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Introduction

Le but du présent article est de montrer comment l’étude des traductions dans les systèmes littéraires minoritaires peut contribuer à élargir la définition traditionnelle de la « traduction »[1]. De fait, les langues et littératures minoritaires ont souffert d’une présence très faible dans le domaine de la traductologie et, en conséquence, la majorité des théories de traduction traditionnelles, établies à partir de l’analyse de langues et de littératures dites « majeures », ne s’avèrent pas appropriées pour étudier les traductions des langues minoritaires telles que le basque, qui a des rapports de pouvoir inégaux avec au moins deux langues dominantes (l’espagnol et le français). Bien que le travail novateur de Gideon Toury « Aspects of Translating into Minority Languages from the Point of View of Translation Studies » ait incité d’autres chercheurs à étudier la traduction dans les langues minoritaires, marginales ou opprimées (grâce, notamment, aux contributions apportées par les Descriptive Translation Studies et les études postcoloniales), les traductions dans des langues minoritaires européennes n’ont pas encore attiré beaucoup d’attention. Comme le signale Albert Branchadell dans l’introduction de Less Translated Languages (2005, pp. 2-4), le terme « minorité » occupe une place presque inexistante dans les dictionnaires, encyclopédies et autres ouvrages sur la traduction. Il mentionne, à titre d’exemple, l’Encyclopedia of Translation Studies de Mona Baker (1998), le Dictionary of Translation Studies de Mark Shuttleworth et Moira Cowie (1997), et l’Encyclopedia of Literary Translation into English d’Olive Classe (2000), où le terme « minority language » n’apparaît pas une seule fois. Un ouvrage que l’on ne peut passer sous silence lorsqu’il est question de traduction et de langues minoritaires est Translation and Minority, édité sous la direction de Lawrence Venuti (1998). Toutefois, comme le note Albert Branchadell (ibid.), le terme « minority » y est employé dans un sens très large, désignant des langues et des littératures à faible prestige ou autorité, des variantes non standard, des nations colonisées, des groupes sociaux parlant une langue non reconnue politiquement et plusieurs autres types de « minorités » (cf. Venuti, 1998, p. 1). Conformément à cette vaste définition, certaines littératures écrites dans des langues « majeures » ou « hégémoniques » peuvent être considérées comme « minoritaires » : Venuti lui-même évoque le célèbre ouvrage de Deleuze et Guattari, Kafka – Pour une littérature mineure (1975), pour définir les caractéristiques des cultures, langues et littératures « mineures ». Il est évident que les particularités de la littérature de Kafka, écrivant dans une des langues les plus puissantes de l’Europe, et celles des littératures basque, catalane ou irlandaise, par exemple, sont tout à fait différentes. Les termes « mineure » et « minoritaire » s’avèrent donc trop vagues pour définir les langues qui subissent la pression d’une langue et d’une culture plus puissantes.

C’est pour cette raison qu’Albert Branchadell propose le terme « less translated languages » pour nommer les langues qui partagent une position culturelle ou politique subordonnée, que cette subordination soit issue d’une expérience coloniale ou pas. Il regroupe donc sous la rubrique de « less translated languages » les langues minoritaires occidentales et non occidentales existant dans des situations où la littérature et la traduction sont étroitement liées à la construction de la nation (Branchadell, 2005, pp. 8-9).

Quoi qu’il en soit, nous souhaitons, dans cet article, nous pencher sur les langues minoritaires (ou « moins traduites ») européennes, celles qui ont un statut de deuxième ordre dans la diversité linguistique de l’Europe. Ces langues sont très bien définies dans un autre article de la collection Less Translated Languages. Oscar Diaz Fouces (2005), dans sa contribution intitulée « Translation Policy for Minority Languages in the European Union. Globalisation and Resistance », identifie trois niveaux (ou catégories) différents dans le paysage linguistique de l’Europe.

Le premier niveau englobe toutes les langues officielles des États membres de l’Union européenne (le français, l’anglais, l’espagnol, l’italien, l’allemand et le danois, pour n’en citer que quelques-unes). En deuxième catégorie, on trouve les langues européennes qui ne jouissent pas d’un statut officiel en Europe (le basque, le catalan, le breton, le frison, l’écossais et le gallois, entre autres). Enfin, les langues des immigrés constituent le troisième niveau linguistique de l’Europe (par exemple, les langues des pays africains, celles des pays ex-communistes de l’Europe de l’Est ou celles des pays sud-américains ou asiatiques) (ibid., pp. 95-97). En ce qui concerne les langues de la deuxième catégorie, Diaz Fouces fournit une explication importante lorsqu’il souligne que le terme communément utilisé pour les décrire, soit l’expression « minority language », n’est pas du tout un terme précis. En fait, une langue appartenant à cette deuxième catégorie pourrait compter plus de locuteurs que certaines langues de la première catégorie (ce serait le cas du catalan par opposition au danois, au norvégien ou au finnois, par exemple). C’est pourquoi l’auteur rejette le terme « minority language » et propose d’employer le terme « minorised language » pour désigner toutes ces langues qui n’ont qu’un statut de deuxième ordre en Europe. Il décrit ensuite les cinq caractéristiques principales des langues européennes minorisées : 1) les limites territoriales sont souvent un sujet de débat, 2) la forme standard n’est pas encore complètement consolidée, 3) la langue dominante peut être utilisée dans toutes les circonstances, 4) la langue dominante est souvent associée à des possibilités d’avancement social, tandis que la langue minorisée est associée à des contextes moins prestigieux, 5) l’échange de produits linguistiques avec d’autres communautés est normalement contaminé par la langue dominante (ibid., p. 96). Dans une telle situation, le rôle que joue la traduction est très différent par rapport aux langues appartenant aux autres catégories : les traductions faites dans les langues de la première et de la troisième catégorie remplissent une fonction instrumentale, c’est-à-dire que leur tâche est de rendre possible la communication et de permettre la compréhension entre les différents groupes. Dans le cas des langues de la deuxième catégorie, en revanche, la fonction de la traduction n’est pas de permettre la communication, puisque « texts published in the dominant language are accessible, almost without exception, to citizens of these communities » (ibid., p. 98). La traduction accomplit donc une fonction politico-idéologique, liée habituellement à la normalisation linguistique et à la construction de la nation.

En fait, de la même manière que les grandes puissances impérialistes européennes se sont servies de la traduction pour promouvoir l’imposition linguistique et culturelle sur les pays colonisés, ces derniers ont également profité des possibilités de résistance et de reconquête de soi qu’offre la traduction, comme l’ont bien montré certaines approches en traductologie qui ont fini par constituer le « power turn » : ce potentiel de la traduction a été exploité, non seulement dans de nombreux contextes postcoloniaux, mais aussi dans d’autres contextes minorisés (mentionnons, à titre d’exemple, le cas de l’Irlande, bien analysé par Cronin (1996) et Tymoczko (1999), et le cas du Québec, étudié entre autres par Brisset (1990) et Simon (1989, 1994, 2006)). Bien que la traduction n’ait pas été indispensable pour la communication dans le cas des langues minorisées, elle a souvent constitué un outil extrêmement important et efficace dans la lutte contre l’assimilation linguistique et dans la préservation de l’identité culturelle et linguistique. Dans les traductions en langue minorisée prévalent donc des critères qui n’ont pas autant d’importance dans les traductions en langue « majeure », comme la normalisation linguistique, la récupération du prestige de la langue ou la promotion de la conscience linguistique. En contrepartie, les critères qui prédominent généralement dans les langues « majeures » (tels que la fidélité à l’original, l’équilibre entre le contenu et la forme ou l’invisibilité du traducteur) sont souvent relégués à un plan secondaire. Les exemples de traduction basque qui seront étudiés dans les lignes qui suivent, tirés de différentes époques de l’histoire de la littérature basque, nous montrent que traduction et création littéraire, dans les langues minorisées, sont souvent entremêlées : dans ce type de systèmes marginaux, la traduction n’est souvent qu’un autre moyen d’écriture ou de réécriture, qui ne diffère guère des autres procédés littéraires tels l’adaptation ou la transformation. Dans le même ordre d’idées, derrière les oeuvres dites « de création » se trouve souvent un important travail de traduction. Notre analyse vise donc à contribuer à l’élaboration d’un concept de traduction plus large et plus élastique, qui peut comprendre non seulement les idées sur la traduction prédominant dans les systèmes hégémoniques occidentaux, mais aussi dans d’autres contextes minorisés tels le Pays basque.

Axular (1556-1644)

Pedro Agerre « Axular » est un écrivain basque du XVIIe siècle qui a publié un seul livre, Gvero, en 1643. Il s’agit d’une oeuvre de littérature ascétique, qui aborde les problèmes survenant lorsqu’on remet une tâche à plus tard. Il se sert pour cela des arguments et des écrits de nombreux auteurs classiques, les citant, mais les mettant également en rapport à sa façon, tel que l’indique le titre de son livre :

Gvero, bi partetan partitua eta berecia. Lehenbicicoan emaitenda, aditcera, cenbat calte eguiten duen, luçamendutan ibiltceac, eguitecoen gueroco utcteac. Bigarrenenean quidatcenda, eta aitcinatcen, luçamenduac vtciric, bere hala, bere eguin bideari lothu nahi çaicana. Escritura Saindutic, Eliçaco Doctor etaric eta liburu debocinozcoetarik, Axular Sarako errotorac vildua.

Axular, 1643, couverture

Gvero, divisé en deux parties. Il est expliqué dans la première partie combien de mal provoque le retard, le fait de remettre une tâche à plus tard. La deuxième partie guide celui qui, évitant les retards, se consacre immédiatement à ses obligations. Recueilli par Axular, curé de Sare, des Saintes Écritures, des docteurs de l’Église et des livres de dévotion.

notre traduction, nous soulignons

Même si cette oeuvre n’est pas considérée comme une traduction, l’ouvrage est rempli de traductions explicites et implicites de nombreux passages, tirés, comme l'auteur l’avoue dans le titre, des Saintes Écritures, des docteurs de l’Église et des livres de dévotion. Axular présente normalement une citation en latin suivie de sa traduction en basque. Cette traduction n’est pourtant qu’une extension ou une amplification du texte source, comme il l’explique lui-même dans la préface de son livre :

Ez eta, eztitut bethiere, escritura saindua eta doctoren erranac ere, hitzez hitz euscarara bihurtcen. Ceren euscara eta bertce hitz cuntçac different baitira. Ordea ezta ez handic seguitcen gaixtoago dela euscara. Aitcitic badirudi ecen bertce hitz cuntça eta lengoaya comun guztiac bata bertcearequin nahasiac direla. Baiña euscara bere lehenbicico hastean eta garbitasunean dagoela.

ibid., pp. 19-20

En traduisant l’Écriture Sainte et les propos des savants, je ne le fais pas mot à mot, puisque la langue basque et les autres langues sont différentes. Il ne s’ensuit pas néanmoins que le basque soit une langue inférieure. Par contre, il semble que toutes les autres langues et tous les autres langages communs soient mêlés les uns avec les autres. Mais le basque reste dans son origine et sa pureté première.

notre traduction

Outre les passages où Axular présente une citation en latin suivie de sa traduction ou amplification, l’ouvrage contient également plusieurs traductions implicites, c’est-à-dire des passages faisant partie du texte basque et donnant l’illusion d’avoir été créés par Axular lui-même, mais qui sont en réalité des traductions plus ou moins littérales de paroles écrites par d’autres auteurs (il existe une vaste bibliographie sur ce sujet : Urquijo, 1912; Lafitte, 1943; Letamendia, 1977; Salaberri, 1997 et 2001).

Il est important de remarquer que, dans les modèles littéraires pré-modernes, l’objectif de la littérature n’était pas de créer quelque chose de nouveau, mais bien de réécrire et de restructurer ce qui avait déjà été écrit. Plutôt que l’originalité, les écrivains recherchaient les effets de l’emprunt et de la restructuration. Ce que la modernité considérera plus tard comme plagiat n’était à l’époque pré-moderne qu’un procédé d’écriture permettant à l’auteur de créer sa propre rhétorique ou de travailler les aspects stylistiques de sa propre langue, d’autant plus que cette dernière ne jouissait pas d’une longue tradition écrite[2].

Le livre d’Axular ne pourrait donc être qualifié d’oeuvre tout à fait originale par le discours traditionnel de la traduction, mais encore moins de traduction, puisque celle-ci était tenue pour une reproduction exacte d’une oeuvre d’une autre langue, où le traducteur ne jouait qu’un rôle secondaire, se limitant à transférer le contenu de l’oeuvre originale en y intervenant le moins possible. Dans Gvero, Axular ne joue pas ce rôle secondaire; tout au contraire, il est l’auteur-traducteur de ce livre, où il utilise des extraits d’autres auteurs en les modifiant et les interprétant à sa façon. Il joue un rôle actif dans son oeuvre, où traduction et création sont constamment entremêlées.

Etxeberri Sarakoa (1668-1749)

Ce procédé consistant à se servir de phrases d’auteurs classiques est également utilisé par Joanes Etxeberri de Sare, qui a écrit, entre autres, une oeuvre en prose sur les origines de la langue basque (Laburdiri Escuararen Hatsapenak, 1718), où il fait l’apologie de cette langue en rappelant sa pureté, son origine, son histoire ainsi que d’autres caractéristiques. Le texte est présenté en deux colonnes, le texte basque à gauche et sa traduction en latin à droite.

Etxeberri explique, dans la postface de son oeuvre, son procédé consistant à employer des passages d’autres auteurs :

Horra, beraz, iracurtçaillea, ikhusi tutçu orai cer diren escuara, escualdunac eta Escual-Herria. Ustez eztut jeusic neure baitharic ekharri, ez eta ere autoretan causitcen ezten gauçaric isquiribatu: « nihil dictum, quod non sit dictum prius ».

Nic eguin dudan gauça da, Lirinensec dioenaren eredura, « eadem tamen, quae didicisti, ita doce, ut dicas nove, non dicas nova » (Lirinens. Opusculo advers. haereses). Lehen autorec erran tuzten gaucei plegadura berri baten emaitea, edo hor-hemen vanaturic ceudecinac elkhargana biltcea eta escuarara gambiatcea, bide hunetaz escualdunec bertce hitzcuntcetaco istorioetaco itçalaren azpian dauntçan gauçac jaquin detçaten amoreacgatic.

Etxeberri, c.1718, pp. 283-284

Voilà donc, cher lecteur, vous avez vu ce que sont le basque, les Basques et le Pays Basque. Je n’ai rien ajouté de mon cru, ni n’ai rien écrit qui n’apparaît pas dans les oeuvres des auteurs : « Nihil dictum quod non sit dictum prius ».

Ce que j’ai fait est, selon ce que Lérins suggère, « eadem tamen, quae didicisti, ita doce, ut dicas nove, non dicas nova ».

Lérins. Opusculo advers. haereses

Donner une nouvelle forme aux propos émis autrefois par des auteurs, ou réunir les propos qui se trouvaient dispersés en les transférant au basque, afin que les Basques puissent découvrir ce qui se trouve sous l’ombre des histoires d’autres langues.

notre traduction

Ainsi, il y introduit des citations de différents auteurs des XVe et XVIe siècles, mais aussi des citations de la Bible, des écrivains de la Patrologie, des écrivains classiques et même d’auteurs basques, parmi lesquels se trouve Axular.

De la même façon qu’Axular, Etxeberri introduit parfois une citation latine d’un auteur quelconque et fournit ensuite sa propre traduction basque. Ce qui est intéressant, ici, c’est de comparer le passage transcrit par Etxeberri au texte original duquel il a tiré ce passage. Parfois, en copiant un passage, il apporte des changements qu’il croit convenables pour justifier ses propos, ou il modifie certains référents par d’autres qui, selon lui, intéresseront davantage ses lecteurs.

Outre des traductions explicites, l’oeuvre d’Etxeberri contient elle aussi de nombreuses traductions implicites et des passages qu’il présente en basque et en latin comme s’il s’agissait de réflexions élaborées par lui-même. Mais en retraçant les livres qu’il a pu avoir à sa disposition, on se rend compte qu’il ne s’agit souvent que de traductions dont il ne mentionne pas les sources. Dans ces cas, on sait que l’auteur n’a pas écrit le texte basque pour ensuite le traduire en latin, mais qu’à l’inverse, il a emprunté les passages qui l’intéressaient chez d’autres auteurs (passages le plus souvent en latin, mais aussi en espagnol et parfois en français), et qu’après les avoir modifiés à sa façon en latin, il les a traduits en basque pour les donner comme texte original. De plus, il utilise souvent les propos d’autres auteurs, non pas dans le même but que ceux-ci, mais plutôt pour justifier ses propres objectifs et conclusions (dont certaines sont même contraires à celles du texte original).

Un des exemples qui illustre le mieux ce procédé est un ouvrage écrit par un espagnol en 1606. Il s’agit de Del origen y principio de la lengua castellana o romance que oi se usa en España, de Bernardo José Aldrete. Comme le titre l’indique, le livre explique l’origine de la langue espagnole. On sait qu’Etxeberri connaissait cet auteur, puisqu’il le mentionne deux fois dans son oeuvre. L’emploi qu’il fait de cet ouvrage est pourtant beaucoup plus étendu qu’il ne l’avoue, parce qu’il est évident que beaucoup de passages où Etxeberri discute des origines de la langue basque sont traduits directement du traité d’Aldrete, qui est, lui aussi, rempli de citations d’autres auteurs (Bilbao, 2006).

Ne mentionnant pas la source qu’il a employée pour composer son texte, Etxeberri peut prendre la liberté de couper le texte ou d’en tirer seulement ce qui l’intéresse, voire de traduire mot à mot les paroles d’Aldrete et ensuite les utiliser pour justifier une hypothèse complètement différente. Ainsi, les citations dont se sert Aldrete pour prouver que la langue de l’Afrique était le latin sont utilisées par Etxeberri pour montrer comment il est honteux de ne pas connaître la langue de son peuple (ibid.).

Comment pourrait-on donc définir cette oeuvre? On se trouve dans la même situation qu’avec Axular. Ce livre n’est pas une reproduction fidèle d’une seule oeuvre originale dont le contenu a été transféré par Etxeberri de façon intacte en basque. Par conséquent, il ne peut pas être tenu pour une traduction selon la définition traditionnelle. Toutefois, puisqu’il comporte de longs passages qui sont des traductions plus ou moins littérales d’oeuvres d’autres auteurs, il en découle qu’il ne s’agit pas non plus d’un travail tout à fait original qu’on puisse attribuer exclusivement à Etxeberri. On se trouve de nouveau devant un auteur-traducteur qui, en se servant des traductions d’autres auteurs, a créé une oeuvre originale.

Orixe (1888-1961)

Plus tard, dans l’ère moderne, on trouve d’autres types de traductions où l’on reconnaît explicitement qu’il s’agit bien de traductions, et où le traducteur prétend rendre de façon fidèle ce que l’auteur du texte original a écrit. Cette fidélité est pourtant relative, puisque les traducteurs prennent la liberté de changer ce qu’ils veulent au nom de la beauté, de la spécificité de la langue d’arrivée ou des différences culturelles entre les deux langues. Ainsi, Nikolas Ormaetxea, aussi connu sous le nom d’Orixe, un des plus célèbres écrivains et traducteurs de la première moitié du XXe siècle, considérait que le traducteur doit assimiler le texte pour ensuite le reproduire à sa manière, comme il l’explique en faisant appel à Cicéron :

Cicerón opinaba que no debía de traducir precisamente, a no ser como ejercicio, y él nos dice que practicaba la lectura de los autores griegos y después se ejercitaba en trasladarlo a su manera al latín, hablándolo primero, con lo que nos dejó obras maestras. Es la idea recta de la traducción menos ceñida, pero del contenido cultural mejor asimilado.

Orixe, 1928, cité par Iztueta, 1991, p. 649

Cicéron pensait qu’il ne fallait pas traduire exactement, à moins qu’il s’agisse d’un exercice d’apprentissage, et il nous dit qu’il pratiquait la lecture des auteurs grecs puis qu’il s’exerçait à les transférer à sa façon en latin, qu’il parlait comme langue maternelle, de façon qu’il nous a laissé des chefs-d’oeuvre. C’est l’idée juste de la traduction la moins bornée, mais du contenu culturel le mieux assimilé.

notre traduction

Un exemple qui illustre très bien ce type de traduction « moins bornée » serait la traduction de Lazarillo de Tormes, roman picaresque espagnol du XVIe siècle d’un auteur anonyme, traduit en basque par Orixe en 1929. Bien qu’il s’agisse d’un type de texte complètement différent de celui d’Etxeberri, on constate que les deux traducteurs procédaient de façon similaire quand ils trouvaient dans l’original des passages qui ne leur convenaient pas. Le septième chapitre de cette traduction constitue l’exemple le plus extrême de cette stratégie, qu’Orixe a complètement omis et ensuite remplacé par un autre texte de son cru, étant donné que l’original décrivait des « obscénités » que sa conscience morale ne permettait pas de reproduire. Le traducteur justifie sa décision au moyen d’une note en bas de page :

Erdel jaubearen idazti jatorretik, jardun hau osoa kendu dot, eta neure buruz ordaindu, edonoren eskuetarako irudi etxatalako. Kendu dodaz ganera, esan zantar bat lehelengo jardunean, hamazortzi lerro hirugarrenean, eta bi koma-tarte laugarrenean.

Kritikuak begirapena zor ei deutsoe jaubearen idazti jatorrari; nik ostera begirapena zor deutsot neure buruari eta irakurle euskaldunari [...].

Orixe, 1984, [1929], p. 137

Du texte original de l’auteur, j’ai enlevé toute cette section et je l’ai remplacée par une autre de mon cru, car elle ne me semblait digne pour personne. Par ailleurs, j’ai enlevé une expression obscène du premier chapitre, dix-huit lignes du troisième, et deux phrases du quatrième.

Le critique doit le respect au texte original de l’auteur; moi, par contre, je dois le respect à moi-même et au lecteur basque [...].

notre traduction

Qui plus est, Orixe a non seulement remplacé un chapitre entier, mais il l’a aussi traduit en espagnol, vu que la traduction allait être publiée à côté du texte original. Ainsi qu’Etxeberri modifie un texte emprunté à un autre auteur en vue de l’adapter à ses buts, Orixe modifie non seulement sa traduction, mais également le texte original. Il faut souligner, en outre, qu’en plus des changements qu’il a avoués dans cette note de bas de page, il a également effectué d’autres modifications, coupures ou remplacements dans d’autres segments sans en avertir le lecteur, parfois même en omettant des passages du texte original, lequel apparaissait à côté de la traduction.

Orixe appliquait ces critères de traduction non seulement à des romans ou autres genres littéraires, mais aussi à d’autres textes qui n’avaient rien à voir avec la littérature. Ainsi, en 1949, il a traduit la Déclaration universelle des droits de l’homme, ayant pour seul critère de créer un texte qui allait être facilement compréhensible pour la population basque. Il en résulte une traduction qui est beaucoup plus restreinte que le texte original et dont les termes juridiques sont traduits par des mots d’usage courant. Ces critères, qui étaient acceptés à l’époque, ont été fortement contestés par les critiques des générations suivantes :

Orixek giza eskubideen deklarazioa itzuli zuen, betiko bere eran itzuli, sail honetako hizkerak bestelakoa izan behar zuenaz ohartu gabe ausaz beste lege batzuk gobernatzen dutenaz, hizkera honek hitzen balioa neurtzeko bere neurriak dituenaz (arbitrarioak, nahi bada; ez hizkuntzaren “berezkoak”, behintzat). Daukaguna Orixeren deklarazio bat da, ez ONUrenik.

Azurmendi, 1976, p. 145

Orixe a traduit la Déclaration des droits de l’homme avec sa méthode habituelle, sans se rendre compte que le langage de ce domaine doit être différent, qu’il y a d’autres lois qui gouvernent, que ce langage a ses propres paramètres pour mesurer la valeur des mots (des mesures arbitraires, pourrait-on dire; pas des mesures « propres », en tout cas). Ce que l’on a, c’est une déclaration d’Orixe, pas une déclaration de l’ONU.

notre traduction

La qualité de traduction est, elle aussi, remise en question ici :

Gaztelaniazko pasarteak hogei lerro dituelarik, euskarapenak hamabi baizik ez ditu, beraz oso zentzu zabalean erabil daiteke “itzulpen” hitza testu laburbildu eta berrinterpretatua den euskarazko bihurpen hau izendatzerakoan

Mendiguren, 1988, p. 38

Alors que le passage espagnol se compose de vingt lignes, la version basque n’en compte que douze, donc le terme « traduction » peut être utilisé seulement dans un sens très large pour nommer cette conversion basque qui n’est qu’un texte résumé et réinterprété.

notre traduction

Orixe pensait que la langue basque disposait de capacités spéciales pour créer des termes, soit par la formation de mots composés à partir du lexique de la vie quotidienne. Il ne voyait pas la nécessité de faire une différence entre le langage technique et le langage commun, ou du moins pensait-il que le langage technique devait être compréhensible même pour les gens sans instruction. Il considérait que le langage écrit devait être élaboré à partir de la langue populaire, pour que ces deux types de langages divergent le moins possible. Il croyait que la traduction était un excellent moyen pour atteindre ce but, puisqu’elle obligeait le traducteur à chercher et à inventer des termes pour l’élaboration de ce langage érudit (Ruiz, 2009, pp. 809-810).

Mirande (1925-1972)

Bien qu’Orixe soit considéré comme un des meilleurs écrivains du XXe siècle, ses convictions morales et religieuses ainsi que son acharnement à soumettre la littérature et la traduction basques à ces mêmes convictions étaient jugés trop conservateurs par des écrivains plus jeunes, qui eux éprouvaient le besoin de contester cette conception du bon Basque catholique attaché à la vie champêtre. Ils commencèrent à utiliser et à traduire des thèmes auxquels la littérature basque n’avait encore jamais touché. Un de ces écrivains qui a attaqué la conception de la littérature et de la traduction selon Orixe et de ses contemporains est Jon Mirande, auteur très controversé par ses idées antichrétiennes, antidémocratiques et antisémites. Il déplorait que tout ce qui était publié en basque soit choisi selon un programme politique et moral. Il constatait que les intellectuels basques publiaient seulement des textes qui ne s’opposaient pas aux valeurs traditionnelles des fermiers basques catholiques, comme l’explique l’introduction du premier numéro de la revue hétérodoxe (Igela, euskaldun heterodoxoen errebista) que Mirande publia à Paris en collaboration avec son ami Txomin Peillen :

Le puritanisme et la fausse gravité des Basques censurent, mieux ou plus que les gouvernements, les fruits trop pimentés de la littérature écrite (Docteur Etchepare, Axular), expurgent la littérature orale (cancioneros), afin que les étrangers n’aient pas de nous une image différente de celle du Basque honnête, travailleur, fier, etc. Les tabous et fanatismes de droite et de gauche ont une grande force chez nous.

Mirande et Peillen, 1979 [1962], p. 37

S’opposant à ce « fanatisme des nationalistes basques », Mirande a commencé à traduire des textes qu’il aimait pour leur style, leur thème ou leur nouveauté et aussi à écrire ses propres poèmes et contes, imitant le style et les thèmes de ces auteurs qu’il appréciait. Il a ainsi écrit de nombreux contes d’humour noir, des histoires traitant de suicide, d’adultère, de prostitution, d’homosexualité et d’alcoolisme, ainsi que des poèmes antichrétiens et païens.

Il a traduit des oeuvres célèbres de nombreux auteurs modernes d’Europe et d’Amérique (Poe, Kafka, Baudelaire, García Lorca, notamment), mais aussi d’auteurs moins connus des littératures mineures (Séamus Ó Mainnin (irlandais), Bernat Manciet (occitan), Per Denez (breton), entre autres), des auteurs qui l’intéressaient par leur idéologie (Nietzsche), par leur esthétique (les auteurs symbolistes et surréalistes comme Baudelaire), ou simplement des oeuvres qui lui plaisaient (des chansons d’artistes contemporains ou de vieilles chansons populaires et anonymes).

La traduction et la création originale se trouvent, chez Mirande, constamment entremêlées. D’une part, les histoires et les poèmes qu’il a écrits sont fortement influencés par les oeuvres des auteurs qu’il a traduits. D’autre part, certaines de ses traductions sont à tel point défigurées qu’elles passent pour des compositions originales.

Ainsi, les poèmes de Nietzsche (Aus hohen Bergen et Also sprach Zarathustra) que Mirande a traduits en basque l’ont beaucoup influencé dans ses propres compositions (Aldekoa, 1994, pp. 10-11; Mujika, 1999, p. 73). D’autres poèmes ou contes érotiques de Mirande nous rappellent des compositions de Verlaine, Rimbaud ou Baudelaire (Mujika, 1984, p. 107).

Enfin, bon nombre de contes de Mirande sont influencés par les romans criminels anglo-saxons qu’il aimait tant : Edgar Allan Poe, Sheridan Le Fanu, Montague Rhodes James, Oscar Wilde, H.H. Munro « Saki », Agatha Christie, pour n'en nommer que quelques-uns (Mirande, 1999b, p. 217). L’influence de Poe est d’autant plus remarquable dans les compositions de Mirande qu’il utilise parfois des références intertextuelles qui évoquent l’oeuvre de l’auteur nord-américain. Ainsi, le mot « nevermore » que Mirande introduit dans un de ses poèmes (« Zakhur hil bati » [À un chien mort], Mirande, 1999a, p. 116) est évidemment tiré du célèbre poème « The Raven » de Poe, traduit auparavant par Mirande (1984, pp. 51-53). Le même mot est également utilisé dans le seul roman écrit par Mirande (1999, pp. 79-80).

La traduction et la création originale se trouvent également confondues dans une série de courts récits réunis sous le titre « Humore beltzaren modelak » [Modèles d’humour noir]. Il s’agit de très courtes compositions qui n’ont ni titre ni référence quelconque sur leur origine, ce qui porte à croire qu’elles ont été créées par Mirande. Mais il y a, parmi elles, des compositions qui sont très connues aussi dans d’autres littératures, ce qui rend bien difficile de les catégoriser, soit comme des traductions, soit comme des créations originales (Mirande, 1999a, pp. 159-165).

Mirande, comme on l’a déjà dit, était un auteur très controversé qui ne jouissait ni de la reconnaissance ni de l’estime de ses contemporains, surtout à cause de ses idées anticatholiques, antinationalistes, antidémocratiques et même fascistes. La contribution de son oeuvre à la littérature basque a été reconnue après sa mort, quand une autre génération d’écrivains basques a commencé à faire de la littérature dans le seul but de faire de la littérature.

Sarrionandia (1958- )

Un des écrivains de cette nouvelle génération est Joseba Sarrionandia. Son oeuvre est un autre bon exemple de la vague distinction entre la création et la traduction, non seulement parce qu’il traduit des textes en les réélaborant selon sa propre interprétation ou qu’il crée des textes qui sont fortement influencés par des oeuvres qu’il a lues ou traduites, comme c’est le cas chez les autres écrivains-traducteurs que l’on vient de présenter, mais aussi parce qu’il le fait consciemment et ouvertement, sans se soucier de concepts comme la fidélité ou l’originalité, théorisant même sur l’absurdité de tels concepts.

L’auteur explique dans la préface de son premier recueil de poésie traduite (Izkiriaturik aurkitu ditudan ene poemak, 1995 [1985]) sa vision de la littérature et de la traduction :

Funtsean, poemagintza bera ere irakurketa da, izkiriatzea izan orduko. Harold Bloom kritikoak proposatu duen teorizazioaren arauera, edozein poema lehenago irakurritako beste poema bati dagokio, eta edozein poetak aurreko beste poeta bati erantzunez idazten du. Poetak, irakurriak dituen poemak tratatzen ditu bere poemetan. Bere irakurketa interesatua eta apropos okerra da eta, tradizioaren ber elaborazio zein ukazio gisa, bere kreazioa ezin da errebisio besterik izan, errebisio hitza bertsio edo, zentzu zabal batean, translazio gisa konpreniturik.

pp. 8-9

Dans le fond, la création même de la poésie est une lecture, avant d’être une écriture. Selon la théorisation proposée par le critique Harold Bloom, tout poème appartient à un autre poème lu auparavant, et tout poète écrit en répondant à un autre poète. Le poète utilise dans ses poèmes les poèmes qu’il a lus. Sa lecture est intéressée et délibérément fausse, et, en tant que réélaboration ou négation de la tradition, sa création ne peut être que révision, le mot révision signifiant version ou, dans un sens général, traduction.

notre traduction

Sarrionandia considère la traduction et la création « originale » comme les deux faces d’une même médaille. D’un côté, la traduction offre le moyen de créer quelque chose de nouveau (« original »), et de l’autre, la création « originale » n’est qu’une traduction des traditions et des expériences vécues par l’écrivain.

Afin de démontrer la fragilité de la frontière entre traduction et création originale, Sarrionandia utilise des procédés re-créatifs. Une des stratégies qu’il emploie dans ce recueil de poésie traduite est l’inclusion de poèmes apocryphes ou pseudo-traductions, c’est-à-dire des poèmes dont l’attribution à un auteur déterminé est fausse. Il n’est pas facile de les identifier avec certitude, puisque le traducteur ne fournit pas beaucoup d’information sur l’origine des poèmes. Il se limite normalement à citer le nom de l’auteur, ou même, dans le cas des poèmes prétendument anonymes, à mentionner la tradition de laquelle proviendrait le poème; c’est le cas de poèmes touareg, miskito ou chippewa, par exemple.

Sarrionandia se sert également d’autres stratégies pour contester l’appartenance exclusive d’un texte à un auteur. Ainsi, ses oeuvres sont truffées de références intertextuelles, où il s’approprie un passage d’un auteur pour l’adapter et l’introduire dans ses compositions. La traduction et la création originale sont toujours mêlées dans l’oeuvre de Sarrionandia. Ses compositions combinent la tradition littéraire basque avec les traditions d’autres littératures, ce qui donne naissance à une oeuvre complètement neuve mais qui n’est, au fond, qu’une réécriture ou une réélaboration de ce qui a déjà été écrit dans d’autres littératures.

Conclusion

Avec ces exemples, nous avons voulu montrer que, bien qu’il y ait eu à chaque époque de l’histoire de la littérature basque une façon très différente de concevoir la littérature et la traduction, la création originale et la traduction ont toujours été mêlées, et cela non seulement dans des genres littéraires comme la poésie ou le conte, mais aussi dans d’autres types de textes moins littéraires. Nous avons vu que certains livres « originaux », considérés comme des chefs-d’oeuvre de la littérature basque, sont en grande partie composés de textes traduits. Par contre, beaucoup de traductions où le traducteur prétend rendre dans sa langue un texte écrit dans une autre langue relèvent davantage de la création que de la traduction. Nous avons également constaté que la traduction n’agit pas toujours dans la même direction, c'est-à-dire que ce n’est pas toujours la traduction qui est une copie ou une imitation d’une autre oeuvre, c’est parfois le texte qui a servi d’« original » qui est modifié pour satisfaire les besoins de la traduction. C’est le cas des oeuvres d’Etxeberri et d’Orixe, ces derniers manipulant les textes sources avant de les traduire, ou à l’inverse, écrivant d’abord la traduction pour ensuite la retraduire dans la langue « source » et la présenter comme originale.

Dans les exemples analysés ici, le traducteur n’agit pas à titre de simple reproducteur tenu de s’effacer devant la grandeur et l’originalité du texte source, comme le préconisent les théories traditionnelles de la traduction. Tout au contraire, le traducteur manipule le texte pour répondre aux besoins de son propre projet, devenant co-auteur ou simplement auteur de son propre travail, qui est une oeuvre originale mais qui relève également d’une autre ou de plusieurs autres oeuvres, faisant partie de ce grand réseau qu’est la littérature.

C’est dans ce sens que l’on constate l’importance de la contribution des langues minorisées à la méthodologie de la recherche en traductologie : dans ce type de situations linguistiques où les rapports de pouvoir sont inégaux, les liens entre la traduction et la création s’avèrent normalement plus visibles que dans les littératures des langues hégémoniques, où la traduction remplit normalement une fonction communicative. Comme l’ont montré les théories postcoloniales, les traducteurs des langues en situation de subordination jouent un rôle très important dans la préservation de leur langue et de leur culture : bon nombre de traducteurs des contextes postcoloniaux ne sont plus perçus comme imitateurs ou esclaves de la tradition littéraire européenne, ni comme des traducteurs reniant totalement cette tradition. Se situant entre ces deux attitudes, les écrivains et les traducteurs postcoloniaux se développent et se forment grâce à l’interaction qu’ils maintiennent avec la culture source, se nourrissant de la tradition européenne pour créer quelque chose qui s’avère tout à fait nouveau. Dans leurs travaux, les distinctions entre les systèmes source et cible disparaissent souvent; leur stratégie consiste à s’approprier et à manipuler les mots et les textes pour qu’ils prennent de nouvelles significations dans la traduction. Cette stratégie devient ainsi un autre moyen d’écriture créative. De la même façon, les traducteurs des langues minorisées s’approprient et manipulent des textes étrangers pour en créer des ouvrages originaux conformes à leur propre vision du monde.

Étant donné cette manipulation qui a lieu dans les traductions issues des contextes postcoloniaux ou minorisés en particulier et dans chaque traduction en général, certains auteurs ont proposé d’autres termes ou expressions pour désigner la traduction. Dans ce sens, on doit mentionner les travaux novateurs d’André Lefevere (1982, 1984 et 1992), qui définit tout acte de traduction non pas comme une « réflexion », mais plutôt comme une réécriture, une recréation ou une « réfraction », où le traducteur ou réécriveur manipule les éléments littéraires ou culturels pour les recréer d’une autre manière (« réfractée ») dans la langue cible[3]. Dans le même ordre d’idées, s’inspirant des contributions apportées par le « power turn », Maria Tymoczko et Edwin Gentzler (Tymoczko 1999 et 2007; Gentzler et Tymoczko, 2002) proposent de définir la traduction comme une « métonymie », où le traducteur choisit les éléments de la langue et de la culture source qu’il veut mettre en évidence et ceux qu’il souhaite passer sous silence[4]. Les exemples de cette inévitable intervention ou manipulation du traducteur sont très nombreux dans l’histoire de la traduction basque, où de nombreux textes ont été « manipulés » ou « réécrits » de façon à atteindre différentes finalités, telle l’inculcation de la doctrine morale (Axular), l’apologie de la langue basque (Etxeberri) ou le désir de garder « propre » le moral du bon Basque catholique (Orixe). Selon le but choisi, plusieurs textes ont été complètement défigurés ou adaptés et ne pourraient donc pas être considérés comme des traductions dans un sens traditionnel. Il s’agirait plutôt de réécritures ou de réfractions. Du reste, bon nombre de stratégies de création littéraire employées par quelques auteurs contemporains basques tels que Mirande et Sarrionandia impliquent souvent la traduction, par exemple les apocryphes de Sarrionandia ou les poèmes et récits que Mirande écrit à la manière de ses précurseurs, qui pourraient aussi être qualifiés de réécritures ou de réfractions. Ces auteurs ont une conception de la traduction qui transgresse les définitions traditionnelles de traduction, littérature et culture : critiquant sévèrement la fermeté et l’aveuglement des écrivains basques qui revendiquaient que la tâche de la littérature et de la traduction consiste à garder la culture basque et l’identité nationale loin de toute influence étrangère, ces traducteurs s’emploient à montrer que toute littérature, ainsi que toute identité, se développe en relation avec d’autres littératures et d’autres identités, et qu’il est nécessaire de porter son regard vers l’extérieur afin de se compléter et de se développer à l’intérieur.

Ces formes hétéroclites de traduction, qui représentent normalement l’exception dans les systèmes littéraires dits « majeurs », constituent plutôt la norme dans l’histoire de la traduction basque. Avant les années 1980, le basque ne disposait pas des conditions minimales pour garantir une production littéraire – et donc traductionnelle – saine (des traducteurs professionnels, un marché éditorial, des lecteurs basques, notamment). C’est pourquoi la traduction a, jusqu’à très récemment, été reléguée aux écrivains (souvent ecclésiastiques), qui se servaient de la traduction comme stratégie de création littéraire ou comme exercice d’écriture. C’est seulement à partir des années 1980 et surtout 1990 que des politiques de traduction ont été mises en place (programmes éditoriaux et traducteurs professionnels). Il semble que plus le basque et le marché de la littérature basque sont normalisés, plus les traductions qui en résultent sont conventionnelles.

Quoi qu’il en soit, une méthodologie de recherche en traduction pouvant servir à l’étude des traductions tant hétéroclites que conventionnelles, tant dans les langues hégémoniques que minorisées, devrait surmonter la définition trop restreinte tenue par le discours traditionnel de la traduction et adopter une définition plus ouverte et plus flexible qui inclurait tous les types de réécriture.