[9], Tom Jones et Harvey Schmidt (Les Fantastiques, 1988)[10], Willy Russel (Valentine, 1989)[11], Ben Jonson (La Foire de la Saint-Barthélémy, 1994)[12] et George Bernard Shaw (Pygmalion, 1999). Et de tous ces travaux ressort un souci de tout rendre du texte anglais, à la lettre; on a d’ailleurs dit des traductions shakespeariennes de Maillet que, si elles tendent parfois à s’éloigner sur le plan métrique des textes source, elles reflètent une pratique littérale de la traduction (Merkle, 2000, Mallet, 2002, Gagnon, 2004). En effet, Maillet privilégie clairement la fidélité à l’auteur et au texte. Ce souci est tel qu’il produit parfois des calques et pousse Maillet à privilégier une langue qui ne relève pas toujours du français standard. Dans Une Lune d’eau salée, par exemple, on trouve des expressions comme « pas pus loin qu’un jet de roche » (Maillet, 2000, p. 26) pour traduire « no more than a fling of a stone » (French, 1988, p. 39), « Qui dans le monde c’est ça? » (M 45) comme équivalent de « Who in the world is that? » (F 39), ou encore « You with a memory on you like a camera » (F 18) rendu par « toi qu’avait [sic] pourtant une mémoire d’éléphant » (M 9). Les exemples de structures syntaxiques modelées sur celles du texte de French abondent. Par exemple :

Ce qui frappe, à la lecture de ce passage de Maillet, c’est l’omission du sujet au début de la deuxième phrase, caractéristique que l’on trouve également dans le passage de French et qui impose, dans les deux cas, une récitation saccadée. On retrouve cette même forme dans plusieurs passages, dont celui-ci, toujours sous l’influence de l’écriture de French :

Si Maillet a un penchant marqué pour la traduction littérale, il se produit toutefois des situations où elle prend plus de libertés à l’égard du texte source. Dans sa traduction de French, ces cas appartiennent tous à une même catégorie : les chansons. On en trouve un exemple dès la première scène du premier acte. C’est Jacob, l’un des deux personnages de la pièce, qui fredonne un air en entrant sur scène pour la première fois. Dans les didascalies du texte anglais, French précise qu’il faut entonner son texte « to the tune of ‘Pretty Redwing’ » (F 10); dans la traduction de Maillet, Jacob « chante sur l’air de ‘O clair de la lune’ » (M 2) :

Oh, the moon shines bright on

Charlie Chaplin,

His boots are crackin’ for the want of

blackin’,

And his baggy trousers they want

mendin’,

Before they send him to the

Dardanelles. (F 10)

O clair des étouèles,

Mon ami Charlot.

Je viens voir ma belle

Pour lui dire un mot.

La route est bien longue,

Je n’ai plus de voix.

Reste donc une seconde

Causer avec moi. (M 2-3)

Dans ce dernier extrait, Maillet a puisé dans le répertoire de son public francophone en modifiant la mélodie de la chanson choisie par French, cherchant clairement à localiser la scène. Ce faisant, elle reprend certains éléments d’un air choisi par French que chantaient les soldats des régiments de Terre-Neuve, dont la voyelle de départ (« O »), la présence du firmament (« o clair des étouèles »), le personnage de Chaplin (Charlot) et l’image du vagabond (« la route est bien longue »). Elle laisse toutefois tomber la référence à l’Expédition des Dardanelles de 1915 (« Before they send him to the Dardanelles ») qui n’est peut-être pas porteuse de sens pour elle. Or, ceux et celles qui connaissent les autres Mercer Plays de French, trilogie dans laquelle figure Une Lune d’eau salée, auront saisi le renvoi à la Première Guerre mondiale qu’opère cette référence et sauront qu’il s’agit d’une projection dans l’avenir fictif des personnages de French (Jacob partira à la guerre). En ce sens, l’omission est très importante.

L’exemple que je viens de citer ne se veut pas typique du travail de Maillet. En effet, la traductrice ne choisit nulle part ailleurs dans ce texte de modifier la mélodie des chansons. Or, les stratégies qui touchent le contenu textuel restent les mêmes, comme dans l’exemple suivant où elle doit rendre en français une chanson terre-neuvienne qui figure dans le texte de French : « Wedding in Renews ».

There’s going to be a jolly time,

I’ll have you all to know,

There’s me and Joe and Uncle

Snow

Invited for to go.

I have the list here in my fist,

So I’ll read out the crews,

There’s going to be a happy time

At the wedding in Renews.

Chez nous i’va y avoir du beau,

Je suis venu vous l’dire.

Y a moi et Joe et l’oncle Snow,

Les meilleurs et les pires.

J’ai tous les noms au creux d’ma

main,

Je m’en vas vous la lire.

Une vraie noce du tonnerre de

Dieu

Comme on n’en a point vu

Depuis que l’gars à Généreux

A épousé sa brue.

There’s Julia Farn, from Joe

Batt’s Arm,

She’s coming in a hack;

And Betsy Doyle from old Cape

Broyle,

She’ll wear her Sunday sack;

And Prudence White, she’s out

of sight,

She’ll wear her dancing shoes.

We’ll dance all night ‘till the

broad daylight

At the wedding in Renews.

(F 48-49)

Y’a tante Julie, du Moulin à Scie,

Elle s’amène en charrette;

Et Frank à Joe de Pointe-Jacquot,

Des trous dans ses chaussettes;

Prudence Goguen, qui voit plus

rien,

En tablier de ménage.

On va danser à en crever,

Venez tous au mariage.

(M 34)

Encore une fois, la matière textuelle de la chanson prend les allures d’une adaptation, surtout à la deuxième strophe. Pour preuve, de nouveaux personnages apparaissent (comme le gars à Généreux et Frank à Joe), ainsi que quelques noms de lieux nouveaux qui ne sont pas pour autant situés dans un espace géographique précis (le moulin à scie et la Pointe-Jacquot). Toutes ces modifications sont les signes manifestes d’une tentative de relocalisation. Pour ce qui est de la versification, le mètre du texte de Maillet reprend celui du texte original – et c’est sans doute par souci de respecter la rime que Maillet s’est permis de modifier les noms des lieux et des personnages. En ce qui a trait au contenu du texte, la traduction de Maillet suit de très près le texte anglais. Je pourrais procéder ainsi pour les autres chansons de la pièce (M 50-51 / F 70 et M 58 / F 79) pour constater que le texte de French fait certes l’objet d’une adaptation sous la plume de Maillet, mais qu’il ne s’agit pas là de réécritures très importantes.

Cela ne veut pas dire qu’on ne retrouve pas de traces d’une intervention par Maillet dans Une Lune d’eau salée, si légères soit-elle. Les plus faciles à repérer sont les expressions acadiennes : « un fi-follet[13] » (M 14), « une voix feluette[14] » (M 14), « en calouettant[15] » (M 21), « la peau du cagouette[16] » (M 27), « des bessons [17] » (M 27) et « [d]es hardes[18] » (M 53) en sont quelques exemples représentatifs. Ces emplois, tirés du célèbre « bouquet acadien[19] » de Maillet, s’ils sont moins fréquents que dans son oeuvre de fiction, sont révélateurs à mon sens du lieu d’origine de l’écrivaine et de son souci d’illustrer à l’écrit le parler d’une région vers laquelle elle s’est tournée tout au long de sa carrière d’écrivaine et de traductrice. S’ajoutent à ces expressions quelques passages où Maillet a choisi d’expliciter un élément donné : « Black Beauty… Beauté noire » (M 8), et « couronne mortuaire » (M 5) pour traduire « wreath » (F 13). Maillet modifie également quelques références religieuses en les simplifiant : « l’église anglicane » (M 13) devient « the Church of England » (F 23), par exemple. La plupart des didascalies restent intactes, chose rare dans un texte traduit par une dramaturge et qui fait l’objet d’une production subséquente par un metteur en scène. En effet, seuls deux petits passages ont été ajoutés au texte de French (« Il dépose la valise » (M 40) et « (en sourdine) » (M 53)), et deux ont été omis (« This stops Mary just as she opens the screen door. She hesitates, standing with her back to Jacob » (F 45 / M 30) et « She turns and stares at Jacob » (F 83 / M 61)). Ces transformations ne créent pas pour autant des changements de nature idéologique ou esthétique. Au niveau de la compréhension du texte anglais, on note deux faux-sens seulement : le verbe cracher (« elle crache » (M 7)) pour traduire « sits » (F 16), puis « aussi droite qu’un prunier » (M 20) pour traduire « as straight as a plumb [line] » (F 32).

Comme ses traductions sont surtout mises en scène au Québec, il peut être difficile d’imaginer que Maillet traduit « par et pour l’Acadie ». Or, en examinant de plus près ses textes, nous constatons à quel point certains d’entre eux, les traductions de textes plus contemporains surtout, sont porteurs d’une certaine couleur acadienne, tout autant que les textes qu’elle écrit[20]. Et pourtant, une seule de ses traductions a été mise en scène en Acadie : un one-woman show imaginé par Willy Russell (Shirley Valentine) et interprété sur les planches du TPA par Diane Losier. De cette production, le chroniqueur culturel de L’Acadie Nouvelle disait qu’elle « respire à des milles à la ronde la plume de la réputée auteure acadienne. » (Lagacé, 1997). Si nous nous en tenons au compte rendu paru au moment où la pièce a été jouée, « Valentine [a] risqu[é] gros… et [a] gagn[é] » (Potevin, 1997). Cela dit, nous attendons toujours une récidive.

2. Laval Goupil

Maillet est accompagnée dans son rôle de traductrice par Laval Goupil, ce dramaturge qui a constitué toute une oeuvre en acadien « traditionnel » et dont il a été dit qu’il est, après Maillet, l’auteur pour le théâtre le plus prolifique en Acadie (Chiasson, 1993). Acadien et artiste engagé, Goupil a participé activement à la première vague d’activités du théâtre professionnel dans sa région. Ses premiers grands projets remontent à 1968 quand il fondait, à Shippagan, la boîte à chansons La Batture. En 1971, il s’est joint à Maurice Arseneault et à Réjean Poirier pour créer les Productions de l’Étoile (aujourd’hui le TPA). En 1974, Goupil signait sa première pièce de théâtre, Tête d’eau, montée dans une salle à Maisonnette (Nouveau-Brunswick) par les Productions de l’Étoile. L’année suivante, la compagnie produisait Le Djibou, autre pièce de Goupil, qui remporta un succès retentissant; cette pièce a d’ailleurs été reprise beaucoup plus tard au TPA, en 1997, puis traduite en anglais par Glen Nichols en 2002[21]. Au fil des années, Goupil a adapté Ti-Jean, un roman de Melvin Gallant, puis le roman L’Acadien reprend son pays de Claude LeBoutillier[22], en plus de signer plusieurs pièces pour la scène et la radio[23]. Il est décédé en 2000.

L’unique traduction qu’a signée Goupil en 1995 est une version « acadienne » de la pièce Aléola de Gaëtan Charlebois, écrite et produite en anglais à Montréal en 1980. La pièce en question tourne autour d’un couple qui célèbre leur 53e anniversaire de mariage; dans leur minuscule appartement, Kitoune et Barné accomplissent un rituel compliqué en attendant qu’appellent leurs huit enfants : préparation du souper, gigue, sortie de l’album de mariage, etc. Au cours de la journée, le passé revient hanter les deux personnages, et on apprend que leur exil urbain n’a pas été fait de plein gré.

Avant d’aborder dans les détails la traduction de Goupil, il faut poser quelques éléments contextuels. Quoique de façon générale la retraduction est en soi un phénomène courant[24], Aléola est la seule pièce canadienne à avoir fait l’objet de trois traductions dans l’espace de quinze ans : l’une par l’auteur lui-même[25], une deuxième pour le Québec, par Jean Daigle, et une troisième pour l’Acadie, par Laval Goupil. Or, les deux dramaturges-traducteurs ont eu une façon bien à eux d’aborder le texte de Charlebois, et quelques-unes de leurs interventions en disent très long sur les rapports qu’entretient chacun des traducteurs au texte de Charlebois, à son public et à sa langue. C’est dans cette perspective que j’examinerai la traduction de Goupil.

Toujours sur le plan contextuel, il faut préciser qu’Aléola est la seule traduction pour le théâtre de Daigle. D’ailleurs, Daigle lui-même dira que c’est tout à fait par hasard qu’il a été amené à participer à ce projet[26] : son ami Roland Laroche s’était engagé à faire la mise en scène de la pièce au Rideau Vert dans une traduction de Charlebois. Or, selon Daigle, Laroche et les comédiens Gisèle Schmidt et Guy Provost ont constaté dès le début des répétitions que le texte produit en français par Charlebois était inadéquat. Puisque le programme du théâtre avait déjà été rendu public depuis un certain temps (le programme de l’année étant toujours diffusé bien avant la rentrée théâtrale au début de septembre, et la production d’Aléola étant prévue pour le mois de mai), il était impossible d’annuler la production; il fallait donc trouver tout de suite une solution. Laroche appela Daigle, et ce dernier s’engagea à remettre une version du texte dans un délai de… un mois ! En travaillant à raison de trois ou quatre heures par jour, tous les jours, Daigle est parvenu à livrer un texte jugé acceptable par l’équipe de production du Rideau Vert.

« [La pièce originale de Charlebois] était un texte injouable, boiteux, dont l’idée de base était très bonne », affirme Daigle par rapport à Aléola. Ce dernier se dit avoir été gêné par le texte qu’il a livré, précisant qu’il l’aurait adapté davantage s’il avait disposé du temps nécessaire pour le faire. Les principaux défauts du texte avaient été corrigés, dit-il, mais il y aurait eu encore beaucoup de travail à faire. Si on lui avait accordé un délai moins serré, il aurait probablement réécrit la pièce en entier.

Dès le début du processus, Charlebois a donné carte blanche à son traducteur, approuvant sans réserve toutes les modifications suggérées par Daigle. C’est ainsi que le traducteur s’est senti permis, non sans une certaine hésitation (« Je ne voulais pas que la pièce devienne un texte de Gaëtan Charlebois et de Jean Daigle »), d’apporter plusieurs changements importants au texte. Daigle s’est empressé avant tout de rehausser le niveau de langue des personnages qui, à ses yeux, parlaient davantage le chiac que le québécois quand ils s’exprimaient en français dans la pièce anglaise[27]. La deuxième opération consistait à éliminer la dualité linguistique présente dans le texte de Charlebois par cette cohabitation des deux langues sur scène. C’était pour lui une question de contexte : le public du Rideau Vert n’aurait pas accepté, en 1980 – en plein mouvement nationaliste québécois – d’aller voir une pièce de théâtre dans laquelle on parlait anglais. Il a également retranché plusieurs passages qu’il jugeait trop longs ou inutiles : chansons répétitives, petits jeux sur scène, etc. La chanson Ah ! Si mon moine !, par exemple, est un véritable leitmotiv dans la pièce de Charlebois, mais elle n’est chantée qu’à la première scène de l’acte I dans la traduction de Daigle. Daigle n’hésite pas non plus à ajouter des éléments comiques de son cru : j’en ai relevé une vingtaine, beaucoup trop nombreux pour être répertoriés ici. Les interventions de cet ordre relèvent toutes d’un travail de réécriture du texte de départ par le dramaturge-traducteur. En voici quelques exemples :

Kitoune : Je t’aime donc, moi, Barné.
Barné : Ouais ? C’est vrai, c’te menterie-là ? (Daigle, 1980, p. 5)

Kitoune : Barné, le téléphone, tu penses que tu vas le trouver sous ma jaquette ? (D 6)

La caractéristique la plus frappante de la traduction produite par Goupil, dès la première réplique, c’est son emploi de la langue : « Taisse-touais ! […] Ouère si ça d’allure d’bonne heure de même un samedi matin. » (Goupil, 1995, p.3). Barné et Kitoune se servent sans arrêt d’expressions comme « j’me figure[28] ». Cette langue parallèle à celle du Djibou, marquée par des termes archaïsants et des formulations syntaxiques typiquement régionales, s’étend jusqu’aux didascalies de son texte[29] : on verra des expressions telles que « greyer la table[30] » (G 15) puis « fortiller [31] » (G 15) placées sans cérémonie dans les notes au metteur en scène, des phrases entières écrites en vernaculaire (« On l’entend après se moucher » (G 27)). C’est dans cette même langue que Goupil a adapté en 1988 L’Ouvre-boîte de Victor Lanoux (Le Rouv’cane). À propos d’Aléola, la critique met l’accent d’ailleurs sur cet aspect de son travail :

Laval Goupil a fait de ce texte une adaptation acadienne qui nous fait oublier que ce texte a été écrit dans une autre langue et dans un autre contexte. […] Nous sommes dans une langue qui cherche à définir un paysage humain et qui n’est d’aucune façon « folklorique ».

Lonergan, 1995

Chez Daigle, c’est plutôt un français québécisé qui sert à la traduction : « facterie [32] » (D 26), « folâtrer[33] » (D 27), « narfes[34] » (D 28) et « flo[35] » (D 29) ne sont que quelques-unes des expressions québécoises employées par les personnages. Autant que Goupil, Daigle utilise dans sa traduction une langue parlée, vivante.

En plus de son travail sur la langue, Goupil modifie le cadre de la pièce qu’il traduit en déplaçant le lieu de l’action, afin de l’ancrer solidement dans l’histoire sociale du public qui fréquente le TPA où sa traduction est présentée. En effet, la pièce de Charlebois se déroule au temps présent dans un petit appartement du ghetto de McGill à Montréal, puis dans le passé à St-Paul-des-Lacs, un petit canton québécois englouti par la banlieue. Goupil la situe désormais dans une « ville malaisément bilingue des Provinces maritimes » (G 2), puis à Guimond-Village. Ceux qui n’auront pas saisi la référence à l’un des villages engloutis en 1969 par la formation controversée du parc national Kouchibouguac, au Nouveau-Brunswick, n’auront qu’à lire la première indication scénique, dans laquelle Goupil précise que ses personnages sont entourés des « épaves de leur destin d’expropriés » (ibid.). La convention qu’a choisie Goupil le pousse à modifier aussi le nom des personnages : « ma tante Lisotte » (Charlebois, p. 26) devient « ma tante Donnelle » (G 17), « Gilbert Massicotte » (C 28) est rebaptisé « Gilbert à Léo LeBlanc », « lui qui pêchait le hômard avec mouâ » (G 19), et « Mona Lachance » (C 28) est presque méconnaissable avec son nouveau nom « Simonne Léger » (G 19).

Les chansons de la pièce, fort nombreuses dans la version anglaise, sont le lieu, elles aussi, d’une autre intervention par Goupil. Si ce dernier conserve, contrairement à Daigle, la quasi-totalité des occurrences de la chanson Ah ! Si mon moine !, très nombreuses dans la version de Charlebois, il en profite pour faire danser ses personnages sur l’air du Grain de mil (G 42), puis sur Par-derrière chez mon père (G 35), deux chansons tirées du folklore acadien, plutôt que sur la chanson des Grands-pères de la version de Daigle et de Charlebois (que l’on retrouve d’ailleurs en annexe à la pièce de Charlebois). Ce deuxième choix lui permet d’introduire un nouvel ajout de son cru, soit les poutines à trou aux pommes[36] (G 37) cuisinées par Kitoune au lieu des grands-pères cuisinés dans les textes de Daigle et de Charlebois, un autre effort de localisation.

Il reste à souligner une dernière modification importante apportée par Goupil, cette fois au chapitre des références littéraires et populaires. La première de ces occurrences survient quand Kitoune demande à Barné de lui lire une histoire avant de s’endormir. Dans la version de Charlebois, Barné lit deux extraits de la Bible : The Book of Ruth et un extrait de la lettre de Saint Paul à ses apôtres (C 75-76). Dans la traduction de Goupil, nous avons droit à un extrait de l’Évangeline de Longfellow, ce célèbre poème dans lequel il est question de la déportation des Acadiens[37]. Une deuxième occurrence se produit quand Goupil trouve une autre occasion de mettre sur scène un élément populaire du folklore acadien : la tragique histoire d’Évangeline et Gabriel (G 47), dont l’élément romantique correspond d’assez près au jeu de Florence Nightingale et de son pauvre soldat blessé.

En raison du désir exprimé par Daigle de présenter au public du Rideau Vert un texte écrit dans sa langue, et parce que Goupil a voulu déplacer le lieu de la pièce de manière à interpeller l’histoire collective de son public, les deux dramaturges-traducteurs ont été appelés à apporter quelques modifications supplémentaires au texte de Charlebois afin de rendre leurs traductions respectives plus cohérentes. C’est ainsi que, tant dans la traduction de Goupil que dans celle de Daigle, la dualité linguistique présente dans le texte de Charlebois disparaît, ce qui peut paraître étrange étant donné que Goupil situe l’intrigue de sa pièce dans un milieu bilingue, mais qui se comprend étant donnée la critique assez explicite qu’il fait du bilinguisme par l’entremise de ses interventions d’auteur. Les erreurs de langue et les calques commis par Kitoune dans le texte anglais disparaissent (« juice of oranges » [C 17], par exemple), ainsi que les conflits entre Kitoune et Barné sur l’utilisation du français. Chacun à sa manière, les deux dramaturges-traducteurs ont pallié ces manques en introduisant des conflits nouveaux entre les deux personnages. Dans l’un des passages du texte de Charlebois, Kitoune et Barné se disputent parce que ce dernier veut lire en anglais un extrait du journal intime de Kitoune qu’elle a écrit en français.

Barné : We read in English.
Kitoune : Why ? Why ? Everything in English ! I didn’t write that in English ! I wrote in French ! Now you just read it in French !
Barné : We read it in English or not at all.
Kitoune : Not at all then !
Barné : French is the language of the earth. Of the good soil in my hand. Of the farm. When we moved out of the farm and into the city, this big English city with the French name, we lost the right to speak French. We must never dirty the French we speak with asphalt and concrete.

C30-31

Daigle a substitué à ce conflit par rapport à la langue de lecture une discussion sur qui aura le droit de lire le journal (D 16-17). Quant à Goupil, ses personnages ne peuvent pas s’entendre sur laquelle des entrées du journal fera l’objet d’une lecture (G 21-22). Dans les deux cas, l’importance a été accordée à l’élément conflictuel de la situation.

La négociation de Goupil vis-à-vis de l’anglais du texte depuis lequel il travaille apparaît moins évidente que dans le cas de Maillet, peut-être en raison justement de son souci de travailler sa langue d’écriture. Cependant, celle-ci transparaît assez clairement lorsqu’on procède à une lecture parallèle des textes de Goupil, de Charlebois et de Jean Daigle. Or, avant d’en exposer les principaux éléments, je pense qu’il y a lieu de préciser que ma démarche a une limite très importante, associée à l’attribution des interventions que je vais dégager. En effet, il n’est pas tout à fait exact de dire qu’une intervention quelconque est issue d’une décision prise uniquement par le dramaturge-traducteur, puisque, comme l’a déjà fait valoir Susan Bassnett[38], la traduction théâtrale est un travail collectif mettant en présence des agents dont chacun participe à la prise de décisions[39]. Ainsi, les textes à l’étude portent sans aucun doute les traces du travail de mise en scène et sont le fruit de l’esprit qu’ont voulu leur donner les comédiens qui incarnent les personnages et tous les autres membres de l’équipe de production. Il est très important de tenir compte de cette participation extérieure et d’éviter de tirer des conclusions trop définitives sur les motifs du dramaturge-traducteur.

Cette mise en garde posée, je note que, contrairement à celle de Goupil, la traduction de Daigle contient de nombreux ajouts qui ne sont pas attribuables à un souci de localisation. En examinant les textes de Goupil, de Charlebois et de Daigle côte à côte, j’ai constaté que quelques-uns de ces éléments ajoutés par Daigle se retrouvent également dans le texte de Goupil. Par exemple :

On retrouve également des cas où le texte de Goupil recoupe à la fois celui de Charlebois et celui de Daigle. Ainsi, comme dans l’exemple qui suit, Goupil choisit d’intégrer à son texte des éléments ajoutés dans la traduction de Daigle[40], tout en rétablissant les éléments que Daigle avait choisi de laisser tomber.

Cependant, plusieurs ajouts ou modifications apportés par Daigle n’apparaissent pas dans le texte de Goupil. Voici quelques exemples[41] :

Ou encore :

Plusieurs éléments du texte de Charlebois que Daigle avait omis réapparaissent dans celui de Goupil.

Il faut dire que Goupil s’est permis à son tour d’ajouter au texte des éléments de son cru. Or, à la différence de Daigle, la plupart des ajouts qui figurent dans le texte de Goupil concernent les indications scéniques de la pièce. Ces réécritures prennent la forme de commentaires, de directions, de suggestions au metteur en scène :

Un ange passe.

G 69

Ils boivent du mieux qu’ils peuvent, le jeu n’excluant pas qu’un des deux pouffe de rire dans son verre…! L’essentiel est de donner du naturel mais pas trop… à ce bout de scène. Puis il y a un temps léger pendant lequel ils se regardent en toute confiance. Dialogue muet de tendresse. Leurs bouches se rapprochent…

G 12

Ils s’installent l’un à côté de l’autre comme des adolescents remuants, réunis autour des photos de leur dernier party.

G 15

Il est clair, d’après les exemples tirés des textes ci-dessus, que Goupil avait eu accès à la traduction de Daigle en entamant son travail; peut-être en avait-il demandé, comme moi, un exemplaire auprès du Centre des auteurs dramatiques (CEAD) à Montréal. Un certain nombre des modifications apportées par Daigle ont été conservées dans le texte de Goupil, tandis que d’autres ont été éliminées. Ces interventions de Goupil me portent à croire qu’il aurait considéré quelques-unes des réécritures de Daigle comme étant motivées, et d’autres, plutôt injustifiées. Elles sont, en quelque sorte, une critique du travail de Daigle. Au fil des interventions, qui visent pour la plupart à corriger les multiples omissions et réécritures de la première traduction, on devine également un souci de rétablir le contenu du texte anglais. On retrouve ainsi chez Goupil un souci de littéralité semblable à celui que l’on aura souligné chez Maillet.

La traduction idéologique : quelques balises théoriques

Puisque les dramaturges-traducteurs acadiens restent pour l’instant en petit nombre et n’offrent pas un corpus très étayé, il est à peu près impossible de proposer une définition de l’approche acadienne de la traduction théâtrale sans passer par une description de ce qu’elle n’est pas. Les stratégies décrites par Brisset, les seules à être employées par les traductologues canadiens, servent de base à cette démarche. Pour déterminer en quoi les stratégies employées par un dramaturge-traducteur acadien se différencient des stratégies employées par un dramaturge-traducteur québécois, il faut reprendre les trois grandes catégories utilisées par Brisset dans sa présentation des pièces qui faisaient partie de son corpus : la traduction identitaire, la traduction iconoclaste et la traduction perlocutoire.

Le qualificatif de traduction identitaire appartient aux textes qui cherchent à participer à la création d’une définition d’un groupe donné par rapport aux autres. Dans les cas exposés par Brisset, elle se manifestait par la langue qui servait à la réexpression du texte. Sur ce plan, Maillet et Goupil cherchent effectivement à employer, à des degrés divers, la langue de chez eux et à la mettre en relief. À cet égard, leur stratégie est nettement celle d’une traduction identitaire du genre dégagé par Brisset et ce, même si Maillet traduit pour un public québécois. Goupil a choisi de représenter sur scène une version folklorique du parler de son public, en l’occurrence l’acadien traditionnel. C’est d’ailleurs la langue qu’il utilise dans ses écrits personnels. Quant à Maillet, le niveau de langue qu’elle utilise varie en fonction du type de texte qu’elle traduit. Pour les textes plus classiques, ceux de Shakespeare par exemple, elle emploie un français qu’on pourrait de prime abord qualifier de standard, mais qui prend plutôt les aspects d’un français plus ancien, rabelaisien. Pour les textes contemporains, Maillet a plutôt recours à un français aux couleurs acadiennes, comme Goupil, sans toutefois le régionaliser autant que la variante qu’elle emploie dans La Sagouine et ses autres écrits pour le théâtre. Ainsi, ses traductions restent accessibles à un public québécois, celui qui est visé dans les productions du Rideau Vert. Or, cette approche adoptée par Maillet est curieuse puisque le public qu’elle vise n’est pas celui de l’Acadie, mais bien celui du Québec. Mais puisqu’elle est connue avant tout comme l’auteure de La Sagouine, on lui pardonne certainement cet emploi.

Quant au qualificatif de traduction iconoclaste, il s’applique à ces textes qui sont issus d’une grande part de création de la part du traducteur. Brisset range dans cette catégorie les adaptations, les imitations et les parodies, et décrit comme suit le procédé duquel de telles traductions sont issues : « elle[s] brise[nt] le modèle pour en utiliser les fragments et les recomposer sous la forme d’une oeuvre » (Brisset, 1990, p. 35). L’approche de Goupil, qui consiste à déplacer le lieu de l’action, est dans une certaine mesure conforme à cette stratégie si on s’en tient à ses efforts de localisation. Or, ses interventions ne sont pas d’une ampleur telle qu’elles serviraient à briser un modèle quelconque. En effet, les mesures qu’il prend pour rétablir quelques-unes des omissions de Daigle opèrent dans le sens contraire. Pour ce qui est de Maillet, ses stratégies de traduction sont plutôt conformistes comparativement à celles qui avaient été relevées comme modèle par Brisset dans son corpus de traductions/adaptations québécoises.

La traduction perlocutoire est le domaine des textes qui servent à des fins de propagande. Ceux-ci prennent la forme de textes engagés, idéologiques. C’est un peu le cas du texte de Goupil, qui cherche à se servir d’Aléola pour se prononcer contre ce qu’il perçoit comme une anglicisation des grands centres urbains, sans parler de l’engagement politique représenté par son allusion à l’expropriation des habitants du parc national Kouchibouguac. Maillet, elle, reste assez désengagée vis-à-vis de ses textes. Ses traductions n’étant pas destinées à un public acadien, elle ne ressent sûrement pas le besoin de prendre une position quelconque par rapport à l’Acadie, comme elle le fait dans ses propres écrits. Par contre, ses premières traductions pour le théâtre, clairement destinées à un public québécois, comportaient des interventions textuelles qui allaient certainement dans le sens que Brisset voulait donner au perlocutoire.

Existe-t-il une approche acadienne à la traduction du théâtre?

On voit donc qu’il est tout de même possible de repérer quelques traductions par des acteurs de la scène acadienne, pour la scène acadienne, qui auront parfois été mises en scène en Acadie. En nous arrêtant sur les textes eux-mêmes, il est même possible de dégager quelques caractéristiques semblables dans les pratiques qui auront servi à la traduction. On pourra me reprocher d’avoir qualifié Maillet, qui écrit à Montréal depuis plus de vingt ans, de dramaturge-traductrice acadienne. Mais elle se dit elle-même acadienne, a été la première à écrire en acadien et emploie une terminologie qu’elle a elle-même fréquemment qualifiée d’acadien traditionnel. Depuis peu, d’ailleurs, Maillet est examinée avec une nuance dont l’absence a longtemps marqué les travaux des traductologues qui s’intéressent au théâtre en traduction : le fait qu’elle n’est pas québécoise, mais bien acadienne. En effet, Chantal Gagnon aborde de plein fouet cette question dans l’analyse qu’elle fait des stratégies de traduction de Maillet. Dans une analyse comparative de trois versions de La Tempête produites au Québec au cours des années 1990, Gagnon constate que celle produite par Maillet est de loin la plus littérale et se demande à quel point ce trait tient aux origines culturelles de la traductrice. Cette réflexion, note Gagnon, est confirmée par ce que lui aura confié Maillet lors d’un entretien :

Je n’ai pas tous les avantages d’avoir été dans un pays bilingue ou une province bilingue, mais j’en ai des petits […]. J’ai étudié Shakespeare presque comme j’ai bu le lait de ma mère et […] je n’ai pas passé par une traduction. J’ai lu l’anglais dans l’original, alors déjà, je comprends le sens des mots, […] la langue des mots, le rythme shakespearien.

Gagnon, 2003, pp. 68-69

Maillet a déjà parlé de la relation privilégiée qu’elle entretient avec la langue de Shakespeare. Lors d’un entretien dont le texte a été publié par Lise Gauvin en 1997, par exemple, elle explique comment l’enseignement se passait à son école :

[O]n finissait par ne plus savoir qui on était et on passait d’une langue à l’autre. Avec les mathématiques, par exemple, c’était toujours des problèmes entre Mr Jones and Mr Smith. Mais on transposait en français. On parlait en français de M. Jones et de M. Smith. C’était une situation très très bizarre, mais grâce à laquelle on a appris simultanément les deux langues. J’ai ainsi eu cette chance unique, arrivée au collège […] de faire le matin Shakespeare en anglais et d’étudier l’après-midi Molière en français. Donc, j’ai maîtrisé les deux langues très jeune.

p. 102

Cette anecdote illustre l’importance d’un facteur dont il n’a jamais été question dans les observations de Brisset à l’égard de ses sujets-traducteurs québécois, c’est-à-dire une intime connaissance de l’anglais. Si on en juge par les traductions de Maillet que nous venons d’examiner, traductions marquées par une très grande « fidélité » à leur texte source, où l’adaptation n’a sa place que pour mieux rendre les jeux de mots, où les calques sont le produit du contact avec la langue de laquelle s’effectue la traduction, l’intime connaissance de l’anglais et le respect du travail d’un premier auteur sont manifestes. La même constatation vaut pour le travail sur la lettre de Goupil.

Malheureusement, les éléments de mon corpus ne permettent pas de confirmer à quel point le travail sur la lettre qui ressort des traductions de Goupil et de Maillet constitue une caractéristique plus vaste de la pratique des dramaturges-traducteurs acadiens. Il s’agit là d’un travail qui reste à faire et qui, à mon avis, mériterait d’être situé dans le cadre plus vaste de la francophonie canadienne hors-Québec. Je me contenterai pour l’instant de lancer la question.

Pour une pratique idéologique de la (non-)traduction

Toutes ces observations sur les stratégies et les pratiques liées à la traduction théâtrale me semblent presque futiles quand je constate qu’aucune des compagnies professionnelles de théâtre en Acadie n’a mis en scène des traductions produites par et pour l’Acadie depuis près de dix ans. Le refus de traduire pour l’Acadie, qui devient de plus en plus évident au TPA du fait qu’un fonctionnement interne qui privilégie les traductions en français de France, et parfois en français québécois, va à l’encontre d’un rôle fondamental du théâtre : parler des gens, faire parler les gens et parler aux gens. C’est un triste bilan, qui m’amène à conclure que le public du TPA risque de ne plus se reconnaître dans les représentations qui lui sont offertes si elles continuent à être réalisées uniquement par des artistes de l’extérieur des frontières de l’Acadie. En procédant comme il le fait, le TPA trahit l’expression d’une culture qu’il n’a pourtant pas à juger, mais a en revanche pour mandat d’exprimer.

En effet, la situation dans laquelle s’est placé le TPA en confiant quasi-systématiquement ses traductions à des agents de l’extérieur ces dernières années est très risquée au point de vue de la définition identitaire, en ce sens que les textes produits de cette façon ne reflètent pas l’usage qu’on fait du français au Nouveau-Brunswick. Au fil des représentations, le spectateur moyen pourrait être porté à croire que la langue française telle qu’il la parle n’est pas assez « bonne » pour se retrouver sur scène, que seules les variétés linguistiques du Québec et de la France seraient suffisamment « internationales » pour servir à la réexpression de textes étrangers. Or, nous savons quel danger réside dans ce type de raisonnement : le fait de limiter l’usage de la langue locale peut renforcer le sentiment d’insécurité à l’égard de la langue française en Acadie chez des locuteurs déjà fortement complexés[42], en plus de renforcer la difficulté de penser le français acadien comme moyen de communication, ou mieux, comme langue de traduction.

Il n’est pas difficile de voir l’écart qui se dessine ici entre les pratiques traductives en Acadie et celles qui ont été soulignées par Brisset pour le Québec indépendantiste des années 1968 à 1988. Brisset constate que les pièces qui composent son corpus ont toutes été modifiées radicalement en vue d’effacer la présence de l’Autre traduit, ou son « altérité », et que ces textes ont servi à la création d’une identité propre au Québec en le démarquant du Canada anglais et de la France et en participant dans une certaine mesure au discours politique dominant. En Acadie, on se tourne au contraire vers d’autres horizons pour trouver la voix qui nous permet de raconter des histoires venues d’ailleurs.

Watchez-nous ben prendre la go avec ça

Dans la foulée de cette histoire assez récente de la traduction théâtrale en Acadie, il se dessine une nouvelle tendance sur la scène monctonienne : se servir du chiac, le français en usage dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick[43] comme langue de traduction et ce, malgré les critiques acerbes dont le chiac fait l’objet depuis longtemps. Cette démarche se situe dans un parcours parallèle à celui qu’on retrouve dans l’écriture, chez France Daigle, Marc Poirier et Paul Bossé par exemple, qui insèrent des dialogues en chiac dans leurs plus récentes productions[44].

En effet, j’ai signé en 2005 une traduction en chiac d’une pièce de Don Hannah, intitulée La Batture, dans le cadre d’un projet parrainé par le Playwrights Atlantic Resource Centre (PARC) et le Conseil des Arts du Canada, auquel participe également le théâtre l’Escaouette. À travers le médium du théâtre, qui se prête si bien à de telles explorations de par son rattachement à l’oralité, je souhaite participer à l’illustration légitime, sur la place publique, de la langue française telle qu’elle est employée en Acadie. Je veux de surcroît participer au mouvement littéraire actuel à Moncton en représentant sur scène une langue qui se trouve déjà dans les rues et sur les ondes. On pourra lire dans cette démarche un plaidoyer pour une représentation culturelle, identitaire, des Acadiens contemporains par le théâtre vivant.

La réception initiale de la traduction a été très chaleureuse autant dans les médias qu’auprès des membres du public. Plusieurs ont senti le besoin de me confier, presque en secret, que « c’est exactement comme ça qu’on parle chez nous ». D’autres, par contre, se sont demandés pourquoi je suis passée à côté d’une occasion d’écrire « une belle histoire en français comme il faut ».

Ce projet est en fait ma deuxième traduction en chiac pour la scène, la première ayant été présentée à Ottawa en octobre 2004 par une jeune troupe de théâtre bilingue. On a dit de mon texte que l’anglais et le français y sont parlés « randomly throughout » (Ball, 2004), ce qui est peut-être un peu le cas vu de l’extérieur. Mais le chiac n’est pas un usage indiscriminé de l’anglais et du français. Loin d’être « random », c’est une langue vivante qui gagnerait à être employée comme outil de travail. C’est une histoire à suivre…