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I) Introduction

La théorie sociologique de Pierre Bourdieu adaptée à la traductologie fait partie des efforts pour définir une traductologie hors du binarisme. Elle offre deux avantages majeurs : elle rend au traducteur la place qui lui revient et qui lui a été si longtemps refusée, et elle introduit la notion de champ. Dans l’opération qui consiste à introduire le traducteur en tant qu’agent de la traduction, une autre notion joue un rôle fondamental, la notion d’habitus (Bourdieu). Nous nous concentrerons sur cette notion en analysant l’habitus d’une traductrice du milieu du XXe siècle, Marie Canavaggia.

Marie Canavaggia est une traductrice importante qui a traduit par passion les oeuvres qu’elle aimait et qu’elle voulait faire découvrir à ses compatriotes dans des traductions qui, elle l’espérait, respectaient le travail des écrivains qu’elle traduisait tout en tenant compte de ses lecteurs. Nous entendons faire découvrir (ou redécouvrir) qui est Marie Canavaggia. Pour ce faire, nous tâcherons auparavant de définir la notion d’habitus. Ensuite, nous présenterons une analyse contrastive de la traduction de Marie Canavaggia de The Scarlet Letter de Nathaniel Hawthorne, analyse qui reposera sur les « tendances déformantes » selon Antoine Berman. Pourquoi Berman? Nous avons choisi ses « tendances déformantes » pour les trois raisons principales suivantes : elles n’entrent pas en conflit avec la sociologie bourdieusienne, elles constituent un outil qui permet de faire une analyse détaillée de la traduction et elles permettent d’éclairer les pratiques de traduction de Marie Canavaggia. Nous tenterons de faire apparaître le lien entre l’habitus de la traductrice et sa manière de traduire. Pour cela nous ferons une comparaison brève avec un autre traducteur de The Scarlet Letter, Pierre Leyris, ce qui permettra de mieux situer la position et la pratique de traduction de Marie Canavaggia dans le champ de la littérature française.

II) La notion d’habitus

La théorie des biens symboliques de Bourdieu s’articule autour de trois notions centrales s’appliquant à la traductologie[2] : le champ, l’habitus et l’illusio. Elles « […] peuvent être définies mais seulement à l’intérieur du système théorique qu’elles constituent, jamais à l’état isolé » (Bourdieu et Wacquant, 1992, p. 71). En ne tenant compte que de l’une ou l’autre de ces notions et, par conséquent, en mettant de côté les autres notions, la théorie bourdieusienne perd une partie de son sens. Même si, dans le cadre de cet article, nous nous intéressons plus particulièrement à la notion d’habitus, nous sommes consciente du lien intime qui unit cette notion aux deux autres, dont nous tenons compte même si nous ne les développons pas.

Bourdieu donne diverses définitions de l’habitus dans ses ouvrages, car, comme il le dit lui-même, il travaille en spirale et il revient à plusieurs reprises sur les mêmes notions. Ses définitions sont parfois répétitives, mais d’analyse en analyse des éléments nouveaux apparaissent et la notion se complexifie et se simplifie à la fois en s’éclaircissant. Nous avons opté pour une définition proposée par Wacquant, car nous pensons qu’elle rassemble bien et exprime clairement les idées de Bourdieu.

L’habitus est un mécanisme structurant qui opère de l’intérieur des agents, bien qu’il ne soit à proprement parler ni strictement individuel ni à soi seul complètement déterminant des conduites. L’habitus est, selon Bourdieu, le principe générateur des stratégies qui permet aux agents d’affronter des situations très diverses. Produit de l’intériorisation des structures externes, l’habitus réagit aux sollicitations du champ d’une manière grossièrement cohérente et systématique. En tant que collectif individué par le biais de l’incorporation ou individu biologique « collectivisé » par la socialisation, l’habitus est un concept proche de l’« intention en action » de Searle ou de la « structure profonde » de Chomsky, à ceci près que, loin d’être un invariant anthropologique, cette structure profonde est une matrice générative historiquement constituée, institutionnellement enracinée et donc socialement variable (par exemple Bourdieu, 1987[3]). L’habitus est un opérateur de rationalité, mais d’une rationalité pratique, immanente à un système historique de rapports sociaux et donc transcendante à l’individu. Les stratégies qu’il « gère » sont systématiques et cependant ad hoc dans la mesure où elles sont « déclenchées » par la rencontre avec un champ particulier. L’habitus est créateur, inventif, mais dans les limites de ses structures.

Bourdieu et Wacquant, 1992, pp. 25-26[4]

L’habitus est le produit de l’histoire et il est sans cesse immergé dans des expériences nouvelles, qui l’affectent. Il est durable puisqu’il ne peut s’éteindre, mais il évolue et change selon les expériences qui se présentent à lui. Il écarte aussi de lui-même toutes les conduites vouées à l’échec puisque incompatibles avec ses conditions objectives. Parce qu’il évolue, l’habitus peut avoir « […] ses ratés, ses moments critiques de déconcertement et de décalage […] » (Bourdieu, 1997, p. 191).

Si l’habitus est tout ce qui pousse un agent à faire ce qu’il fait de la façon dont il le fait et qui se développe selon l’époque, le contexte social, l’histoire familiale et les fréquentations de l’agent, « [l]’habitus du traducteur, disposition acquise, durable et transposable, est ce qui fait qu’il traduit d’une manière plutôt que d’une autre » (Gouanvic, 2001, p. 41).

Essayer de comprendre une carrière ou une vie comme une série unique et à soi suffisante d’événements successifs sans autre lien que l’association à un « sujet » dont la constance n’est peut-être que celle d’un nom propre socialement reconnu est à peu près aussi absurde que de tenter de rendre raison d’un trajet dans le métro sans prendre en compte la structure du réseau, c’est-à-dire la matrice des relations objectives entre les différentes stations. Toute trajectoire sociale doit être comprise comme une manière singulière de parcourir l’espace social, où s’expriment les dispositions de l’habitus […]

Bourdieu, 1992, p. 360

Dans le cas du traducteur, l’habitus (que Bourdieu nomme primaire) est souvent acquis à l’école lors de l’apprentissage d’une langue seconde; cependant, il peut être acquis dans d’autres conditions, notamment, lors de longs séjours à l’étranger durant l’enfance. Cet habitus est la condition de l’acquisition de la pratique de traduction, mais ce n’est pas ce qui définit le traducteur. L’habitus spécifique du traducteur se construit à l’endroit où les deux cultures, cible et source, se rencontrent. Et parce qu’il connaît ces deux cultures (sa culture est la culture cible et la culture source lui est familière, car, dans un premier temps, il a appris la langue étrangère et, ensuite, il a fait des lectures dans cette langue, il a côtoyé des personnes originaires de cette culture, il a fait des séjours dans un pays où cette culture est dominante, etc.), l’habitus du traducteur a la particularité d’être bi-culturel, c’est-à-dire les deux cultures cohabitent à l’intérieur du traducteur et ce dernier arrive à établir des liens entre elles ainsi que des points de comparaisons qui, à leur tour, permettent de constater les similitudes et les différences entre les cultures source et cible. Nous nous en tiendrons à cette très brève introduction à la notion d’habitus, nous bornant à présenter de la notion ce qui nous servira pour le cas de Marie Canavaggia[5].

III) L’habitus de Marie Canavaggia

Nous allons tenter de saisir l’habitus de Marie Canavaggia en analysant ce que nous connaissons de sa biographie. Ce n’est qu’en relatant sa trajectoire sociale que nous serons en mesure de comprendre ses options de traduction et sa position dans le champ de la littérature française. Marie Canavaggia ne traduit pas au hasard. Ses choix s’opèrent en fonction du contexte social à l’intérieur duquel elle évolue, de son histoire familiale et de ses fréquentations.

a) De la difficulté de réunir des renseignements sur Marie Canavaggia

Ce que nous avançons est provisoire et hypothétique, car peu de renseignements sont disponibles sur cette traductrice et elle ne s’est que très peu exprimée sur son métier de traductrice. En effet, même si Marie Canavaggia est une traductrice active qui a été publiée par plusieurs éditeurs français (petits et grands)[6], elle reste une figure plutôt abstraite. Nous avons amorcé nos recherches sur cette traductrice en consultant les différentes bases de données des bibliothèques de l’Université de Montréal et des universités Concordia et McGill. Comme nos recherches se sont avérées infructueuses, nous nous sommes tournée vers la Bibliothèque nationale de France (BnF). Nous n’avons pas eu davantage de succès bien que nous ayons consulté l’ensemble des outils de recherche et des documents de la Salle X (recherches bibliographiques) et quelques bibliothécaires dont un, Patrick Ramseyer, très renseigné, nous a conseillé d’explorer deux nouvelles pistes : la Société des gens de lettres et l’Association des traducteurs littéraires de France.

La première de ces deux pistes n’a donné aucun résultat : Marie Canavaggia n’apparaît pas dans leurs registres. Quant aux traducteurs et aux traductrices de l’Association des traducteurs littéraires de France que nous avons rencontrés après leur réunion mensuelle de novembre 2004, ils ont été d’un plus grand secours. L’une des traductrices s’est rappelée que Marie Canavaggia avait été la secrétaire de Louis-Ferdinand Céline et qu’un libraire parisien, Émile Brami, venait de publier le second tome d’une biographie sur l’auteur français. Nous avons rencontré Monsieur Brami à sa librairie; nous lui avons expliqué que nous faisions une thèse sur les douze traductions françaises de The Scarlet Letter de Nathaniel Hawthorne et que nous étions à la recherche de renseignements sur Marie Canavaggia. Il nous a dit qu’il n’était pas en mesure de nous aider (il n’était pas question de la traductrice dans ses travaux), mais que Jean-Paul Louis (un éditeur installé à Tusson en Charente) le pourrait, car il lui avait consacré deux ouvrages. Il nous a aussi communiqué les coordonnées de Monsieur Louis ainsi que celles de la dernière survivante de la famille Canavaggia, sa nièce, Madame Gauthier. De retour à la BnF, nous n’avons trouvé que trois volumes de lettres écrites par Céline à différentes personnes de son entourage. Le premier, Lettres à Marie Canavaggia, 1 : 1936-1947, nous a fourni quelques renseignements. Ensuite, nous avons contacté Jean-Paul Louis qui nous a donné les coordonnées de son point de vente parisien afin que nous puissions nous procurer son ouvrage sur Marie Canavaggia[7]. Il a aussi ajouté que tout ce qu’il savait sur Marie Canavaggia se trouvait dans son livre. Quant à elle, Madame Gauthier nous a indiqué qu’elle ne possédait aucune archive et qu’elle avait communiqué à Monsieur Louis toute l’information qu’elle avait sur sa tante.

Nous avons poursuivi nos recherches en retournant au catalogue de la BnF. Celui-ci indique que Marie Canavaggia n’a rédigé qu’un seul avant-propos pour un recueil de nouvelles d’Henry James intitulé L’Image dans le tapis. Cependant, elle ne s’y exprime pas sur son métier de traductrice; elle y explique dans quelles circonstances les nouvelles ont été écrites. Enfin, nous avons consulté Jean-Yves Mollier en personne ainsi que Pascal Fouché par courriel et ils nous ont signifié qu’ils n’étaient pas en mesure de faire progresser davantage nos recherches. Voici donc ce que nous avons réussi à réunir de la biographie de Marie Canavaggia.

b) Données biographiques factuelles

Marie Canavaggia est née en mars 1896 et elle est décédée, à Paris, le 30 septembre 1976 des suites d’un accident de la circulation. Avec Renée et Jeanne, elle est l’une des trois filles d’un magistrat corse et d’une mère d’origine limousine. Elle passe son enfance et son adolescence entre Castelsarrasin, où son père est magistrat, et Limoges, d’où sa mère est originaire. Déménageant d’une ville à l’autre, elle ne fréquente l’école que de façon irrégulière. Néanmoins, elle lit beaucoup et elle choisit elle-même ses lectures qu’elles soient en français, en anglais ou en italien. « Des lectures de longue haleine, car elle avait beaucoup de temps. Jules Verne pour commencer, et puis Dickens, Balzac » (Louis, 2003, p. 13). Sa famille s’installe définitivement à Nîmes deux ou trois ans avant la guerre de 1914, alors que Marie termine ses études. Au lycée de Nîmes, elle fait ce qu’elle aime : de l’anglais et de l’italien. Et c’est durant les cours de langue que son goût pour la traduction commence à se faire jour. Elle choisit d’apprendre l’anglais et l’italien dans un but précis : lire les auteurs qui l’intéressent en version originale. Cette démarche, un peu particulière, diffère de celle de nombreux traducteurs dont les premiers contacts avec une littérature étrangère se font souvent par la traduction. C’est le cas, par exemple, de Pierre Leyris; ses lectures du Livre de la jungle et de David Copperfield (en traduction) sont à l’origine de sa curiosité et de son intérêt pour la langue anglaise et plus particulièrement pour la littérature de langue anglaise.

Mais la guerre survient. Marie Canavaggia consacre alors ses matinées au secrétariat d’un hôpital militaire. Après la guerre, même si les mentalités ont changé, « [l]es possibilités pour Marie de se développer selon ses goûts étaient plus difficiles » (ibid., pp. 14-15) et ce, même si elle avait obtenu son baccalauréat (secondaire) avant la guerre. Sa passion pour l’anglais et l’italien la pousse à vouloir approfondir ses connaissances de ces deux langues et elle sait que, pour ce faire, elle doit séjourner à l’étranger. Mais ce séjour semble relever de l’impossible puisqu’elle ne connaît personne qui puisse l’accueillir.

Puis, un jour elle reçoit une lettre de Maud, une anglaise rencontrée lors de vacances passées en Corse. Celle-ci lui propose un séjour à Londres (d’une durée indéterminée) chez un chirurgien de Harley Street et sa femme qui cherchent une jeune fille pour parler français avec leur fille et l’aîné de leurs garçons. Marie est si émue qu’elle s’évanouit à la lecture de la lettre, ce qui fait hésiter ses parents à lui donner la permission de partir. Mais Marie les convainc. À son retour, elle annonce à sa famille qu’elle veut repartir, cette fois pour Rome. Et, grâce à Maud, cela devient encore une fois possible. Elle passe une dizaine de jours à Rome en compagnie de sa soeur Renée. Puis, elle fait un long séjour chez Elena et Lello, des amis de Maud, à Rome et à la Villa Solaia.

Ses séjours en Angleterre et en Italie lui permettent de parfaire ses connaissances linguistiques et d’avoir un contact privilégié avec les cultures anglaise et italienne. Même si l’idée de devenir traductrice est encore vague pour Marie Canavaggia à l’époque où elle voyage à l’étranger, sa démarche correspond à celle adoptée par certains traducteurs à l’époque qui, tout comme elle, n’ont pas de formation en traduction, mais pour qui les sollicitations du champ (non seulement connaître la langue, mais aussi la culture) ne sont pas étrangères. Reprenons le cas de Pierre Leyris, que nous mentionnons à titre d’exemple. Il fait un séjour en Angleterre et son but est situé bien au-delà de celui de Marie Canavaggia : travailler avec T.S. Eliot à la traduction de ses poèmes. Cependant, ce séjour, qui a lieu aux alentours de 1947, ne survient pas en début de carrière, mais plus de dix ans après la publication de sa première traduction[8]. Ainsi, il n’a pas, nous semble-t-il, le même impact que celui de Marie Canavaggia, qui a lieu au tout début de sa vie et ne repose pas sur des motivations professionnelles.

Marie Canavaggia ne peut cependant pas rester indéfiniment à l’étranger. Ce retour à Nîmes signifie « [l]e piano, les travaux d’aiguille et surtout des lectures très variées : auteurs des XVIIIe et XIXe siècles (Sterne, Swift, Meredith), production littéraire française du début de l’entre-deux-guerres (Thomas l’Imposteur de Cocteau, Fermé-Ouvert de Morand) » (ibid., p. 16). Marie a aussi retrouvé une amie, la fille d’un collègue protestant de son père, à qui elle lit la traduction d’un roman anglais qu’elle a entreprise de son propre chef : Born in Exile de George Gissing. Lorsque sa traduction est terminée (fin 1929 ou début 1930), sa famille la laisse s’installer à Paris avec sa soeur Renée dans un petit appartement près de l’Observatoire, car elle a bon espoir que cette célibataire dans la trentaine puisse vivre de la traduction.

Une fois installée à Paris, son premier souci est de publier son Gissing et pour ce faire, elle le présente à des auteurs susceptibles de s’y intéresser. Quelques-uns « […] félicitent Marie Canavaggia pour son talent, lui donnent des conseils et offrent leur appui pour faciliter ses démarches » (ibid., p. 19)[9].

Vous avez pleinement raison, « Born in exile » est une oeuvre remarquable et qui m’a beaucoup touché. Vous devriez la proposer à la Librairie Perrin… J’ai d’ailleurs dit à Stock qu’ils avaient fait une erreur en refusant votre travail.

Daniel Rops, 2 février 1930 in Louis, 2003, p. 19

C’est un livre tout à fait remarquable et je ne manquerai pas, en remettant le manuscrit à Plon, de le recommander chaleureusement… Permettez-moi de vous féliciter pour votre beau talent de traductrice.

Julien Green, mai 1930 in Louis, 2003, p. 19[10]

Cette première traduction de Marie Canavaggia est finalement publiée en 1932 aux Éditions du Siècle et elle est accompagnée d’une préface d’Émile Henriot.

Cette démarche que Marie adopte de façon spontanée, elle la conserve toute sa vie :

[…] choisir elle-même, un par un, parmi les livres écrits dans les deux langues étrangères qu’elle pratiquait, l’anglais et l’italien, ceux d’entre eux qu’elle aimait assez pour vouloir les faire découvrir à ses compatriotes; prendre l’initiative de les traduire, consacrer à ce travail le temps qu’il y fallait, et seulement après se mettre en quête d’un éditeur à qui elle ferait partager son goût ou sa passion.

Louis, 2003, pp. 5-6

Une telle attitude, assez exceptionnelle dans le champ littéraire français, dénote son manque d’ambition matérielle dans le champ de la littérature. En effet, elle ne cherche ni à s’imposer comme un des agents dominants du champ ni à travailler à n’importe quelle condition. Et elle songe encore moins à obtenir le maximum d’argent des éditeurs pour ses traductions. En tant que traductrice, elle mène sa carrière tout comme elle mène sa vie : elle fait ce qui lui plaît, c’est-à-dire elle traduit la littérature qui l’intéresse. Elle est donc motivée par la certitude d’accomplir ce qui est juste pour elle, en faisant ce qui la passionne, et pour ses lecteurs, en traduisant avec soin les textes originaux.

Marie Canavaggia ne reste pas inactive durant les deux années d’attente précédant la publication de Né en exil. Une première traduction est publiée en 1931 par la revue Europe[11]. Et elle continue de traduire; elle sait qu’elle a trouvé sa voie et qu’elle doit se montrer patiente, car le processus menant à la publication d’une traduction est souvent long, quoiqu’elle ne s’en inquiète pas outre mesure.

Arrêtons-nous un moment à la spécificité de la trajectoire de Marie Canavaggia en la comparant à nouveau avec celle de Pierre Leyris. Contrairement à Leyris, qui commence sa carrière de traducteur sur les conseils d’amis influents évoluant dans le milieu littéraire[12], Marie Canavaggia prend seule la décision de devenir traductrice. Et par opposition à la plupart des traducteurs qui travaillent sur « commande », elle choisit toujours elle-même les auteurs qu’elle traduit dans le but de faire découvrir au public français leurs oeuvres majeures qui n’ont pas encore été traduites ou dont les traductions sont méconnues.

La sûreté de son choix est attestée par le fait que les auteurs traduits sont presque tous de ceux qui ont encore une présence pour nous : dans le domaine anglo-américain, Thomas Hardy, Hawthorne, George Eliot, et parmi les contemporains Gissing, Evelyn Waugh, Mary Webb, John Cowper Powys et son frère Theodore Francis Powys; dans le domaine italien, Mario Soldati ou Guido Piovene. De chacun de ces écrivains, Marie Canavaggia choisissait des oeuvres majeures quand elles n’avaient pas encore été traduites (ce n’est pas rien d’avoir introduit auprès du public français La Maison aux sept piliers (sic) et La Lettre écarlate de Hawthorne[13]), et, à défaut, des oeuvres significatives, avec une prédilection pour l’inspiration fantastique.

Henri Godard in Louis, 2003, p. 6

Très peu de traducteurs suivent la démarche exceptionnelle et désintéressée adoptée spontanément par Marie Canavaggia et un nombre encore plus restreint peut affirmer faire reposer sa carrière entière sur elle. José-André Lacour, par exemple, ne choisit lui-même que deux des dix traductions de romans qu’il a faites (The Scarlet Letter est l’une de ses deux traductions) et Pierre Leyris, bien qu’il affirme choisir un certain nombre de ses traductions, travaille principalement sur commande. Mais, comme ses confrères, elle se déplace, lorsqu’elle le peut, afin de s’imprégner de l’atmosphère caractéristique de certains des romans qu’elle traduit et elle entretient une correspondance suivie avec les auteurs qu’elle traduit[14].

Marie Canavaggia traduit principalement des romans. En tout, nous lui devons cinquante-deux traductions : trente-huit d’auteurs américains ou anglais et quatorze d’auteurs italiens[15]. Plusieurs de ses traductions sont accompagnées d’introductions, de préfaces ou une d’un avant-propos qui sont rédigés par des personnes évoluant dans le milieu littéraire français et qui proposent principalement des portraits des auteurs[16]. Contrairement à Marie Canavaggia, Pierre Leyris se charge lui-même de rédiger ses textes d’accompagnement; cela lui donne l’occasion de communiquer à ses lecteurs ses connaissances sur les auteurs et les oeuvres qui l’occupent ainsi que de leur fournir certaines informations sur sa pratique de traduction. Les traductions de Marie Canavaggia faites à partir de textes originaux italiens dénotent non seulement sa polyvalence – la majorité des traducteurs ne traduisent qu’une seule langue –, mais la complexité et la richesse de son habitus.

c) Marie Canavaggia, secrétaire de Louis-Ferdinand Céline

En parallèle avec sa carrière de traductrice, Marie Canavaggia assure la fonction de secrétaire de Louis-Ferdinand Céline. Mais le terme de secrétaire « […] doit se comprendre plus exactement comme “assistante” » (Louis, 1995, p. XI). Comme Céline ne veut avoir aucun contact avec la production mécanique de son texte, Marie Canavaggia prend livraison du manuscrit, le lit et note ses questions pour ensuite le dicter, surveiller l’établissement des dactylographies (Céline réécrit plusieurs fois ses textes), corriger les épreuves d’imprimerie, collectionner les articles de critique et les faire parvenir aux adresses indiquées par Céline ainsi qu’assurer la mise au point et l’expédition des lettres de répliques aux journaux ou à différentes personnes. Céline charge aussi sa secrétaire de mener à bien des négociations éditoriales à sa place durant sa fuite et son exil au Danemark (en tout sept années, à partir de juin 1944).

La collaboration commence en 1936 avec Mort à crédit et elle se poursuit jusqu’à la mort de l’auteur en 1961. Marie Canavaggia est présentée à Céline au début de l’année 1936 par son amie Jeanne Carayon qui a habité Nîmes à la même époque qu’elle et qui, grâce à son poste de correctrice dans une maison d’édition, est devenue la secrétaire de l’écrivain. Marie accepte de prendre sa relève, car elle a lu Voyage au bout de la nuit (1932) et « […] elle avait d’emblée reconnu en lui [Céline] un écrivain hors pair, qu’il fallait prendre avec ce qu’il y avait en lui, en mesurant la chance d’être en situation de l’aider à mettre au point ses chefs-d’oeuvre » (Louis, 2003, p. 7).

De Canavaggia, Céline apprécie le « […] sérieux – l’une des qualités qu’il lui reconnaît très vite, et qu’il met par-dessus tout » (Louis, 1995, p. XI). Mais elle représente aussi « […] pour lui : fidélité, aide, compréhension » (Louis, 2003, p. 10). C’est la reconnaissance de ces qualités et le fait qu’elle connaît bien le milieu de l’édition qui poussent Céline à l’imposer à tous ses éditeurs : « […] il n’est pas question qu’un correcteur ‘maison’ prenne sa place » (Louis, 1995, p. XVI).

Cette fonction de secrétaire joue un rôle majeur dans l’habitus de traductrice de Marie Canavaggia. « On ne fréquente pas sans risque, pendant des dizaines d’années, un homme tel que Céline. Le style même de Marie Canavaggia finit par s’en ressentir » (Louis, 2003, p. 9)[17]. Malgré sa position marginale dans le champ littéraire français, Céline n’est pas un facteur négatif dans la vie de la traductrice. Tout au contraire, par ce qu’il est, il lui fait découvrir un autre monde où le langage n’est plus le langage châtié de la haute littérature, mais celui de la littérature tout court. Ainsi, tout comme Céline, la traductrice n’a peur ni des mots ni de la controverse. De plus, elle se maintient dans une position où elle ne subit ni les pressions ni les influences des autres agents du champ.

d) Marie Canavaggia, traductrice de Hawthorne

De Hawthorne, Marie Canavaggia traduit trois romans : La Maison aux sept pignons et La Lettre écarlate, publiés en 1945, et Valjoie, publié en 1952, ainsi que deux nouvelles des Contes étranges. Dans une lettre adressée à Guido Piovene, datée du 10 juillet 1950, Marie Canavaggia révèle pourquoi elle a traduit The Scarlet Letter : « [g]rande admiratrice de cet auteur [Hawthorne], je rêvais depuis l’âge de 17 ans, de traduire The House of the Seven Gables et The Scarlet Letter, rêve que j’ai réalisé malgré l’indifférence des éditeurs » (ibid., p. 178). Ainsi, nous pouvons supposer que Marie Canavaggia avait traduit ces romans avant la fin de la guerre, mais qu’ils n’ont été publiés qu’une fois celle-ci terminée. Nous ne possédons pas d’autres renseignements sur les circonstances qui l’ont amenée à traduire Hawthorne, ni sur les conditions dans lesquelles elle a réalisé la traduction.

e) Marie Canavaggia, traductrice consacrée

Au cours de sa carrière, Marie Canavaggia obtient trois prix. En 1946, sa traduction de La Lettre écarlate lui vaut le Prix Denyse Clairouin. Alors qu’il remet le prix à Marie Canavaggia, Jean Clairouin, le mari de Denyse, affirme, au nom des jurés qui se sont prononcés à l’unanimité, que « [c]e premier prix […] est décerné pour l’ensemble de l’oeuvre » (ibid., p. 21). Cette unanimité et ce prix sont significatifs puisque le jury est formé d’André Malraux, Julien Green, Gabriel Marcel, François Mauriac, Pierre Brisson, Graham Greene et Somerset Maugham. En 1955, cette même traduction reçoit le « Grand Prix des meilleurs romans étrangers ». Et en 1965, Marie obtient le « Prix de l’Académie Française » pour sa traduction d’Autobiographie de John Cowper Powys.

f) L’habitus de Marie Canavaggia

Reprenons l’essentiel de ce que nous venons de dégager en nous concentrant sur les éléments qui nous permettent de reconstituer une partie de l’habitus de Marie Canavaggia. Marie Canavaggia éprouve une passion pour la littérature dès son enfance. Cette passion évolue et graduellement elle aboutit à ce que nous appellerons, faute d’un meilleur terme, son « idéal littéraire ». Cet idéal, déduit hypothétiquement, repose sur ses goûts personnels, sur son idée de ce qu’est la bonne littérature et de ce que la littérature traduite peut apporter à la littérature française[18]. Il est si bien intériorisé par Canavaggia que rien ne peut le modifier ou la pousser à y renoncer : il apparaît sans concessions. Pas même la dimension financière de son travail de traductrice ne peut influer sur cet idéal et, pourtant, elle doit subvenir à ses besoins. Elle est certaine que les textes qu’elle choisit de traduire (ses traductions ne sont jamais motivées par des engagements contractuels) seront publiés par des éditeurs qui reconnaîtront la pertinence de ses choix et la qualité de son travail. De plus, elle ne cherche aucunement à être publiée dans des grandes maisons d’édition. Elle a une confiance absolue en elle-même et elle sait que ses traductions trouveront d’elles-mêmes leur chemin dans le public.

Tout se passe comme si elle traduisait dans l’optique du champ de production restreinte, c’est-à-dire qu’elle traduit comme si elle s’adressait à « […] un public de producteurs de biens symboliques produisant eux-mêmes pour des producteurs de biens symboliques […] » (Bourdieu, 1971, p. 55). Néanmoins, en réalité, elle fait partie du champ de grande production qui est « […] spécifiquement organisé en vue de la production de biens symboliques destinés à des non-producteurs (“le grand public”) qui peuvent se recruter dans les fractions non intellectuelles de la classe dominante (“le public cultivé”), soit dans les autres classes » (ibid.).

Même si Marie Canavaggia semble libre de toute détermination liée au champ de la littérature française, car elle travaille de façon autonome et indépendante, dans les faits, elle est, qu’elle le veuille ou non, liée à ce champ. En effet, ce qu’est la bonne littérature et la littérature digne d’être traduite n’est pas si original que cela; ses idées sont le produit de l’état du champ et l’« idéal littéraire » de Marie Canavaggia est tributaire du champ comme la relation avec Céline va le montrer.

La position qu’occupe Céline dans le champ littéraire français, et ce surtout après guerre, est problématique. Mais dès sa lecture de Voyage au bout de la nuit, Canavaggia a saisi toute l’importance de cet écrivain. Et lorsqu’elle a l’occasion de devenir sa secrétaire, elle n’hésite pas et accepte d’emblée, car non seulement elle trouve l’occasion de s’investir en littérature, mais elle va servir désormais un auteur et son oeuvre. La position marginale de Céline dans le champ littéraire ne l’effraie nullement et ne lui cause pas de difficulté; elle occupe elle-même une position semblable. Seul son « idéal littéraire » compte et on peut conjecturer que Céline y correspond. Les options de traduction de Marie Canavaggia peuvent être comprises et expliquées ainsi. Comme nous l’avons déjà vu, Marie Canavaggia ne fait aucune concession sur sa conception de la littérature. Nous allons voir ci-dessous que cette question est complexe.

IV) Les « tendances déformantes » selon Berman et l’analyse contrastive

Une étude de l’habitus d’un traducteur ou d’une traductrice serait incomplète si elle ne faisait pas intervenir sa réalisation pratique, c’est-à-dire si elle n’était pas accompagnée d’une analyse contrastive. L’étude contrastive permet d’infirmer ou de confirmer les hypothèses dégagées sur les positions occupées par le traducteur ou la traductrice dans le champ littéraire et elle permet d’éclairer les choix de traduction. Nous analyserons quatre passages que nous jugeons significatifs de la traduction de Marie Canavaggia de The Scarlet Letter[19]. Cependant, la théorie sociologique de Bourdieu ne fournit pas de conceptualisation prête à être utilisée dans l’analyse contrastive. Ainsi, nous nous sommes tournée vers le champ de la traductologie pour évaluer s’il existe une théorie faisant place à une comparaison de textes qui soit cohérente avec la sociologie bourdieusienne et qui ne perde pas de vue que la fonction de l’outil choisi est de compléter cette théorie et non le contraire. Nous avons opté pour les « tendances déformantes » selon Antoine Berman[20], car la pertinence de ces « tendances déformantes » pour une analyse contrastive nous paraît bonne dans le cas qui nous occupe.

Nous n’adopterons pas la théorie générale de Berman en bloc; nous ne nous servirons que des tendances déformantes, cet aspect n’entrant nullement en conflit avec la théorie de Bourdieu. En effet, même si l’analytique de la traduction trouve ses origines chez Benjamin, Blanchot et Heidegger, qui ont des positions opposées à celles de Bourdieu, elle n’entre pas en contradiction avec la théorie sociologique des biens symboliques. C’est un détournement volontaire de la théorie générale de Berman que nous nous permettons.

L’analyse contrastive, informée par les « tendances déformantes » selon Berman, met au jour les imperfections de la traduction de Marie Canavaggia. Ces imperfections font référence aux omissions, aux additions et aux modifications. Les modifications observées dans les extraits traduits sélectionnés sont principalement étudiées à partir d’une analyse lexicale. Le choix de cette approche ne s’inscrit pas dans le cadre d’une démarche linguistique, mais elle repose sur notre conviction que l’illusio littéraire[21] ainsi que la façon dont elle est re-contextualisée et ré-historicisée dans le texte cible s’observent principalement à travers le lexique. Même s’il s’agit d’une bonne[22] traduction (c’est la traduction consacrée du chef-d’oeuvre de Hawthorne, celle qui se distingue des onze autres traductions françaises publiées entre 1853 et 1979), elle comporte nécessairement des lacunes et des erreurs, conformément à l’idée d’Antoine Berman selon laquelle toute traduction est imparfaite.

[…] deux traits fondamentaux de tout texte traduit, l’un étant que ce texte « second » est censé correspondre au texte « premier », est censé être véridique, vrai, l’autre étant ce que je propose d’appeler la défectivité, néologisme qui cherche à rassembler toutes les formes possibles de défaut, de défaillance, d’erreur dont est affectée toute traduction.

Berman, 1995, p. 41

Il faut aussi tenir compte d’une particularité : la légitimité de la France à l’époque de la traduction de Marie Canavaggia de The Scarlet Letter. Bien qu’elle soit encore importante, elle va s’étioler par la suite. Jean-Marc Gouanvic (2007) s’est exprimé sur cette question dans Pratique sociale de la traduction : le roman réaliste américain dans le champ littéraire français (1920-1960) et il en découle que le sort fait à la traduction de Marie Canavaggia est bien meilleur que celui d’autres oeuvres américaines traduites après la Seconde Guerre mondiale[23].

Nous ne rappellerons pas quelles sont les treize « tendances déformantes »; nous nous contenterons de brièvement définir celles qui sont les plus fréquentes dans la traduction de The Scarlet Letter par Marie Canavaggia.

  1. La rationalisation « […] déforme l’original en inversant sa tendance de base (la concrétude) et en linéarisant ses arborescences syntactiques » (1999, p. 54).

  2. La clarification est « […] un corollaire de la rationalisation, mais qui concerne plus particulièrement le niveau de « clarté » sensible des mots, ou leur sens » (p. 54).

  3. L’allongement « […] est un relâchement portant atteinte à la rythmique de l’oeuvre » (p. 56) qui s’observe sous les formes de la rationalisation et de la clarification.

  4. L’ennoblissement produit « […] des phrases “élégantes” en utilisant pour ainsi dire l’original comme matière première. L’ennoblissement n’est donc qu’une ré-écriture, un ‘exercice de style’ à partir (et aux dépens) de l’original » (p. 57).

  5. L’appauvrissement qualitatif « […] renvoie au remplacement des termes, expressions, tournures, etc., de l’original par des termes, expressions, tournures, n’ayant ni leur richesse sonore, ni leur richesse signifiante ou – mieux – iconique » (p. 58).

  6. L’appauvrissement quantitatif se manifeste sous la forme d’une déperdition lexicale et l’allongement sert souvent à le masquer.

  7. La destruction des rythmes affecte « […] considérablement la rythmique, par exemple en s’attaquant à la ponctuation » (p. 61).

  8. La destruction des systématismes va plus loin que le niveau des signifiants, elle « […] s’étend au type de phrases, de constructions utilisées » (p. 63). La rationalisation, la clarification et l’allongement en sont des manifestations.

Mais, avant d’aller plus loin, un résumé de l’intrigue du roman n’est pas superflu. Aux alentours de 1640, Hester Prynne est envoyée à Boston par son mari, qui doit régler des affaires en Europe avant de venir la rejoindre pour qu’ils s’installent ensemble dans la nouvelle colonie puritaine. Cependant, le mari n’arrive pas et Hester tombe enceinte. Les puritains ne la condamnent pas à mort – châtiment habituel de la femme adultère –, car ils croient le mari disparu. Ils optent plutôt pour une condamnation qui exige qu’elle porte une lettre écarlate « A » sur sa poitrine durant toute sa vie et qu’elle passe trois heures sur l’estrade du pilori au vu et au su de toute la colonie une fois sa petite fille, Pearl, née. Lors de cette exposition, on lui demande encore une fois de nommer le père de son enfant, mais Hester s’y refuse, tout comme elle l’a fait toutes les autres fois où cette requête lui a été présentée.

Alors qu’elle est sur l’estrade, elle aperçoit son mari parmi la foule. Une fois Hester descendue de l’estrade, il lui fait promettre de garder son identité secrète, tout comme elle garde secrète celle de son amant. Le mari prend le nom de Roger Chillingworth et il consacre les sept années suivantes à établir l’identité de l’amant d’Hester. Durant cette même période, Hester vit conformément aux principes puritains et l’amant s’efforce de demeurer inconnu.

Mais vient un moment où Hester ne peut plus supporter le mal que son mari fait à son ancien amant et elle supplie son mari de le laisser tranquille. Puis, elle rencontre l’homme qui a autrefois péché avec elle pour lui apprendre la nouvelle. C’est alors qu’ils décident de s’enfuir ensemble avec leur fille pour refaire leur vie en Europe. Mais l’ancien amant d’Hester comprend qu’il est très malade et que la seule façon d’expier son péché est de l’avouer publiquement. Ainsi, le pasteur Arthur Dimmesdale monte sur l’estrade du pilori après son plus beau discours et il avoue son péché avant de mourir. Peu de temps après, Roger Chillingworth meurt à son tour et lègue sa fortune à Pearl. Hester quitte ensuite Boston avec sa fille. Mais une fois cette dernière mariée, Hester rentre dans sa petite maison à l’écart de la ville et termine sa vie en portant la lettre écarlate.

Voyons comment Marie Canavaggia s’est acquittée de la traduction de The Scarlet Letter, en examinant quatre passages du roman[24].

Dans ce premier passage, l’appauvrissement quantitatif est minime : la conjonction « and » est simplement omise. Si l’appauvrissement quantitatif est mineur, la clarification ne l’est pas : « home » est traduit par « patrie » et « he » par « cet homme »; l’adverbe « là » est ajouté à deux reprises. La première clarification, la traduction de « home » par « patrie » et non par « demeure », rend le texte plus impersonnel. La seconde clarification, qui n’est pas nécessaire, détruit aussi le rythme de la phrase. Et la double addition de « là » permet de mieux équilibrer la phrase et aide à saisir toute l’importance du lieu où se déroule le roman[25].

En choisissant de faire une phrase où Hawthorne en avait formulé deux et en remplaçant une virgule par un point-virgule, Marie Canavaggia fait non seulement de la rationalisation, mais elle détruit le rythme de la phrase. La traduction de « no right » par « ne pas avoir droit de cité » est une clarification qui a aussi l’inconvénient d’être un allongement. L’addition de « de cité » correspond à une cooccurrence commune dans l’expression « droit de cité » en français. Mais, en optant pour la cooccurrence, elle opère un glissement de sens non négligeable. La traductrice fait aussi subir deux appauvrissements qualitatifs au texte. Premièrement, elle traduit le nom « product » par « conséquence ». Cette modification est significative puisque le texte original dit que Pearl est le produit du péché et non pas la conséquence du péché; un produit est doté d’une matérialité, ce qui n’est pas le cas d’une conséquence. Deuxièmement, elle rend l’expression « christened infants » par « petits chrétiens »[26].

En proposant une seule phrase là où Hawthorne en fait deux et en remplaçant un point par un point d’exclamation, la traductrice rationalise et elle détruit les rythmes du texte original. Elle fait subir un appauvrissement quantitatif au texte en ne traduisant pas « here is a new horror! » et le mot « then ». La première omission ne semble pas s’expliquer sinon par le fait que la traductrice a tout simplement oublié de traduire cette expression. Cette hypothèse repose sur le fait que Marie Canavaggia n’omet que très rarement des segments du texte original de Hawthorne et ses omissions sont toutes très courtes (Arsenault, 2007, pp. 235-247). La seconde omission n’est pas sémantiquement significative et elle gêne peu la compréhension. L’appauvrissement qualitatif s’observe à deux reprises. La traductrice rend « Roger Chillingworth knows your purpose to reveal his true character » par « […] Roger Chillingworth sait que vous entendiez révéler qui il est! » et non par « […] Roger Chillingworth sait que vous avez l’intention de révéler sa vraie nature ». La traduction de Marie Canavaggia, même si elle n’est pas tout à fait exacte et même si elle est plutôt une simplification de la phrase de Hawthorne, n’est pas en opposition avec le texte de ce dernier. Ensuite, elle traduit « What will now be the course of his revenge? » par « Quel cours prendra désormais sa revanche? » alors que Hawthorne a plutôt écrit « Quel sera désormais le cours de sa vengeance? » Le glissement de sens qui s’opère, « revenge » devient « revanche » dans la traduction française, ne peut être justifié, comme le conçoit Berman, par la coïncidence de forme de ces deux mots et ce, indépendamment de leur sens précis[27].

La destruction des rythmes et la rationalisation s’observent dans l’allégement que la traductrice fait subir à la ponctuation de ce passage : elle supprime la plupart des virgules; cet allégement contribue à accroître la fluidité de la phrase. Une seule petite omission constitue un appauvrissement quantitatif pour ce passage : « hither ». Il pouvait apparaître comme redondant de traduire ce mot lorsque Dimmesdale demandait à Hester de venir; pouvait-elle venir ailleurs? Ainsi, nous considérons cet appauvrissement comme mineur. La traductrice ennoblit aussi le texte de Hawthorne. Elle rend l’expression « piercing earnestness » par « ardeur transperçante »; cette traduction semble plus appropriée lorsque nous considérons la phrase en entier, mais elle dégage une force plus grande que celle de l’expression américaine. Ensuite, elle traduit « for my own heavy sin and miserable agony » par « pour mon plus grand péché et ma plus grande angoisse ». Nous remarquons l’addition de « ma plus » qui relève de la stylistique; la traduction de « miserable » par « grande », qui n’est pas adéquate, mais qui renchérit sur l’idée de grandeur; et la traduction de « own » par « plus », qui relève aussi de la stylistique et qui marque l’importance des sentiments dont il est question. Elle traduit aussi « twine thy strength about me » par « entoure-moi de ta force ». Il ne s’agit pas d’une traduction littérale; néanmoins, elle a le mérite d’alléger le texte français et de bien illustrer la pensée de l’auteur[28].

Une remarque s’impose à propos du système bermanien. Nous croyons opportun de revenir sur la septième « tendance déformante » de Berman, celle qui a été ajoutée à la suite des autres. En effet, nous n’avons pas fait mention jusqu’ici de l’homogénéisation, car il s’agit d’une tendance un peu particulière. « Elle consiste à unifier sur tous les plans le tissu de l’original, alors que celui-ci est originairement hétérogène. C’est assurément la résultante de toutes les tendances précédentes [la rationalisation, la clarification, l’allongement, l’ennoblissement, l’appauvrissement qualitatif et l’appauvrissement quantitatif] » (Berman, 1999, p. 60). L’homogénéisation est donc présente dans la traduction de Marie Canavaggia et plus précisément dans les quatre passages de notre analyse contrastive puisque les six « tendances déformantes » dont elle est la résultante s’y trouvent.

Nous avons avancé que Marie Canavaggia ne fait aucune concession lorsqu’il s’agit de son « idéal » littéraire; cependant, notre analyse contrastive reposant sur les « tendances déformantes » de Berman montre qu’elle prend des libertés par rapport au texte original de Hawthorne. Nous croyons que sa façon de traduire quelque peu libre, illustrée par les quelques exemples ci-dessus, s’avère un moyen pour uniformiser (ou plutôt « homogénéiser », Berman) le texte de Hawthorne et maintenir intacte l’idée qu’elle se fait d’un chef-d’oeuvre. Elle semble se trouver devant une alternative : être fidèle à l’auteur original ou être fidèle à la conception de la littérature qui est la sienne, et, en fait, nous l’avons vu, cette conception est bien celle qui a cours dans le champ littéraire français à l’époque. Elle choisit inconsciemment[29] de trahir quelque peu l’auteur au lieu de trahir son idéal littéraire. De plus, les concessions qu’elle fait ne sont pas arbitraires et ne peuvent pas s’expliquer uniquement par des choix personnels; elles s’appuient sur des idées incarnées dans le champ ainsi que sur des valeurs présentes dans la culture française de l’époque[30].

L’examen des quatre passages sélectionnés montre comment Marie Canavaggia a réalisé sa traduction. Néanmoins, même si la traduction est proche du texte original, elle s’en éloigne aussi à l’occasion. Les disparités entre les deux textes sont liées aux habitus assez nettement divergents de Nathaniel Hawthorne et de Marie Canavaggia. Quoi qu’elle fasse, Marie Canavaggia ne peut se glisser complètement dans l’habitus de l’auteur américain, l’assimiler ou l’adopter. Le tiraillement de la traductrice entre le texte américain et le texte français, elle le vit cependant sur un mode relativement harmonieux. Lorsque le texte français se permet des glissements, constatés à l’aide de l’examen des « tendances déformantes », on a alors l’indice de la disparité des habitus en cause. Les ressemblances perçues, sans doute confusément, par la traductrice entre son habitus et celui de Hawthorne, en partie incarné dans le personnage d’Hester, sont peut-être l’explication de ce mode harmonieux sur lequel elle vit son expérience de traduction de The Scarlet Letter.

V) Conclusion

À l’époque de la traduction de La Lettre écarlate, l’habitus spécifique de la traductrice est déjà formé puisqu’elle traduit depuis quinze ans et qu’elle est la secrétaire de Céline depuis neuf ans. De plus, Marie Canavaggia choisit elle-même les traductions qu’elle veut faire, tout comme elle a toujours choisi ses lectures. Cela souligne son indépendance en relation avec le champ et sa confiance en son propre jugement : elle travaille selon ses propres conditions sans subir l’influence des autres agents du champ et, simultanément, elle a intériorisé ce par rapport à quoi elle veut prendre ses distances. Ensuite, sa collaboration avec Céline a renforcé le fait qu’elle accomplit son travail de façon très sérieuse et dans le respect de l’intégralité et de l’intégrité de l’oeuvre de l’auteur, en ne laissant aucun détail au hasard. Tels sont les éléments (quelque peu lacunaires nous en convenons) que nous avons réussi à réunir pour reconstituer l’habitus de Marie Canavaggia et la position de la traductrice dans la culture française de son époque. Malgré tout, l’analyse du travail et la trajectoire de traduction de Marie Canavaggia selon les notions d’habitus et de champ permet, nous semble-t-il, de commencer à saisir la manière de traduire qu’est celle de cette traductrice majeure du milieu du XXe siècle.