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Aborder le discours de l’EZLN (Ejército Zapatista de Liberación Nacional) et ses traductions n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, chose aisée. Et ce pour plusieurs raisons : l’EZLN a déjà fait l’objet d’une multitude de discours – médiatiques ou universitaires[1] – et les sites Web en plusieurs langues dont il dispose sont constamment mis à jour. Indépendamment d’une popularité aujourd’hui fluctuante, la manière dont ce mouvement est entré dans l’histoire et la rapidité avec laquelle les traductions ont vu le jour méritent cependant réflexion. Leur diffusion et leur succès tiennent probablement à l’originalité et la séduction exercée par un certain discours politique, à la justesse des revendications d’un mouvement presque complètement indien, à la place occupée par le Mexique sur la scène internationale, à une médiatisation nationale et internationale extrêmement rapide, et aux nouvelles technologies – certains ont même évoqué une « guerre du net » (Martinez et Ronfeldt, 1997) – mais les raisons de ce succès quasi immédiat restent encore à approfondir.

Travailler sur les traductions du discours zapatiste présente un double intérêt : d’une part, saisir, comme pour tout texte traduit, quels en sont les enjeux et, d’autre part, situer ces traductions dans leur dimension politique. Nous allons pour cela distinguer trois grandes parties qui seront développées dans les pages suivantes :

  1. Une courte introduction visant à présenter l’insurrection, sa spécificité et ses répercussions au plan national et international;

  2. La présentation des spécificités du discours zapatiste en tant que discours politique, sa médiatisation et la traduisibilité qui lui semble inhérente;

  3. Les enjeux de ses traductions.

1- L’événement

Le 1er janvier 1994, jour de l’entrée en vigueur de l’ALÉNA (Accord de libre-échange nord-américain signé entre le Mexique, le Canada et les États-Unis, TLCAN pour Tratado de Libre Comercio de América del Norte en espagnol, le plus souvent TLC), un groupe masqué et armé prend d’assaut quatre localités importantes de l’État du Chiapas dont la ville extrêmement touristique de San Cristóbal de las Casas. Simultanément est apposée sur les murs de la ville une déclaration, Primera Declaración de la Selva Lacandona, intitulée ¡Ya Basta!, dans laquelle l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) déclare la guerre à l’armée fédérale, se propose de déposer le président Salinas de Gortari et exige que l’on mette fin à « une dictature de plus de 70 ans » et à plus de 500 ans de colonisation. Cette Déclaration éminemment performative – c’est une déclaration de guerre – dénonce donc une double imposition : celle d’un parti au pouvoir depuis plusieurs décennies et celle de la colonisation des peuples indigènes par les Espagnols. Il n’y a pas lieu ici de nous étendre sur les faits qui caractérisent les premiers jours du conflit[2] et qui auront indiscutablement marqué la scène politique mexicaine de l’année 1994, mais il nous semble cependant important d’insister sur la médiatisation dont le soulèvement fait l’objet. Cet événement dont la presse ne saisit pas encore bien les contours et qu’elle ne sait pas très bien nommer – rébellion, insurrection, soulèvement, prise d’assaut, agression – fait la une de plusieurs organes de presse nationale et internationale, qui reproduisent partiellement ou en entier la Déclaration, avec des photos des zapatistes à l’appui.[3] Le gouvernement déploie ses troupes militaires pour combattre le soulèvement rapidement identifié comme complètement indien, et la guerre, sanglante comme toutes les guerres, dure 12 jours au cours desquels s’instaure dans la société mexicaine un débat d’opinion sans précédent autour de la légitimité du président, de son parti au pouvoir depuis 70 ans, de la politique nationale, de l’indianité, du féodalisme, du racisme, de l’injustice, des droits de l’homme, de la violence, de la pauvreté – revendications ou dénonciations inscrites dans la Déclaration. Rapidement, et parallèlement au débat d’opinion, la presse devient le siège des interactions langagières entre l’EZLN et les lecteurs. Indépendamment du fait que la couverture dont a bénéficié l’insurrection dans le pays et à l’étranger aura sans aucun doute contribué au cessez-le-feu unilatéral décrété par le président le 12 janvier – non seulement les élections présidentielles approchaient, mais le Mexique et son président jouissaient au moment de l’insurrection d’une image particulièrement favorable sur la scène internationale –, la médiatisation quasi instantanée du mouvement sera constitutive non seulement des formes qu’il prendra au plan national et des transformations politiques qu’il entraînera dans la société mexicaine [4], mais également de la dimension altermondialiste qu’il acquerra par la suite.[5]

2- Les spécificités du discours zapatiste et la traduisibilité qui lui est inhérente

Nous entendons par « discours zapatiste » un corpus de textes constitué de communiqués et de documents qui émanent de la direction de l’EZLN (CCRI-EZLN[6]), fréquemment signés par son porte-parole le Sous-commandant Marcos, ainsi que de reprises de ce discours dans de nombreux textes journalistiques, universitaires et politiques. Si nous faisons référence dans le présent article à un certain nombre de commentaires publiés entre 1994 et 2000, les textes émanant de l’EZLN et soumis à l’analyse renvoient plutôt aux années 1994-1995, période cruciale sur le plan national qui aura marqué, pour un temps au moins, une nouvelle forme du dire et de l’agir politiques. En effet, ce sont les communiqués des deux premières années, voire même des premiers mois qui, par leur structure, leur texture et leur ton, fort éloignés de la langue de bois des discours d’une certaine gauche, ont surpris et séduit les lecteurs. S’il est clair aujourd’hui que ces textes sont apparus à un moment de l’histoire mexicaine où le contexte politique était particulièrement favorable à leur réception, il est néanmoins important de décrire rapidement leurs stratégies[7] pour bien comprendre les enjeux de leurs traductions.

Structure et texture des communiqués

Ces textes, communicatifs par définition – ce sont explicitement des communiqués – dévoilent une structure épistolaire récurrente. En haut à droite, une date, suivie plus bas à gauche de la mention du ou des destinataires : la presse nationale et internationale, la société civile, « el pueblo de México », les peuples et les gouvernements du monde, « hermanos, hermanas », les bases et les milices de l’EZLN, etc., mais aussi des experts ou des notables – Bill Clinton ou Eduardo Galeano par exemple. S’ensuit le texte du communiqué, de longueur et de genre variables[8], qui se termine toujours par un slogan – « Démocratie, Liberté, Justice ! » –, et son lieu d’émission – « Desde las montañas del sureste mexicano » –, une signature – « Subcommandante Insurgente Marcos », et/ou CCRI-EZLN – et enfin un post-scriptum qui peut donner lieu à une autre page de texte. Cette structure épistolaire qui sera encadrée par le dispositif énonciatif correspondant – un énonciateur et un destinataire marqués – révèle le nous zapatiste alternant constamment avec le je du Sous-commandant, le vous du destinataire et le eux, « ellos », pronom, pour reprendre Benveniste[9], de l’histoire et non du discours et qui fait bien évidemment référence à ceux (ou ce) dont on parle, mais également à ceux auxquels le Sous-commandant ne s’adresse pas directement ou qu’il ne veut pas nommer. Ces stratégies énonciatives n’ont pas été sans incidence sur la diffusion rapide et l’acceptation des communiqués. Cette « invitation au discours », lancée par le Sous-commandant Marcos à la société civile et qui était en fait la continuation des premières stratégies communicatives mises en place le 1er janvier à San Cristóbal de las Casas, a constitué une dimension fondamentale de l’agir zapatiste.

Visant plusieurs destinataires explicites et toujours indirectement un tiers, les communiqués sont souvent ancrés dans le contexte précis de leur émission, c’est-à-dire qu’ils s’organisent thématiquement autour de l’information quotidienne. On y retrouve les grandes catégories d’actes de parole (Searle, 1994, p. 75) – dénoncer, menacer, affirmer, déclarer, ordonner, inviter, convoquer – mais l’humour et l’ironie, mêlés parfois à la dramatisation d’une situation décrite et dénoncée, seront une constante de ce discours qui ne cache pas ses aspirations littéraires. Par ailleurs, au fur et à mesure des aléas du conflit, le CCRI intègre dans le discours politique les formes (métaphores, références, adresses) d’un discours qui semble venir du plus profond des communautés indiennes, où se mêle une autre temporalité, soit celle des mythes fondateurs des peuples indiens. Profondément polyphoniques, puisque imprégnés de la voix du guérillero métis, Marcos, métissé à son tour par les voix indigènes, elles-mêmes ponctuées de discours non indiens, les communiqués seront caractérisés par des textures particulières. L’exemple qui suit permet d’apprécier les difficultés posées à la traduction :

Para esto hacer, nosotros, los sin nombre y sin rostro, los autodenominados “profesionales de la esperanza”, los más mortales que nunca, “transgresores de la injusticia”, los que montaña somos, los del nocturno paso, los sin voz en los palacios, los extranjeros en la propia tierra, los de la muerte eterna, los despojados de la historia, los sin patria y sin mañana, los de la tierna furia, los de la verdad desembozada, los de la larga noche del desprecio, los hombres y mujeres verdaderos....Los más pequeños... Los más dignos… Los últimos... Los mejores... Nosotros hemos de abrir de nuevo la puerta del corazón hermano para que reciba nuestra palabra.

EZLN, 1995, p. 210; titre du communiqué du 10 avril 1994: « Votán-Zapata »

Les désignations « profesionales de la esperanza », « transgresores de la injusticia » reprennent textuellement le discours du secrétariat de l’intérieur et de l’armée, qui, en janvier 1994, avait qualifié les zapatistes de « profesionales de la violencia » et de « transgresores de la ley ». Ce texte est donc ancré dans l’histoire récente, mais des formulations comme « los que montaña somos, los del nocturno paso », « la puerta del corazón hermano para que reciba nuestra palabra » renvoient à la narration mythique et aux procédés discursifs des langues mayas de la région, tout en passant par des expressions comme « los despojados de la historia », qui évoquent plutôt les grands textes anti-colonialistes des années 1960, comme Les Damnés de la terre (Fanon, 1961), ou ultérieurement de l’anthropologie, comme Europe and the People without History (Wolf, 1982).

Qu’ils soient signés par Marcos ou par l’ensemble du CCRI, les communiqués sont très travaillés. Là aussi, on aurait du mal à dire quelque chose de nouveau. Marcos sait et aime écrire et là se trouve sa force; d’où ses échanges constants avec les hommes de lettres, depuis Régis Debray, qui en fait l’un des plus grands écrivains du siècle, en passant par Vázquez Montalbán et Eduardo Galeano, jusqu’à Octavio Paz, au départ féroce détracteur du mouvement, mais qui a dû avouer en 1996 être séduit par la dimension complètement irrévérencieuse de ce discours politique (Paz, 1996, p. 12). Même si ce pouvoir des mots permettra à ses adversaires d’intensifier leurs critiques [10], et qu’il constitue une arme à double tranchant – cette guérilla a pu être taxée dès le mois de février 1994 de « guerilla de papel »[11], expression qui cherchait à réduire l’importance sociale et politique du mouvement en la taxant exclusivement d’engouement ou d’affrontement discursif – c’est bien le terrain symbolique sur lequel a su se placer cette guérilla de la fin du XXe siècle qui aura porté ses fruits et ce, jusqu’à la présentation de la Comandante Esther à la tribune du Congrès mexicain, dont l’extraordinaire discours est malheureusement resté sans suite[12]. On se trouve donc face à un discours politique de type nouveau qui, une fois le cessez-le-feu décrété, constituera l’arme essentielle des zapatistes. Si ceux-ci ont adopté une stratégie de diffusion dès leur première apparition sur l’échiquier national, s’ils n’ont eu de cesse d’inviter la presse et de convoquer des réunions nationales et internationales en territoire zapatiste et, dès qu’ils ont été autorisés à le faire, envoyé leurs propres représentants en délégation pour dialoguer avec la société civile mexicaine, il y a néanmoins dans ce discours, émanant « des montagnes du sud-est mexicain », une dimension qui se veut universelle et qui franchira des frontières linguistiques et culturelles.

Une traduisibilité inhérente au discours zapatiste ou Marcos traducteur

L’inhérence, que nous avons évoquée en introduction, se situe à deux niveaux. D’une part, le discours prétend peu à peu à l’universel en passant par le local et, d’autre part, Marcos se présente lui-même comme un traducteur, un passeur, un pont entre les cultures indiennes et le monde métis du Mexique.

Prenons le premier niveau. Tout d’abord, les revendications zapatistes énoncées dans la Déclaration du 1er janvier – droit à la santé, l’alimentation, la justice, la liberté, etc. – visent des droits fondamentaux qui renvoient à la dignité de l’homme en général. Ensuite, le lien explicite établi par le discours zapatiste entre l’histoire mexicaine – le révolutionnaire Zapata, mais aussi la guerre d’indépendance – et les grands mythes fondateurs des communautés indiennes du Chiapas – Votán, l’esprit qui devient Votán Zapata – entre l’histoire cyclique et l’histoire conjoncturelle et entre l’introduction d’ « un grand être historique » (Rojo, 1996b) qui traverse le temps et l’univers tout en les fondant, donne à ce discours une dimension cosmique et utopique – « un mundo en el que quepan muchos mundos » – que l’anthropologue Lynn Stephen désignera en anglais par les termes « transvaluation » et « translation » (Stephen, 2002, p. 169)[13]. Stephen n’explicitera ni ne développera la notion de translation qui constituera le titre d’un sous-chapitre, mais le fait qu’elle utilise le terme n’est pas un hasard. Traduire ce discours de type nouveau, qui se présente déjà comme une traduction où politique et poétique se confondent et dans lequel les valeurs morales jouent un rôle de premier plan (Rojo, 1996b) – la « parole sincère » (palabra verdadera) y est opposée au « mensonge » et à la « traîtrise » du discours politicien – constituera une réponse à l’appel de l’EZLN et un geste politique d’adhésion.

Prenons maintenant le deuxième niveau. Marcos explique ainsi sa rencontre avec le vieil Antonio, personnage clé de ses communiqués:

Le premier village qu’on « prend », le premier où on entre ouvertement en tant que zapatistes, en 85, c’est le village du vieil Antonio. Là, il agit comme une espèce de traducteur, comme s’il nous expliquait ce que nous étions et ce que nous devions être au moment précis où se produit cette transformation interne du zapatisme. Le vieil Antonio est le pont qui permet aux guérilleros de la montagne d’entrer dans les villages. [...] Quand Marcos devra tenter de relier le monde indien avec le monde urbain, il aura recours au vieil Antonio : c’est lui qui fournit les éléments indiens du langage des zapatistes quand il s’adresse à l’extérieur. Je suis un plagiaire... Je prenais cette comparaison de la fenêtre (du pont) parce que Marcos, en tant que traducteur, est une fenêtre qui permet de se pencher vers l’intérieur ou de regarder dehors. Seulement la vitre est sale [...] Mais ce n’était pas sa fonction, le personnage qui se construit à partir de 94 était censé servir de passeur entre les deux rives, dans les deux sens.

Le Bot, 1997, pp. 133-134

Puis, à la question « Vous avez eu le temps de développer vos compétences linguistiques ?», Marcos répondra :

Dans la montagne, oui, c’était indispensable, pour enseigner, pour parler. Depuis, dans les villages non : selon le protocole zapatiste, quand on parle à la communauté on doit utiliser l’espagnol. C’est à l’autorité du village de traduire. Tu ne peux pas t’adresser directement au village, ce serait ignorer le protocole.

Le Bot, 1997, p. 137

Dans cette longue interview réalisée par Yvon Le Bot au cours des « Rencontres intergalactiques » de 1996[14], Marcos retrace son histoire et celle du mouvement, en recourant à la figure d’un premier traducteur, le vieil Antonio, dont il ne serait que le « plagiaire ». Les métaphores utilisées sont des notions que les discours sur la traduction connaissent bien – imitation (sous la forme péjorée de « plagiaire »), fenêtre, pont, passeur entre deux rives[15] – et qui posent un rapport incontournable à l’autre [16]. Au contact des communautés, Marcos fait l’expérience de ce qu’est la traduction, et il apprendra également que celle-ci peut être une activité liée à une position d’autorité : dans les communautés, seuls les chefs sont autorisés à traduire. Qu’elle se présente sous sa forme métaphorique – passeur entre deux cultures – ou comme une pratique linguistique, la traduction fonde l’identité politique de Marcos, que Raimundo Mier décrit admirablement:

La voix n’est qu’une simple traduction d’une autre voix, fondatrice, primordiale; elle est le dénouement d’une stratégie complexe d’interprétations. Paradoxalement, la propre voix n’est que l’interprétation de la voix indigène en termes admissibles pour ceux qui sont à la base de sa dégradation et de son oubli, mais Marcos interprète également en code tzotzil, tzeltal, tojolabal, chol, les voix convergentes et divergentes de [...] la « société civile ». [...] L’écriture équivoque de Marcos révèle ce passage incessant d’un regard à l’autre [...] d’une identité à la non-identité; cette identité frontière du traducteur, privée de voix propre mais capable de faire siennes toutes les voix, celles de l’auteur et du lecteur [...] Tomás Segovia a déjà souligné cette identité incertaine, extraterritoriale du représentant politique dans la démocratie, semblable à celle du traducteur : la traduction oblige à admettre la représentation non comme un simulacre d’identité, mais comme une mimésis multiple [...].

Mier, 1995, p. 160

Ce texte est intéressant à plusieurs égards. Il joue en effet sur les deux acceptions de la traduction – celle que le mot a dans la langue courante et celle que lui donnent les traducteurs – qui permettent au poète et traducteur Thomas Segovia d’en faire une métaphorisation de la représentation politique. Marcos traduit autant qu’il est traduit, comme si la réception dont il jouissait depuis janvier 1994 le confirmait dans un rôle qui n’était pas prévu au départ. Marcos, le métis, n’est plus qu’un maillon de la chaîne ininterrompue de traductions d’un monde à l’autre. Mais y a-t-il interaction entre ces différents niveaux? Un regard sur les textes traduits nous permettra peut-être de fournir une réponse

3- De la métaphore à la pratique: les traductions et leurs enjeux

Nous n’avons pas vraiment de traces de Marcos traducteur – au sens professionnel du terme – hormis la traduction d’un fragment d’un poème d’Éluard, placé en exergue d’un communiqué daté du 22 septembre 1994 et dédié au « seigneur IK’, prince tzeltal, fondateur du CCRI-CG de l’EZLN et tombé à Ocosingo, Chiapas en janvier 1994[17] ». Cet exercice de traduction littéraire, peu fréquent sous sa forme explicite, attirera les foudres des deux journalistes mentionnés antérieurement pour lesquels ce Marcos-là ne vaut guère mieux que le Marcos écrivain.[18]

En revanche, en ce qui concerne les traductions des communiqués, les textes abondent. J’aborderai principalement ici les traductions françaises, que je connais de plus près, mais je me référerai à l’occasion à une traduction en langue anglaise.

Les traductions du discours zapatiste sont publiées dans plusieurs contextes : médiatique, politique et universitaire. La presse française (Libération) publie à chaud, dès le 4 janvier, des extraits de la Déclaration, mais, au dernier trimestre 1994, étaient publiés quasi simultanément deux ouvrages : Feu Maya. Le soulèvement au Chiapas, édité par Aurore Monod,[19] avec le concours du Centre National du livre, et le premier volume des communiqués, publié par Dagorno, intitulé ¡Ya Basta! Les insurgés zapatistes racontent un an de révolte au Chiapas, avec un nom d’auteur : Sous-commandant Marcos. Cet ouvrage militant reprenait fidèlement les textes établis par la maison d’édition Era au Mexique. Lorsque ces deux livres sont publiés, la figure du Sous-commandant Marcos est déjà une figure emblématique.

Le texte établi par la linguiste Aurore Monod, texte qui s’inscrit dans la mouvance universitaire, s’étend sur environ 300 pages, signées par plusieurs auteurs dont Aurore Monod elle-même, qui se livre à une analyse approfondie du soulèvement. Le livre offre la traduction de dix documents de l’EZLN, ainsi que la traduction commentée dans deux variantes du tzeltal d’une loi d’amnistie émise par le gouvernement mexicain.

Le texte de 470 pages établi par Dagorno comporte la traduction de 135 communiqués, produits entre le 1er janvier et la mi-octobre 1994, agrémentés d’une grande abondance de notes explicatives portant sur une contextualisation historique et politique de l’événement, tout particulièrement dans le premier volume des communiqués, mais au sein desquelles on trouve cependant quelques notes de traduction identifiées (ndt) pour expliquer les intraduits propres à des réalités socio-politiques, ou certains sigles comme Sedena (Secretaría de la Defensa Nacional), qui font référence à la réalité politique et sociale mexicaine. Feu Maya laissera en espagnol certains termes évoquant des réalités socio-géographiques bien connues des anthropologues et qui sont passées dans le langage scientifique des américanistes français comme ejidos, milpas, cañadas, chicano, mais que la traduction de Dagorno s’efforcera de traduire.

Le livre s’ouvre avec un long communiqué du Sous-commandant, daté du 30 juin, qui est adressé à « toutes les grandes maisons d’éditions, les moyennes, les petites et les marginales, les pirates, les boucaniers, etc. […] qui m’ont écrit pour me demander un avant propos […] »[20]. Le texte d’Aurore Monod introduit une courte « préface du traducteur » non dénuée d’intérêt, dont voici un extrait :

Quelques uns des documents propagés par voie/voix de presse sont présentés car la parole a été souveraine dès le début des événements. Nous n’avons traduit que quelques textes zapatistes. La traduction en est ardue parce que la seule signature d’un communiqué masque parfois plusieurs auteurs, à peine perceptibles par des usages lexicaux, des tournures syntaxiques, des tremblements grammaticaux, qui signalent des traductions de traduction –par exemple un énoncé espagnol traduit en langue indigène, puis retraduit en espagnol – tant il est vrai que parfois, certaines formules de revendications sortent tout droit d’un moule idéologique contemporain hispanophone, sont repensées en tzeltal – ou dans une autre langue maya – et retraduites dans l’espagnol que nous appelons « de contact », c’est-à-dire une langue éloignée de l’espagnol source. Le français réduit à l’imperceptibilité, des faits de langue et de style que reconnaît l’espagnol mexicain.

1994, p. 7

Les soucis de traductrice d’Aurore Monod émanent d’une linguiste ayant une bonne connaissance non seulement de la problématique des langues mayas, mais de leur traduction, et évoquent bien entendu toutes les réflexions que l’on peut rencontrer chez les traducteurs de la littérature dite postcoloniale et que nous connaissons bien : ces textes qui portent en eux une traduction, s’aplatissent à l’arrivée, tellement l’interdiscours qui les sous-tend est difficilement traduisible. On retrouve des réflexions du même ordre dans la préface des traducteurs de l’édition nord-américaine :

The communiqués were written in many voices […]. Many of the communiqués are written in a Spanish that has the feel of indigenous languages. And finally, some of Marcos’ more personal letters and stories are written in the idioms of Mexico City’s streets and universities.

Sous-commandant Marcos, 1995, p. 17 [21]

Si l’ouvrage de Dagorno, situé dans une perspective déjà altermondialiste et militante, ne prend pas ces précautions, la traduction qu’il nous offre, malgré ses maladresses – la littéralité de certains fragments la rend parfois difficile à lire (sans compter les erreurs, mais il n’en a pas l’exclusivité) – fait également apparaître un grand souci de mise en forme. Ces deux traductions presque simultanées – la traduction anglaise à laquelle nous avons eu accès ne date que de 1995 – vont nous permettre d’établir une comparaison fructueuse, ne serait-ce que de quelques communiqués[22].

Nous avons classé en 3 grandes catégories les points sur lesquels les traductions diffèrent ou butent et qui sont révélateurs, à nos yeux, des stratégies des traducteurs et des enjeux de l’édition :

  1. Les ambiguïtés énonciatives et la construction du tiers;

  2. Les réajustements de registre;

  3. Les notions et les formules canoniques.

Les ambiguïtés énonciatives et la construction du tiers

Les deux exemples suivants sont tirés d’un communiqué daté du 1er mars, soit juste à la fin du premier dialogue/négociation entre l’EZLN et le gouvernement, dialogue qui n’a pas abouti et qui s’est déroulé du 21 février au 2 mars 1994 à San Cristóbal de las Casas. Il s’agit d’un communiqué adressé « au peuple du Mexique, aux peuples et aux gouvernements du monde, aux ONG, à la presse nationale et internationale », visant à remercier les ONG de leur solidarité[23] :

Les exemples (1) et (2) font apparaître dans les traductions des inscriptions différenciées du destinataire. Dans l’exemple (1), la traduction (FM) introduit les ONG à la 3e personne – nous tenons à les remercier – (D) en fait explicitement des destinatairesvous parler de nouveau, vous remercier – mais le phénomène est exactement inverse dans l’exemple (2), où c’est au contraire (FM) qui instaure les « frères » en destinataires directs – « merci aux frères, [...] votre pas ». Quant à la traduction en langue anglaise, elle procède comme (FM) dans les deux exemples, recourant cependant, comme dans la traduction française qui utilise le verbe « remercier », performatif que Benveniste classe dans la catégorie des « délocutifs » (littéralement « dire merci »), à l’expression performative anglaise « to say thank you », où le you peut jouer sur les deux tableaux, soit comme morphème intégré à l’expression verbale, soit réellement pronom d’adresse. Si la résolution de l’ambiguïté dans un sens ou dans l’autre est ici politiquement peu lourde de conséquences, il y a des cas où celle-ci semble avoir été nettement problématique. Dans un communiqué du 31 janvier 1994, adressé explicitement aux quatre journaux que l’EZLN avait déclaré dignes de sa confiance[24], suivi d’un mot d’adresse (Messieurs), Marcos répond à l’homme de confiance de Salinas de Gortari, José Cordoba, qui avait déclaré quelques jours auparavant dans la presse que l’EZLN était une « force politique en formation ». [25]

¿Todavía creen engañar a la sociedad o se tranquilizan a sí mismos con esa negación en formación? ¿Qué van a hacer? [...] Por qué callan todos? ¿La “democracia” que querían era ésta? [...] ¿Para el gobierno federal los indígenas siguen siendo niños chiquitos, es decir “adultos en formación”? ¿Hasta cuando van a entender? [...] Quieren mostrarnos como intransigentes ante la opinión pública [....], nos quieren comprar con un montón de promesas [...] Traigan otra vez la imagen de Venustiano Carranza para ofrecer la limosna del perdón, aquí está Zapata vivo y digno todavía. Traten de asesinarlo de nuevo. Nuestra sangre va en prenda, que la levante el que aun tenga vergüenza.

Era, p. 112

Croit-on encore pouvoir tromper la société ou espère-t-on se rassurer soi-même par cette négation « en formation »? Que vont-ils faire? […] Pourquoi tout le monde se tait-il? C’est ça la « démocratie » qu’on voulait? […] Pour le gouvernement fédéral, les Indigènes restent-ils des petits enfants, c’est à dire des « adultes en formation »? Quand comprendront-ils? […] On veut nous faire passer pour insensibles à l’opinion publique […] on veut nous acheter avec tout un tas de promesses […] Apportez à nouveau l’image de Venustiano Carranza pour nous faire l’aumône d’un pardon, Zapata est ici, toujours vivant et digne. Essayez de le tuer à nouveau. Notre sang est engagé, que le relève celui qui connaît encore la honte.

D, p. 118

Do they still believe they can fool society, or are they trying to calm themselves with this negation, “in formation”? What are they going to do? […] Why is everybody silent? Is this the “democracy” that everyone wanted? […] According to the federal government, do the indigenous people of Chiapas continue to be children, that is to say “adults in formation”? When are they going to understand?They want to make us out as intransigents […] They want to buy us with a mountain of promises […]. Like Venustiano Carranza before them, they offer us the pittance of pardon. But Zapata is still here, alive and well. Go ahead, try to assassinate him again. Our blood falls as a pledge, let those with some pride left redeem it.

MRP, p. 108

La traduction de ce fragment montre bien les hésitations du traducteur français, qui passe d’un « ils » à un « on », ce dernier situé à mi-chemin entre l’indéfini et le « nous » inclusif, alors que l’anglais n’aura recours qu’au « they ». Or, malgré la question suivante « ¿Para el gobierno federal, los indígenas siguen siendo niños chiquitos, es decir “adultos en formación”? », qui nous suggère une véritable mise à distance de ce destinataire, il aurait été parfaitement possible de substituer les deux pronoms par un « vous », tant ces questions s’apparentent à des injonctions, confirmées par les impératifs explicites de la fin du fragment (« apportez », « essayez »). Ces ambiguïtés auxquelles se heurte la traduction interlinguistique, maintes fois attestées dans de nombreuses études (Lyons, 1983, Mulhausler et Harre, 1990, Ernst-August Gutt 1993, entre autres) n’auraient pas retenu mon attention outre mesure, si le dispositif énonciatif ne constituait pas un élément fondamental du fonctionnement discursif des communiqués. En effet, si le discours zapatiste a fait l’effet d’une subversion des règles du jeu politique, c’est bien précisément aussi parce qu’il s’est permis un type d’invective, une véritable prise de parole (de Certeau, 1994) qui a déjoué les positions hiérarchiques. Conserver l’initiative du dialogue, voire le tour de parole, et donc se poser en énonciateur tout en construisant ses destinataires – qu’il s’agisse ou non d’instances gouvernementales – se trouve à la base des stratégies communicatives de l’EZLN.

Les réajustements de registre

Les exemples sont également ici extrêmement nombreux, mais nous n’en citerons que quelques-uns pour illustrer notre propos. Certains auront précisément trait à l’humour dont la traduction est toujours problématique et qui a constitué l’un des grands arguments de vente de l’édition française[26]. D’autres auront trait au niveau de langue, d’autres encore aux procédés stylistiques qui ont permis de classer ces communiqués dans le « genre poétique » plus que politique. Dans tous les cas, les quelques retraductions dont nous disposons font apparaître, plus que la correction d’erreurs, une volonté de « rectifier le tir », un réajustement de ton, qui produira indéniablement des effets de sens, aussi ténues que soient les variations.[27]

a) L’humour

Tableau

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Ainsi commence l’un des communiqués les plus célèbres de Marcos, daté du 18 janvier 1994 et intitulé dans les publications « De qué nos van a perdonar ». Si Marcos commence effectivement par s’excuser auprès des organes de presse d’avoir omis de faire figurer l’un d’entre eux dans son communiqué précédent, il répond en réalité au président Salinas qui vient de faire publiquement une « offre de pardon » aux insurgés. [28]

Ce premier énoncé présente à lui seul deux variantes dans les traductions françaises, la traduction anglaise partageant à la fois des traits de (FM) et de (D), sans toutefois respecter les guillemets du discours rapporté : la première variante porte sur la modalisation et la seconde sur la parenthèse qui est supposée donner à ce communiqué, par ailleurs dramatique, une entrée en matière humoristique et personnalisée. Dans le premier cas, le « je dois commencer », verbe modal à la première personne, est remplacé par une structure déontique de forme impersonnelle « il faut » mais dans laquelle on conserve l’inscription d’un sujet énonciateur grâce au déictique « me »; dans le second cas, la parenthèse présente deux variantes : le syntagme nominal « mauvais début » est remplacé par le syntagme verbal « ça commence mal », qui, grâce au « ça », prétend renvoyer à la langue parlée; mais le temps du verbe « disait », introducteur du discours rapporté, est remplacé par le conditionnel passé « aurait dit ». La mise à distance énonciative de la traduction (D), produite non seulement par la structure impersonnelle, mais également par un hypothétique qui rend l’existence du dire aussi peu probable que celle de la grand-mère, donne à cette seconde version un ton encore plus ironique et drôle que la première[29]. Détails, dira-t-on, mais qui sont révélateurs. Ce qu’il me semble important de souligner ici, c’est que ce travail de retraduction porte sur l’image que l’on veut donner de Marcos, de son ethos (Amossy, 1999), à travers sa parole. La seconde version présente un énonciateur plus irrévérencieux que ne l’était celui de la première – la mise à distance, polyphonique par définition, étant au fondement même de l’ironie (Ducrot, 1984, p. 210) – et parfaitement à même de « ce que parler veut dire »[30].

b) Les « figures de style »

Les exemples qui portent sur le lexique plus que sur la syntaxe – « no era ese mundo un sueño del pasado » (1er mars 1994), qui sera traduit comme « un rêvepasséiste » (FM), « un rêve du passé » (D) « a dream from the past » (MRP) – sont légion et le travail de réécriture s’appliquera à trouver le registre adéquat. On retrouve ce même souci chez les commentateurs du discours zapatiste qui, lorsqu’ils citent, souvent retraduisent. En témoigne ce fragment de lettre datée de juin 1994, adressée à l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano et signée par Marcos, lettre publiée dans le volume de Dagorno et en partie retraduite dans l’ouvrage Marcos, la géniale imposture (MGI):

Cette retraduction, qui provient du chapitre intitulé « Le Pouvoir des mots » évoqué dans les pages précédentes, cherche à échapper à la littéralité de la première traduction en contournant la métaphore du texte original, et montre non seulement un Marcos en pleine possession d’un savoir-faire, mais une traduction qui cherche à faire mieux (ou autrement) que la précédente (comme toute retraduction). La traduction, en tant que discours rapporté, montre autant qu’elle se montre[31], et les « corrections de style » qui, en éliminant les calques, aplatissent en quelque sorte la parole de départ, prétendent rehausser la parole de deux instances énonciatrices : l’instance traduite et l’instance traductrice. Mais ces corrections ont également une portée argumentative : l’ethos de Marcos qui transparaît dans la nouvelle traduction est celui d’un homme dont la langue perd toute connotation indigène dès lors qu’il s’adresse à un « pair » citadin, visée argumentative qui n’est pas exempte d’ambiguïté. Soit le « je » qui reconnaît ses erreurs manie parfaitement les deux codes et passe aisément d’« une rive à l’autre », soit le métissage que sa langue fait apparaître par endroits n’est pas à prendre au sérieux et reste du domaine de l’imposture et du leurre. Dès lors que l’on sait que les deux auteurs du livre s’attachent essentiellement à détruire la figure mythique de Marcos, on peut se poser la question. Passons maintenant au dernier volet de cette étude qui concerne la traduction des termes clés et des formules canoniques du discours zapatiste.

Notions et formules canoniques

Plusieurs formulations de l’EZLN ont été reprises par les politiciens mexicains à diverses occasions. C’est le cas de l’expression « mandar obedeciendo » (« diriger en obéissant »), mot d’ordre du maire de México et candidat présidentiel de centre gauche lors des élections de juillet 2006, ou de l’adjectif « incluyente » (« d’inclusion »), repris par toute la classe politique (un México incluyente, una política incluyente, un diálogo incluyente, etc.). Les étudiants grévistes de L’UNAM (Universidad Nacional Autónoma de México) criaient en 1999 « Nunca más una Unam sin nosotros » (« Plus jamais une université (UNAM) sans nous »), qui reprenait l’expression de l’EZLN « Nunca más un México sin nosotros », ou lors de leur incarcération en 2000 répondaient ainsi au recteur qui leur faisait publiquement une offre d’amnistie : « no queremos perdón, queremos justicia »[32]. Certains termes, plus diffus, sont également devenus emblématiques. C’est notamment le cas de notions comme la « verdad », « hablar con la verdad », que l’on trouve fréquemment sous sa forme adjectivale « verdadero », intégré à divers types de syntagmes, « diálogo verdadero », « palabra verdadera », « ánimo verdadero », « hombres verdaderos », « mundo verdadero », etc. Ce terme, apparemment anodin, sera problématique pour les traductions françaises qui coïncideront rarement. En effet, là où nous aurons en espagnol « un mundo verdadero » (1-3-94), (FM) traduira « un monde authentique », et (D) « un monde vrai »; là où nous aurons « el diálogo de San Cristóbal fue verdadero » (3-3-94), on lira dans (FM) « Le dialogue de San Cristóbal a été sincère », et dans (D) « Le dialogue de San Cristóbal a été un vrai dialogue», ou encore « la preocupación verdadera » (ibid), donnera « la préoccupation véritable » (FM) et « le souci sincère » (D). Une fois de plus, la traduction permettra de saisir la complexité sémantique d’un terme dont l’usage et la provenance – le monde indien – fera pencher la balance en faveur soit de sa valeur de vérité, soit de sa valeur morale, deux versants par ailleurs fondamentaux du discours zapatiste et plus généralement du discours politique, sans qu’il y ait systématicité dans une traduction ou dans l’autre. Le terme sera également problématique pour les analystes, comme en témoigne ce dernier exemple, « hombres y mujeres verdaderos » (27-2-94), traduit dans (D) par « hommes et femmes vrais » et dans (RZ) par « hommes et femmes de vérité ».

Si les réajustements de registre observés antérieurement sont toujours l’indice d’un imaginaire linguistique (Toury, 1995), les choix évoquent plus directement une prise de position idéologique et politique. Comparons les versions suivantes :

Todos son culpables, desde los altos funcionarios federales hasta el último de los líderes “indígenas” corruptos, pasando por un gobernador que no eligieronlos chiapanecossegún su voluntad y derecho, presidentes municipales más preocupados por obras de ornato y por estrechar relaciones con grandes señores que por gobernar para sus gentes.

13 janvier 1994, Era, p. 70

Tous sont coupables, depuis les hauts fonctionnaires fédéraux jusqu’aux petits leaders « indiens » corrompus, en passant par le gouverneur que n’ont pas choisi ni élules Chiapanèques, et les dirigeants municipaux, d’avantage préoccupés par l’apparat ou par leurs relations avec les grands que par le bien être deleurs administrés.

FM, p. 234

Tous sont coupables, des hauts fonctionnaires fédéraux au dernier des chefs « indigènes » corrompus, en passant par un gouverneur qui n’a pas été élu parla volonté et le droit dupeuple chiapanèque, des présidents municipaux plus préoccupés par les oeuvres de façade et l’entretien de leurs relations avec les grands seigneurs que par le fait de gouvernerau service du peuple.

D, p. 83

They are all guilty, from the top federal functionaries down to the last corrupt “indigenous” leader, who, not freely elected by the Chiapan people, passes himself off as a governor. Guilty are the mayors concerned more with decorative projects and tightening their relationships with important men than governingtheir people.

MRP, p. 72

Les différentes traductions de ce passage, issu de l’un des tout premiers communiqués de l’EZLN, puisqu’il date du 13 janvier, font apparaître plusieurs enjeux idéologiques. Nous ne relèverons ici que les variantes de portée politique.

(1) « indiens » et « indigènes », ce dernier étant également conservé dans la traduction anglaise; (2) « un gobernador que no eligieron los chiapanecos según su voluntad y derecho », devient « un gouverneur que n’ont pas choisi ni élu les chiapanèques » (FM), « qui n’a pas été élu par la volonté et le droit du peuple chiapanèque » (D), « not freely elected by Chiapan people » (MRP); (3) « gobernar para su gente ». (FM) proposera « le bien-être de ses administrés », (D) « gouverner au service du peuple », et (MRP), « governing their people ».

Ces trois écarts sont de nature différente : dans (1) il s’agit d’un simple changement lexical, alors que (2) et (3) révèlent des stratégies d’adaptation d’ordre conceptuel forcément plus complexes. Prenons le premier cas. En espagnol, le vocable indio est une catégorie politique liée à la colonisation (Bonfil, 1972) et il est banni des discours politiques et universitaires et plus encore des discours de l’indigénisme officiel; lorsqu’il est assumé par des leaders émanant des communautés indiennes elles-mêmes – au niveau national ou continental – il se présente généralement comme adjectif, inséré dans des syntagmes comme pueblo indio. La situation devrait être inverse en français, puisque c’est le terme « indigène » qui renvoie au langage de l’administration française coloniale[33]; mais il gagne aujourd’hui de plus en plus de terrain dans la langue courante ou dans le discours scientifique pour faire référence aux communautés indiennes américaines, alors que le terme « indien », dépourvu des connotations dévalorisantes qu’il a en espagnol, peut être de rigueur dans le discours anthropologique américaniste pour désigner précisément la catégorie socioculturelle objet de l’étude, ce qui expliquerait son usage dans la traduction (FM). Le fait que le terme indígena soit placé entre guillemets dans le texte de départ, est un indice d’hétérogénéité énonciative (Authier-Revuz, 1984), qui remet en question la prétendue neutralité des discours indigénistes officiels. Si les traductions respectent les guillemets, la traduction (D), d’obédience politique plus que scientifique choisira de se placer du côté de l’instance de départ et conservera le terme « indigène », pour éviter tout procès d’intention.

Dans la phrase (2), l’espagnol renvoie au discours juridique –« según su voluntad y derecho » – mais partage deux langages du droit : celui du droit constitutionnel et celui du droit coutumier des populations indigènes. Les stratégies d’adaptation adoptées par les trois traductions porteront sur des éléments différents de la phrase : (FM) va conserver la structure active et le générique « chiapanèques », mais va remplacer la binarité de l’expression « según su voluntad y derecho » par une structure binaire verbale, « ni choisi, ni élu »; (D) transformera la phrase active en passive, « qui n’a pas été élu », suivie d’un complément d’agent, mais si la traduction calquera les deux substantifs liés par la copule, elle fera des « chiapanèques », le « peuple chiapanèque »; quant à la traduction anglaise, elle transformera comme la précédente l’active en passive suivie d’un « Chiapan people », mais substituera et synthétisera la structure binaire par l’adverbe « freely », faisant ainsi émerger un type de discours qui implique la naturalisation d’une formulation politique spécifique.

Les trois traductions présentent les difficultés éprouvées par les traducteurs face à l’expression « gobernar para su gente ». Si la traduction anglaise traduit sans problèmes « su gente » par « their people », elle procède à l’éviction du « para »; la traduction de (FM) propose une naturalisation à l’extrême du texte de départ en le remplaçant par un jargon administratif typiquement français « le bien-être de ses administrés », et (D) choisit la langue de bois des militants de la gauche révolutionnaire, « au service du peuple ». On se trouve donc face à des stratégies d’adaptation qui font jouer plusieurs imaginaires linguistiques et politiques, mais ou la notion de pueblo/gente/people/peuple révèle une fois de plus ses multiples facettes[34] : la traduction (FM) propose un modèle français d’interaction entre un maire et « ses administrés », la traduction (D) vise directement le champ du marxisme-léninisme traditionnel en gommant les différences possibles entre la notion de « su gente » y « pueblo », et la traduction (MPR) propose le modèle d’une démocratie libérale.

Conclusion

L’analyse à laquelle nous venons de nous livrer montre bien les difficultés d’un travail de traduction généralement conscient de sa tâche. Si les liens entre traduisibilité inhérente au discours zapatiste – notre hypothèse de départ – et les diverses traductions écrites des textes produits sont encore difficiles à formuler, la recherche permet cependant de tirer quelques conclusions. Dès la fin 1994, il existe déjà plusieurs traductions de ces textes, phénomène propre aux grands textes littéraires, mais également aux grands corps de doctrines, quel que soit leur domaine, sans que l’écriture de l’EZLN et de son porte-parole ait démontré – il est encore trop tôt pour le savoir – qu’elle résistait à l’épreuve du temps. Il pourrait être délicat, voire erroné, d’utiliser la notion de retraduction, ou, en tout cas, de poser le problème d’une retraduction historique comme le fait Annie Brisset pour la traduction de Darwin. Nous sommes plutôt face à un phénomène de retouches successives, ou quasi simultanées, dans les textes traduits qui circulent et qui semblent au nouveau traducteur imparfaits, ou tout du moins, ne pas atteindre le bon objectif, ou la bonne visée, moins au sens bermanien qu’au sens pragmatique d’auditoire. Il n’y a pas de réactualisation du discours zapatiste, puisqu’on est dans le synchronique, mais plusieurs interprétations simultanées de ce qui, dans ce discours, est porteur. Malgré leurs différences notoires, et indépendamment de celles que l’on peut considérer comme plus adéquates, au sens où Toury utilise ce terme, ce qui frappe dans ces deux traductions, c’est qu’on y trouve un souci extraordinaire d’éliminer, dans la mesure du possible, les emprunts. Les stratégies d’adaptation décelées partent moins, à nos yeux, d’un souci de gommer l’altérité propre à ces textes, que d’une volonté d’intégrer ce discours dans une dynamique politique qui se veut également française (ou anglaise). Il est en effet troublant d’observer que l’expression qui donne son titre au premier volume des communiqués, ¡Ya Basta!, lorsqu’elle sera intégrée dans les textes et présentée sous forme de discours rapporté, sera traduite (« Assez! » (FM), « Ça suffit » (D), « Enough » (MRP)), alors même que l’expression « basta » est entrée dans la langue française parlée.

Le discours zapatiste est-il traduit comme un discours politique ou comme un discours littéraire? Il a été traduit comme un discours politique et littéraire. A-t-il franchi les frontières comme discours politique, comme discours littéraire? Il a franchi les frontières comme un discours poétique et politique. A-t-il eu la même portée au Mexique que dans le reste du monde? Nous ne sommes pas encore en mesure d’affirmer si les expressions qui ont pénétré le discours politique mexicain ont frayé leur voie dans les différents mondes qui les ont accueillies. Il semblerait que l’expression d’un mouvement social et politique comme celui des « sans papiers » en France se soit inspiré du mouvement des « sans visage » zapatistes. Quoi qu’il en soit, ce sont les traductions de ce discours qui ont franchi les frontières et qui ont fait de ce mouvement le premier discours véritablement altermondialiste. S’il est encore difficile de mesurer dans le discours zapatiste même ce que l’activité traduisante lui a apporté, il semble bien en tout cas que la traduction en tant que telle soit constitutive d’une identité et d’un geste politiques.