Corps de l’article

1. Une haute surveillance

Les actualités politiques, diplomatiques, financières et scientifiques accumulent les exemples de désinformation, de contrôle et de manipulation des informations et des données. Par ailleurs, nos sociétés, de plus en plus policées, recourent à divers systèmes de surveillance, depuis les caméras vidéo dans la rue jusqu’au réseau d’écoute Échelon utilisé dans les affaires économiques et commerciales, et font usage du voyeurisme sur certaines chaînes de télévision et sur le Net, pour doper audimat et recettes publicitaires.

Dans le domaine culturel, aussi soumis à l’industrialisation et à la marchandisation, la censure s’exerce plutôt par l’argent, parfois sous le prétexte de valeurs idéologiques. À un point tel par exemple, qu’en 2002 s’est créée en France une « collection interdite » regroupant des oeuvres littéraires, musicales et cinématographiques, sans diffusion possible dans leurs sociétés d’origine.

Qu’en est-il dans l’audiovisuel (AV)? Dans ce qui suit, nous aborderons trois aspects de la censure, effectifs au cinéma et à la télévision :

  • la censure comme emprise des autorités publiques, de l’interdiction catégorique jusqu’aux régulations institutionnelles ;

  • la censure de l’argent, sur un marché de plus en plus concentré ;

  • et l’auto-censure, notamment celle, rusée, qui à la fois dit et ne dit pas, explicite et cache ce qu’il faut faire.

2. La censure des autorités publiques

2.1 Contrôle par les pouvoirs

Si la censure religieuse a toujours été de pair avec la défense d’une orthodoxie, celle de l’État a été et est souvent liée au secret (secret d’État, secret-défense, secret de l’action administrative, etc.), la divulgation de certains documents ou archives étant considérée comme nocive selon le pouvoir discrétionnaire de l’exécutif. Les informations bâillonnées ne sont pourtant qu’un aspect de la censure institutionnalisée. Tous les régimes autoritaires ont su mettre en place des organes pour prévenir la mise en circulation d’idées, de publications jugées contraires à leur idéologie, à leur « vérité ». De l’URSS à la Chine contemporaine, de l’Afrique du Sud de l’apartheid à l’Iran de Khomeyni, de la Grèce des colonels à l’Argentine de la dictature, des fascismes entre les années 20 et le début des années 70 au régime de Vichy (1940-1944), etc., la liste est longue et loin d’être close à jamais.

Les censures des régimes autoritaires d’hier en Europe (Allemagne nazie, Italie mussolinienne, Espagne franquiste) — avec leurs lois et décrets et leur logique politico-administrative, relèvent d’une panoplie de mesures et de moyens aujourd’hui sans doute dépassée parce que le contrôle et les ingérences sont désormais moins explicitement idéologiques. Notons que la censure franquiste au cinéma est maintenant bien documentée (Gubern & Font 1975, Ávila 1977, Neuschäfer 1991, Gutiérrez Lanza 1999, Ballester 2001).

Les médias écrits et audiovisuels ont toujours attiré la rigueur des censeurs de l’État, notamment contre tout ce qui pouvait ou peut contenir de la diffamation, des menaces contre « l’ordre public », des obscénités, des outrages (à l’armée, aux représentants de l’ordre public), des injures (au chef de l’État par exemple) ou encore contre tout soupçon ici d’« activités terroristes », là d’« activités contre-révolutionnaires ».

Index of censorship, depuis 1968, s'efforce de répertorier les actes et actions qui bafouent la liberté d'expression, qui réduisent certaines voix au silence forcé. Centré surtout sur la littérature, le magazine reconnaît que la censure prend désormais de nouvelles formes dans un monde à la fois plus interdépendant et plus fragmenté. Aux interdictions brutales suivent ou se superposent des restrictions plus subtiles, des menaces plus informelles, contre les pensées « dissidentes ».Autodafé (no 1, octobre 2000), revue publiée en cinq langues par le Parlement international des écrivains (créé en 1994), s'efforce aussi de décrire ces nouveaux visages de la censure.

Arrêt, détention, prise d’otage, enlèvement de journalistes, de reporters, titres suspendus de parution, fermeture autoritaire de salles de rédaction: bien des pays (Birmanie, Chine, Éthiopie, Cuba, Turquie, etc.) pratiquent aujourd’hui de tels actes. Mais la censure peut prendre encore d’autres formes répressives directes comme par exemple, l’interdiction du Festival du film palestinien à Montreuil (France) en 2001.

Les nouveaux supports n’échappent pas aux tentatives de contrôle étatique. Ainsi divers régimes (par exemple en 2001, en Tunisie, en Turquie) ont mis en place des systèmes de surveillance d'Internet, comme la suppression des fournisseurs d'accès ou leur reprise en main par le pouvoir. En effet, le réseau des réseaux est considéré comme un outil de contournement de toute censure. Un texte ou des images interdits à la télévision ou au cinéma vont facilement désormais sur Internet. Pourtant celui-ci, comme le téléphone mobile, offre une immense capacité de repérage et de fichage qui devrait convenir à tous ceux qui veulent dresser le profil des consommateurs, gérer les relations aux clients ou encore « surveiller et punir », pour reprendre un titre de M. Foucault sur la « naissance de la prison » (1975).

Du côté du cinéma, les « affaires » de censure dans nos sociétés sont certainement plus rares qu’auparavant mais suscitent aussi de vives réactions. Ainsi, par exemple, La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese a dû être retiré des écrans en France, à la fin des années 80, à la suite d’actes terroristes de groupes intégristes. En 1999, Eyes wide shut de Stanley Kubrick a eu des problèmes dans sa distribution internationale parce que la communauté hindoue avait protesté contre l’utilisation de plusieurs de ses chants pendant la scène d’orgie. Les spectateurs de Grande-Bretagne où est rassemblé le plus grand nombre d’Hindous en Europe n’ont donc pas vu la même version que les Australiens, les Néerlandais. Quant aux Américains, ils ont eu droit à une version remaniée numériquement pour couvrir certains actes sexuels — version approuvée par la Motion Picture of America. Enfin, Warner n’a pas même proposé le film à des pays comme l’Inde, l’Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande et nombre de pays du Moyen-Orient, connaissant leurs exigences particulières en matière de censure et donc prenant les devants pour satisfaire ces exigences.

Autre exemple : en juin 2000, le film francais de Virginie Despentes et Coralie Trinth, Baise-moi, a suscité une certaine polémique, mêlant les arguments moraux, esthétiques et juridiques (un film dit d’auteur peut-il être classé X?), à partir d’une requête d’une association familiale d’extrême-droite. Réflexions et arguments ont mis en évidence combien les représentations du sexe à l’écran avaient évolué, combien les façons de percevoir cette évolution étaient diverses. Au moralement « correct » semble faire suite une morale du regard — un rapport au réel et à l’imaginaire qui ne soit pas simpliste: le droit de toute oeuvre à être montrée n’exclut pas du tout le droit de dénoncer, de critiquer alors que le moindre soupçon de censure et tout son arbitraire donne aux marchands de violence, aux propagandistes de la haine, de l’avilissement, un statut de martyrs, commercialement intéressant. La prohibition n’a jamais favorisé que la transgression, lucrative.

Dans ces conditions, les interdictions selon les âges (12 et 16 ans en France, depuis 1990; 7, 11, 15 et 18 ans en Finlande depuis le 1er janvier 2001) paraissent des mesures décalées par rapport à la fois à la maturité des sociétés et à l’âge de la majorité légale.

Dernier exemple: le film de Cédric Kahn Roberto Succo, présenté en mai 2001 lors du Festival de Cannes, a vu sa diffusion momentanément suspendue en Savoie, sous prétexte qu’un des policiers abattus par Succo habitait Chambéry. Le même motif avait servi, en janvier 1992, pour interdire, aussi à Chambéry, la pièce de B.M. Koltès, Roberto Zucco.

2.2. Régulations institutionnelles

Faut-il parler de « censure » en désignant les dispositions de régulation du cinéma ou de la télévision? Les mesures limitées touchant entre autres les violences et la pornographie, prises par les démocraties et résumées dans l'article 22 de la Directive européenne TV sans frontières (pas de programme susceptible de nuire à l'épanouissement physique, mental ou moral des mineurs), sont-elles à mettre sous la même étiquette que les actes d'une dictature frappant d'interdiction des pans entiers de la culture et de l'information?

En France, la Commission de classification (dénommée ainsi depuis 1981, après avoir été « commission de censure » et « commission de contrôle ») et la direction des programmes du CSA (Conseil supérieur de l’AV) visionnent respectivement films et programmes télévisés pour repérer les scènes « dangereuses ».

Pour la télévision, le contrôle fonctionne a posteriori : on regarde les émissions déjà projetées mais qui ont été contestées; il ne s'agit pas de se substituer aux responsables des programmes ni aux parents. Depuis 1996, existe une signalétique en bas de l'écran, commune à toutes les chaînes hertziennes et à Canal +. Cinq catégories ont été définies, repérables par des pictogrammes :

  • carré vert (tout public)

  • cercle bleu (à cause de scènes pouvant heurter le jeune public)

  • losange orange (interdit aux moins de 12 ans)

  • carré rouge (interdit aux moins de 16 ans)

  • et X violet (interdit aux moins de 18 ans).

De tels systèmes existent ailleurs et ont existé naguère, par exemple dans les années 50-60 pour l'Église catholique espagnole : blanc (pour tous, moralité sans taches); bleu (pour les jeunes), rose (pour personnes averties), rouge (dangereux pour tous), vert (pornographique), noir (impie, attentatoire à la religion) — ces deux dernières couleurs étant supprimées au lendemain de la Guerre civile. L'efficacité de ces jeux de symboles colorés, leur impact dépendent de divers facteurs, comme les appréciations des chaînes (publiques ou privées), selon le sens qu'elles ont de leurs responsabilités, selon l'importance qu'elles accordent au prime time et à l'audimat, comme aussi les appréciations des parents, présents ou pas, près du poste. D'évidence, les notions d'acte « gratuit », de héros « immoral »...sont délicates à manier. L'évolution permissive des moeurs rend à n'en pas douter certaines interdictions d'hier obsolètes. N’empêche, au nom de la sécurité et pour contrer les délinquances, le débat peut sans cesse réapparaitre et invoquer la pertinence d’un contrôle plus ou moins autoritaire. Ainsi, par exemple, la Commission Kriegel en France (juin-novembre 2002), censée réfléchir sur la violence et ses effets sur le petit écran, a misé sur la peur suscitée par les images violentes en mettant en place une signalétique renforcée faisant appel à la surveillance des parents (Rapport 14 novembre 2002).

Peu avant, dès le début de 2002, une croisade s’était engagée contre la diffusion et rediffusion, chaque mois, d’un millier de films pornographiques à la télévision. L’appel à la censure par certains politiciens et certaines associations familiales a eu un petit air de tartufferie parce qu’en s’en tenant à la seule télévision, on occultait la circulation facile des mêmes films X sur Internet, chez le moindre loueur ou dans le moindre distributeur automatique de cassettes vidéo ; on oubliait également que les mécanismes de double cryptage déjà existants à l’émission et à la réception, s’avèrent efficaces si chaînes et parents assument leur responsabilité.

3. Les entraves censoriales

À la censure publique, se superposent les entraves de nature économique, liées à la concentration des chaînes et des titres. Le contrôle financier des médias — qu’on songe par exemple au cas des rapports de NTV à Moscou avec Gazprom, au cas de l’emprise médiatique de Berlusconi, sans parler des empires de Murdoch, de Bertelsman, etc. — et les quasi monopoles de distribution n’ont guère besoin de menaces physiques et verbales pour plier le droit à l’information à leur convenance.

Ainsi la liberté d’expression n’est pas défiée seulement par les despotes ou les États monolithiques : elle l’est aussi par les circuits de diffusion, y compris par les contraintes d’une lingua franca, par la répartition des subsides et aides financières, par la quête des sponsors.

Rappelons ici la suite chronologique dans la distribution cinématographique et, indirectement, le financement d’un film : celui-ci peut être payé d’avance par une chaîne de télévision; il sort dans les salles de cinéma où il est partiellement ou totalement amorti ; il est vendu comme vidéo ; il est montré sur une ou plusieurs chaines cryptées, puis à péage ; il est diffusé sur des chaînes généralistes. En 2001, 20% des films francais ont cumulé 80% des tickets d’entrée. Sur ces 34 films, trois seulement ont été distribués par de petites compagnies.

L’internationalisation de la distribution sous la houlette des majors comme Columbia, Fox, Disney, Warner a été un facteur important du changement dans l’AV. Des alliances horizontales, favorisant la convergence entre AV, édition, production musicale et l’Internet, ainsi que des alliances verticales, pour rassembler programmation, production, distribution ont modifié profondément, en quelques années, le paysage AV. Entre 1995 et le début de 2001, Viacom a avalé des chaînes câblées, la chaîne CBS, la chaîne du réseau hertzien UPN, le studio de cinéma Paramount Pictures, la maison d’édition Simon & Schuster, cinq parcs de loisirs et le distributeur de cassettes vidéo Blockbuster. Cette tendance à combiner fabrication de « contenu » et circuits, ainsi que supports de diffusion transforme rapidement médias et industrie culturelle, faisant peser des menaces sur la pluralité des opinions, la diversité de l’expression. Une telle « censure » douce renforce le « quatrième pouvoir », parfois jusqu’à la caricature.

Toujours entre 1995 et le début de 2001, Walt Disney a racheté ABC Network, American on line (AOL) a fusionné avec Time Warner, Vivendi a absorbé Canal + et Seagram, etc. Depuis le printemps 2002, ces concentrations accélérées ont engendré de gros problèmes de financement et d’endettement, au moment où les télévisions à péage sont en crise en Europe et où les médias en général voient leurs revenus publicitaires baisser — la faillite de Kirch Media et la mauvaise passe du groupe Rupert Murdoch étant symptomatiques de ce retournement (provisoire?) de situation. Quoi qu’il en soit, compagnies de télévision, producteurs et distributeurs de cinéma, fournisseurs sur le Net tentent toujours de trouver des synergies, des stratégies communes... qui secouent déjà certaines conditions de travail du traducteur. Le film tiré de Harry Potter a été produit par Warner et a donné lieu à des produits dérivés : il a fallu sortir très vite les traductions écrites, par exemple à quatre mains en Allemagne. On se rapproche ici des processus d’internationalisation et de localisation connus pour adapter les logiciels et leurs documents d’utilisation et d’aide.

Dernier exemple à citer : la position dominante acquise en France, en octobre 2002, par le groupe Lagardère dans la presse et l’édition. En reprenant Vivendi Universal Publishing, le marchand d’armes contrôle désormais à lui seul la distribution de 70 % des livres dans le pays, la production des 3/4 des livres de poche et de l’édition scolaire et de 90 % des dictionnaires. Une telle domination s’exerce sur tous les acteurs censés promouvoir le livre — éditeurs rachetés, auteurs, libraires, distributeurs de presse, journalistes des médias écrits, radiophoniques (Europe 1, RFM) et télévisuels (Canal J, MCM, Match TV, Canal Satellite, MultiThématiques).

Journaux, magazines, programmes télévisés, longs métrages, vidéos et DVD, sites Internet, produits musicaux sont donc de plus en plus concentrés dans quelques mains. Dès lors, les conditions de création, de diffusion, de retransmission, de traduction... sont assujettis à des contraintes qui poussent les créateurs à la fois à se restreindre et à s’universaliser.

Cet assujettissement entrave désormais la façon de répartir les subventions et aides à la production ainsi qu’à la programmation (par exemple, des films réalisés ne sont jamais montrés) : contraintes imposées par le cahier des charges des télévisions qui financent des réalisations pour alimenter leur grille, coupures et autres manipulations dans les scénarios et les images, éviction plus ou moins momentanée de certaines salles ou encore interdiction totale de distribution, sous prétexte de préserver « l’ordre public » ou « l’ordre moral » (cf. section 2.1).

On dira que la censure est devenue plus insidieuse, retranchée derrière les impératifs financiers et commerciaux.

Peut-on dire que dans tous ces cas, le traducteur arrive toujours trop tard, une fois que ces entraves censoriales ont déjà opéré ? Ce serait, d’une part, ne pas reconnaître son appartenance à un système de croyances, de convictions, de catégories mentales, de préjugés, qui influent sur ses comportements et décisions et ce serait, d’autre part, nier les ruses de l’auto-censure, cette facon préventive de se plier aux normes et conventions de l’ « acceptable ».

4. L’auto-censure

4.1 Un surmoi vigilant

Les différentes entraves censoriales (les logiques financières, le politiquement et le moralement correct, les normes idéologiques dominantes, les conventions de genre, etc.) sont aussi en partie intériorisées, incorporées... jusqu’à alimenter l’auto-censure — ce refoulement d’éléments du quotidien que les diverses autorités de la société, ou l’image qu’on se fait d’elles, ne tolèrent pas, n’admettent pas. Pour ne pas avoir à subir les ordres ou instructions d’un éditeur, d’un producteur... ou pour ne pas avoir à contrecarrer leurs exigences, leurs attentes, le traducteur peut devancer leurs directives contraignantes : l’auto-censure est aussi une censure préventive. Elle s’exerce, semble-t-il, aussi bien à la réception d’un document (« quand on ne veut pas entendre ») qu’au niveau de la production, au moment du choix des stratégies — commandée autant par les besoins et prétentions du commanditaire (ou « donneur d’ordre » justement) que par notre propre interprétation de ces besoins, des objectifs de la traduction à fournir, du document à traduire.

Calquer, emprunter, changer de focalisation ou de structure de phrase ou de paragraphe, adoucir le ton, modifier la mise en relief ou l’accent d’un concept, d’un thème, paraphraser, omettre une métaphore, expliciter, filtrer les éléments marqués culturellement, etc., sont des stratégies toujours disponibles : jusqu’où les transformations qu’elles induisent sont-elles des variantes de la censure? Quand on supprime ou diminue la force des références ou des allusions au métier de croquemort, aux odeurs corporelles — cas de la traduction américaine de L’Assommoir de Zola (Baguely, 1984) — censure-t-on pour anticiper les réactions supposées des lecteurs et la mévente possible du livre? Quand on élimine plusieurs épisodes, vus comme scabreux, de la carrière amoureuse du baron Charlus — cas de la version anglaise des années 30 de Proust (Maranz ,1984) — répond-on d’avance aux défenseurs de la morale dominante? Quand on évite de reproduire les stéréotypes sur les Italiens dans les traductions italiennes de Sherlock Holmes, quelle distorsion opère-t-on? Pour déjouer le problème, on a souvent multiplié les étiquettes : ainsi la traduction prenant ses aises et sa « liberté » (fruit alors des censures) deviendrait « belles infidèles, » « adaptation » (Gambier, 1992), naturalisation, domestication. Les retraductions (Gambier, 1994) ne serviraient-elles pas à débusquer les censures successsives, à déjouer les manipulations antérieures?

En fait, si les stratégies peuvent être raisonnées, sinon rationnalisées, le propre de la censure comme entrave et comme contrôle (auto-censure) parait être de ne pas se dire, de fuir sa justification. Quel traducteur admettra qu’il (se) censure? Au mieux il reconnaîtra qu’il « adapte » . Cette auto-négation va de pair de facto avec la dévaluation sociale et financière de plus en plus courante du métier.

Aujourd’hui, la traduction se paie avec de l’argent, mais souvent aussi par l’anonymat et l’indifférence. Elle est aussi un travail que certains payent de leur liberté, de leur vie, par exemple en Iran, aux Philippines. Qu’on se souvienne également de l’assassinat des traducteurs japonais et italien de Salman Rushdie ou des massacres de jeunes interprètes locaux dans l’ex-Yougoslavie. Ou encore des amendes infligées par deux fois (février et septembre 2002) à Nermin Acar pour avoir traduit deux livres interdits en Turquie. Les traducteurs AV dont la tâche est mal reconnue dans nombre de sociétés, mal rétribuée (alors que l’AV est devenu un support de masse), n’échappent pas à l’auto-censure.

4.2 Traduction audiovisuelle et manipulation

La traduction audiovisuelle se présente sous divers aspects : le sous-titrage, le doublage, le voice over, la narration, le commentaire, l'interprétation simultanée en direct, etc. Elle porte surtout sur le langagier c'est-à-dire sur les signes verbaux et non sur les signes visuels, même si pour appréhender un film, un documentaire, une série télévisée, il faut saisir son rythme, sa musicalité, la place et les mouvements de la caméra qui cadencent plans et scènes. Les dialogues pris hors de leur contexte pluri-sémiotique, hors de leur interaction avec le visuel et le sonore, tombent à plat. Quand on pense aux censures, on se borne souvent au langagier, comme si les images ne pouvaient pas être truquées, détournées, coupées. Or, de Goebbels à la manipulation numérique, on sait qu'elles peuvent l'être dans leur composition même et dans leur agencement — le montage, pour différentes versions locale, internationale, avionnable, coproduite, étant une des caractéristiques fondamentales de la production audiovisuelle. Sans parler des remakes, ces copies qui (re)produisent un film avec de nouveaux acteurs, dans une nouvelle langue, souvent pour mettre l'accent sur d'autres valeurs, d'autres questions, à partir d'une narration et dans un style transformés. Qu'on pense ici par exemple à Pépé le Moko/Algiers, à La cage aux folles/The Birdcage, à Trois hommes et un couffin/Three Men and a Baby, à La Totale/True Lies, etc. — nous obligeant à réinterroger les rapports entre original et reproduction, imitation, plagiat, parodie, ou encore les degrés d'intertextualité entre ces diverses formes.

Cette complexité qui fait sens, entre image, verbal et bande sonore, explique la « liberté » relative qu'on peut prendre à tel ou tel niveau, avec tel ou tel code. Ainsi la narration « permet de légères interventions d'édition pour alléger, compléter, éclaircir le contenu » (Ponniö, 1994, p. 304), ces transformations verbales pouvant être compensées par ce que « montrent » les images. Le commentaire cherche à « correspondre au gôut et aux normes habituels de la culture du pays de la langue cible (Ibid., p. 305): il peut être éloigné du texte de départ sans nécessairement que l'effet recherché, le sens intentionnel en soient différents » (Laine 1996, p. 203). La reformulation pour bien s'adapter au mode oral, la correction d'une erreur factuelle, les modifications d'une dramatisation ou exagération trop étrangère aux spectateurs ciblés, l'ajout d'une information, la suppression d'une donnée jugée inutile... tout cela pour faciliter la réception n'est jamais perçu comme « censure » (cf. Franco 2000, pour des cas de voice over).

Dans le cas du doublage, bien des stratégies de traduction et de synchronisation labiale ne sont pas non plus considérées comme censurantes : addition et suppression ponctuelles, altérations et explicitations passagères pour lever une ambiguïté, pour garder le ton de l'original, standardisation ou neutralisation linguistique (évitement des formes sociale, régionale, idiosyncratique, trop marquées) (cf. Goris, 1993). Dans d'autres cas, le traducteur cherche à éviter d'offenser les sensibilités des récepteurs — soit parce qu'il a reçu des directives du producteur, de l'importateur ou du distributeur, soit parce qu'il conçoit, selon ses sentiments, ses visions, ses attentes, ses expériences, la fonction de son travail et le rôle qu'il remplit (cf. Kelly, Coll. 1998 à propos de Into the West, film irlandais doublé en espagnol; Ballester, 2001, pp. 160-176, à propos de Blood and Sand/Sangre y Arena).

Une visée fonctionnaliste, c'est-à-dire cibliste, qui domestique, localise la pensée, les valeurs, les habitudes, les pratiques de l'autre, en particulier dans ses discours et textes non pragmatiques, ne croise-t-elle pas alors le politiquement/moralement correct, l'auto-censure? Les transformations peuvent en effet être parfois radicales car elles affectent les référents, l'argumentation se confondant proprement avec une manipulation idéologique : ainsi, par exemple, les allusions au nazisme qui sont occultées dans nombre de films et séries projetés en Allemagne, comme dans Casablanca (film de M. Curtiz, 1942) ou dans un des épisodes de Magnum, P.I où, par ailleurs, plusieurs flashbacks sur le Vietnam ont été coupés. (Wehn, 1998, pp. 187-188, pp. 195-197).

4.3 Le sous-titrage

Avec le sous-titrage, la censure ne peut être aussi évidente puisqu'il est toujours possible d'entendre les dialogues originaux et éventuellement d'évaluer les métamorphoses opérées par le traducteur. Cela n’empêche pas de mutiler une scène, de changer un mot vulgaire en un autre considéré comme moins vulgaire, d’omettre une référence, etc. (Scandura, à paraître).

Il y a une contrainte moins technique que l'adaptation synchrone, plus symbolique et sans doute plus inconsciente : c'est la valeur accordée à l'écrit dans nos sociétés où les pouvoirs établis s'appuient toujours sur l'écrit (verba volant, scripta manent) et où l'écrit possède une certaine autorité. Ce caractère relativement sacré du mot écrit fera qu'on hésitera à mettre noir sur blanc mots d'argot, jurons, injures, propos obscènes ou grossiers (scatologiques ou pas), comme s'ils devenaient alors plus offensants, plus agressifs, tout en étant néanmoins parfois acceptables à l'oral, prononcés par exemple par des hommes. Par ailleurs, les contraintes de temps et d'espace obligent à comprimer, condenser, supprimer, substituer. Où se trouve alors la frontière entre l'omission justifiée par le chronomètre et les deux lignes en bas d'écran et l'omission liée à un tabou?

Des mots de quatre lettres en anglais ou de trois en français ne sont pas rares dans les réparties ordinaires. Par exemple, dans Four Weddings and a Funeral, on se souvient de la fréquence de « fuck », dès le début du film et dans nombre de scènes où le mot apparaît tantôt comme interjection, tantôt comme quantificateur, tantôt comme articulateur. Plusieurs de ces occurrences sont inévitables, c'est-à-dire qu'elles appellent une solution traductionnelle, un écran sans sous-titre alors qu'un personnage parle étant toujours déroutant pour le spectateur. Ces solutions sont diverses : un équivalent lexical perçu comme moins fort, une compensation stylistique, une lettre initiale suivie de points de suspension, etc. Notons que pour des raisons de morale et de marché, il y a eu négociation avec les Américains pour remplacer « fuck » par « bugger » ou « hell », « fucking beautiful » par « sodding beautiful » (foutument belle), etc.

N'est-ce pas d'ailleurs aux États-Unis qu'on a inventé le TVGuardian, logiciel qui filtre automatiquement les bandes-sons de tout juron et expression blasphématoire? Ce système commercialisé depuis 1998 s'interpose entre l'antenne, le décodeur ou le magnétoscope et le téléviseur. Comparant en permanence les dialogues reçus avec son dictionnaire des termes prohibés, équivalents à « diable », « merdique », « cul » « baiser », etc., il intervient soit en coupant le son de la phrase correspondante, soit en la remplaçant en affichant en sous-titre une version expurgée. À l'utilisateur de choisir! Ce système ne peut pas toiletter les émissions en direct. Il s'ajoute aux puces supposées protéger les enfants contre les programmes télévisés violents ou sexuellement explicites.

En décembre 2002, la justice américaine a été saisie d’une plainte des studios de Hollywood, associés à la Directors Guild of America (Syndicat des réalisateurs de films), plainte déposée contre CleanFlicks (« films propres », c’est-à-dire prétendument sans violence, nudité ou jurons) et contre 14 autres sociétés qui proposent des films expurgés sur Internet et chez des détaillants ou encore des logiciels de nettoyage à usage domestique. Ces longs métrages, notamment Il faut sauver le soldat Ryan, Monster’s Ball, Shrek, sont édités soi-disant pour « préserver les valeurs morales » lors d’un visionnage en famille. Un tel contrôle sur le montage final par des censeurs (souvent mormons) est d’autant plus choquant qu’aux États-Unis, les metteurs en scène n’ont pas la propriété intellectuelle de leurs films — remontés couramment par les producteurs pour une diffusion à la télévison ou sur les lignes aériennes. Le cinéma « propre » se propage à un moment critique où émerge le numérique qui donne à chacun (spectateur, parent, éducateur) l’accès à son propre « final cut ».

Dans Un monde sans pitié, reviennent régulièrement dans la bouche des personnages les termes « putain », « con », « cul », « merde », « chier » : ces cinq gros mots sont comme un plaisir pour eux — plaisir de la langue, plaisir de choquer, plaisir de la répétition. Selon leurs fonctions (impérative, d'insistance, hypocoristique...) et leur position, et donc selon leur degré de grossièreté, leur traduction dans les sous-titres en finnois a varié; « Ah! non... putain! » comme exclamation pour marquer un léger agacement, n'a pas la même force par exemple que « putain! tire-toi de là » lancé à un passant. Bien d'autres films comme Transpotting, Fucking Åmal, La haine... pourraient prêter à des analyses similaires.

4.4 Une auto-censure en partie téléguidée

La variation des traductions d'un même juron par exemple, dans un même film, peut donc refléter la diversité des stratégies possibles de traduction; elle peut aussi manifester les hésitations du producteur, du distributeur, du traducteur vis-à-vis de la réception, c'est-à-dire des publics visés, avec leur âge, leur niveau d'éducation, leur degré de compréhension de la langue originale, le genre de long métrage, etc. Le public du cinéma est un public plutôt jeune, éduqué, et qui a été élevé avec le petit écran. Les audiences de la télévision sont plus bigarrées et l'heure de la programmation est souvent déterminante : un film au langage cru pourra être visionné à minuit le dimanche, mais sans doute pas en prime time le mercredi. Puisqu’il faut souvent refaire les sous-titres, la vitesse et la définition des images étant moindres au petit écran et en vidéo, on pourrait penser que cet argument de la réception serait développé, explicité, avec l'appui d'analyses d'audience. Or il relève souvent du non-dit : au traducteur d'en tenir compte, selon sa perception de la compagnie pour laquelle il travaille, selon ses affinités avec les traditions et les orientations de cette compagnie, selon ses représentations des récepteurs devant leur écran.

De fait, dans la plupart des guides s'adressant aux sous-titreurs, souvent soigneusement rangés dans un tiroir, on retrouve surtout des directives formelles, techniques, de lisibilité, liées à la durée, à la vitesse de défilement, au positionnement, à la longueur et au découpage des sous-titres. On y trouve très peu de précisions sur les principes mêmes du sous-titrage, sauf par exemple dans TV-Översättarens ABC (1989, modifé en 1992) qui cherche à conseiller les free lancers. En général, ces guides sont énigmatiques quand ils abordent les problèmes de langue : on affirme dans la plupart des cas que le sous-titrage s'adresse à tous et qu'il faut donc préférer une langue plutôt standard. À une télévision généraliste correspondrait une langue homogénéisante. Quand sont mentionnés les mots grossiers, les jurons, on s'en remet à la force des conventions (TV-Översättarens ABC, 1989, p. 20); on veut éviter toute censure (interdiction brutale) mais on recommande de peser la valeur et la fonction du mot tabou, sa pertinence, notamment lorsqu'il est abondamment répété (Nogle Regler om TV-Tekstning, 1991, p. 16); on soutient qu'il faut faire coïncider ce qui va être lu avec ce qui est dit « without censuring » (ITC Guidance, 1997, p. 2). L'absence de précisions, de critères, d'exemples, revient à laisser le traducteur face à ses responsabilités et à son propre jugement, c'est-à-dire aux pressions normatives. Il devient ainsi à la fois le porte-parole de la compagnie et l'écho supposé des spectateurs qui réagissent rarement et presque toujours sur le choix de mots pris isolément. Cette double contrainte favorise davantage le conformisme que la transgression ou l'innovation. Elle fait surtout jouer l'auto-censure du sous-titreur — auto-censure non pas dirigée par des directives externes mais par sa propre idéologie, par ses propres représentations de ce que cherche la compagnie, de ce qu'attendent les spectateurs, par son propre sentiment linguistique. Rien ne lui dicte si telle ou telle expression choque le « bon goût », la morale, la décence : il est censé connaître ce « bon goût », cette morale, cette décence — catégorie de moindre résistance face aux pesanteurs et clichés de la langue, au prêt à penser, aux catégories toutes faites. Une telle censure est d’autant plus difficile à assumer que dans nombre de compagnies de télévision et d’agences de sous-titrage et de doublage, le traducteur n’est pas responsable jusqu’au bout (jusque sur l’écran) des dialogues traduits. Ceux-ci peuvent encore être modifiés par un technicien.

5. Entre Hermès et Cerbère

Le traducteur est donc acculé au pied du mur : médiateur culturel, le voici promu aussi médiateur idéologique au sein de sa communauté, chargé de répercuter certaines valeurs et un certain état de la langue. A-t-il le choix? Est-il toujours conscient de sa duplicité, de son rôle paradoxal, qui le contraignent d'être en même temps Hermès, voyageur, passeur, et Cerbère, gardien de sa tribu? Peut-il refuser indéfiniment des commandes sous prétexte de ses positions? Le traducteur d'un ouvrage ou d'un film raciste, sadique, violent avec les femmes, machiste, portant sur les tueurs en série, sur les licenciements... n'a pas à s'identifier à celui/celle dont on rapporte des faits, l'existence, des déclarations ou l'analyse. Ici son invisibilité relative le protège, alors qu'un journaliste, un avocat par exemple sont souvent associés, l'un à ce qu'il rapporte, l'autre à ses clients qui font la une des médias. Sous-titrer un documentaire qui proclame certaines opinions qu'on récuse, est-ce nécessairement être dépendant ou un représentant de ces opinions?

Que l’on soit interprète de conférence ou de communauté, ou que l’on traduise des textes ou documents (choisis par un commanditaire, dans la grande majorité des cas, et non par le traducteur lui-même), l'objectivité du traducteur est dans son professionnalisme. Il n'en demeure pas moins interprète de ce qu'il rend accessible et responsable de ce qu'il comprend et rend — dans un contexte de liberté toujours surveillée, qui réduit le langage à une communication « efficace », qui en appelle parfois à la transgression des usages, des règles, des conventions... pour mieux enchaîner les destinataires à l'idéologie consumériste, et qui brouille toujours plus les frontières entre information et discours de promotion marchande présent désormais partout, dans les médias, les sports, dans les taxis, sur les façades d'immeubles ou les bords de routes, dans les spectacles, sur les vêtements, parfois dans les écoles, dans les hôpitaux, etc.

Dans un tel contexte, et pour toujours assumer leur fonction d'Hermès, celle qui permet d'entendre la pluralité des voix, il reste aux traducteurs à comprendre la logique économique de l'édition, de la production et de la distribution filmiques et télévisuelles, avec ses effets censoriaux; à développer leur auto-analyse pour déjouer les ruses de l'auto-censure; à saisir aussi les dogmes qui dominent leur pratique et la réflexion traductologique contemporaine.

Il est d’autres contextes, régime totalitaire ou intégriste, où on ne traduit pas, où il est interdit de traduire — souvent parce que l’étranger est considéré comme porteur d’idées « troubles », « subversives », contraires à l’idéologie nationaliste, à la préservation puriste de la langue, etc. Parfois, au contraire, notamment au XVIIIe siècle, on a déjoué les censures étatiques ou religieuses, en proposant des « pseudo-traductions », comme si l’importation d’un texte initialement écrit dans une autre langue excusait les audaces stylistiques ou les audaces de la réflexion.

Ce qui indique avec évidence que la traduction ne remplit pas toujours le même rôle, indépendamment des conditions historiques qui l’entourent, le traducteur étant pris dans un jeu de pouvoir entre auteurs, commanditaires, producteurs, récepteurs (Lefevere, 1992; Fawcett, 1995).